Le Cœur de pierre (Aimard)/12

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Roy & Geffroy (p. 280-289).


XII

VOLONTÉ FÉMININE


Toute situation extrême, lorsqu’elle est arrivée à son point culminant, doit immédiatement avoir une réaction en sens opposé : ce fut ce qui arriva aussitôt après la scène que nous avons rapportée dans le précédent chapitre.

Don Torribio, ivre de bonheur, ne se livrait qu’avec une instinctive défiance aux assurances d’amour que lui donnait doña Hermosa.

Cependant l’invraisemblance même de la démarche tentée auprès de lui par la jeune fille épaississait encore sur ses yeux le bandeau qu’elle y avait tendu avec tant d’adresse.


À peine Manuela avait-elle fait quelques pas qu’une main vigoureuse saisit la bride de son cheval.

— Les hommes d’une haute intelligence sont tous malgré eux atteints d’une faiblesse qui souvent cause leur perte, ils ne peuvent croire que les personnes qui les environnent ou qui flattent leurs penchants soient assez fortes pour les tromper.

Ce fut ce qui arriva dans cette circonstance. Comment se méfier d’une jeune fille, d’une enfant de vingt ans à peine, dont les manières paraissaient si naïves, dont le regard était chargé de tant de langueur et qui avouait si franchement son amour ?

Quel intérêt pouvait-elle avoir à le tromper, puisque don Fernando Carril était sauvé ? Dans quel but serait-elle venue se livrer entre ses mains, sans possibilité de lui échapper ?

Cela lui paraissait absurde et l’était en effet jusqu’à un certain point.

Cela prouvait seulement que don Torribio, un homme d’État avant tout, doué de qualités éminentes et qui toute sa vie n’avait eu qu’un but, l’accomplissement des rêves de son ambition, s’était constamment absorbé dans ses hautes combinaisons politiques et n’avait pas étudié cet être pétri de malice, de grâce et de perfidie, que l’on appelle la femme, et qu’il ne la connaissait pas.

La femme, — la femme américaine surtout, — ne pardonne jamais une insulte faite à celui qu’elle aime : c’est l’arche sainte à laquelle nul ne doit toucher.

Et puis, disons-le, doña Hermosa avait été le seul, l’unique amour de don Torribio ; c’était une croyance, une religion pour lui, et toute considération disparaissait à ses yeux devant cette preuve que la jeune fille venait de lui donner.

— Maintenant, lui dit-elle, puis-je rester dans votre camp jusqu’à ce que mon père vienne, sans craindre d’être insultée ?

— Commandez, seîiorita, vous n’avez ici que des esclaves, répondit-il en s’inclinant.

— Cette femme, grâce à la protection de laquelle j’ai pu parvenir jusqu’à vous, va se rendre à l’hacienda de las Norias.

Don Torribio s’avança vers le rideau du toldo et frappa deux fois dans sa main.

Un guerrier indien parut.

— Qu’un toldo soit préparé pour moi : je cède celui-ci à ces deux femmes des visages pâles, dit le jeune homme en langue apache ; une troupe de guerriers choisis que mon frère commandera veillera incessamment à leur sûreté ; malheur à celui qui n’aura pas pour elles le plus profond respect ! Ces femmes sont sacrées, libres d’aller, de venir et de recevoir qui bon leur semblera.

Mon frère m’a compris ?

Le guerrier s’inclina sans répondre.

— Que mon frère fasse préparer deux chevaux.

L’Indien sortit.

— Vous le voyez, señorita, continua-t-il en s’inclinant devant la jeune fille, vous êtes reine ici.

— Je vous remercie, répondit doña Hermosa. Tirant alors de sa poitrine une lettre préparée d’avance et qui n’était pas cachetée : J’étais, continua-t-elle, certaine du résultat de l’entretien que je voulais avoir avec vous ; aussi, vous le voyez, je l’annonçais à mon père avant même de vous voir. Tenez, ajouta-t-elle avec un charmant sourire sur les lèvres, mais avec un tremblement intérieur, lisez, don Torribio, ce que j’écris à mon père.

— Oh ! señorita, dit-il en repoussant la lettre du geste, ce qu’une fille écrit à son père est sacré ; nul autre que lui ne doit le lire.

Doña Hermosa referma lentement la lettre sans témoigner la moindre émotion du péril immense qu’elle venait de courir, et la remettant à Manuela :

— Ma mère, lui dit-elle, vous ne donnerez ce billet qu’à mon père seul, et vous lui expliquerez ce que je ne puis lui marquer sur ce papier.

— Permettez-moi de me retirer, señorita, interrompit don Torribio ; je ne veux rien savoir des instructions que vous avez à donner à votre suivante.

— Je m’y oppose, fit-elle d’une voix mutine, je ne dois plus avoir rien de caché pour vous ; désormais vous connaîtrez mes plus secrètes pensées.

Le jeune homme sourit avec bonheur ; en ce moment on amena les chevaux.

Doña Hermosa profita des quelques paroles que don Torribio échangea avec l’Apache pour dire rapidement à Manuela :

— Il faut que ton fils soit ici dans une heure, s’il est possible.

La vieille femme lui fit un signe d’intelligence.

Le jeune Mexicain rentra dans le toldo.

— Je vais accompagner moi-même Na Manuela jusqu’auprès des retranchements du présidio, dit-il : de cette façon vous serez sûre que votre émissaire n’aura couru aucun danger.

— Je vous remercie, répondit doña Hermosa.

Les deux femmes se jetèrent dans les bras l’une de l’autre, et s’embrassèrent comme si elles ne devaient plus se revoir.

— N’oublie pas ! murmura doña Hermosa.

— Soyez tranquille, répondit Manuela.

— Vous êtes ici chez vous, señorita, dit don Torribio, personne n’y pénétrera sans votre assentiment.

Doña Hermosa le remercia d’un sourire et l’accompagna jusqu’à la sortie du toldo ; Manuela et le jeune homme montèrent à cheval et partirent.

La jeune Américaine les suivit des yeux dans la nuit, et lorsque le pas de leurs chevaux se fut confondu aux autres bruits du camp elle rentra dans le toldo en murmurant :

— La partie est engagée, maintenant il faut qu’il me dévoile ses projets.

Un quart d’heure plus tard, Manuela et son guide arrivèrent à cinquante pas au plus du pueblo.

Les deux voyageurs n’avaient pas échangé une parole.

— Ici vous n’avez plus besoin de moi, dit don Torribio ; gardez ce cheval, il pourra vous servir ; que Dieu vous conduise !

Sans ajouter une parole, il tourna bride et regagna le camp, laissant la vieille dame seule.

Celle-ci ne s’effraya pas, elle jeta un regard autour d’elle afin de s’orienter, puis elle s’avança résolument du côté de la ville dont la masse sombre s’élevait devant elle à une légère distance.

À peine Manuela avait-elle fait quelques pas dans cette direction qu’une main vigoureuse saisit la bride de son cheval, tandis qu’un pistolet était appuyé sur sa poitrine, et qu’une rude voix lui disait à voix basse en espagnol :

— Qui vive ?

— Ami ! répondit-elle en réprimant un cri d’effroi.

— Ma mère ! reprit la voix avec la joie la plus vive.

— Estevan, mon fils chéri ! s’écria-t-elle avec bonheur, et elle se laissa aller dans les bras de son fils, qui la tint un instant serrée contre sa vigoureuse poitrine.

— D’où viens-tu donc ainsi ? reprit-il au bout d’un instant.

— Du camp des Peaux-Rouges.

— Déjà ? fit-il avec étonnement.

— Oui, ma maîtresse m’envoie vers toi.

— Et qui était l’homme qui t’accompagnait, petite mère ?

— Don Torribio lui-même.

— Malédiction ! murmura le mayordomo. Je l’ai laissé échapper, et depuis cinq minutes je le tenais au bout de mon fusil… Enfin ! Mais ne restons pas ici. Viens avec moi ; lorsque tu seras en sûreté, tu me rapporteras ce que ta maîtresse t’a chargé de me dire.

Lorsqu’ils furent au présidio, Estevan se fit raconter par sa mère ce qui leur était arrivé pendant leur expédition.

— Oh ! dit-il plusieurs fois, les femmes sont des démons, les hommes ne sont que des niais à côté d’elles.

Lorsque Manuela eut terminé son récit :

— Il n’y a pas un instant à perdre, lui dit-il, ma mère ; il faut absolument que don Pedro reçoive sa lettre cette nuit. Le pauvre père doit être dans, une inquiétude mortelle.

— Je vais partir, dit Manuela.

— Non, reprit-il, tu as besoin de repos. J’ai avec moi un homme qui s’acquittera parfaitement de cette commission.

— Comme tu voudras, fit-elle en lui remettant la lettre.

— Oui, cela vaudra mieux ainsi ; entre dans cette maison, la digne femme à qui elle appartient me connaît et elle aura soin de toi.

— Iras-tu trouver doña Hermosa ?

— Pardieu ! pauvre demoiselle, penses-tu que je veuille la laisser ainsi sans protection au milieu des païens, et puis, qui sait ! peut-être ce qu’elle a à me dire est-il important pour nous.

— Merci, Estevan ! toujours dévoué ! Je te reconnais bien là.

— Que veux-tu, mère ? dit le mayordomo en riant, il paraît que c’est ma vocation.

Il embrassa sa mère, la fit entrer dans la maison, et, après l’avoir chaudement recommandée à la propriétaire, il ressortit et se mit à la recherche de l’émissaire qu’il voulait expédier à don Pedro de Luna.

Autour d’un feu brillant allumé au milieu d’une rue, plusieurs hommes reposaient enveloppés dans leurs manteaux.

Estevan secoua rudement du pied l’un des dormeurs.

— Allons, allons, Tonillo ! lui dit-il, debout, mon garçon, il faut partir pour l’hacienda de las Norias.

— Mais j’en arrive il y a à peine une demi-heure, murmura le lepero encore à moitié endormi en se frottant les yeux.

— Je le sais bien, répondit le jeune homme, c’est pour cela que je t’y renvoie, tu dois en bien connaître la route ; d’ailleurs, c’est de la part de doña Hermosa.

— De la part de doña Hermosa ! s’écria le lepero, que ce nom réveilla subitement ; et se levant avec vivacité : parlez, que faut-il faire ?

— Bien, mon ami, voilà comme je vous aime ; vous allez monter à cheval sans délai et porter cette lettre à don Pedro ; elle est de sa fille, c’est vous dire combien elle est importante.

— Très bien, je pars à la minute.

— Je n’ai pas besoin de vous avertir que vous ne devez pas vous laisser enlever ce griffonnage.

— Je le vois bien, canarios !

— Vous vous ferez tuer plutôt que de le livrer.

— Oui, soyez tranquille, mayordomo.

— Et, même après votre mort, on ne le trouvera pas ?

— Je le mangerai plutôt, rayo de Dios !

Le Zapote, un quart d’heure après, s’élançait au galop sur la route de l’hacienda.

— A mon tour, maintenant, murmura le jeune homme dès qu’il fut seul. Comment parvenir jusqu’à doña Hermosa ?

Il parait qu’il trouva facilement le moyen qu’il cherchait, car ses sourcils, qui s’étaient froncés, s’écartèrent, et il se dirigea gaîment vers le fort.

Après une conférence avec le major Barnum, qui, depuis la mort du gouverneur, avait pris le commandement de la ville, Estevan quitta son costume ; il se déguisa en Indien et se dirigea vers le camp des Apaches.

Quelques minutes avant le lever du soleil, il était de retour à la ville.

— Eh bien ? lui demanda sa mère.

— Tout est pour le mieux, répondit-il. Vive Dios ! je crois que doña Hermosa fera payer cher à ce démon maudit l’enlèvement de don Fernando Garril.

— Dois-je aller la rejoindre ?

— Non, ce n’est pas nécessaire.

Et, sans entrer dans de plus grands détails, le jeune homme, qui tombait de fatigue, alla prendre quelques heures de repos.

Quelques jours se passèrent sans que les Indiens attaquassent de nouveau la ville, ils se contentèrent de la resserrer de plus en plus, sans chercher à s’en emparer ; leur projet semblait être de ne pas tenter un nouvel assaut, mais d’affamer ses habitants et de les obliger ainsi à se rendre.

La ville était si étroitement bloquée qu’il était impossible aux assiégés de faire un pas au dehors ; toutes leurs communications étaient coupées, et les vivres commençaient à leur manquer ; tous les bestiaux rentrés dans la ville au commencement du siège avaient été tués les uns après les autres ; les Mexicains en étaient réduits à en manger les cuirs.

Le projet des Indiens aurait sans doute réussi, et les Mexicains, réduits à la dernière extrémité, n’auraient pas tardé à se rendre sans coup férir, mais une idée d’Estevan, communiquée au major Barnum et mise immédiatement à exécution, vint tout à coup renverser les plans du Chat-Tigre, et l’obliger à donner l’assaut, pour empêcher la révolte des tribus qui l’accompagnaient.

L’assaut était ce que désiraient le plus les Mexicains, que les angoisses de la faim réduisaient au désespoir.

Estevan fit confectionner deux cent cinquante pains de froment qu’il satura d’arsenic ; il fit charger ces pains sur quelques mules qui restaient dans la ville, en les accompagnant de quatre-vingts barils d’eau-de-vie mélangée de vitriol ; puis, avec dix hommes sûrs qui le suivirent, il sortit en escortant cet effroyable chargement, et alla passer à quelques pas des retranchements des Peaux-Rouges.

Ce qu’il avait prévu arriva : les Indiens, qui adorent l’eau-de-vie, alléchés à la vue des barils, se précipitèrent au-devant de la caravane dans l’intention de s’en emparer.

Don Estevan ne perdit pas de temps ; il jeta pains et barils sur le sable, et, piquant des deux, il rentra dans la ville avec ses mules, que ses compagnons l’aidèrent à rassembler.

Les Indiens transportèrent les barils dans leur camp, les défoncèrent, et commencèrent une orgie qui ne se termina que lorsque tous les pains et toute l’eau-de-vie eurent disparu.

Plus de deux mille Indiens moururent des suites de cette ingénieuse idée du mayordomo, dans des tortures inouïes[1] ; les autres, frappés de terreur, commencèrent à se débander dans toutes les directions. Les Indiens, exaspérés dans le premier moment d’effervescence, et malgré les efforts de leur grand chef, massacrèrent sans pitié, avec des raffinements horribles, les hommes, les femmes et les enfants tombés en leur pouvoir au commencement de la guerre, et que, depuis cette époque, ils gardaient prisonniers dans le camp.

Doña Hermosa elle-même, malgré le respect qui l’entourait et le soin extrême qu’elle mettait à sortir le moins possible de son toldo, fut sur le point de tomber victime de la fureur des Indiens ; le hasard seul la sauva.

Le grand chef résolut d’en finir.

Il donna par le Zopilote l’ordre à tous les sachems de se réunir en conseil dans son toldo.

Lorsque tous furent arrivés, il annonça que le lendemain à l’endit’ha (point du jour), l’assaut serait donné au présidio de tous les côtés à la fois.

Don Torribio, lui aussi, avait, en qualité de chef, assisté au conseil ; aussitôt qu’il fut libre, il se rendit au toldo de doña Hermosa, à laquelle il fit demander un entretien.

Depuis l’arrivée de la jeune fille au camp, bien que le Chat-Tigre fût parfaitement au courant de tout ce qui s’était passé entre elle et don Torribio, il avait évité avec le plus grand soin de se rencontrer avec elle, tout en félicitant don Torribio de l’amour que la jeune fille paraissait avoir pour lui.

Cependant un observateur se serait facilement aperçu que le Chat-Tigre cachait au fond de son cœur une arrière-pensée fatale, mais don Torribio était trop aveuglé par son amour, pour chercher à lire sur le visage impénétrable du vieux partisan.

La force de sa passion et la fureur avec laquelle il s’y abandonnait, l’étourdissaient sur la honte et le remords qui le brûlaient, lorsqu’il réfléchissait à l’infamie dont il s’était rendu coupable en trahissant lâchement les siens, pour se mêler aux hordes féroces et sanguinaires des Apaches.

La jeune fille, en apprenant que don Torribio désirait lui parler, donna ordre qu’il fût immédiatement introduit.

Doña Hermosa causait en ce moment avec son père ; don Pedro de Luna, aussitôt qu’il avait reçu la lettre de sa fille, s’était hâté de se rendre auprès d’elle ; depuis plusieurs jours déjà il se trouvait au camp.

L’intérieur du toldo n’était plus reconnaissable ; don Torribio l’avait fait garnir de meubles précieux enlevés par les Indiens dans diverses haciendas. Des séparations avaient été construites, des cloisons placées, enfin la métamorphose était complète, et, quoique l’extérieur fût resté le même, l’intérieur était devenu, grâce aux changements qu’on lui avait fait subir, une véritable habitation européenne.

Avec don Pedro était aussi revenue Manuela, la nourrice de doña Hermosa, ce qui avait été fort agréable à la jeune fille, d’abord à cause de la confiance qu’elle avait en elle, ensuite parce que Manuela lui était indispensable pour ces mille petits services et ces soins qu’une femme du monde est habituée à se faire rendre, et qui lui sont devenus un besoin impérieux. En outre, la présence de la vieille femme, toujours en tiers lorsque don Torribio venait visiter doña Hermosa, mettait celle-ci à l’abri de toute tentative audacieuse que la violence de sa passion aurait poussé le jeune homme à commettre, et le contraignait peut-être malgré lui à ne jamais sortir des bornes d’un profond respect.

Quel que fût l’étonnement des Peaux-Rouges à la vue des changements opérés par don Torribio, la vénération et le dévouement qu’ils professaient pour le Chat-Tigre étaient si grands, qu’avec cette délicatesse innée chez les hommes de leur race ils avaient feint de ne rien voir, puisque leur chef ne jugeait pas à propos de se formaliser de la conduite du chef pâle ; du reste, comme en toutes circonstances celui-ci leur prêtait un concours énergique, qu’il était toujours le premier au combat et le dernier à la retraite, ils trouvaient juste qu’il arrangeât son bonheur comme bon lui semblait, sans que personne y trouvât à redire.

— Eh bien ! lui demanda doña Hermosa dès qu’elle l’aperçut, le Chat-Tigre est-il parvenu à calmer l’effervescence qui s’était emparée des tribus ?

— Oui, grâce au ciel ! señorita, répondit-il, mais l’action commise par le major Barnum est indigne, et plutôt le fait d’une bête fauve que d’un être civilisé !

— Peut-être le major n’est-il pas coupable, dit la jeune fille.

— Oh ! les blancs sont habitués à traiter ainsi les Indiens ! N’ai-je pas entendu mille fois répéter que les Peaux-Rouges ne sont pas des hommes ? Toute arme qui les tue est bonne, le poison est une des plus sûres ; ce crime affreux suffirait seul pour me justifier d’avoir abandonné les rangs de tels monstres.

— Ne parlons plus de cela, je vous prie ; vous me faites frissonner ; malgré moi je suis contrainte de vous donner raison ; en voyant de telles horreurs on est près de regretter d’appartenir à la race des hommes capables de les inventer.

— Qu’a-t-on résolu dans le conseil ? demanda don Pedro pour détourner la conversation

— Demain, au lever du soleil, répondit don Torribio, un assaut général sera donné au présidio de San Lucar.

— Demain ! s’écria la jeune fille avec effroi.

— Oui, reprit-il, demain, je l’espère, je me serai vengé de ceux qui furent mes frères et qui’m’ont forcé à les renier ! demain je serai vainqueur ou mort.

— Dieu protégera la bonne cause, don Torribio, dit doña Hermosa avec un accent indéfinissable.

— Merci ! ma cousine, répondit le jeune homme, qui se méprit sur le sens de ses paroles.

Don Pedro réprima avec peine un geste de douleur.

— Pendant la bataille, qui sera rude, reprit don Torribio, je vous en conjure, señorita, ne sortez pas de ce toldo : je ne serai pas là pour vous protéger ; nul ne sait, en cas de revers, jusqu’où la rage des Apaches pourrait les entraîner ; je laisserai vingt hommes résolus, des vaqueros sur lesquels je puis compter, pour vous défendre ; du reste, aussitôt que l’action sera terminée je vous enverrai prévenir.

— Nous quittez-vous donc déjà, don Torribio ? demanda la jeune fille, à un mouvement qu’elle lui vit faire.

— Il le faut, señorita, je suis un des chefs de l’armée indienne, en cette qualité j’ai des devoirs à remplir, je dois tout préparer pour demain : je vous supplie donc de m’excuser.

— Adieu ! puisqu’il le faut, don Torribio, reprit la jeune fille. Après s’être respectueusement incliné devant doña Hermosa et son père, don Torribio se retira.

— Tout est perdu ! murmura don Pedro ; il est impossible que les Mexicains résistent à un assaut.

La jeune fille regarda un instant son père avec une expression étrange, et, se penchant à son oreille :

— Père, lui demanda-t-elle doucement, avez-vous lu la Bible ?

— Pourquoi cette question, petite folle ? répondit don Pedro.

— Parce que, reprit-elle en souriant d’un air câlin, vous avez oublié l’histoire de Dalila.

— Eh ! mais, fit-il de plus en plus étonné, voudrais-tu donc lui couper les cheveux ?


Un autre homme, penché en avant, semblait écouter avec anxiété les bruits de la nuit.

Quien sabe ? — qui sait ? — dit-elle en hochant sa tête mutine, avec une délicieuse expression de bravade, et en posant un de ses doigts mignons sur ses lèvres rosées.

Don Pedro fit le geste d’un homme qui ne comprend plus du tout, et qui renonce à chercher le mot d’une énigme indéchiffrable.



  1. Historique. Un fait identiquement semblable s’est passé au Carmen de Patagonie, lors d’une attaque des Indiens Pampas. — G. Aimard.