Le Bravo/Chapitre XV

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Le Bravo (1831)
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 11p. 183-196).

CHAPITRE XV.


O pescalor dell’ onda,
Fi da lin ;
O pescalor dell’ onda,
Fi da lin ;
Vien pescar in qua,
Colla tua bella barca,
Colle bella se ne va
Fida lin lin la.

Barcarole vénitienne.


La lune, parvenue au plus haut des cieux, répandait des torrents de lumière sur les dômes arrondis et les toits massifs de Venise, tandis que la baie dessinait une bordure brillante auteur de la partie extérieure de la ville, espèce d’encadrement naturel, plus admirable peut-être encore que ce tableau appartenant aux créations de l’homme ; car, en ce moment, quelque riche que fût la reine de l’Adriatique par ses chefs-d’œuvre de l’art, par la grandeur de ses monuments publics, par le nombre et la splendeur de ses palais, et par tout ce qu’elle devait à l’industrie et à l’ambition de l’homme, elle n’occupait qu’un rang secondaire dans les magnifiques merveilles de la unit.

Au-dessus d’elle était le firmament sublime dans son immensité, avec ses mondes de diamants. Au-dessous s’étendait à perte de vue la vaste mer Adriatique, calme comme la voûte qui se réfléchissait dans le miroir de ses flots resplendissants de leur lumière d’emprunt. Çà et là, ces îles basses, arrachées à la mer par le travail constant de dix siècles, parsemaient les lagunes, surchargées du groupe de quelques édifices monastiques, ou rendues pittoresques par les toits modestes d’un hameau de pêcheurs. Ni le bruit de la rame, ni le rire de la joie, ni le chant harmonieux, ni le déploiement des voiles, ni la grosse gaieté des mariniers n’interrompaient le silence. Sur le premier plan tout était revêtu du charme de la nuit ; dans le lointain tout annonçait la solennité de la nature paisible. La ville et les lagunes, le golfe et les Alpes sourcilleuses, les plaines interminables de la Lombardie, et l’azur du firmament, tout jouissait du même repos solennel.

Tout à coup parut une gondole. Elle sortait des canaux de la ville, et glissait sur le vaste sein de la baie sans faire plus de bruit que la marche imaginaire d’un esprit. Un bras nerveux et expérimenté en guidait le mouvement, qui était continu et rapide ; sa vitesse indiquait combien était pressé celui qui la conduisait ; il la dirigeait vers l’Adriatique, gouvernant entre une des issues les plus méridionales de la baie et l’île bien connue de San-Giorgio. Pendant une demi-heure les efforts du gondolier ne se ralentirent pas. Il tournait souvent la tête, comme s’il eût craint d’être poursuivi, et puis regardait au loin sur l’étendue des flots, comme cherchant avec une vive attente un objet encore invisible. Quand il eut mis un espace considérable entre lui et la ville, il laissa reposer ses rames et parut exclusivement occupé de sa recherche.

Enfin un point noir se montra sur les flots. La rame du gondolier fit alors jaillir l’onde derrière lui, et sa barque glissa de nouveau en changeant de direction, comme s’il ne lui restait plus aucune indécision. Ce point noir s’agita à la clarté de la lune, jusqu’à ce qu’il eût pris la figure d’une barque. Le gondolier cessa une seconde fois de ramer, et il se pencha en avant, fixant ses regards avec attention sur cet objet encore mal défini, comme s’il eût voulu appeler tous ses sens au secours de sa vue. En ce moment les doux sons d’un chant éloigné traversèrent les lagunes. La voix était faible et même tremblante, mais elle avait cette mélodie et cette exacte exécution qui appartiennent si particulièrement à Venise. C’était l’homme de la barque encore éloignée qui chantait une chanson de pêcheur. Toutes les notes en étaient pleines de douceur, et les intonations plaintives et mélancoliques. L’air était connu de tous ceux qui maniaient une rame sur les canaux, et familier aux oreilles de celui qui l’écoutait ; il attendit la fin d’une stance, et dès que le son de la voix eut expiré, il y répondit en chantant la seconde. Ils continuèrent ainsi à chanter alternativement, et terminèrent par un chorus.

Alors la rame du gondolier frappa l’onde de nouveau, et il fut bientôt à côté de la barque.

— Tu t’es mis à pêcher de bonne heure, Antonio, dit le gondolier en passant dans la barque du vieux pêcheur ; il y a des gens qu’une entrevue avec le Conseil des Trois aurait envoyés à leurs prières et dans un lit où ils n’auraient guère dormi.

— Il n’y a pas dans Venise, Jacopo, une seule chapelle dans laquelle un pécheur puisse aussi bien faire son examen de conscience que dans celle-ci, où, seul avec Dieu sur les lagunes, j’avais les portes du paradis ouvertes devant mes yeux.

— Un homme comme toi n’a pas besoin d’images pour exalter sa dévotion.

— Je vois l’image de mon Sauveur, Jacopo, dans ces brillantes étoiles, dans cette lune, dans ce ciel bleu, dans cette chaîne de montagnes couvertes de vapeurs, dans les eaux sur lesquelles nous voguons, même dans ce corps usé par le travail et les années, comme dans tout ce qu’ont produit sa sagesse et son pouvoir. J’ai prié beaucoup depuis que la lune est levée.

— Et l’habitude est-elle si forte en toi que tu penses à Dieu et à tes péchés, même en tenant ta ligne ?

— Le pauvre doit travailler et le pécheur doit prier. Mes pensées ont été depuis quelque temps tellement occupées de mon enfant que j’en ai oublié jusqu’à mes repas. Si je pêche plus tard ou plus tôt que d’ordinaire, c’est parce qu’un homme ne peut vivre de chagrin.

— J’ai songé à ta situation, honnête Antonio ; voici de quoi soutenir ta vie et ranimer ton courage. Vois ! ajouta le Bravo en plongeant un bras dans sa gondole d’où il tira un panier : voici du pain de Dalmatie, du vin de la Basse-Italie et des figues du Levant ; mange donc, et reprends du cœur.

Le pêcheur jeta un regard d’envie sur ces provisions, car la faim mettait à une forte tentation la faiblesse de la nature ; mais sa main ne lâcha pas la ligne avec laquelle il continuait de pêcher.

— Et c’est toi, Jacopo, qui me fais ce présent ? demanda-t-il d’une voix qui, en dépit de sa résignation, annonçait les suggestions de l’appétit.

— Antonio, c’est ce que t’offre un homme qui respecte ton courage et qui honore ton caractère.

— Et tout cela a été acheté avec ce qu’il a gagné ?

— Cela se peut-il autrement ? Je ne mendie pas pour l’amour des saints, et peu de gens à Venise donnent ce qu’on ne leur demande pas. Mange donc, mange sans crainte ; tu y seras rarement invité de meilleur cœur.

— Remporte ce panier, Jacopo, si tu as de l’affection pour moi. Ne me tente pas au-delà de mes forces.

— Quoi ! as-tu une pénitence à faire ? s’écria le Bravo.

— Non, non ! Il y a longtemps que je n’ai en le loisir ou le courage d’entrer dans un confessionnal.

— Pourquoi donc refuser le présent que te fait un ami ? Songe à ton âge et à les besoins.

— Je ne puis me nourrir du prix du sang.

Le bras étendu de Jacopo retomba, comme s’il eût été frappé par le fluide électrique. Ce mouvement amena les rayons de la lune sur son œil étincelant ; et quelque ferme que l’honnête Antonio fût dans ses principes, il sentit son sang se retirer vers son cœur en rencontrant le regard fier de son compagnon. Il s’ensuivit une longue pause, pendant laquelle le pêcheur parut surveiller avec attention sa ligne, quoiqu’il ne songeât plus au motif pour lequel il l’avait jetée.

— Je l’ai dit, Jacopo, ajouta-t-il enfin, et ma langue ne démentira jamais tes pensées de mon cœur. Reprends donc tes provisions, et oublie tout ce qui s’est passé. Ce n’est point par mépris que je t’ai parlé ainsi ; c’est par égard pour mon âme. Tu sais quel chagrin j’ai eu pour mon enfant ; mais après les larmes que j’ai données à sa perte, je pourrais encore pleurer sur toi : oui, et plus amèrement que sur aucun autre de ceux qui se sont égarés.

Il entendait le bruit de la respiration pénible du Bravo ; mais celui-ci ne répondit rien.

— Jacopo, continua le pêcheur avec un ton de sollicitude, ne te méprends pas sur mes paroles. La pitié du pauvre et de celui qui souffre ne ressemble pas au mépris du riche et de l’homme du monde. Si je touche une blessure, je ne la froisse pas en y appuyant le talon. Ta peine présente vaut mieux que la plus grande des joies que tu aies éprouvées jusqu’ici.

— Assez vieillard ! dit Jacopo d’une voix étouffée ; tes paroles sont oubliées. Mange sans crainte : ces provisions ont été achetées avec un gain aussi pur que le produit de la quête d’un moine mendiant.

— Je compterai sur la bonté de saint Antoine et sur la fortune de mon hameçon, répondit le vieillard avec simplicité. Nous autres qui vivons sur les lagunes, nous sommes habitués à aller souvent nous coucher sans souper. Reprends donc ton panier, bon Jacopo, et parlons d’autre chose.

Le Bravo cessa de presser le pêcheur d’accepter ses provisions. Mettant son panier à l’écart, il s’assit et réfléchit à ce qui s’était passé.

— N’est-ce que pour cela que tu es venu : si loin, bon Jacopo ? demanda le vieillard, voulant adoucir la dureté de son refus.

Cette question parut rappeler au Bravo le souvenir du motif de sa course. Il se leva et regarda autour de lui pendant plus d’une minute, avec une attention qui indiquait le grand intérêt qu’il mettait à cet examen. Ses regards se fixèrent plus longtemps et avec plus de soin dans la direction de la ville que du côté de la mer et des côtes, et il ne les détourna que lorsqu’un tressaillement involontaire annonça qu’il était aussi surpris qu’alarmé.

— Ne vois-tu pas là une barque en ligne avec la tour du Campanile ? demanda-t-il vivement en étendant le bras vers la ville.

— C’est ce qu’il me semble. Il est de bien bonne heure pour que mes camarades arrivent ; mais depuis quelque temps la pêche n’a pas été bonne, et la fête d’hier a détourné beaucoup de nos gens de leurs travaux. Il faut que les patriciens mangent et que les pauvres travaillent, sans quoi ils mourraient les uns et les autres.

Le Bravo se rassit lentement et jeta un regard inquiet sur la physionomie de son compagnon.

— Y a-t-il longtemps que tu es ici, Antonio ?

— Pas plus d’une heure. Quand ils nous ont renvoyés du palais, tu sais que je t’ai parlé de mes besoins. Il n’y a pas, en général, un meilleur endroit pour la pêche dans les lagunes que celui-ci, et cependant j’y ai en vain jeté la ligne. L’épreuve de la faim est bien dure ; mais il faut la supporter comme toutes les autres. J’ai prié trois fois mon patron, et tôt ou tard il viendra à mon aide. Tu es accoutumé aux manières de ces nobles masques, Jacopo ; crois-tu vraisemblable qu’ils écoutent la raison ? J’espère que je n’ai pas nui à ma cause faute de savoir-vivre ; mais je leur ai parlé franchement et clairement, comme à des pères et à des hommes ayant un cœur.

— Ils n’en ont point, comme sénateurs. Tu ne comprends guère, Antonio, les distinctions de ces patriciens. Dans la gaieté de leurs palais et parmi les compagnons de leurs plaisirs, personne ne vous parlera en plus beaux termes d’humanité, de justice, oui, et même de Dieu. Mais quand ils se rassemblent pour discuter ce qu’ils appellent les intérêts de Saint-Marc, il n’y a pas de roc sur le sommet le plus froid des Alpes qui soit moins sensible, pas un loup dans leurs vallées qui soit plus inhumain.

— Tes discours sont bien forts, Jacopo. Je ne voudrais pas être injuste, même envers ceux qui m’ont fait une telle injustice. Les sénateurs sont des hommes, et Dieu leur a donné comme aux autres tous les sentiments de la nature.

— En ce cas ils ont abusé de ce don. Tu as senti l’absence de celui qui t’aidait dans tes travaux, pêcheur ; tu as versé des larmes pour ton enfant, et par conséquent il t’est facile d’entrer dans les chagrins d’un autre. Mais les sénateurs ne connaissent pas de pareilles souffrances. Leurs enfants ne sont pas traînés aux galères ; leur espoir n’est jamais détruit par les lois d’un maître impitoyable ; ils n’ont pas de larmes à verser sur la ruine de leurs enfants, condamnés à vivre avec la lie de la république. Ils parleront de vertus publiques et de services rendus à l’État ; mais en ce qui les concerne, la vertu qu’ils entendent, c’est la réputation ; et les services dont ils se vantent sont ceux qui rapportent des honneurs et des récompenses. Les besoins de l’État sont leur seule conscience ; et encore prennent-ils garde que ces besoins ne tournent à leur préjudice particulier.

— Jacopo, la Providence a établi des différences parmi les hommes : l’un est grand, l’autre est petit ; celui-ci faible, celui-là fort ; on voit des sages et on trouve des fous. Nous ne devons pas murmurer de ce que la Providence a fait.

— La Providence n’a pas fait le sénat : c’est une invention des hommes. — Écoute-moi bien, Antonio : ton langage les a offensés, et tu n’es pas en sûreté à Venise. Ils pardonneront tout, excepté les plaintes contre leur justice : elles sont trop bien fondées pour être pardonnées.

— Peuvent-ils vouloir nuire à un homme qui cherche son enfant ?

— Si tu étais un grand, un homme considéré, ils mineraient sourdement ta fortune et ta réputation avant que tu pusses mettre leur système en danger. Mais comme tu es pauvre et faible, ils te proscriront sans cérémonie, à moins que tu n’uses de modération. Je te préviens qu’il faut, avant tout, qu’ils maintiennent leur système.

— Dieu le souffrira-t-il ?

— Nous ne pouvons entrer dans les secrets de Dieu, répondit le Bravo en faisant dévotement un signe de croix. Si son règne finissait avec ce monde, il y aurait de l’injustice à permettre le triomphe des méchants ; mais comme… Cette barque avance bien vite ! je n’en aime ni l’air ni les mouvements.

— Ce n’est point une barque de pêche, car il y a plusieurs rameurs et elle est couverte d’un dais.

— C’est une gondole de l’État ! s’écria Jacopo en se levant, et sautant dans sa barque, qu’il détacha de celle de son compagnon. Après avoir réfléchi un instant sur ce qu’il devait faire : — Antonio, ajouta-t-il, nous ferions bien de nous éloigner.

— Tes craintes sont naturelles, répondit le pêcheur d’un ton calme ; et je te plains mille fois d’avoir raison de craindre. Mais un aussi bon rameur que toi a encore le temps de gagner de vitesse sur la meilleure gondole qui soit dans nos canaux.

— Vite, vieillard, lève ton ancre et pars. Mon œil est sûr ; je connais cette barque.

— Pauvre Jacopo ! quel fléau qu’une mauvaise conscience ! Tu as été serviable envers moi dans le moment du besoin ; et si les prières d’un cœur sincère peuvent t’être utiles, elles ne te manqueront point.

— Antonio ! s’écria le Bravo en donnant quelques coups de rames, et en s’arrêtant ensuite un instant comme un homme indécis, je ne puis rester un moment de plus. Ne te fie pas à eux, ils sont faux comme les démons ; mais il n’y a pas de temps à perdre, il faut que je parte.

Le pêcheur murmura une exclamation de pitié, et lui fit ses adieux par un geste de la main.

— Bienheureux saint Antoine, ajouta-t-il en priant à haute voix, veille sur mon enfant, et ne permets pas qu’il mène jamais une vie si misérable ! Le bon grain est tombé sur le rocher, car ce pauvre jeune homme a le cœur affectueux. Faut-il qu’il soit réduit à vivre du salaire du meurtre !

La gondole, qui continuait à s’approcher, attira alors toute l’attention du vieillard. Elle avançait rapidement vers lui, conduite par six vigoureux rameurs, et ses yeux se tournèrent avec inquiétude du côté vers lequel le fugitif s’était dirigé. Jacopo, avec une promptitude d’instinct qu’il devait à la nécessité et à une longue pratique, avait pris une direction qui le mettait sur la même ligne qu’une de ces raies brillantes que la lune traçait sur l’eau, et qui, en éblouissant l’œil, empêchaient de distinguer les objets qui se trouvaient sur toute sa largeur. Quand le pêcheur vit que le Bravo avait disparu, il sourit et se sentit plus à l’aise.

— Oui, qu’ils viennent ici ! dit-il ; cela donnera plus de temps à Jacopo. Je ne doute pas que le pauvre diable, depuis qu’il a quitté le palais, n’ait frappé quelque coup que le Conseil ne lui pardonnera point. Il n’a pu résister à la vue de l’or ; et il a offensé ceux qui ont eu si longtemps de la patience avec lui. Dieu me pardonne d’avoir eu des liaisons avec un tel homme ! Mais quand le cœur est dans l’affliction, il deviendrait sensible même à la pitié d’un chien. Peu de gens se soucient de moi maintenant, sans quoi l’amitié de gens comme lui ne m’aurait jamais fait grand plaisir.

Antonio cessa de parler, car la gondole de l’État arrivait en ce moment avec grand bruit près de sa barque, et quelques coups de rames donnés en sens inverse la firent arrêter sur-le-champ. L’eau bouillonnait encore quand un individu passa de la gondole sur la barque du pêcheur, et le premiers de ces deux esquifs s’éloignant sur-le-champ à quelques centaines de pieds, y resta stationnaire.

Antonio regarda ce mouvement en silence et avec curiosité. Quand il vit les gondoliers se reposer sur leurs rames, il jeta de nouveau un regard à la dérobée dans la direction qu’avait prise la barque de Jacopo, et, voyant qu’il n’y avait rien à craindre pour lui, il reçut son nouveau compagnon avec assurance. La clarté de la lune lui permit de distinguer le costume et l’aspect d’un carme déchaussé. Celui-ci semblait encore plus confondu que le pêcheur de la rapidité de ce qui venait de se passer et de la nouveauté de sa situation. Cependant, malgré sa confusion, l’étonnement se montra sur ses traits flétris par une vie de pénitence, quand il vit l’humble condition, les cheveux blancs, l’air et les manières du vieillard avec lequel il se trouvait alors.

— Qui es-tu ? lui demanda-t-il dans un premier mouvement de surprise.

— Antonio des lagunes, un pêcheur qui doit beaucoup de reconnaissance à saint Antoine pour les faveurs qu’il en a reçues sans en être digue.

— Et comment un homme comme toi a-t-il encouru le mécontentement du sénat ?

— Je suis honnête, et prêt à rendre justice aux autres. Si cela offense les grands, ils méritent plus de pitié que d’envie.

— Les coupables sont toujours plus disposés à se croire infortunés que criminels. C’est une erreur fatale, et il faut la chasser, de crainte qu’elle ne conduise à la mort.

— Allez dire cela aux patriciens : ils ont besoin de bons conseils et des avis de l’Église.

— Mon fils, il y a de l’orgueil, de la colère et de le perversité d’esprit dans tes réponses. Les péchés des sénateurs (et puisqu’ils sont hommes, ils doivent en commettre) ne peuvent servir de justification aux tiens. Quand même une sentence injuste condamnerait un homme à un châtiment, ses offenses contre Dieu n’en sont pas moins coupables. Les hommes peuvent accorder leur pitié à celui que le courroux du bras séculier a frappé injustement ; mais l’Église n’accorde le pardon qu’à celui qui confesse ses fautes et qui en reconnaît la grandeur.

— Êtes-vous donc venu ici, mon père, pour confesser un pénitent ?

— Telle est ma mission : je déplore l’occasion qui y a donné lieu ; et si ce que je crains est véritable, je regrette encore plus qu’un homme si âgé ait contraint le bras de la justice à s’appesantir sur sa tête.

Antonio sourit, et porta encore les yeux le long de cette raie brillante de lumière qui avait caché la gondole et la personne du Bravo.

— Mon père, dit-il après avoir regardé longtemps et avec attention, il net peut y avoir de mal à dire la vérité à un homme qui porte votre saint habit. Ils vous ont dit qu’il y avait ici, dans les lagunes, un criminel qui avait provoqué le courroux de Saint-Marc.

— Tu ne te trompes pas.

— Il n’est pas facile de savoir quand Saint-Marc est satisfait ou mécontent, poursuivit Antonio en continuant à s’occuper de sa ligne avec un air d’indifférence ; car il a longtemps toléré l’homme qu’il cherche en ce moment ; — oui, et même en présence du doge. Le sénat a ses raisons, qui sont hors de la portée des ignorants : mais il aurait mieux valu pour l’âme du pauvre jeune homme, et pour l’honneur de la république, qu’on l’eût détourné de ses mauvaises actions dès le commencement.

— Tu parles d’un autre ! — Tu n’es donc pas le criminel qu’on cherche ?

— Je suis un pécheur, comme tout ce qui est né de la femme, révérend père ; mais ma main n’a jamais tenu d’autre arme que le bon sabre avec lequel j’ai frappé l’infidèle. Il y avait tout à l’heure ici quelqu’un qui — je regrette de l’avouer — n’en pourrait dire autant.

— Et il est parti ?

— Vous avez des yeux, mon père, et vous pouvez répondre vous-même à cette question. Oui, il est parti. Il ne peut encore être bien loin, mais il est hors de la portée de la gondole la plus légère de Venise ; grâces en soient rendues à Saint-Marc !

Le carme, qui s’était assis, baissa la tête et remua les lèvres, soit pour prier, soit pour rendre grâces.

— Êtes-vous fâché, mon père, qu’un criminel ait échappé ?

— Mon fils, je me réjouis d’avoir échappé moi-même à cette fonction pénible de mon ministère, et je regrette qu’il existe des âmes assez dépravées pour la rendre nécessaire. Appelons les agents de la république, et informons-les qu’ils ne peuvent remplir leur mission.

— Ne vous pressez pas, mon père, la nuit est belle, et ces rameurs salariés dorment sur leurs rames comme les mouettes dans les lagunes. Le jeune coupable aura plus de temps pour se repentir, si on ne le trouve pas.

Le carme, qui s’était levé, se rassit sur-le-champ, comme cédant à une forte impulsion.

— Je le croyais déjà à l’abri de toute poursuite, murmura le moine, s’excusant, sans y penser, de son mouvement de précipitation.

— Il est trop hardi, et je crains qu’il ne veuille rentrer dans les canaux, auquel cas vous pourriez le rencontrer plus près de la ville ; où il peut y avoir d’autres gondoles de l’État dans les lagunes ; ou… En un mot, mon père, vous serez plus sûr d’éviter la nécessité d’entendre la confession d’un Bravo, si vous voulez écouter celle d’un vieux pêcheur, qui désire depuis longtemps trouver l’occasion de s’acquitter de ce devoir.

Les hommes possédés d’un même désir n’ont besoin que de peu de mots pour s’entendre. Le carme comprit, comme par instinct, ce que voulait dire son compagnon ; et, rejetant en arrière son capuchon, mouvement qui fit voir les traits du père Anselme, il se prépara à écouter la confession du vieillard.

— Tu es chrétien, lui dit-il, quand ils furent prêts tous deux ; et un homme de ton âge n’a pas besoin qu’on lui apprenne dans quelles dispositions d’esprit il doit être pour s’approcher du tribunal de la pénitence.

— Je suis un pécheur, mon père ; donnez-moi des conseils et l’absolution, afin que je puisse me livrer à l’espérance.

— Sois satisfait. — Ta prière est entendue. — Approche-toi, et mets-toi à genoux.

Antonio, qui avait attaché sa ligne à son banc et arrangé son filet avec son soin habituel, fit un signe de croix avec dévotion et se mit à genoux devant le carme. Il commença alors l’aveu de ses fautes. Le grand chagrin d’esprit du pêcheur prêtait à son langage et à ses idées une dignité que le confesseur n’était pas habitué à trouver dans des hommes de cette classe. Une âme si longtemps mortifiée par les souffrances était devenue noble et élevée. Il fit le récit des espérances qu’il avait conçues pour son petit-fils, et de la manière dont elles avaient été détruites par la politique injuste et égoïste de l’État ; de ses différents efforts pour lui procurer la liberté, et des expédients hardis auxquels il avait eu recours à la regatta et aux noces imaginaires de l’Adriatique. Quand il eut ainsi préparé le carme à comprendre l’origine des passions criminelles dont il était de son devoir de faire l’aveu, il lui parla de ces passions et de l’influence qu’elles avaient eue sur une âme habituellement en paix avec tout le genre humain. Ce récit fut fait avec simplicité et sans réserve, mais d’un ton qui ne pouvait manquer de toucher celui qui l’écoutait.

— Et tu t’es livré à de tels sentiments contre les hommes les plus honorés et les plus puissants de Venise ? demanda le moine en affectant une sévérité qui n’était pas dans son cœur.

— Je confesse ce péché en présence de mon Dieu. Je les ai maudits dans l’amertume de mon cœur : car ils me paraissaient des hommes sans entrailles pour le pauvre et aussi insensibles que les marbres de leurs palais.

— Tu sais que, pour obtenir le pardon, tu dois l’accorder. Oublies-tu cette injure ? Es-tu en paix avec toute la terre ? Peux-tu, en état de charité pour tes semblables, adresser à celui qui est mort pour sauver toute notre race une prière en faveur de ceux qui ont été injustes envers toi ?

Antonio baissa la tête sur sa poitrine et sembla faire l’examen de ses dispositions à cet égard.

— Mon père, répondit-il d’un air contrit, j’espère que je le puis.

— Prends garde de t’abuser toi-même, au risque de ta perdition. Au-delà de cette voûte qui nous couvre, il y a un œil qui perce l’espace et qui pénètre jusque dans les replis les plus profonds du cœur humain. Peux-tu pardonner aux patriciens leurs fautes, en esprit de contrition pour les tiennes ?

— Sainte Marie, priez pour eux comme je le fais maintenant moi-même ! — Oui, mon père, je leur pardonne. — Amen !

Le carme se leva, Antonio restant encore à genoux, et la lune éclairant de ses rayons la tête du bon moine. Levant les bras vers le ciel, il prononça la formule d’absolution avec l’accent d’une pieuse ferveur. Les yeux du pêcheur fixés sur le firmament, ses traits ridés et le saint calme du moine formaient un tableau de résignation et d’espérance dont les anges mêmes auraient aimé à être témoins.

Amen ! amen ! s’écria Antonio en se relevant et en faisant le signe de la croix. Puissant saint Antoine et la Vierge me maintenir dans cette résolution !

— Je ne t’oublierai pas, mon fils, dans les offices de l’Église. Maintenant reçois ma bénédiction, afin que je puisse me retirer.

Antonio fléchit de nouveau le genou, tandis que le carme prononçait d’une voix ferme les paroles de paix. Quand il eut accompli ce dernier acte de son ministère, et qu’ils eurent tous deux donné quelques instants à une prière mentale, le moine fit un signal à la gondole pour qu’elle s’approchât. Les gondoliers firent aussitôt force de rames et arrivèrent en un instant. Deux hommes passèrent sur la barque d’Antonio, et aidèrent le carme, avec un zèle officier, à reprendre sa place sur la gondole de la république.

— Le pénitent a-t-il reçu l’absolution ? lui demanda à demi-voix celui qui semblait avoir l’autorité sur l’autre.

— Il y a ici une erreur. Celui que tu cherches s’est échappé. Ce vieillard est un pêcheur nommé Antonio, homme qui ne peut avoir grièvement offensé Saint-Marc. Le Bravo s’est dirigé vers l’île de San-Giorgio, et il faut chercher ailleurs.

L’officier ne retint pas plus longtemps le moine, qui entra promptement sous la tente placée dans la gondole. On jeta une corde dans la barque du pêcheur pour le remorquer. L’ancre d’Antonio fut levée au même instant : on entendit le bruit d’un corps lourd tombant dans l’eau, et les deux barques, obéissant à l’impulsion des rames, s’éloignèrent rapidement. Le même nombre d’hommes maniaient la rame dans la gondole, avec sa tente en drap noir, semblable à un catafalque ; mais celle du pêcheur était vide.

Le bruit des rames et la chute du corps d’Antonio s’étaient confondus ensemble. Quand le pêcheur revint sur l’eau, il était seul au centre d’une nappe d’eau vaste, mais tranquille. Il aurait pu avoir un rayon d’espérance lorsqu’il sortit du sein obscur des ondes pour revoir la beauté brillante d’une nuit éclairée par la lune ; mais les dômes de Venise étaient trop loin pour qu’un nageur pût espérer de les atteindre, et les forces d’Antonio étaient épuisées par la faim et la fatigue. Les deux barques voguaient rapidement vers la ville ; il tourna donc les yeux d’un autre côté, et faisant les plus grands efforts pour se soutenir sur l’eau, il chercha à retrouver le point noir dans lequel il avait constamment reconnu la barque du Bravo.

Jacopo n’avait pas cessé de surveiller cette entrevue avec l’attention la plus minutieuse. Favorisé par sa position, il pouvait voir sans être aperçu lui-même. Il vit le carme prononcer l’absolution, il vit la gondole s’approcher de la barque ; il entendit dans l’eau un bruit plus fort que celui qui auraient dû causer les rames, enfin il avait vu la gondole emmener la barque d’Antonio vide. Les gondoliers avaient à peine frappé l’eau des lagunes de leurs rames, que Jacopo fit mouvoir les siennes.

— Jacopo ! Jacopo ! Ces mots arrivèrent de loin faiblement à ses oreilles et le firent frissonner.

Il connaissait cette voix, et il comprenait la cause de ces cris de détresse, auxquels succéda le bruit redoublé de l’eau que fendait avec rapidité la proue de la gondole du Bravo. La barque laissait derrière elles les eaux sillonnées et bouillonnantes, comme on voit flotter sous les astres le nuage poussé par un vent impétueux. Ces bras, naguère infatigables dans la course des gondoliers, semblaient avoir doublé de vigueur et d’adresse. Le point noir descendit le long de la raie lumineuse, comme l’hirondelle qui effleure de son aile la surface de l’eau.

— Par ici, Jacopo ! — Tu t’écartes !

La proue de la gondole changea de direction, et l’œil étincelant du Bravo entrevit la tête du pêcheur.

— Vite, bon Jacopo ! — Les forces me manquent.

Le bruit des eaux couvrit encore ces accents étouffés. Chaque coup de rame semblait donné par la fureur et faisait bondir la légère gondole.

— Jacopo ! — Ici, cher Jacopo !

— Que la mère de Dieu te protège, pêcheur ! J’arrive.

— Jacopo ! Mon enfant ! Mon enfant !

L’eau bouillonna avec bruit ; un bras se montra dans l’air et disparut au même instant. La gondole arriva à l’endroit où il venait de se faire voir, et un dernier coup de rames en arrière, qui fit plier comme un roseau la lame de frêne, arrêta la nacelle tremblante. Ce choc mit la lagune en ébullition ; mais quand l’écume se fut dissipée, la surface en était aussi calme que la voûte bleue et paisible qu’elle réfléchissait.

— Antonio ! s’écria le Bravo.

Point de réponse ! Silence effrayant ! Rien n’apparut sur l’onde. Jacopo serra le manche de sa rame avec des doigts de fer, et le bruit de sa respiration le fit tressaillir : il porta de tous côtés des regards dont l’expression était celle de la frénésie, et de tous côtés il voyait le profond repos de l’élément qui est si terrible dans son courroux. Comme le cœur humain, il semblait d’accord avec la beauté du spectacle d’une belle nuit ; mais, comme le cœur humain, il garde ses terribles secrets.