Le Bravo/Chapitre XXIV

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Le Bravo (1831)
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 11p. 303-316).

CHAPITRE XXIV.


Qui a le plus de sagesse ici ? — la justice, ou l’iniquité ?
ShakspeareMesure pour mesure.


Dans la lutte constante qui a lieu entre l’innocence et l’astuce, celle-ci a l’avantage tant qu’elles se bornent l’une et l’autre à des intérêts familiers ; mais du moment que la première surmonte son dégoût pour étudier le vice et se met sous la protection de ses principes élevés, elle se dérobe plus facilement aux calculs de son adversaire que si elle avait recours aux expédients les plus subtils. La nature a rendu chacun de nous assez fragile pour nous mettre à même de comprendre les manœuvres de l’égoïsme et de la ruse ; mais ceux qu’elle a véritablement privilégiés sont ceux qui peuvent envelopper leurs motifs et leurs intentions sous un degré de droiture et de désintéressement qui surpasse l’habileté des intrigants. Presque tout le monde peut céder aux ordres d’un droit de convention, mais peu de personnes savent se décider dans les cas nouveaux et difficiles. Il y a souvent un mystère dans la vertu, tandis que l’hypocrisie n’en est qu’une misérable imitation qui s’efforce de couvrir ses œuvres du voile transparent de la déception. La vertu, en quelque sorte, ressemble à la sublimité de la vérité infaillible.

Ainsi les hommes trop versés dans les intérêts de la vie sont constamment dupes d’eux-mêmes quand ils se trouvent en contact avec des gens simples et intelligents. L’expérience de chaque jour prouve que, de même qu’il n’existe pas de renommée permanente qui ne soit fondée sur la vertu, il n’y a de politique sûre que celle qui est fondée sur le bien de tous. Des esprits vulgaires peuvent régler les affaires d’un État tant qu’ils se bornent à des intérêts vulgaires ; mais malheur au peuple qui, dans de grandes occasions, ne met pas sa confiance dans des hommes honnêtes, nobles, sages et philanthropes ! Plus de la moitié de la misère qui a déshonoré la civilisation et qui en a retardé les progrès vient de ce qu’on a négligé d’employer les grands hommes que les grandes occasions font toujours naître.

Voulant faire apprécier les vices du système politique de Venise, notre plume s’est écartée de son sujet, puisque l’application de la morale de notre histoire doit se faire d’après l’échelle familière de ses incidents particuliers. On a déjà vu que certaines clefs importantes de la prison avaient été confiées à Gelsomina. Les gardiens rusés de cette geôle avaient eu leurs motifs pour lui accorder cette confiance ; ils avaient calculé qu’elle exécuterait leurs ordres, et ne s’étaient pas douté qu’elle fût capable d’écouter les conseils d’une âme généreuse au point de se servir de ces clefs d’une manière contraire à leurs propres vues. L’usage auquel elle allait les employer en ce moment prouvait que ces gardiens, dont l’un était son propre père, n’avaient pas su bien apprécier la force d’esprit d’une jeune fille simple et innocente.

Munie des clefs en question, Gelsomina prit une lampe et monta, du mezzanino[1] où elle demeurait, au premier étage de l’édifice, au lieu de descendre dans la cour. Elle ouvrit différentes portes, et traversa plusieurs sombres corridors avec la confiance que donnent des intentions pures. Elle passa bientôt sur le Pont-des-Soupirs sans craindre de rencontrer personne dans cette galerie non fréquentée, et elle entra dans le palais. Là, elle s’avança vers une porte qui donnait sur une issue commune et publique de cet édifice. Marchant avec la précaution nécessaire pour être sûre de ne pas être découverte, elle éteignit sa lumière et se trouva au même instant sur le vaste et sombre escalier. Il ne lui fallut qu’un moment pour le descendre et pour arriver sous la galerie couverte qui entourant la cour. Un hallebardier était à quelques pas d’elle ; il la regarda avec un air d’intérêt ; mais comme sa consigne n’était pas d’interroger les personnes qui sortaient du palais, il ne lui dit rien. Gelsomina continua son chemin. Un homme hésitant encore dans l’acte de sa vengeance, jetait une accusation dans la Gueule du Lion. Gelsomina s’arrêta involontairement, jusqu’à ce que l’accusateur secret eût fini son œuvre de perfidie et se fût éloigné. Lorsqu’elle allait se remettre en marche, elle vit le hallebardier qui était de garde au haut de l’escalier du Géant, sourire de son indécision en homme habitué à de pareilles scènes.

— Y a-t-il du danger à sortir du palais ? demanda-t-elle au grossier Dalmate.

— Corpo di Bacco ! il aurait pu y en avoir il y a une heure, bella donna ; mais les mutins sont muselés et font leurs prières.

La fille du geôlier n’hésita plus ; elle descendit l’escalier du haut duquel avait roulé la tête de Faliero, et fut bientôt sous le cintre de la porte. Là, l’innocente et timide Gelsomina s’arrêta de nouveau, car elle n’osait se hasarder plus loin sans s’être assurée, comme un daim prêt à quitter son couvert, de la tranquillité de la place dans laquelle elle allait entrer.

Les agents de la police avaient été trop alarmés par l’insurrection des pêcheurs pour ne pas avoir recours aux expédients ordinaires de l’astuce. De l’argent avait été distribué aux charlatans et aux chanteurs de ballades pour les engager à reparaître, et des groupes de gens soudoyés, les uns masqués, les autres sans masque, s’étaient rassemblés sur divers points de la Piazza. En un mot, on avait mis en œuvre tous les stratagèmes employés ordinairement pour rétablir la confiance du peuple dans les pays dont la civilisation est encore si récente qu’on ne la considère pas comme assez avancée pour que les habitants soient les gardiens de leur propre sûreté. Il y a peu de ces artifices, quelque grossiers qu’ils soient, qui ne réussissent à faire un grand nombre de dupes : les oisifs, les curieux, les vrais mécontents, les factieux, les intrigants, joints à un bon nombre de gens irréfléchis et de ceux qui ne vivent que pour jouir du plaisir du moment, classe qui n’est pas la moins importante quant au nombre, s’étaient prêtés aux vues de la police ; et quand Gelsomina fut prête à entrer dans la Piazzetta, elle trouva les deux places presque remplies par la foule. Quelques pêcheurs encore agités étaient réunis autour du portail de la cathédrale comme des abeilles prêtes à essaimer devant leur ruche, mais sans pouvoir inspirer aucune alarme.

Quelque peu accoutumée qu’elle fût à des scènes semblables à celle qu’elle avait sous les yeux, le premier regard de Gelsomina lui fit voir qu’elle pouvait compter sur cet isolement qui distingue si singulièrement la solitude qu’offre une grande foule. Serrant autour d’elle sa simple mante et arrangeant son masque avec soin, elle s’avança d’un pas rapide vers le centre de la Piazza. Nous ne pouvons suivre pas à pas la marche de notre héroïne, tandis qu’elle remplissait sa mission de bienveillance, en évitant les lieux communs de galanterie dont ses oreilles étaient assaillies et offensées. Jeune, active, et animée par le désir d’être utile, elle eut bientôt traversé la Piazza ; elle arriva sur la place San-Nicolo. C était un des endroits où l’on trouvait des gondoles de louage ; mais en ce moment on n’y voyait pas une seule barque, la crainte ou la curiosité ayant écarté tous les gondoliers de leur rendez-vous ordinaire. Gelsomina monta le pont, et elle était sur l’arche du centre quand elle vit une gondole arriver nonchalamment du côté du grand canal. Son air d’hésitation et d’incertitude attira l’attention du gondolier, et il lui fit le signe d’usage pour lui offrir ses services. Comme elle ne connaissait que très-imparfaitement les rues de Venise, — labyrinthe qui offre peut-être de plus grands embarras à ceux qui n’en ont pas le fil que les passages de toute autre ville, — elle profita volontiers de cette offre. Descendre l’escalier, sauter dans la barque, prononcer le mot Dialto, et se cacher sous le pavillon, fut l’affaire d’une minute. La gondole partit au même instant.

Gelsomina se crut alors sûre de réussir dans son entreprise, car elle n’avait guère à craindre d’être reconnue et trahie par un batelier ordinaire. Il ne pouvait savoir quel dessein elle avait, et il était de son intérêt de la conduire en sûreté où elle voulait aller. Mais le succès de sa mission était si important qu’elle n’osait y compter avant de l’avoir obtenu. Elle reprit bientôt assez de résolution pour jeter un coup d’œil sur les palais et les gondoles à mesure qu’elle avançait, et elle sentit l’air rafraîchissant du canal ranimer son courage. Se retournant alors avec un reste de méfiance vers le gondolier pour examiner sa physionomie, elle vit que ses traits étaient cachés sous un masque si artistement fait, qu’il était impossible, au clair de lune, de s’apercevoir qu’il en portait un, à moins d’y faire une attention toute particulière. Quoique l’usage de porter un masque fût assez commun aux serviteurs des grands, il n’était pas ordinaire que les gondoliers publics fussent ainsi déguisés. Cette circonstance pouvait exciter quelque crainte ; cependant, en y réfléchissant, Gelsomina en conclut seulement que cet homme revenait de quelque partie de plaisir, de quelque sérénade donnée par un amant qui avait voulu que ceux qui l’accompagnaient fussent masqués.

— Monterez-vous sur le quai, Signora ? demanda le gondolier, ou vous conduirai-je à la porte de votre palais ?

Le cœur de Gelsomina battit violemment. Le son de cette voix lui plaisait, quoiqu’elle fût nécessairement changée par le masque ; mais elle était si peu habituée à s’occuper des affaires des autres, et surtout d’affaires d’un si grand intérêt, qu’elle trembla de tous ses membres, comme si elle eût été employée à une mission moins généreuse.

— Connais-tu le palais d’un certain don Camillo Monforte, seigneur de Calabre, demeurant à Venise ? lui demanda-t-elle après une pause d’un instant.

Cette question parut surprendre le gondolier, qui ne put s’empêcher de tressaillir. — Faut-il vous y conduire, Signora ? dit-il.

— Si tu es certain de connaître le palais.

Le gondolier frappa l’eau de sa rame, et le bateau glissa entre de hautes murailles. Gelsomina reconnut au son qu’ils étaient dans un des petits canaux, et elle en conclut que son gondolier connaissait bien la ville. Il s’arrêta devant une porte d’eau, et il santa sur l’escalier pour aider Gelsomina à sortir de la barque, suivant l’usage des gens de sa profession. Elle lui dit de l’attendre, et monta les degrés.

Il y avait dans la maison de don Camillo une apparence de désordre dont toute personne ayant plus d’expérience que notre héroïne se serait aperçue. Les domestiques avaient un air d’indécision dans leur manière de s’acquitter de leurs devoirs les plus ordinaires ; ils se regardaient les uns les autres avec méfiance : et quand la fille du geôlier, à demi effrayée, entra dans le vestibule, ils se levèrent tous, mais aucun n’alla à sa rencontre. Une femme masquée n’était pas une chose rare à Venise, car peu de personnes de ce sexe allaient sur les canaux sans prendre ce moyen ordinaire de déguisement ; mais il semblait, à leur hésitation, que les domestiques de don Camillo ne voyaient pas avec leur indifférence ordinaire celle qui arrivait en ce moment.

— Suis-je chez le duc de Sainte-Agathe, seigneur de Calabre ? demanda Gelsomina, qui vit la nécessité d’être ferme.

— Oui, Signora.

— Votre maître est-il chez lui ?

— Signora, il y est — et il n’y est pas. — De quelle belle dame lui annoncerai-je l’honorable visite ?

— S’il n’y est pas, vous n’avez rien à lui annoncer ; s’il y est, je désire le voir.

Les domestiques, car ils étaient plusieurs, se rassemblèrent en groupe et parurent se consulter pour savoir s’il convenait de recevoir cette visite. En ce moment, un gondolier, en jaquette brodée en fleurs, entra dans le vestibule. Son air franc et son regard de bonne humeur rendirent le courage à Gelsomina.

— Êtes-vous au service de don Camillo Monforte ? lui demanda-t-elle comme il passait près d’elle, allant vers le canal.

— Avec la rame, bellissima donna, répondit Gino en portant la main à son bonnet, quoique levant à peine les yeux sur celle qui lui parlait.

— Et pourriez-vous lui faire savoir qu’une femme désire vivement lui parler en particulier ? — une femme.

— Santa Maria ! bella donna, il n’y a pas de fin aux femmes qui font de pareilles demandes à Venise. Mais vous feriez mieux d’aller rendre visite à la statue de san Teodoro que de voir mon maître en ce moment. La statue de pierre vous fera un meilleur accueil.

— Et vous avez ordre de répondre ainsi à toutes les femmes qui viennent dans ce palais ?

— Diavolo ! vous faites des questions singulières, Signora. — Mon maître pourrait peut-être au besoin recevoir une personne de votre sexe que je nommerais bien ; mais, sur l’honneur d’un gondolier, ce n’est pas le cavalier le plus galant de Venise dans le moment actuel.

— S’il en existe une pour qui il aurait cette déférence… Vous êtes bien hardi pour un domestique ! — Comment savez-vous si je ne suis pas celle-là même ?

Gino tressaillit. Il examina la taille de Gelsomina, ôta son bonnet et la salua.

— Je ne sais rien sur ce point, dit-il. Vous pouvez être Son Altesse le doge ou l’ambassadeur de l’Empire. Je ne prétends rien savoir à Venise depuis quelque temps…

Le gondolier qui avait amené Gelsomina et qui venait d’entrer dans le vestibule interrompit Gino en lui frappant sur l’épaule, et lui dit à l’oreille :

— Ce n’est pas le moment de refuser personne. — Fais monter l’étrangère.

Gino n’hésita plus. Avec l’air de supériorité d’un serviteur favori, il poussa de côté le groupe de domestiques, et se chargea de conduire lui-même Gelsomina en présence de son maître. Tandis qu’ils montaient l’escalier, trois des domestiques subalternes disparurent.

Le palais de don Camillo avait en ce moment l’air plus sombre qu’aucun autre palais de Venise. Les appartements en étaient mal éclairés ; la plupart des murs avaient été dépouillés des tableaux qui en faisaient l’ornement ; et, sous plus d’un rapport, un œil clairvoyant aurait pu y découvrir des preuves que l’intention secrète de celui qui y demeurait n’était pas d’y faire un long séjour. Mais Gelsomina ne fit aucune attention à ces détails en suivant Gino, qui la conduisit à travers divers appartements dans la partie du bâtiment qu’occupait son maître. Enfin le gondolier ouvrit une porte, et, la saluant avec un air qui tenait à la fois du doute et du respect, il s’arrêta pour la laisser passer.

— C’est ici, lui dit-il, que mon maître reçoit ordinairement les dames. Entrez, Signora ; je vais lui annoncer le bonheur qui l’attend.

Gelsomina n’hésita point, elle entra ; mais son cœur battit vivement quand elle entendit la clef tourner dans la serrure pour fermer la porte à double tour. Elle était dans une antichambre ; et, d’après la lumière qu’elle voyait dans la pièce contiguë, elle calcula qu’elle devait y entrer : c’était un petit cabinet. Mais à peine y avait-elle mis le pied, qu’elle se trouva en face d’une personne de son sexe.

— Annina ! s’écria la fille ingénue du geôlier avec l’expression de la surprise.

— Gelsomina ! répliqua sa cousine ; — la simple, tranquille, modeste Gelsomina !

Les paroles d’Annina n’admettaient qu’une interprétation. Semblable à la sensitive que blesse tout brusque contact, Gelsomina ôta son masque pour respirer plus librement, se trouvant aussi offensée que surprise.

— Toi ici ! ajouta-t-elle, sachant à peine ce qu’elle disait.

— Toi ici ! répéta Annina avec ce rire qui échappe à la femme dégradée qui croit l’innocence réduite à son niveau.

— J’y suis venue pour une mission de pitié.

— Santa Maria ! Nous y sommes donc toutes deux pour le même motif.

— Je ne sais ce que tu veux dire, Annina. — C’est sûrement ici le salon de don Camillo Monforte, noble napolitain qui fait valoir ses droits aux honneurs du sénat ?

— Le plus élégant, le plus beau, le plus riche et le plus inconstant de tous les cavaliers de Venise. Quand tu serais venue ici mille fois, tu ne pourrais être mieux informée.

Gelsomina l’entendit avec horreur. Sa cousine artificieuse, qui connaissait son caractère aussi bien que le vice peut connaître l’innocence, examinait ses joues pâles et ses traits agités avec un secret triomphe. Dans le premier moment, elle avait cru elle-même tout ce qu’elle avait donné à entendre ; mais une seconde réflexion et la vue du chagrin et de l’effroi qu’elle venait de causer à Gelsomina donnèrent une nouvelle direction à ses soupçons.

— Mais je ne t’apprends rien de nouveau, ajouta-t-elle promptement ; je regrette seulement que tu m’aies trouvée ici quand tu croyais y rencontrer le duc de Sainte-Agathe.

— Annina ! Toi me parler ainsi !

— À coup sûr, tu n’es pas venue dans son palais pour y chercher ta cousine.

Gelsomina était depuis longtemps familiarisée avec la douleur, mais elle n’avait jamais connu la profonde humiliation de la honte.

Elle fondit en larmes et se laissa tomber sur une chaise, hors d’état de se soutenir sur ses jambes.

— Je ne voudrais pas te chagriner de la sorte, dit la fille astucieuse du marchand de vin ; mais que nous soyons l’une et l’autre dans ce cabinet privé du plus gai cavalier de Venise, c’est ce qui ne fait pas l’ombre d’un doute

— Je t’ai déjà dit que c’est la pitié qui m’a conduite ici.

— La pitié pour don Camillo ?

— La pitié pour une noble dame, — pour une femme jeune, belle et vertueuse, — pour une fille de la maison de Tiepolo, Annina !

— Et pourquoi une dame de la famille de Tiepolo emploie-t-elle le ministère de la fille du geôlier de la prison publique ?

— Pourquoi ? — Parce qu’une injustice a été commise par ceux qui exercent le pouvoir. — Il y a eu une émeute parmi les pêcheurs ; cette dame et sa gouvernante ont été mises en liberté par les mutins ; — le doge leur a parlé dans la grande cour ; les Dalmates étaient sur le quai. — Dans un moment de si grande terreur, la prison a servi de refuge à ces deux dames de si haute qualité. — Mais la sainte Église elle-même a béni leur affection.

Gelsomina n’en put dire davantage. Animée du désir de se justifier, blessée au fond de l’âme par l’embarras de sa situation étrange, elle finit par sangloter. Quelque incohérents qu’eussent été ses discours, elle en avait dit assez pour ne laisser aucun doute dans l’esprit d’Annina. Elle connaissait le mariage secret des nouveaux époux, l’insurrection des pêcheurs et le départ des deux dames qui avaient été provisoirement enfermées dans un couvent, la nuit précédente, quand elles avaient quitté leur palais. Ce couvent était situé dans une île à quelque distance, et elle en revenait elle-même avec don Camillo, qui l’avait forcée de l’y conduire, et qui avait appris là qu’il était venu trop tard pour y trouver encore celles qu’il cherchait, sans qu’on pût lui dire où elles étaient allées. La fille du marchand de vin comprit donc aisément, non seulement quelle était la mission de sa cousine mais dans quelle situation se trouvaient alors les deux fugitives.

— Et tu ajoutes foi à cette fable, Gelsomina ? dit-elle, affectant de la pitié pour la crédulité de sa cousine. Le caractère de la prétendue fille de la maison de Tiepolo et de sa gouvernante n’est un secret pour aucun de ceux qui fréquentent la piazza de San-Marco.

— Si tu avais vu la beauté et l’innocence de cette dame, Annina, tu ne parlerais pas ainsi.

— Bienheureux san Teodoro ! qu’y a-t-il de plus beau que le vice ? C’est l’artifice le plus ordinaire du diable pour tromper de fragiles pécheurs. Ton confesseur a dû te le dire, Gelsomina, ou ses discours sont moins sérieux que ceux du mien.

— Mais pourquoi une femme menant une telle vie serait-elle entrée dans la prison ?

— Oh ! elles avaient de bonnes raisons pour craindre ces Dalmates, je n’en doute nullement. — Mais je puis t’en dire davantage sur les dames que tu as reçues avec tant de péril pour ta réputation. Il y a dans Venise des femmes qui font honte à leur sexe de plus d’une manière. Celle qui se donne le nom de Florinda est particulièrement connue pour frauder les revenus de Saint-Marc. Elle a reçu en présent du duc napolitain du vin de ses montagnes de Calabre, et, voulant tenter mon honnêteté, elle m’a offert de me le vendre, s’imaginant qu’une fille comme moi oublierait son devoir au point de l’aider à frauder la république.

— Est-il possible que cela soit vrai, Annina ?

— Quel motif puis-je avoir pour te tromper ? Ne sommes-nous pas filles des deux sœurs ? Et quoique mes affaires sur le Lido m’empêchent de te voir bien souvent, l’affection n’est-elle pas naturelle entre nous ? Je me suis adressée aux autorités ; les vins ont été saisis, et les prétendues nobles dames ont été obligées de se cacher le jour même. On croit qu’elles désirent s’enfuir de la ville avec leur débauché Napolitain. Forcées de se réfugier quelque part, elles t’ont chargée de l’informer de l’endroit où il pourra les trouver pour venir à leur aide.

— Et pourquoi es-tu ici, Annina ?

— Je suis surprise que tu ne m’aies pas fait cette question plus tôt. — Gino, gondolier de don Camillo, m’a fait la cour longtemps sans que j’aie voulu l’écouter, et quand cette Florinda s’est récriée sur ce que j’avais fait connaître sa fraude aux autorités, — ce que devait faire toute fille honnête de Venise. — il a conseillé à son maître de s’emparer de ma personne, partie par vengeance, partie dans le vain espoir de me forcer à rétracter la plainte que j’avais faite. — Tu as entendu parler de l’audace et de la violence de ces cavaliers quand ils sont contrariés dans leurs volontés !

Annina lui raconta alors avec assez d’exactitude la manière dont Gino s’était emparé d’elle, cachant seulement les faits qu’il était de son intérêt de ne pas révéler.

— Mais il existe une signora Tiepolo, Annina ?

— Aussi sûr qu’il existe des cousines comme nous. Santa Madre di Dio ! faut-il que des femmes si perfides et si audacieuses aient rencontré une jeune fille aussi innocente que toi ! il aurait mieux valu qu’elles eussent eu affaire à moi. Je suis trop ignorance pour connaître toutes leurs ruses, la bienheureuse sainte Anne le sait ; mais je n’ai pas à apprendre quel est leur vrai caractère.

— Elles m’ont parlé de toi, Annina.

Le regard que la fille du marchand de vin jeta sur sa cousine était semblable à celui que le perfide serpent jette sur l’oiseau qu’il fascine. Mais toujours maîtresse d’elle-même, elle ajouta :

— Pas d’une manière favorable, j’espère ? Je serais désolée d’apprendre que de pareilles femmes aient dit du bien de moi.

— Elles ne sont pas de tes amies, Annina.

— Elles t’ont peut-être dit que j’étais payée par le Conseil ?

— Précisément.

— Rien n’est moins étonnant. Les gens vicieux ne peuvent jamais croire qu’on agisse par conscience. — Mais voici le Napolitain.

— Examine bien ce libertin, Gelsomina, et il t’inspirera autant de mépris qu’à moi.

La porte s’ouvrit, et don Camillo Monforte entra. Il y avait dans ses manières un air de méfiance qui prouvait que ce n’était pas sa femme qu’il espérait déjà rencontrer. Gelsomina se leva, et quoique partagée entre ses premières impressions et l’effet qu’avaient produit sur elle les mensonges de sa cousine, elle resta debout, semblable à une statue de la modestie, attendant que le duc s’approchât. Il fut évidemment frappé de sa beauté et de son air de candeur ; mais il fronça les sourcils en homme qui a pris la résolution de ne pas se laisser tromper.

— Tu désirais me voir ? lui dit-il.

— J’avais ce désir, noble Signore. — Mais… Annina…

— J’entends. En trouvant ici une autre femme, tu as changé d’avis.

— Oui, Signore.

Don Camillo la regarda avec un air d’intérêt et de regret.

— Tu es bien jeune pour un tel métier ! lui dit-il ; prends cet or, et retire-toi comme tu es venue. — Mais un instant ! — Connais-tu cette Annina ?

— Elle est fille de la sœur de ma mère, noble duc.

— Per Diana ! un digne couple de sœurs ! — Allez-vous-en ensemble ; car je n’ai besoin ni de l’une ni de l’autre. — Mais écoute-moi, ajouta don Camillo en prenant Annina par le bras et en la conduisant à l’écart : tu vois, dit-il d’une voix basse, mais menaçante, que je suis à craindre aussi bien que ton sénat. Tu ne peux passer le seuil de la porte de ton père sans que j’en sois instruit. Si tu es prudente, tu donneras à ta langue une leçon de discrétion. Fais ce que tu voudras ; je ne te crains pas : mais songe à la prudence !

Annina fit une humble révérence comme pour reconnaître la sagesse de cet avis, et, prenant le bras de sa cousine qui conservait à peine l’usage de ses sens, elle le salua de nouveau et sortit avec empressement. Sachant que leur maître était dans son cabinet, aucun des domestiques ne songea à mettre obstacle au départ de celles qui sortaient de la chambre privilégiée. Gelsomina, plus impatiente que sa rusée cousine elle-même de sortir d’un lieu qu’elle regardait comme souillé, respirait à peine quand elles arrivèrent à la gondole. Le batelier attendait sur les degrés, et en un moment la barque les éloigna d’un lieu que toutes deux étaient charmées de quitter, quoique par des raisons fort différentes.

Gelsomina, dans sa précipitation, avait oublié son masque, et dès que la gondole fut sur le grand canal, elle avança la tête à la fenêtre du pavillon pour respirer l’air frais du soir. Les rayons de la lune tombaient sur ses yeux pleins d’innocence et sur ses joues animées alors de couleurs qu’elles devaient partie à la fierté blessée, partie à la joie d’être délivrée d’une situation qui lui paraissait si dégradante. Elle avait une main appuyée sur son front quand elle vit le gondolier lui faire un signe et soulever un instant son masque.

— Carlo ! était-elle sur le point de s’écrier ; mais un autre signe, qui recommandait de la prudence, la rendit muette.

Gelsomina se retira de la fenêtre, et, lorsque les battements de son cœur se furent apaisés, elle baissa la tête et remercia le ciel de se trouver, dans un pareil moment, sous la protection d’un homme qui avait toute sa confiance.

Le gondolier ne leur demanda pas où il devait les conduire, et sa barque avança du côté du port, ce qui parut parfaitement naturel à chacune des deux cousines : Annina supposa qu’il prenait le chemin de la place, et c’était celui qu’il aurait pris si elle eût été seule ; Gelsomina, qui croyait que celui qu’elle nommait Carlo n’avait d’autre profession que celle de batelier, s’imagina naturellement qu’il la conduisait à la prison.

Mais quoique l’innocence puisse endurer le mépris du monde il est bien dur d’être soupçonné par ceux qu’on aime. Tout ce qu’Annina lui avait dit du caractère de don Camillo et des deux femmes qu’elle avait laissées chez son père se représenta à l’imagination de Gelsomina, et elle sentit le sang lui monter jusqu’au front en songeant à ce que son amant pouvait penser de sa conduite. La jeune fille ingénue se disait à elle-même : Il me connaît et n’aura de moi aucune mauvaise pensée ; cependant sa délicatesse lui fit désirer de lui dire la vérité. L’attente, dans de pareils moments, est plus pénible que la justification même, qui est toujours un devoir humiliant pour la vertu. Prétendant avoir besoin de respirer l’air, elle sortit du pavillon et y laissa sa cousine. Annina ne fut pas fâchée d’être seule, car elle avait besoin de réfléchir sur tous les détours du sentier tortueux qu’elle suivait.

Gelsomina réussit donc à quitter le pavillon, et elle s’approcha du gondolier.

— Carlo ! lui dit-elle, en voyant qu’il continuait de ramer en silence.

— Gelsomina !

— Tu ne me fais pas de questions ?

— Je connais ta perfide cousine, et je puis croire que tu en es la dupe. Le moment viendra où tu apprendras la vérité.

— Tu ne m’as pas reconnue quand j’étais sur le pont et que je t’ai appelé ?

— Non. — Je ne cherchais qu’une pratique pour employer mon temps.

— Mais pourquoi appelles-tu Annina perfide, Carlo ?

— Parce qu’il n’y a pas à Venise un cœur plus astucieux et une langue plus fausse.

Gelsomina se rappela ce que lui avait dit donna Florinda. Annina était sa cousine ; elle avait su lui inspirer cette confiance qu’une jeune fille sans expérience accorde toujours à l’intégrité supposée d’une amie, jusqu’à ce qu’elle ait pu reconnaître son illusion. Annina n’avait pas eu de peine à convaincre sa cousine que les deux dames auxquelles celle-ci avait donné un asile étaient des créatures méprisables ; mais en ce moment Gelsomina se trouvait avec un homme qu’elle croyait plus volontiers encore que personne au monde, et qui accusait ouvertement Annina. Dans une telle perplexité, la jeune fille troublée fit ce que son cœur et la nature lui suggérèrent : elle raconta promptement à voix basse au prétendu Carlo tous les incidents de la soirée et ce qu’Annina lui avait dit de la conduite des deux femmes qu’elle avait laissées dans la prison.

Jacopo l’écoutait avec tant d’attention que sa rame flottait sur l’eau.

— Il suffit, dit-il quand Gelsomina, rougissant de l’empressement qu’elle mettait à se justifier à ses yeux, eut fini de parler. Je comprends tout. — Méfie-toi de ta cousine, car le sénat même n’est pas plus faux.

Il parlait ainsi d’une voix ferme, quoique avec précaution. Gelsomina le comprit, quoique fort surprise de ce qu’elle entendait. Elle alla rejoindre sa cousine sous le pavillon, et la gondole continua à voguer, comme s’il ne fût rien arrivé.



  1. Étage correspondant à l’entresol.