Le Bravo/Chapitre XI

La bibliothèque libre.
Le Bravo (1831)
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 11p. 132-143).

CHAPITRE XI.


Quel est le marchand ici et quel est le juif ?
Shakspeare.


La soirée d’un tel jour, dans une ville comme Venise, ne pouvait se passer dans la tristesse et la solitude. La grand’place de Saint-Marc se remplit bientôt d’une foule bruyante et mêlée : les scènes déjà décrites dans les premiers chapitres de cet ouvrage se renouvelèrent avec plus d’enthousiasme, s’il est possible. Les joueurs de gobelets et les sauteurs recommencèrent leurs tours ; les cris des vendeurs de fruits et d’autres bagatelles se mêlèrent de nouveau aux sons de la flûte, de la guitare et de la harpe ; tandis que le paresseux et l’homme affairé, l’étourdi et le penseur, le conspirateur et l’agent de police, se trouvèrent réunis en sécurité. La nuit avait presque terminé son cours, lorsqu’une gondole se glissa parmi les vaisseaux du port avec une aisance semblable aux mouvements du cygne, et toucha le quai avec son bec[1], au point où le canal de Saint-Marc forme sa jonction avec la baie.

— Tu es le bienvenu, Antonio, dit un individu en s’approchant de celui qui conduisait la gondole, lorsque ce dernier eut enfoncé la pointe de fer de son cablot dans les crevasses des pierres, comme les gondoliers ont l’habitude de le faire pour assujettir leurs barques ; tu es le bienvenu, Antonio, quoique tu arrives tard.

— Je commence à reconnaître les sons de cette voix, quoiqu’ils viennent à travers un masque, dit le pêcheur : ami, je dois mes succès d’aujourd’hui à ta complaisance, et quoiqu’ils n’aient pas tourné comme je l’avais espéré, je ne dois pas moins t’en remercier. Tu as dû être toi-même cruellement traité par le monde, ou tu n’aurais pas songé à un vieillard méprisé, lorsque les applaudissements résonnaient à ton oreille, et que ton jeune cœur battait du plaisir que donne la gloire d’un triomphe.

— La nature t’a donné un langage énergique, pêcheur. Il est vrai que ma jeunesse ne s’est point écoulée au milieu des jeux et des plaisirs de mon âge ; la vie n’a point été une fête pour moi : mais qu’importe. Le sénat n’aime pas qu’on lui demande de diminuer le nombre des matelots des galères, et tu dois recevoir une autre récompense. J’ai pris sur moi la chaîne et l’aviron d’or, espérant que tu les recevrais de mes mains.

Antonio eut l’air surpris ; mais cédant à une curiosité naturelle, il regarda un moment le prix avec envie ; puis reculant en tressaillant, il dit brusquement, et avec le ton d’un homme dont la résolution est arrêtée : — Je m’imaginerais que ce bijou est teint du sang de mon petit-fils ! garde-le, on te l’a donné, et il t’appartient de droit : et maintenant qu’ils ont refusé d’écouter ma prière, il m’est inutile et doit revenir à celui qui l’a gagné.

— Tu n’accordes rien, pêcheur, à la différence des années et à des muscles qui sont dans toute leur vigueur. Je crois qu’en adjugeant ce prix on devrait penser à ces causes réunies, et on s’apercevrait que tu nous as tous battus. Grand saint Théodore ! j’ai passé mon enfance un aviron à la main, et jamais jusqu’ici je n’avais rencontré à Venise un homme qui me forçât à conduire ma gondole aussi vite ! Tu effleurais l’eau avec la même délicatesse que les doigts d’une dame effleurent les cordes d’une harpe, et en même temps avec la force que mettent les vagues à rouler sur le Lido !

— J’ai vu le temps, Jacopo, où, dans une telle lutte, j’aurais fatigué jusqu’à ton jeune bras. C’était avant la naissance de mon fils aîné qui mourut dans une bataille contre les Ottomans, époque à laquelle ce cher fils me laissa un enfant à la mamelle. Tu n’as jamais vu mon fils, bon Jacopo ?

— Je n’ai pas été assez heureux pour cela, vieillard ; mais s’il te ressemblait, tu dois pleurer sa perte. Corpo di Diana ! je ne saurais être bien fier du mince avantage que la jeunesse et la force m’ont donné.

— Il y avait une force intérieure qui me portait ainsi que le bateau ; mais en quoi cela m’a-t-il été utile ? Ta complaisance et la fatigue qu’a éprouvée mon vieux corps, depuis longtemps usé par le travail et la pauvreté, ont été se briser devant les cœurs de roche des nobles.

— Nous ne savons pas encore, Antonio. Les bons saints écouteront peut-être nos prières. Cela arrive souvent au moment où nous croyons le moins être entendus. Viens avec moi, car je suis envoyé pour te chercher.

Le pêcheur regarda sa nouvelle connaissance avec surprise, puis se détournant pour donner les soins nécessaires à sa gondole, il se disposa gaiement à le suivre. Le lieu où se trouvaient ces deux individus était un peu éloigné du tumulte du quai, et bien que la lune fût brillante, deux hommes, avec un costume semblable au leur, n’étaient guère capables d’exciter l’attention ; mais Jacopo ne parut pas satisfait de cette sécurité. Il attendit jusqu’à ce qu’Antonio eût quitté la gondole ; puis, déployant un manteau qu’il avait apporté sous son bras, il le jeta, sans demander permission, sur les épaules du pêcheur ; il lui donna ensuite un bonnet semblable à celui qu’il portait lui-même, et qui, posé sur des cheveux blancs, produisit une métamorphose complète.

— Il n’est pas besoin d’un masque, dit-il en examinant son compagnon avec attention lorsque sa tâche fut accomplie : personne ne reconnaîtrait Antonio sous ce déguisement.

— Et avions-nous besoin de ce que tu as déjà fait, Jacopo ? Je te dois des remerciements pour ta bonne intention ; elle serait devenue un grand service, si les riches et les puissants avaient un cœur moins dur. Cependant, je dois te dire qu’on n’a jamais mis jusqu’ici un masque devant mon visage, et pour une bonne raison : un homme qui se lève avec le soleil pour aller à son ouvrage, et qui se confie à saint Antoine pour le peu qu’il possède, n’a pas besoin d’aller comme un galant qui veut déshonorer une vierge, ou comme un voleur de nuit.

— Tu connais la coutume de Venise, et nous ferions bien d’user de prudence dans l’affaire que nous allons entreprendre.

— Tu oublies que tes intentions sont un secret pour moi. Je le dis encore, et je le dis avec sincérité et reconnaissance, je te dois des remerciements, quoique nous n’ayons pas réussi, et que mon enfant soit encore captif dans une prison flottante, dans une école de perversité ; mais Jacopo tu as un nom, que je voudrais bien voir ne pas t’appartenir. J’ai été triste aujourd’hui, pendant qu’on parlait d’une manière si dure, sur le Lido, d’un homme qui a tant de pitié pour les pauvres et les affligés.

Le Bravo discontinua d’ajuster le costume de son compagnon, et le profond silence qui suivit la remarque du pêcheur paraissait si pénible qu’Antonio fut soulagé d’un poids qui pesait sur son cœur, lorsqu’un profond soupir de Jacopo annonça que celui-ci avait recouvré l’usage de ses sens.

— Je ne voulais pas vous faire de la peine, dit le pêcheur.

— N’importe, interrompit Jacopo d’une voix creuse ; n’importe, Antonio. Nous parlerons de tout cela dans une autre occasion ; maintenant suis-moi en silence.

En cessant de parler, le guide d’Antonio quitta le rivage et fit signe à son compagnon de le suivre. Le pêcheur obéit, car il était indifférent à un malheureux, dont le cœur était déchiré, d’aller dans un lieu ou dans un autre. Jacopo prit la première entrée de la cour du palais du doge ; son pas était mesuré, et il ressemblait en apparence aux milliers d’individus qui allaient respirer l’air de la nuit ou chercher des plaisirs sur la Piazza.

Lorsqu’il fut dans l’intérieur de la cour, où la lumière était moins vive, Jacopo s’arrêta pour examiner les personnes qui s’y trouvaient. Il est probable qu’il ne vit aucun motif de suspendre sa marche, car, après avoir fait un signe mystérieux à son compagnon, il traversa la cour et monta l’escalier bien connu sur les marches duquel la tête de Faliero avait roulé, et qui, à cause des statues placées à son sommet, est appelé l’escalier du Géant. Ils avaient dépassé la fameuse Gueule-du-Lion, et ils marchaient rapidement le long de la galerie ouverte, lorsqu’ils rencontrèrent un hallebardier des gardes ducales.

— Qui va là ? demanda le garde en avançant son arme longue et dangereuse.

— Des amis de l’État et de Venise.

— Personne ne passe à cette heure sans le mot d’ordre.

— Attendez, dit Jacopo à Antonio ; et approchant plus près du hallebardier, il lui parla à l’oreille. La hallebarde fut aussitôt relevée, et la sentinelle se promena de nouveau dans la longue galerie avec son indifférence habituelle. Elle n’eut pas plus tôt laissé le champ libre, que les deux compagnons avancèrent.

Antonio, surpris de ce qu’il avait déjà vu, suivait son guide d’un pas rapide, car une vague espérance commençait à faire battre son cœur ; il n’était pas assez inexpérimenté dans les affaires humaines pour ignorer que les hommes du pouvoir accordaient quelquefois en secret une faveur que la politique leur défendait d’accorder ouvertement. Rempli de l’espoir d’être introduit en la présence du doge lui-même, et de voir son enfant rendu à son amour, le vieillard marchait légèrement dans la sombre galerie ; et ayant suivi Jacopo à travers une nouvelle porte, il se trouva au bas d’un grand escalier. Le pêcheur eut peine alors à reconnaître son chemin ; car, quittant les issues publiques du palais, son compagnon passa par une porte secrète et plusieurs corridors obscurs. Ils montaient et descendaient fréquemment suivant la disposition des lieux, jusqu’à ce que la tête eût tourné complètement à Antonio, et qu’il lui fût devenu impossible de reconnaître la direction de cette course. Enfin ils s’arrêtèrent dans un appartement orné sans prétention, que sa couleur sombre et une faible lumière rendaient plus triste encore.

— Il paraît que tu connais bien la demeure de notre prince, dit le pêcheur lorsque son compagnon lui rendit la faculté de parler en ralentissant le pas : le plus vieux gondolier de Venise ne serait pas plus habile sur les canaux que tu ne l’es dans ces galeries et ces corridors.

— C’est mon affaire que de t’amener ici ; et ce que je fais, je tâche de le bien faire. Antonio, tu es un homme qui ne craint pas de paraître devant les grands, comme ce jour l’a prouvé ; appelle ton courage à ton aide, car le moment critique est arrivé.

— J’ai parlé hardiment au doge ; quel pouvoir sur la terre peut-on craindre davantage, excepté le saint-père lui-même ?

— Tu as peut-être parlé trop hardiment, pêcheur ; modère ta hardiesse, car les grands aiment les paroles respectueuses.

— La vérité leur déplaît-elle ?

— C’est selon ; ils aiment à entendre vanter leurs actions, lorsqu’elles méritent la louange ; mais ils n’aiment pas à les entendre condamner, même lorsqu’ils reconnaissent que ce qu’on dit est juste.

— Je crains, dit le vieillard en regardant son compagnon d’un air naïf, qu’il n’y ait pas une grande différence entre les puissants et les faibles, lorsqu’ils se présentent les uns et les autres dépouillés de leurs vêtements.

— Cette vérité ne doit pas être dite ici.

— Comment ! nient-ils qu’ils soient chrétiens, mortels et pêcheurs ?

— Ils se font un mérite du premier titre, Antonio ; ils oublient le second, et ils n’aiment jamais à entendre dire le troisième que par eux-mêmes.

— Je doute après tout, Jacopo, que j’obtienne par eux la liberté de mon enfant.

— Parle-leur bien, et ne leur dis rien qui puisse blesser leur amour-propre ou menacer leur autorité ; ils pardonneront beaucoup si cette dernière chose en particulier est respectée.

— Mais c’est cette autorité qui m’a enlevé mon enfant ! Puis-je parler en faveur d’un pouvoir que je sais être injuste ?

— Tu dois feindre, ou ton projet échouera.

— Je vais retourner aux lagunes, bon Jacopo, car ma langue a toujours parlé d’après l’impulsion de mon cœur. Je crains d’être trop vieux pour apprendre à dire qu’on aie droit d’arracher avec violence un fils à son père. Dis-leur, toi, que je suis venu ici pour leur parler respectueusement ; mais que, prévoyant l’inutilité de ma démarche, je suis retourné à mes filets et à mes prières à saint Antoine.

En cessant de parler, Antonio serra la main de son compagnon immobile, et se détourna comme pour s’en aller. Deux hallebardes se croisèrent sur sa poitrine avant que son pied eût quitté le pavé de marbre, et il s’aperçut pour la première fois que des hommes armés obstruaient son passage, et qu’il était prisonnier. La nature avait doué le pêcheur d’un jugement aussi juste que prompt, et l’habitude du malheur lui avait donné beaucoup de fermeté. Lorsqu’il s’aperçut de la position dans laquelle il se trouvait, au lieu de faire des remontrances inutiles ou de témoigner de la crainte, il se tourna vers Jacopo avec un air de patience et de résignation.

— C’est sans doute que les illustres signori désirent me rendre justice, dit-il en arrangeant ses cheveux, comme le font les hommes de sa classe qui se préparent à paraître devant leurs supérieurs, et il ne serait pas convenable à un humble pêcheur de leur en refuser l’occasion. Il serait mieux cependant qu’on usât de moins de force, à Venise, pour décider simplement si l’on a tort ou raison. Mais les grands aiment à montrer leur pouvoir, et les faibles doivent se soumettre.

— Nous verrons, répondit Jacopo, qui n’avait laissé paraître aucune émotion lorsque son compagnon avait voulu s’éloigner.

Une profonde tranquillité succéda. Les hallebardiers conservaient leur attitude hostile, ayant l’air de deux statues dans le costume militaire du siècle, tandis que Jacopo et son compagnon occupaient le centre de l’appartement, sans paraître beaucoup plus animés. Il est peut-être utile d’expliquer au lecteur quelques-uns des principes particuliers du gouvernement dans le pays sur lequel nous écrivons. (Cette explication se trouvera liée avec la scène qui va suivre.) Le nom de république, lorsqu’il signifie quelque chose, offre l’idée de la représentation et de la suprématie des intérêts généraux ; mais ce mot de république, qui a si souvent été prostitué à la protection et au monopole des classes privilégiées, pourrait faire croire à l’Américain des États-Unis qu’il y avait au moins quelque ressemblance entre les formes extérieures de ce gouvernement de Venise et les institutions de son pays, plus justes parce qu’elles sont plus populaires.

Dans un siècle où les puissants étaient assez profanes pour prétendre, et les gouvernés assez faibles pour convenir que le droit de l’homme à dominer ses semblables était une émanation directe de Dieu, se départir de ce principe hardi et égoïste, seulement en théorie, suffisait pour donner un caractère de liberté et de sens commun à la politique d’une nation. Cette croyance peut être justifiée jusqu’à un certain point, puisqu’elle établit, en théorie du moins, les fondements d’un gouvernement sur une base différant suffisamment de celle qui suppose que le pouvoir est la propriété d’un seul, et qu’un seul est le représentant du souverain maître de l’univers. Relativement au premier de ces principes, nous n’avons rien à dire, si ce n’est qu’il y a des opinions si éminemment fausses, qu’elles ne demandent qu’à être connues pour amener leur propre réfutation ; mais notre sujet nous entraîne nécessairement dans une courte digression sur les erreurs du second, telles qu’elles existaient à Venise.

Il est probable que lorsque les patriciens de Saint-Marc créèrent en leur propre corps une communauté de droits politiques, ils crurent que l’État avait tout fait pour mériter le beau titre qu’il prenait. Ils avaient innové contrairement à un principe généralement reçu, et ils ne sont ni les premiers ni les derniers qui se soient imaginé qu’il suffit de commencer une amélioration politique pour atteindre tout d’un coup à la perfection. Venise n’admettait pas la doctrine du droit divin ; et comme son principe n’était qu’un vain simulacre, elle réclamait hardiment le titre de république. Elle croyait qu’une représentation des plus hauts et des plus brillants intérêts de la société était le principal objet d’un gouvernement ; et fidèle à cette erreur séduisante, mais dangereuse, elle confondit jusqu’à la fin le pouvoir collectif avec le bonheur social.

On peut admettre comme principe politique dans toutes les relations civiles que le fort tend toujours à devenir plus fort, et le faible plus faible, jusqu’à ce que le premier devienne incapable de gouverner et le second de souffrir.

C’est dans cette importante vérité qu’est le secret de la chute de tous ces États qui se sont écroulés sous le poids de leurs propres abus.

Cela prouve la nécessité d’élargir les fondements de la société, jusqu’à ce que la base ait une étendue assez considérable pour assurer la juste représentation de tous les intérêts, sans quoi la machine sociale est sujette à des interruptions, en vertu de son propre mouvement, et souvent à la destruction par suite de ses excès.

Venise, quoique jalouse de son titre de république, et le conservant avec ténacité, n’était réellement qu’une oligarchie étroite, vulgaire et cruelle. Elle n’avait de droit au premier titre que parce qu’elle repoussait la doctrine absolue du droit divin ; mais dans la pratique elle méritait les reproches qui viennent d’être énoncés, par ses principes d’exclusion, dans tous les actes de sa politique étrangère, dans toutes les mesures de sa politique intérieure. Une aristocratie manque toujours de ce sentiment personnel élevé qui tempère souvent le despotisme par les qualités du chef, ou par les impulsions généreuses et humaines d’un gouvernement populaire. Elle a le mérite de substituer les intérêts aux hommes, il est vrai, mais malheureusement elle substitue les intérêts de quelques hommes à ceux de tous. Elle participe, et elle a toujours participé, quoique cette règle générale soit nécessairement modifiée par les circonstances et les opinions des époques différentes, à l’égoïsme de toutes les corporations dans lesquelles la responsabilité d’un individu (encore que ces actes soient soumis aux expédients temporisateurs d’un intérêt collectif) est perdue dans la responsabilité trop subdivisée de chefs nombreux. À l’époque à laquelle nous écrivons, l’Italie avait plusieurs de ces soi-disant républiques, dans aucune desquelles néanmoins on ne confia jamais la moindre portion du pouvoir à la classe populaire, quoique peut-être il n’y en ait pas une qui n’ait été citée tôt ou tard pour prouver l’inhabileté de l’homme à se gouverner lui-même. Afin de démontrer la fausseté du raisonnement qui se plaît à annoncer la chute de notre système libéral, en le comparant aux États transatlantiques du moyen-âge, il suffira de décrire ici avec quelques détails les formes selon lesquelles le pouvoir était obtenu et exercé dans le plus important de tous ces États.

La hiérarchie des rangs, considérée comme entièrement indépendante de la volonté de la nation, formait la base de la politique de Venise. L’autorité, quoique divisée, n’en était pas moins un droit de naissance, comme dans ces gouvernements où l’on avouait hautement que c’était un don de la Providence. La noblesse avait ses privilèges exclusifs qui étaient conservés et maintenus avec autant d’égoïsme que d’ambition. Celui qui n’était pas né pour gouverner avait peu d’espoir d’entrer en possession de ses droits naturels, tandis que celui que le hasard avait créé pour le gouvernement était revêtu du pouvoir le plus despotique et le plus terrible. À un certain âge, tous les sénateurs (car, par une spécieuse tromperie de mots, la noblesse ne prenait pas son titre habituel) étaient admis dans les conseils de la nation. Les noms des principales familles se trouvaient inscrits sur un registre appelé le Livre d’or, et celui qui jouissait de cette distinction enviée pouvait, à peu d’exceptions près (par exemple, le cas dans lequel se trouvait don Camillo), se présenter au sénat, et briguer par suite les honneurs du bonnet à cornes. Les limites de cet ouvrage et son but ne nous permettent pas une digression assez étendue pour tracer l’esquisse complète d’un système si vicieux, et qui n’était peut-être rendu tolérable à ceux qu’il gouvernait que par les contributions énormes des provinces conquises et restées dépendantes, sur lesquelles, comme c’est l’usage lorsque la métropole fait la loi, l’oppression pesait principalement. Le lecteur devinera facilement que la raison même qui rendait le despotisme de cette soi-disant république supportable à ses propres citoyens était une autre cause éventuelle de destruction.

Comme le sénat devint trop nombreux pour conduire avec discrétion et promptitude les affaires d’un État dont la politique était aussi tortueuse que compliquée, ses intérêts les plus importants furent confiés à un conseil composé de trois cents de ses membres. Afin d’éviter la publicité et les lenteurs qui auraient été les inconvénients inévitables d’un conseil encore si nombreux, un second choix fut fait et composa le conseil des Dix, auquel fut confiée la part du pouvoir exécutif qu’une aristocratie jalouse retirait au chef titulaire de l’État. Sur ce point, le système politique de la république de Venise, quelque erroné qu’il fût d’ailleurs, avait au moins le mérite de la simplicité et de la franchise. Les agents ostensibles de l’administration étaient connus ; et, quoique toute responsabilité réelle allât se perdre dans l’influence supérieure et la politique étroite des patriciens, les chefs ne pouvaient échapper entièrement à l’odieux que l’opinion publique rejetait sur leur conduite injuste et illégale. Mais un État dont la prospérité était principalement fondée sur les contributions des provinces soumises, et dont l’existence était également menacée par la fausseté de ses principes et par l’accroissement des autres États voisins, avait besoin d’un instrument de gouvernement encore plus efficace, en l’absence de ce pouvoir exécutif que les prétentions républicaines de Venise lui refusaient. Une inquisition politique, qui devint avec le temps une des polices les plus effrayantes qu’on ait jamais connues, fut la conséquence de cette nécessité. Une autorité absolue et sans aucune responsabilité fut périodiquement confiée à un corps encore plus restreint, qui s’assemblait et exerçait ses fonctions despotiques et secrètes sous le nom de conseil des Trois. Le choix de ces chefs temporaires était décidé par le sort, et de manière que le résultat ne fût connu que des trois membres et de quelques-uns des officiers les plus dévoués au gouvernement. Ainsi il existait de tout temps, au sein de Venise, un pouvoir arbitraire et mystérieux confié à des hommes qui vivaient en société avec les autres, dont on ignorait les fonctions, qui étaient entourés de tous les liens de la vie, et qui cependant étaient influencés par des maximes politiques aussi cruelles, aussi tyranniques que l’égoïsme des hommes en pût jamais inventer. C’était enfin un pouvoir qui n’aurait pu être sans abus remis qu’à la vertu la plus pure, à l’intelligence la plus rare, tandis qu’il était exercé par des hommes ne s’appuyant sur d’autres titres que le double accident de la naissance et de la couleur d’une boule, et n’ayant pas même à craindre la publicité.

Le conseil des Trois s’assemblait en secret. Ordinairement il prononçait ses arrêts sans communiquer avec aucun autre corps, et les faisait exécuter avec un mystère et une promptitude qui ressemblaient aux coups du sort. Le doge lui-même n’était pas au-dessus de son autorité ni protégé contre ses arrêts ; et bien plus, l’on a vu un des trois privilégiés dénoncé par ses collègues. Il existe encore une longue liste de maximes d’État que ce tribunal secret reconnaissait comme sa règle de conduite, et ce n’est pas aller trop loin que d’affirmer qu’elles ont pour but de repousser toute considération qui ne serait pas conforme à l’intérêt du moment. Toutes les lois de Dieu reconnues, et tous les principes de justice estimés parmi les hommes, le progrès des lumières et les moyens de publicité peuvent tempérer l’exercice d’un semblable pouvoir de notre siècle ; mais partout où l’on a voulu substituer à une représentation élective cette espèce de corporation sans âme, il en est résulté un système de gouvernement qui a paralysé les lois de la justice naturelle et les droits du citoyen. Prétendre le contraire en mettant la théorie en opposition avec la pratique, c’est seulement ajouter l’hypocrisie à l’usurpation.

Lorsque le pouvoir est exercé par un corps qui n’est point responsable et dont il n’y a pas d’appel possible, les abus suivent comme une conséquence inévitable. Lorsque ce pouvoir est exercé secrètement, les abus deviennent encore plus graves. Il est aussi très-digne de remarque que chez les nations qui se soumettent ou se sont soumises à ces influences dangereuses et injustes, les prétentions à la justice et à la générosité ont le caractère plus exagéré : car tandis que dans la démocratie on se plaint tout haut sans crainte, tandis que sous le despotisme la voix du peuple est étouffée entièrement, l’oligarchie se voit imposer, par la nécessité même de sa nature, une politique de décorum et de faux-semblant qui est une des conditions de sa sécurité personnelle. Ainsi Venise faisait sonner bien haut la justice de Saint-Marc ; et peu d’États revendiquaient l’honneur de cette vertu sacrée avec plus d’ostentation que celui-là précisément dont les principes réels de gouvernement étaient voilés d’un mystère que la morale relâchée du siècle condamnait elle-même.



  1. Les gondoles vénitiennes ont un bec élevé, en métal, ressemblant à ceux qu’on voit quelquefois dans des tableaux sur l’avant des anciennes galères.