Le Cœur de pierre (Aimard)/03

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Roy & Geffroy (p. 202-211).


III

DON TORRIBIO QUIROGA


Après cette parole de don Torribio il y eut un assez long silence. Les vaqueros, les yeux fixés sur le jeune homme, cherchaient, par le jeu de sa physionomie, à deviner ses pensées secrètes.

Mais le visage de don Torribio, froid et immobile comme un bloc de marbre, ne laissait rien lire sur ses traits.

Enfin, après avoir jeté un regard soupçonneux autour de lui, plutôt par habitude que dans la crainte d’être entendu, le jeune homme tordit une cigarette, l’alluma avec la plus grande nonchalance et prit la parole d’un ton dégagé :

— Mon cher Verado, dit-il, je suis réellement fâché que vous ayez dérangé ces honorables caballeros de leurs occupations et que vous vous soyez dérangé vous-même pour vous rendre au lieu que je vous avais désigné.

— Pourquoi donc cela, Seigneurie ? demanda le Verado fort intrigué par cette entrée en matière.

— Pour une raison bien simple, cher señor, c’est que les motifs qui me faisaient désirer causer avec vous n’existent plus.

— Ah bah ! firent les bandits en ouvrant de grands yeux, il serait possible ?

— Mon Dieu, oui, reprit-il nonchalamment : tout bien considéré, don Fernando Carril est un charmant cavalier auquel je serais désespéré de causer le moindre désagrément.

— Diablo ! pas déjà si charmant, observa le Verado, lui qui a ordonné à Carlocho de me tuer adroitement.

— Ce n’est pas à moi, cher ami, dit Carlocho avec aménité, mais à don Pablo ici présent, que le señor don Fernando a donné cet ordre.

— C’est vrai, j’avais confondu : recevez mes excuses, señor.

Après cet échange de courtoisie, les deux bandits devinrent silencieux de nouveau.

— Un honnête homme n’a que sa parole, observa Tonillo, et si don Torribio a changé d’avis, nous n’avons rien à dire ; cela me fait songer, ajouta-t-il avec un soupir étouffé, que je vous dois remettre, Seigneurie, deux cents piastres que vous m’aviez avancées pour…

— Gardez cette misère, cher seigneur, je vous prie, interrompit don Torribio, cette petite somme ne saurait mieux être placée qu’entre vos mains.

Le vaquero, qui avait sorti de sa poche l’argent avec une répugnance évidente, l’y réintégra avec une prestesse et une expression de plaisir manifestes.

— C’est égal, dit-il, je ne me considère pas comme quitte envers vous, Seigneurie : je suis honnête homme, vous pouvez compter sur moi.

— Sur nous, appuyèrent chaleureusement les autres.

— Je vous remercie de ce dévouement dont j’apprécie la portée, señores, reprit don Torribio, malheureusement, je vous le répète, il me devient inutile.

— C’est fâcheux ! fit le Verado, on ne trouve pas tous les jours des patrons comme vous, Seigneurie.

— Bah ! fit-il gaiement, maintenant que vous voilà libres, qui vous empêche de vous mettre aux ordres de don Fernando ? Il est fort généreux, caballero jusqu’au bout des ongles : je suis convaincu qu’il vous paiera bien.

— Il le faudra bien, Seigneurie, dit Pablito ; d’ailleurs nous pouvons maintenant vous avouer que nous y avons songé déjà, et…

— Que vous vous êtes mis à son service : je le savais, fit négligemment le jeune homme.

— Ah ! s’écrièrent les bandits avec étonnement.

— Et cela ne vous contrarie pas, Seigneurie ? demanda Pablito.

— Pourquoi donc ? j’en suis charmé, au contraire : le hasard est si singulier, que peut-être de cette façon serez-vous plus à même de m’être utiles !

— Ah ! firent-ils en dressant subitement l’oreille.

— Mon Dieu, oui ! Ainsi vous m’êtes dévoués ?

— Jusqu’à la dernière goutte de sang ! répondirent les vaqueros avec une touchante unanimité.

— Et vous ne méprisez pas l’argent ?

— L’argent ne peut jamais nuire qu’à ceux qui n’en ont pas, répondit le sentencieux Pablito.

— Quand il est honorablement gagné, appuya Tonillo avec une grimace de singe.

— C’est convenu, observa le jeune homme, surtout lorsqu’il s’agit d’une centaine d’onces[1].

Les bandits eurent un petit frisson de joie, leurs prunelles de chat-tigre étincelèrent ; ils échangèrent entre eux un regard plein d’éblouissantes promesses que don Torribio intercepta au passage.

— Caraï ! firent-ils en se pourléchant.

— Ainsi cela vous conviendrait, n’est-ce pas ?

— Rayo de Dios ! cent onces ! je le crois bien, fit Pablito.

— Peut-être plus, observa don Torribio.

— Eh ! eh ! mais ce serait sans doute difficile, hasarda le Verado.

— Dame ! vous comprenez, les affaires vont fort mal en ce moment.

— À qui le dites-vous, Seigneurie ? la misère est effrayante.

— Peut-être y aurait-il mort d’homme ? insinua Carlocho.

— Cela pourrait arriver, dit nettement don Torribio.

— Tant pis pour lui ! murmura Pablito.

— Ainsi, cela vous irait toujours, même dans ce cas-là ?

— Plus que jamais, grommela Tonillo.

— En ce cas, caballeros, écoutez-moi attentivement, dit en se redressant don Torribio.

Les bandits se rapprochèrent du jeune homme par un mouvement instinctif.

— Je me suis engagé, reprit-il, sur mon honneur, à ne rien tenter contre Fernando Carril, ni directement ni indirectement.

— Un honnête homme n’a que sa parole, observa Tonillo.

— Et j’ai l’intention de tenir scrupuleusement la mienne vis-à-vis de don Fernando.

Les vaqueros firent un geste d’assentiment.

— Mais, continua-t-il, vous savez comme moi, señores, que don Fernando est un homme tout confit en mystère, dont la vie est enveloppée d’un voile impénétrable.

— Hélas ! soupira piteusement Tonillo.

— La plupart du temps on ne sait ce qu’il fait ; il disparaît des mois entiers, pour reparaître tout à coup au moment où l’on y pense le moins.

— Ce n’est que trop vrai, dit Pablito, l’existence de ce caballero est extraordinaire.

— À combien de dangers ne doit-il pas être exposé pendant ces courses aventureuses dont personne ne connaît ni le but ni la direction ! reprit don Torribio.

— C’est effrayant rien que d’y songer ! fit observer Carlocho d’un air convaincu.

— Un malheur est si vite arrivé dans le désert ! appuya le Verado.

— Sans aller plus loin, voyez ce qui a failli vous arriver à vous-même cette nuit, caballero ! dit Tonillo avec intérêt.

— C’est épouvantable ! s’écria Pablito.

— Vous comprenez, señores, reprit don Torribio, que je ne puis, en aucune façon, être responsable, moi, des accidents sans nombre auxquels la vie de don Fernando l’expose à chaque pas.

— C’est incontestable, s’écrièrent-ils.

— Le hasard semble prendre un malin plaisir à déranger et à renverser les plans les mieux conçus, et malgré le vif intérêt que je porte à la sûreté de don Fernando, il m’est impossible de le sauver du hasard.

— Cela ne fait aucun doute, Seigneurie, et certes, personne n’aurait le droit de vous adresser le plus léger reproche, si par une fatalité quelconque ce pauvre don Fernando était tué dans une de ses courses aventureuses, dit Pablito d’un ton dogmatique.

— C’est aussi mon avis ; mais comme, maintenant, je ne suis plus l’ennemi, mais, au contraire, je suis l’ami de don Fernando, et qu’en cette qualité j’ai le plus grand intérêt à être tenu au courant de ce qui lui arrive, afin de lui venir en aide, si le besoin était…

— Ou de le venger, si le malheur voulait qu’il fût tué, interrompit Carlocho.

— Oui, reprit don Torribio, je tiens donc à être tenu au courant des événements qui pourraient survenir.

— Oh ! sainte amitié, tu n’es pas un vain mot ! s’écria Tonillo en levant les yeux au ciel d’un air béat.

— Vous êtes, caballeros, on ne peut mieux placés pour me donner ces renseignements ; comme toute peine mérite salaire, eh bien ! vous partagerez entre vous cent onces au moins ou deux cents, suivant les nouvelles que vous me donnerez ; vous me comprenez, n’est-ce pas ?

— Parfaitement, Seigneurie, répondit avec le plus imperturbable sangfroid Carlocho au nom de ses compagnons attendris ; la mission que vous daignez nous confier est des plus honorables ; ne doutez pas que nous l’accomplissions à votre entière satisfaction.

— Ainsi, voilà qui est bien convenu, señores, je compte sur l’exactitude de vos renseignements, car vous sentez dans quelle position ridicule me placerait une nouvelle fausse vis-à-vis des nombreux amis de don Fernando, que je courrais le risque d’inquiéter sans raison.

— Rapportez-vous-en à nous, Seigneurie, nous appuierons nos renseignements de preuves irrécusables.

— Bien, je vois que nous nous comprenons, il est inutile d’insister davantage sur ce sujet.

— Oh ! parfaitement inutile, Seigneurie, nous avons la compréhension facile.

— Oui, mais, comme vous pouvez avoir la mémoire courte, répondit en souriant don Torribio, faites-moi l’honneur de partager ces dix onces entre vous, non pas comme arrhes d’un marché, puisqu’il n’y en a pas entre nous, mais comme remerciement du service que vous m’avez rendu il y a une heure, et afin de bien graver notre conversation dans votre cervelle.

Les vaqueros, sans se faire prier, tendirent la main en souriant et empochèrent joyeusement les onces si libéralement données.

— Maintenant un dernier mot, caballeros : où sommes-nous ici ?

— Dans la selva Negra, Seigneurie, répondit Pablito, à quatre lieues au plus de l’hacienda del Cormillo, où se trouvent en ce moment don Pedro de Luna et sa famille.

Don Torribio fit un geste d’étonnement.

— Comment ! don Pedro a quitté las Norias de San-Pedro ?

— Oui, Seigneurie, reprit Pablito, depuis hier.

— Voilà qui est singulier ! le Cormillo est sur l’extrême limite du désert, en pleine Apacheria ; c’est à n’y rien comprendre.

— On dit que c’est doña Hermosa qui a désiré ce changement, qui est encore ignoré de presque tout le monde.

— Quel caprice extraordinaire ! après les dangers auxquels elle a été exposée il y a quelques jours à peine, venir ainsi braver les Peaux-Rouges jusque sur leur propre territoire !

— L’hacienda est forte et complètement à l’abri d’un coup de main.

— C’est vrai, cependant ce changement subit de résidence me semble incompréhensible ; au lever du soleil je serai heureux qu’il vous plaise de me servir de guides jusqu’en vue du Cormillo : il faut que je voie don Pedro sans retard.

— Nous serons à vos ordres, Seigneurie, quand il vous plaira de partir, répondit Carlocho.

La nuit s’avançait, don Torribio avait besoin de réparer ses forces épuisées pendant la lutte précédente ; il se roula dans son zarapé, s’étendit les pieds au feu, et malgré les inquiétudes dont son esprit était bourrelé, il ne tarda pas à s’endormir.

Les vaqueros suivirent son exemple après avoir tiré au sort entre eux à qui veillerait sur le salut commun.

Ce fut Carlocho qui fut désigné ; les autres fermèrent les yeux, et le silence du désert troublé pendant quelques instants reprit son empire.

La nuit s’écoula sans que rien vînt troubler le repos dont jouissaient les hôtes de la forêt.

Au lever du soleil, les vaqueros furent debout. Après avoir donné à manger et à boire à leurs chevaux et à celui de don Torribio, ils les sellèrent et éveillèrent le jeune homme en lui annonçant que l’heure du départ était arrivée.

Le jeune homme se leva aussitôt et, après une courte prière dite en commun, les cinq hommes montèrent à cheval et quittèrent la clairière qui avait failli devenir fatale à l’un d’eux.

L’hacienda del Cormillo peut être considérée comme la sentinelle avancée du presidio de San-Lucar : c’est, sans contredit, la plus riche et la plus forte position de toute la frontière indienne.

Elle s’élevait sur une espèce de presqu’île de trois lieues de tour couverte de bois et de pâturages, où paissaient en liberté un nombre incalculable de têtes de bétail ; nous ne nous étendrons pas davantage sur la description d’une maison dans laquelle seulement quelques scènes de notre récit doivent se passer ; nous nous bornerons à dire que, au centre de l’hacienda proprement dite, parfaitement abritée derrière les épaisses fortifications, crénelées et bastionnées, de la forteresse, car el Cormillo pouvait passer pour tel, s’élevait une maison blanche, petite, mais bien aménagée, gaie et riante. Le faite en apparaissait au loin à moitié caché par les branches des arbres qui la couronnaient d’un vert feuillage ; de ses fenêtres la vue planait d’un côté sur le désert, de l’autre sur le rio del Norte qui, comme un ruban d’argent, se déroulait capricieusement dans la plaine et se perdait dans les lointains bleuâtres de l’horizon.

Les vaqueros, accompagnés de don Torribio, s’étaient enfoncés dans la forêt.

Leur course dura trois heures et les conduisit sur les bords du rio Bravo del Norte, en face de l’hacienda del Cormillo, qui apparaissait vaguement dans une de ces charmantes oasis créées par le limon du fleuve et semées de bouquets de saules, de nopals, de mezquites, d’arbres du Pérou, d’orangers, de citronniers et de jasmins en fleurs, dans les branches desquels un peuple d’oiseaux variés de plumage et de voix gazouillaient à plein gosier.

Don Torribio s’arrêta, et se tournant vers ses guides, qui comme lui étaient devenus immobiles :

— C’est ici qu’il faut nous quitter, dit-il ; je vous remercie de l’escorte que vous avez consenti à me donner, maintenant votre secours me devient inutile : allez à vos affaires, señores, vous savez ce dont nous sommes convenus, je compte sur votre exactitude, adieu !

— Adieu ! caballero, répondirent-ils en s’inclinant cérémonieusement sur le cou de leurs chevaux, soyez sans inquiétude à notre égard.

Puis ils tournèrent bride, firent entrer leurs chevaux dans le fleuve comme s’ils voulaient le traverser et disparurent bientôt derrière un pli de terrain.

Don Torribio demeura seul.

La famille de don Torribio et celle de don Pedro de Luna, toutes deux originaires d’Espagne et liées l’une à l’autre par d’anciennes unions, avaient toujours vécu sur le pied de la plus grande intimité.

Le jeune homme et la jeune fille avaient presque été élevés ensemble.

Aussi, quand son beau cousin était venu lui faire ses adieux, en lui annonçant son départ pour l’Europe, où il devait voyager quelques années pour compléter son éducation et se former aux façons élégantes du monde, doña Hermosa, alors âgée de douze ans, avait-elle éprouvé un vif chagrin.

Depuis leur enfance, et comme à leur insu, ils s’aimaient avec ce doux entraînement de la jeunesse qui ne songe qu’au bonheur.

Don Torribio était parti emportant avec lui son amour, ne doutant pas que doña Hermosa n’eût gardé le sien dans son cœur.

À peine de retour à la Vera-Cruz, après avoir visité en touriste les villes les plus renommées de l’univers civilisé, le jeune homme s’était hâté de mettre ordre à ses affaires et était parti pour San-Lucar, brûlant du désir de retrouver celle qu’il aimait et qu’il n’avait pas vue depuis trois années, son Hermosita, cette jolie enfant qui, sans doute, pensait-il, était devenue une belle jeune fille et une femme accomplie.

La surprise et la joie de don Pedro et de sa fille furent extrêmes. Hermosa fut surtout heureuse, car nous devons avouer que tous les jours elle pensait à don Torribio et le voyait à travers ses souvenirs d’enfance, mais en même temps elle ressentit au cœur je ne sais quelle commotion pleine de volupté et de douleur.

Don Torribio s’en aperçut : il comprit ou crut comprendre qu’on l’aimait encore, et son bonheur fut extrême.

— Allons, allons ! mes enfants, avait dit le père en souriant, embrassez-vous, je vous le permets.

Doña Hermosa avait tendu à Torribio son front rougissant, qu’il avait respectueusement effleuré de ses lèvres.

— Qu’est-ce que c’est que ce baiser-là ! s’était écrié don Pedro ; voyons, pas d’hypocrisie, embrassez-vous franchement, que diable ! Toi, Hermosa, ne fais pas ainsi la coquette parce que tu es une belle fille et qu’il est beau garçon ! et vous Torribio, qui tombez ici comme une bombe sans crier gare, croyez-vous, s’il vous plaît, que je n’aie pas deviné pour qui vous venez de faire plusieurs centaines de lieues à franc étrier ? Est-ce pour moi que vous arrivez de la Vera-Cruz et de San-Lucar ? Vous vous aimez, embrassez-vous gentiment, comme deux amoureux et deux fiancés, et si vous êtes sages, on vous mariera bientôt.

Les jeunes gens, attendris par ces bonnes paroles et cette joyeuse humeur, s’étaient jetés dans les bras du digne homme pour y cacher l’excès de leur émotion.

En conséquence de cette réception, don Torribio avait été officiellement reconnu comme prétendant à la main de doña Hermosa, et en cette qualité admis à lui faire la cour.

La jeune fille, nous devons lui rendre cette justice, croyait sincèrement aimer son cousin ; leurs longues relations, leur amitié d’enfance rendue plus vive par une séparation de plusieurs années, tout militait dans son cœur en faveur de l’hymen que son père avait préparé pour elle.

Elle attendait sans trop d’impatience le jour fixé pour son mariage, et envisageait avec un certain plaisir l’espoir des liens indissolubles. Bien qu’une telle assertion puisse faire crier à l’hérésie bon nombre de nos lecteurs, nous dirons cependant que le premier amour d’une jeune fille est rarement le véritable, que le second seul vient du cœur, tandis que l’autre ne réside réellement que dans la tête ; cela est facile à expliquer : une jeune


Don Torribio s’approcha de doña Hermosa, lui offrit un superbe bouquet.


fille commençant à sentir les premiers mouvements de son cœur, se laisse naturellement entraîner vers celui qui, par sa position et ses relations auprès d’elle, a de longue main captivé sa confiance et son intérêt ; cet amour n’est donc qu’une amitié, rendue plus forte par l’habitude et exaltée par les secrètes influences exercées par les pensées encore vagues et indécises qui bouillonnent dans une tête de seize ans, puis, plus que tout, le manque de comparaison et la certitude acquise d’un mariage convenu d’avance et auquel par cela même il semble impossible de se soustraire.

Telle était, sans qu’elle le soupçonnât en aucune façon, la position de doña Hermosa vis-à-vis de son cousin ; diverses raisons d’âge et de convenance avaient fait retarder jusqu’au jour où nous sommes arrivés le mariage auquel cependant don Pedro attachait un grand intérêt, soit à cause de l’immense fortune de son gendre futur, soit parce qu’il était persuadé qu’il ferait le bonheur de sa fille.

Les choses allèrent ainsi entre les deux jeunes gens sans qu’aucun incident digne de remarque vînt troubler l’azur de leurs relations, jusqu’au moment où étaient arrivés à doña Hermosa, dans la prairie, les événements que nous avons rapportés plus haut : mais dès la première visite que le jeune homme fit à sa fiancée, après son retour dans l’hacienda de las Norias, il s’aperçut, avec cette clairvoyance que donne l’amour, que doña Hermosa ne le recevait pas avec ce laisser-aller et cette franchise de langage et de manières qu’il était accoutumé à trouver en elle.

La jeune fille semblait triste, rêveuse, elle répondait à peine aux questions qu’il lui adressait, et ne paraissait aucunement comprendre les allusions détournées qu’il hasardait sur leur prochaine union.

Don Torribio attribua d’abord ce changement subit à une de ces influences nerveuses auxquelles, à leur insu, sont sujettes les jeunes filles ; il la crut malade, et se retira sans soupçonner qu’un autre eût pris, dans le cœur de sa fiancée, la place qu’il croyait occuper seul.

D’ailleurs, sur qui ses soupçons, s’il en avait eu, auraient-ils pu tomber ? Don Pedro vivait extrêmement retiré, ne recevant qu’à de longs intervalles la visite de vieux amis, mariés pour la plupart, ou ayant depuis longtemps passé l’âge de l’être.

Il n’était pas supposable que pendant les deux jours que doña Hermosa avait passés dans la prairie, au milieu des Peaux-Rouges, elle eût fait la rencontre d’un homme dont la figure et les manières eussent pu produire quelque effet sur son cœur.

Cependant don Torribio fut bientôt forcé de reconnaître, malgré lui, que ce qu’il avait d’abord pris pour un caprice de jeune fille était une résolution arrêtée ; en un mot, que, si doña Hermosa conservait toujours pour lui l’amitié à laquelle avait droit le compagnon de son enfance, l’amour, si jamais il avait existé dans son cœur, avait fui sans retour.

Dès qu’il eut acquis cette certitude, le jeune homme s’inquiéta sérieusement ; l’amour qu’il éprouvait pour sa cousine était profond et sincère ; il lui avait laissé prendre dans sa vie une trop grande part pour qu’il lui fût possible d’y renoncer. Il vit avec désespoir s’écrouler tous ses plans de bonheur pour l’avenir, et, l’âme navrée, il résolut d’avoir avec la jeune fille une explication devenue indispensable, et qui lui fît connaître ce qu’il devait craindre ou espérer.

C’était dans le but de demander cette explication à doña Hermosa que, au lieu de retourner à San-Lucar, qu’il habitait, il avait prié les vaqueros de le guider vers l’hacienda del Cormillo ; mais dès que ses compagnons l’eurent quitté et qu’il se trouva seul devant l’hacienda, son courage fut sur le point de l’abandonner. Prévoyant le résultat de la démarche qu’il allait tenter, il hésita à entrer, car, de même que tous les amoureux, don Torribio, malgré la douleur que lui causait l’indifférence de la jeune fille, aimait mieux continuer à se bercer de folles chimères, que d’acquérir une certitude qui devait lui briser le cœur en lui ôtant à jamais l’espoir.

La lutte fut longue ; plusieurs fois le jeune homme fit le geste de tourner bride ; cependant la raison finit par prendre enfin le dessus sur la passion, il comprit combien était intolérable la position dans laquelle il se trouvait vis-à-vis de doña Hermosa et de lui-même ; coûte que coûte, il résolut d’en sortir, et, enfonçant par un mouvement nerveux les éperons dans les flancs de son cheval, qui hennit de douleur, il se lança à toute bride vers l’hacienda, redoutant, à bon droit, s’il tardait davantage, de n’avoir plus la force d’accomplir le projet qu’il avait formé.

À son arrivée au Cormillo, on lui apprit que don Pedro et sa fille étaient partis pour la chasse au lever du soleil et qu’ils ne rentreraient pas avant l’ovacion.

— Tant mieux ! murmura entre ses dents don Torribio avec un soupir de satisfaction, pour le répit que le hasard lui offrait si généreusement, et, sans s’arrêter pour se rafraîchir, comme on le lui offrait, il prit au galop le chemin du presidio de San-Lucar, tout en se félicitant à part soi du retard apporté si providentiellement, sans qu’il y eût de sa faute, à l’explication qu’il redoutait et désirait à la fois.



  1. Environ 8,500 francs de notre monnaie.