Le Cœur de pierre (Aimard)/14

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Roy & Geffroy (p. 298-307).


XIV

PÉRIPÉTIE


Quelques jours s’étaient écoulés depuis la prise du présidio de San-Lucar.

Le pueblo avait été livré au pillage avec des raffinements de barbarie impossible à décrire.

Les principales maisons avaient seules échappé, grâce au moyen employé par le Chat-Tigre qui, pour sauver les immenses richesses qu’elles renfermaient, les avait adjugées aux sachems les plus puissants de son entourage.

Le vieux partisan avait établi son quartier général dans l’ancienne demeure que don Torribio Quirogea possédait dans le vieux faubourg, et que le jeune homme avait gracieusement fait disposer pour le recevoir.

Doña Hermosa et son père avaient repris possession de leur maison.

La ville, entièrement habitée par les Indiens, avait un aspect lugubre : plus de commerce, plus de chants joyeux, plus rien de ce qui animait jadis l’insouciante colonie mexicaine ; à chaque pas des décombres, des ruines ; çà et là abandonnés dans les rues, des cadavres, sur lesquels s’acharnaient les oiseaux de proie, empestaient l’air.

Enfin, partout on retrouvait l’aspect de la désolation qu’entraîne à sa suite une guerre acharnée entre deux races ennemies depuis des siècles.

Huit jours environ après les événements que nous avons rapportés dans le précédent chapitre, vers dix heures du matin, trois personnes, réunies dans le salon de la maison de don Pedro de Luna, causaient à voix basse.

Ces trois personnes étaient don Pedro lui-même, doña Hermosa, et le digne capataz Luciano Pedralva qui, grâce au costume hétéroclite de vaquero dont il s’était affublé, ressemblait à un affreux bandit, ce qui faisait rire malgré elle Na Manuela, placée en vedette auprès d’une fenêtre, chaque fois qu’elle jetait les yeux sur lui, au grand désespoir du capataz qui, du profond de son cœur, donnait au diable ce déguisement maudit.

— Ainsi, voilà qui est convenu, Luciano, mon ami, disait don Pedro, il faut ajuster vos flûtes et vous préparer à entrer en danse.

— C’est donc pour aujourd’hui la cérémonie ?

— Sans faute, oui, mon ami : j’avoue que nous vivons dans de singuliers temps et surtout dans de singuliers pays ; j’ai vu bien des révolutions, mais celle-là les passe toutes.

— Moi je la trouve on ne peut plus logique au point de vue des Indiens, dit doña Hermosa.

— C’est possible, mon enfant, je ne veux pas discuter avec toi, mais tu conviendras qu’il y a un mois nous étions loin de nous attendre à un si prompt rétablissement du pouvoir apache sur cette frontière.

— Vous comprenez, don Pedro, que moi je ne vois goutte à tout cela, seulement il me semble que pour un futur souverain, le Chat-Tigre n’est guère magnanime.

— Qu’entends-tu par là, Luciano, mon ami ?

— Dame ! j’entends ce que tout le monde doit entendre sans doute ; la lettre qu’il a adressée avant-hier à don Fernando est assez explicite, je suppose car il lui dit bel et bien que si, dans cinq jours, il est encore dans la colonie, il le fera pendre.

— S’il peut s’en emparer ! dit vivement doña Hermosa.

— C’est entendu, señorita, fit le capataz.

— Pourquoi t’étonner de cela, Luciano ? répondit don Pedro avec bonhomie ; mon Dieu ! l’on voit tant de choses extraordinaires dans ce monde ! Ainsi moi je connais une foule de personnes auxquelles pareilles menaces ont été faites et qui ne s’en portent pas plus mal.

— Cet égal, malgré cela je ne m’y fierais pas.

— Mais il ne s’agit pas de tout cela : vous allez retourner à l’hacienda, don Luciano, et surtout n’oubliez pas mes recommandations.

— Rapportez-vous-en à moi, seigneurie, mais un mot encore.

— Dites, mon ami, mais hâtez-vous.

— Je suis on ne peut plus inquiet de don Estevan, fit-il à demi-voix pour ne pas être entendu de Manuela ; depuis six jours il a disparu sans que nous ayons eu de ses nouvelles.

Doña Hermosa sourit finement.

— Estevan n’est pas homme à se perdre sans laisser de traces ; rassurez-vous, le moment venu, vous le reverrez, dit-elle.

— Tant mieux ! señorita, car c’est un homme sur lequel on peut compter.

— Don Torribio ! fit Manuela en se retournant.

— Hum ! dit le capataz, il est temps que je disparaisse alors.

— Venez, venez, dit la mère du mayordomo.

Après s’être incliné devant doña Hermosa et don Pedro, le capataz suivit Manuela.

À peine la porte par laquelle sortait le capataz était-elle refermée, qu’une autre s’ouvrait pour livrer passage à don Torribio.

Le jeune homme portait un magnifique costume indien ; son front était soucieux et son regard triste ; il s’inclina devant la jeune fille, serra amicalement la main de don Pedro, et sur un geste muet de doña Hermosa prit un siège.

Après les premiers compliments, la fille de l’haciendero, que l’apparence sombre du jeune homme inquiétait plus qu’elle ne voulait le laisser paraître, se pencha gracieusement vers lui, et d’un air d’intérêt parfaitement joué :

— Qu’avez-vous, don Torribio ? lui demanda-t-elle, vous semblez triste : auriez-vous reçu de mauvaises nouvelles ?

— Non, señorita, je vous remercie de l’intérêt que vous voulez bien prendre à ce qui me regarde ; si j’étais un ambitieux, tous mes souhaits seraient comblés, puisqu’en recevant votre main dans quelques jours, le rêve de toute ma vie sera satisfait ; vous voyez, señorita, ajouta-t-il avec un sourire triste, que je vous fais lire jusqu’au plus profond de mon cœur.

— Je vous en sais gré, don Torribio, cependant, ces jours passés vous n’étiez pas ainsi, il faut qu’il soit arrivé…

— Rien, je vous assure, qui me touche personnellement, interrompit-il ; mais, plus le moment approche où doit avoir lieu la cérémonie de prise de possession de cette terre que nous avons reconquise, plus le découragement s’empare de moi ; je n’approuve nullement la résolution du Chat-Tigre de se faire proclamer chef indépendant d’une manière officielle, c’est une folie à laquelle je ne puis rien comprendre ; le Chat-Tigre sait aussi bien que qui que ce soit qu’il lui est impossible de se soutenir ici ; les Apaches, malgré leur bravoure, ne sauraient résister aux troupes disciplinées que le gouvernement mexicain enverra contre nous dès qu’il recevra la nouvelle de cette échauffourée.

— Est-il donc impossible de faire changer le Chat-Tigre d’avis à ce sujet ?

— Oui, j’ai employé tous les moyens, je lui ai fait les observations les plus sensées, il n’a voulu rien entendre : cet homme poursuit un but que lui seul connaît, le désir qu’il manifeste hautement de régénérer la race indienne n’est pour moi qu’un prétexte.

— Vous m’effrayez, don Torribio ; s’il en est ainsi, pourquoi ne pas abandonner cet homme ?

— Le puis-je ? répondit-il avec accablement ; ne suis-je pas un renégat, maintenant ? Vous l’avouerai-je, señorita ? bien que tout soit calme en apparence, que l’avenir semble me sourire, eh bien, depuis quelques jours, un découragement invincible s’est emparé de moi, je vois tout en noir, je me sens fatigué de la vie, j’ai, enfin, le pressentiment que je suis à la veille d’un horrible malheur.

Doña Hermosa lui jeta à la dérobée un regard perçant.

— Chassez ces tristes pensées, lui dit-elle avec intention, votre avenir est assuré désormais, rien ne peut le changer.

— Je le crois, mais, vous le savez, señorita, entre la coupe et les lèvres, il y a place pour un malheur.

— Allons, allons ! don Torribio, dit gaiement don Pedro, mettons-nous à table, voici probablement le dernier repas que nous ferons avec vous avant la prise de possession, car c’est pour aujourd’hui, n’est-ce pas ?

— Oui, répondit don Torribio en offrant la main à doña Hermosa pour passer dans la salle à manger.

Un splendide déjeuner était servi.

Les premiers moments furent silencieux ; les convives semblaient gênés, mais peu à peu, grâce aux efforts de doña Hermosa et de son père pour égayer le jeune homme, la glace se rompit, et la conversation prit une tournure plus gaie : on voyait que don Torribio se faisait violence pour renfermer dans son cœur un flot de pensées qui lui montaient aux lèvres et qu’il ne voulait pas laisser échapper.

Vers la fin du repas, le chef se tourna vers doña Hermosa.

— Señorita, lui dit-il, ce soir tout sera dit pour moi : en assistant en costume de chef indien à la cérémonie d’aujourd’hui, j’aurai franchement jeté le gant à mes compatriotes, en leur faisant comprendre que je me suis franchement rallié à la cause des Peaux-Rouges, et que, grâce au Chat-Tigre et à moi, ce qu’ils ont pris dans le principe pour une course indienne était le soulèvement d’un peuple tout entier ; je connais l’orgueil des blancs : quoiqu’ils ne puissent parvenir à féconder les immenses territoires qu’ils possèdent, ils ne voudront pas nous laisser jouir en paix de l’héritage que nous nous sommes taillé à la pointe de nos lances, le gouvernement mexicain nous fera une guerre acharnée. Puis-je compter sur vous ?

— Avant de vous répondre, don Torribio, j’attends que vous vous expliquiez plus clairement.

— C’est ce que je vais faire. Ce que les Espagnols redoutent surtout dans une insurrection indienne, ce sont les représailles, c’est-à-dire le massacre des blancs. Mon mariage avec une Mexicaine est un gage de paix que nous donnons aux Espagnols et une sécurité pour l’avenir de leur commerce et la sûreté des relations que nous établirons avec eux ; quelles que soient les objections des chefs de nos tribus, notre route est tracée ; le Chat-Tigre et moi, nous n’en dévierons pas d’une ligne. Je vous adresse donc cette franche et loyale question, señorita : « Voulez-vous m’accorder votre main ? »

— Qui nous presse en ce moment de traiter une si grave matière, don Torribio ? répondit-elle. N’êtes-vous pas sûr de moi ?

Le jeune homme fronça le sourcil.

— Toujours la même réponse ! dit-il. Enfant qui jouez avec le lion ; si je ne vous avais pas soutenue depuis huit jours, vous auriez été massacrée déjà. Croyez-vous donc que j’ignore vos petites manœuvres et que je n’aie pas vu clair dans vos combinaisons ? Vous avez voulu jouer un jeu qui tue ; imprudente ! vous vous êtes laissé prendre dans les filets que vous m’aviez tendus. Vous êtes en mon pouvoir ; à moi maintenant à vous dicter mes conditions : demain, vous m’épouserez : la tête de votre père et celle de don Fernando me répondront de votre obéissance.

Et, saisissant une carafe en cristal pleine d’une eau limpide, il remplit son verre et le vida d’un trait, tandis que doña Hermosa fixait sur lui un regard étrange.

— Dans une heure, ajouta-t-il en posant sur la table son verre, qui se brisa, je veux que vous assistiez à la cérémonie auprès de moi.

— J’y serai, répondit-elle.

— Adieu ! dit-il d’une voix sombre ; et il sortit en lui lançant un dernier regard.

La jeune fille se leva vivement, saisit la carafe et en vida le contenu en murmurant :

— Don Torribio, don Torribio, tu me Tas dit toi-même, entre la coupe et les lèvres il y a la mort !

— Il faut en finir, dit don Pedro.

Sur un signe de sa fille il sortit sur la terrasse de la maison et plaça deux jardinières chargées de fleurs auprès de la balustrade.

Il paraît que cela était un signal : car ces jardinières étaient placées depuis quelques minutes à peine, lorsque Manuela entra vivement dans le salon en disant :

— Il est là.

— Qu’il entre ! s’écrièrent à la fois don Pedro et sa fille.

Don Estevan entra dans la salle à manger.

L’haciendero, après avoir recommandé à Na Manuela la plus grande vigilance, ferma les portes avec soin et vint s’asseoir auprès du jeune homme auquel il dit à demi-voix :

— Eh bien, Estevan, mon ami, quoi de nouveau ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La plaza mayor du pueblo présentait ce jour-là un aspect inaccoutumé : un large échafaud, recouvert d’un tapis de velours rouge, s’élevait au centre.

Sur cet échafaud était placée une butacca en bois de mahogany ou bois acajou ; à droite de ce fauteuil, il s’en trouvait un autre plus bas et plus simple, plusieurs équipales étaient rangés en demi-cercle derrière ces deux sièges.

À midi précis, au moment où le soleil arrivé à son zénith fait rayonner ses chauds et éclatants rayons, cinq coups de canon tirés à intervalles égaux éclatèrent majestueusement.

Au même instant, par chacune des entrées de la place, débouchèrent les diverses tribus apaches qui composaient l’armée du Chat-Tigre, conduites par leurs principaux sachems et revêtues de leurs habits de cérémonies.

Ces guerriers étaient peu nombreux et formaient un effectif de quinze cents hommes tout au plus, car, suivant la coutume indienne, aussitôt après la prise du présidio, le butin avait été envoyé sous bonne escorte dans les villages, et la plus grande partie des Indiens s’étaient débandés pour rejoindre leurs atepelts ; ceux qui restaient étaient les fidèles, des guerriers expérimentés et dévoués de cœur au Chat-Tigre.

Celui-ci, après la défaite des Mexicains, n’avait pas cru nécessaire de conserver plus de monde près de lui, d’autant plus qu’il savait qu’au premier signal les déserteurs le rejoindraient immédiatement.

Au fur et à mesure que les tribus arrivaient sur la place, elles se rangeaient en bon ordre sur trois côtés, laissant vide le quatrième, qui du reste fut presque immédiatement occupé par une troupe de deux cents vaqueros à peu près qui, de même que les Indiens, restèrent immobiles à l’endroit qui leur était assigné.

Seulement, les Indiens étaient à pied et presque sans armes, n’ayant conservé que leurs machetes à la ceinture, au lieu que les vaqueros étaient à cheval et armés jusqu’aux dents.

Quelques rares curieux, Anglais, Français ou Allemands, qui étaient restés dans la ville à la suite de l’occupation, montraient çà et là leurs visages effarés aux fenêtres des maisons de la place.

Les femmes indiennes, groupées en désordre derrière les guerriers, avançaient curieusement la tête par-dessus l’épaule de ceux-ci pour voir ce qui allait se passer.

Le centre de la place était libre.

Devant l’échafaud se tenait, au pied d’un autel grossier en forme de table, avec une profonde rainure, et surmonté d’un soleil, le grand amantzin des Apaches, accompagné de cinq sorciers d’un ordre inférieur. Tous avaient les bras croisés sur la poitrine et les regards dirigés vers la terre.

Lorsque chacun eut pris place, cinq autres coups de canon retentirent.

Alors une brillante cavalcade arriva en caracolant sur la place.

En tête venait le Chat-Tigre, l’air fier et l’œil étincelant, tenant en main le totem, et ayant à sa droite don Torribio, portant le grand calumet sacré.

Derrière eux venaient don Pedro, sa fille et plusieurs des principaux habitants de la ville.

Le Chat-Tigre descendit de cheval, monta sur l’échafaud, et se plaça devant le premier fauteuil, mais sans s’y asseoir.

Don Torribio, après avoir aidé doña Hermosa à mettre pied à terre, vint se placer devant le second fauteuil.

Les traits du jeune homme, ordinairement pâles, étaient enflammés, ses yeux caves semblaient rougis par les veilles ; il essuyait incessamment la sueur qui perlaient sur son front, il paraissait en proie à une vive agitation intérieure qui parfois se révélait sur son visage malgré les violents efforts qu’il faisait pour la maîtriser.

Doña Hermosa s’était placée derrière son père, à quelques pas à peine de l’échafaud ; elle aussi était sous le coup d’une forte émotion intérieure, elle était pâle, ses lèvres étaient serrées, parfois un tressaillement nerveux agitait tous ses membres et une rougeur fébrile envahissait son visage, qui presque aussitôt redevenait d’une pâleur livide ; elle tenait ses regards obstinément fixés sur don Torribio.

Les sachems apaches se groupèrent au pied de l’échafaud qu’ils entourèrent.

Le canon retentit une troisième fois : alors les sorciers s’écartèrent et laissèrent voir un homme étroitement garrotté qui gisait sur le sol au milieu d’eux.

L’amantzin se tourna vers la foule.

— Vous tous qui m’écoutez, dit-il, vous savez pourquoi nous sommes réunis ici : notre grand-père le Soleil a souri à nos succès ; le Wacondah a combattu pour nous, nous sommes vainqueurs, ainsi que nous le promettait, il y a un mois à peine, un chef illustre. Cet atepelt est à nous ; ce chef élu par nous, pour nous commander et nous défendre, est le Chat-Tigre ; nous allons en son nom et au nôtre offrir au Maître de la vie le sacrifice qui lui est le plus agréable, afin qu’il nous continue sa toute-puissante protection ; sorciers, apportez la victime.

Les amantzins saisirent le malheureux qu’ils gardaient et l’étendirent sur l’autel : c’était un Mexicain fait prisonnier à la prise du vieux présidio ; le pulquero dans la maison duquel se passe une des premières scènes de ce récit, poussé par l’avarice, malgré les représentations qui lui avaient été faites, n’avait pas voulu abandonner sa misérable pulqueria et il était tombé entre les mains des Indiens.

Cependant don Torribio se sentait de plus en plus mal ; ses yeux s’injectaient de sang, ses oreilles bourdonnaient, ses tempes battaient avec force, il fut obligé de s’appuyer sur un des bras de son fauteuil.

— Qu’avez-vous ? lui demanda doña Hermosa.

— Je ne sais, répondit-il, la chaleur, l’émotion peut-être, j’étouffe. Cependant j’espère que cela ne sera rien.

Le pulquero, étendu sur l’autel, était dépouillé de ses vêtements ; on ne lui avait laissé que son pantalon ; le misérable poussait des cris effroyables.

L’amantzin s’approcha de lui en brandissant son couteau.

— Ah ! c’est affreux ! s’écria doña Hermosa en se cachant le visage avec les mains.


Le sorcier lui arrache le cœur tout palpitant.

— Silence ! murmura don Torribio, il le faut !

Le sorcier, sans tenir compte des cris de la victime, choisit froidement la place où il voulait frapper, tandis que le malheureux, les yeux démesurément ouverts, le regardait avec une expression d’épouvante impossible à rendre.

Tout à coup l’amantzin leva le couteau, et l’enfonçant dans la poitrine de la victime, il la lui fendit dans toute sa longueur.

Le misérable poussa un hurlement effroyable.

Alors le sorcier, plongeant sa main dans la poitrine béante du malheureux, lui arracha le cœur tout palpitant, pendant que ses aides recueillaient avec soin le sang qui coulait à flots. La victime se tordait avec des cris atroces et des efforts surhumains. En ce moment, les sachems montèrent en foule sur l’échafaud, et, asseyant le Chat-Tigre sur la butacca, ils l’élevèrent sur leurs épaules en criant avec enthousiasme :

— Vive le vainqueur des visages pâles, le grand sachem des Apaches !

Les sorciers aspergeaient la foule avec le sang de la victime.

Les Indiens, en proie à un véritable délire, trépignaient avec des cris assourdissants.

— Enfin ! s’écria le Chat-Tigre avec orgueil, j’ai tenu ma promesse, j’ai chassé à jamais les blancs de ce pays.

— Pas encore ! lui dit don Pedro d’une voix incisive : regarde !

Un véritable coup de théâtre venait d’avoir lieu.

Les vaqueros, jusque-là spectateurs impassibles de cette scène, s’étaient tout à coup précipités au galop sur les Indiens sans défense, tandis que par toutes les issues de la place entraient au pas de charge des troupes mexicaines, et que toutes les fenêtres se garnissaient de blancs armés de fusils, et qui faisaient impitoyablement feu sur la foule.

Au milieu de la place on distinguait don Fernando Carril, Luciano Pedralva et don Estevan, qui massacraient impitoyablement les Indiens éperdus en criant :

— Sus ! sus ! à mort ! à mort !

— Oh ! s’écria don Torribio en brandissant le totem, quelle affreuse trahison !

Et il s’élança pour voler au secours des Indiens, mais il chancela, un voile sanglant s’étendit sur ses yeux, et il tomba à genoux.

— Mon Dieu ! s’écria-t-il avec désespoir, qu’ai-je donc ?

— Tu as que tu vas mourir ! lui dit à l’oreille don Estevan en lui saisissant le bras avec force.

— Tu mens, chien, fit-il en cherchant à se relever : je veux sauver mes frères !

— Tes frères sont massacrés ; ne devais-tu pas tuer demain don Pablo, sa fille, don Fernando et moi-même ! Meurs, misérable, avec la rage de voir ta lâche trahison punie ! C’est moi qui t’ai fait boire du leche de palo : tu es empoisonné !

— Oh ! s’écria-t-il avec désespoir, en se traînant sur les genoux pour gagner le bord de la plate-forme, malheur ! malheur ! Dieu est juste.

Sur la place les Mexicains faisaient un carnage horrible des Indiens !

— Souvenez-vous de don José Kalbris ! criaient-ils ; vengez le major Barnum !

Ce n’était plus un combat, c’était une effroyable boucherie. Plusieurs chefs, fuyant devant don Fernando, Luciano et don Estevan, se précipitèrent sur la plate-forme, comme dans un dernier refuge.

— Ah ! s’écria don Torribio en bondissant comme un jaguar, et saisissant don Fernando à la gorge, au moins je ne périrai pas sans vengeance !

Il y eut un moment d’anxiété terrible.

— Non, ajouta le jeune homme en lâchant son ennemi et en retombant, ce serait lâche, ma vie appartient à cet homme, il me l’a gagnée !

Les assistants ne purent retenir un cri d’admiration.

Don Estevan épaula froidement son fusil et le déchargea à bout portant dans la poitrine du jeune homme étendu à ses pieds.

— Ainsi périssent tous les traîtres ! dit-il.

— Mon Dieu, s’écria don Torribio en se relevant sur les genoux, par un effort suprême, et levant au ciel un regard brillant d’espoir, mon Dieu ! je vous remercie, vous m’avez pardonné !

Son visage prit une expression de joie radieuse et, retombant en arrière, il expira.

Doña Hermosa avait disparu !

Quand le Chat-Tigre, qui longtemps avait combattu comme un lion au plus fort de la mêlée, avait reconnu que tout était perdu et qu’il ne lui restait plus qu’à échapper par une prompte fuite au sort que lui réservaient les Mexicains, s’il tombait entre leurs mains, il avait rallié autour de lui une poignée de ses braves guerriers, s’était emparé de doña Hermosa malgré ses cris et ses prières, l’avait jetée en travers sur sa selle, et, poussant son cheval au milieu des combattants, il s’était ouvert un passage, et, suivi des guerriers qui lui étaient restés fidèles, il avait réussi à sortir de la ville et à gagner la campagne.

Lorsque les Mexicains s’aperçurent de sa fuite, il était trop tard pour le poursuivre : comme l’aigle emportant sa proie dans ses serres, le vieux bandit était déjà hors de toute atteinte.