Le Cœur de pierre (Aimard)/18

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Roy & Geffroy (p. 331-336).


XVIII

EL VOLADERO DE LAS ANIMAS


Nous avons dit que don Fernando Carril, ou le Cœur-de-Pierre, avait passé la plus grande partie de sa vie dans les déserts. Élevé par le Chat-Tigre dans le périlleux métier de chasseur d’abeilles, le hasard l’avait à différentes reprises conduit, bien que contre son gré, dans les régions où il se trouvait en ce moment. Aussi connaissait-il jusque dans ses repaires les plus cachés le Voladero de las Animas. Plusieurs fois déjà il avait cherché un abri dans la grotte où se trouvait alors cachée doña Hermosa : aussi ne lui fut-il nullement difficile de la trouver, bien que l’accès en fût, à une certaine distance, tellement bien dissimulé par des accidents naturels de terrain, que tout autre que lui aurait perdu un temps infini à la chercher.

Cette grotte, une des curiosités les plus extraordinaires de cette contrée, se divise en plusieurs parties qui s’étendent à une grande distance sous la montagne, et dont deux corridors débouchent, comme deux fenêtres géantes, juste au-dessous du Voladero, à une hauteur de plus de mille pieds de la plaine sur laquelle elles planent sans que, vu la conformation singulière de la montagne, il soit possible d’apercevoir au-dessous de soi autre chose que la cime des arbres.

Le chasseur était entré dans la grotte qui, autre particularité remarquable, reçoit dans toute son étendue le jour par un nombre infini de fissures qui permettent de distinguer facilement les objets à une distance de vingt et vingt-cinq pas.

Le jeune homme était inquiet, la condition que lui imposait le Chat-Tigre le tourmentait malgré lui.

Il se demandait pour quelle raison le vieux chef avait exigé qu’il demeurât deux jours seul avec la jeune fille dans la montagne avant de regagner le campement.

Il soupçonnait que cette condition qui lui était imposée cachait un piège, mais quel était ce piège ? voilà ce que don Fernando cherchait vainement à comprendre.

Il s’avançait lentement dans la grotte, regardant à droite et à gauche pour tâcher d’apercevoir celle qu’il cherchait, sans que depuis près d’une demi-heure qu’il était entré aucun indice lui eût révélé la présence de la jeune fille.

Lorsqu’il avait atteint la limite du couvert de la forêt, le soleil sur son déclin était sur le point de disparaître à l’horizon ; la grotte, déjà passablement sombre pendant le jour, était maintenant plongée dans une obscurité presque complète ; le chasseur retourna sur ses pas pour se procurer de la lumière afin de continuer ses recherches que l’ombre rendait impossibles.

Arrivé à l’entrée de la grotte, il profita d’une dernière lueur de jour pour jeter un regard autour de lui ; plusieurs torches de bois d’ocote étaient rangées avec soin sur le seuil même de la caverne ; le jeune homme s’empressa de battre le briquet afin de se procurer du feu ; puis, une torche allumée à la main, il s’enfonça résolument dans l’intérieur.

Au moment où, après avoir parcouru sans résultat plusieurs corridors, il commençait à soupçonner le Chat-Tigre de l’avoir trompé, il aperçut à une assez grande distance devant lui une lueur d’abord incertaine, qui grandit peu à peu en se rapprochant et finit par jeter une clarté assez brillante pour lui permettre de reconnaître doña Hermosa.

La jeune fille tenait, elle aussi, une torche à la main, elle marchait d’un pas lent et incertain, la tête baissée comme une personne en proie à une vive douleur.

Doña Hermosa avançait de plus en plus, déjà elle ne se trouvait plus qu’à une cinquantaine de pas du jeune homme. Ne sachant comment attirer son attention, il se préparait à jeter un cri d’appel, lorsque le hasard voulut qu’elle relevât la tête. En apercevant un homme devant elle, elle s’arrêta, et l’interpellant avec une certaine hauteur :

— Pourquoi entrez-vous dans cette galerie ? lui dit-elle ; ne savez-vous donc pas que votre chef a défendu que personne vienne m’y troubler ?

— Pardonnez-moi, señorita, répondit le jeune homme avec émotion, j’ignorais cette défense.

— Ciel ! s’écria la jeune fille, cette voix ! mon Dieu, est-ce un rêve ! Et, laissant tomber sa torche, elle se mit à courir vers le chasseur ; celui-ci, de son côté, se hâta de se rapprocher d’elle.

— Don Fernando ! s’écria-t-elle en le reconnaissant, don Fernando ici, dans cet horrible repaire ! Mon Dieu ! quel malheur me menace encore ! Oh ! n’ai-je donc pas assez souffert ?

La jeune fille, accablée par l’émotion, perdit connaissance et tomba évanouie entre les bras de don Fernando.

Celui-ci, désespéré de ce qui arrivait, et ne sachant comment rappeler la jeune fille à la vie, se hâta de la transporter à l’entrée de la grotte, dans l’espoir que l’air lui ferait du bien ; il l’assit doucement sur un amas de feuilles sèches, et se retira discrètement à quelques pas.

Don Fernando était un homme doué d’un courage qui allait jusqu’à la témérité ; vingt fois il avait en souriant regardé la mort en face ; pourtant, en apercevant la pâle silhouette de la jeune fille immobile et comme morte devant lui, il se sentit trembler de tous ses membres, une sueur froide perla à ses tempes et des larmes brûlantes, les premières qu’il eût versées, inondèrent son visage.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria-t-il avec un sanglot déchirant, je l’ai tuée !

— Qui parle ? répondit faiblement la jeune fille, que l’air qui s’engouffrait dans la grotte commençait peu à peu à ranimer, me suis-je trompée en croyant reconnaître don Fernando, est-ce réellement lui qui est là ?

Le chasseur s’approcha doucement de la jeune fille.

— Oui, c’est moi, c’est bien moi, Hermosa, répondit-il d’une voix brisée : revenez à vous, je vous en supplie, pardonnez-moi de vous avoir causé cette douloureuse émotion.

— Hélas ! dit-elle, je me réjouirais, au contraire, de vous savoir auprès de moi, don Fernando, si votre présence dans ce lieu maudit ne m’annonçait pas un nouveau malheur.

— Rassurez-vous, señorita, reprit-il, ma présence ici n’a rien qui doive vous effrayer, au contraire.

— Pourquoi chercher à me tromper, mon ami ? dit-elle avec un pâle sourire ; ne sais-je pas bien que vous êtes prisonnier de ce monstre à face humaine qui depuis si longtemps me tient captive ?

Elle s’était redressée ; un léger incarnat avait reparu sur son visage ; elle tendit au jeune homme sa main que celui-ci, toujours agenouillé, pressa tendrement dans les siennes et couvrit de baisers brûlants.

— Maintenant nous serons deux à souffrir, lui dit-elle avec un long regard.

— Ma chère Hermosa, reprit-il, vous ne souffrirez plus, vos malheurs sont finis, je vous le répète, vous serez heureuse, au contraire.

— Que voulez-vous dire, don Fernando ? je ne vous comprends pas, vous me parlez de bonheur dans ce lieu maudit, lorsque vous et moi nous sommes au pouvoir du Chat-Tigre !

— Non, señorita, vous n’êtes plus au pouvoir du Chat-Tigre, vous êtes libre.

— Libre ! s’écria-t-elle avec explosion en se relevant tout à fait, est-ce possible, cela ? Oh ! mon père ! mon bon père, vous reverrai-je donc un jour ?

— Vous le reverrez bientôt, Hermosa, votre père est près d’ici avec don Estevan, Na Manuel a, tous ceux que vous aimez enfin !

— Oh ! fit-elle avec une expression impossible à rendre ; et, tombant à genoux, elle joignit les mains et adressa au ciel une longue et fervente prière.

Don Fernando la regardait avec une admiration respectueuse ; cette joie immense qui débordait sur le visage tout à l’heure si morne et maintenant si radieux de la jeune fille lui causait une émotion d’une douceur infinie ; il se sentait heureux comme jamais il ne l’avait été jusqu’à ce jour.

Doña Hermosa demeura longtemps en prière ; lorsqu’elle se releva ses traits étaient calmes.

— Maintenant, don Fernando, dit doña Hermosa d’une voix doucement timbrée, puisque, dites-vous, nous sommes libres, allons nous asseoir là, au dehors, et racontez-moi, dans tous ses détails, ce qui est arrivé depuis le jour où j’ai été si brusquement ravie à mon père.

Ils sortirent ; la nuit était douce et embaumée ; ils s’assirent côte à côte sur un tertre de gazon, et don Fernando commença le récit que lui demandait la jeune fille.

Ce récit fut long, car souvent il fut interrompu par doña Hermosa, qui faisait répéter plusieurs fois certains détails se rapportant à son père ; lorsque don Fernando se tut, le soleil se levait, la nuit entière s’était écoulée ainsi dans une douce causerie.

— À votre tour, señorita, dit en terminant don Fernando, à me raconter ce qui vous est arrivé.

— Oh ! moi, dit-elle avec un sourire enchanteur, ce mois s’est écoulé pour moi à souffrir en pensant aux absents que j’aime tant ; l’homme qui m’a si odieusement enlevée, je suis contrainte de lui rendre cette justice, m’a constamment traitée avec respect ; je n’ai eu à me plaindre d’aucune insulte, et même à plusieurs reprises, ajouta-t-elle en baissant les yeux sous le regard ardent du jeune homme, lorsqu’il me voyait trop triste, il cherchait à me consoler en me faisant espérer que bientôt peut-être je reverrais les personnes que j’aime et que je serais réunie à elles.

— La conduite de cet homme me semble incompréhensible, répondit don Fernando devenu rêveur ; pourquoi vous a-t-il enlevée si audacieusement, s’il devait vous rendre quelques jours après aussi facilement qu’il l’a fait ?

— Oui, répondit-elle, tout cela est étrange. Quel but se proposait-il en agissant ainsi ? Enfin, me voilà libre ; grâce au ciel, bientôt je reverrai mon père.

— Demain nous partirons pour l’aller rejoindre.

Doña Hermosa le regarda avec un étonnement mêlé d’inquiétude.

— Demain ! dit-elle ; pourquoi pas aujourd’hui, ce matin, à l’instant même ?

— Hélas ! répondit-il, j’ai juré de ne quitter ce lieu que demain ; ce n’est qu’à cette condition que le Chat-Tigre a consenti à vous rendre la liberté.

— C’est étrange ! murmura-t-elle : quelle raison peut avoir cet homme pour nous retenir ici ?

— Cette raison, je vais vous la dire, moi ! fit don Estevan paraissant tout à coup devant eux.

— Estevan !… s’écrièrent-ils ensemble en se levant et s’élançant vers lui.

— Quel heureux hasard vous ramène, mon ami ? lui demanda le chasseur.

— Ce n’est pas le hasard, mon ami, c’est Dieu qui m’a permis d’entendre une parole prononcée imprudemment par le Chat-Tigre, parole qui m’a révélé ses projets aussi facilement que s’il avait pris la peine de me les dévoiler,

— Expliquez-vous, mon ami, lui dirent-ils ensemble.

— Hier, après nous être embrassés, vous, don Fernando, vous vous dirigeâtes vers cette grotte, tandis que nous autres, au contraire, nous reprenions le chemin de la forêt. Je ne sais pourquoi, mais j’avais le cœur serré en vous quittant. Je ne m’éloignais de vous qu’à regret ; je me figurais que cette mansuétude du Chat-Tigre cachait un piège odieux dont vous deviez être victime. Je ne descendais donc que lentement, avec hésitation, lorsque, arrivé sous les premiers arbres de la forêt, je m’aperçus que le chef ne nous suivait plus ; il s’était arrêté à quelques pas de moi, il se frottait les mains avec une expression de joie méchante, il fixait sur la grotte un regard ardent, et je l’entendis distinctement prononcer ces paroles : « Je crois que cette fois je tiens enfin ma vengeance ! » Ces mots furent pour moi un trait de lumière : le plan diabolique de ce monstre m’apparut alors dans toute sa hideur et se déroula complètement à mes yeux. Vous vous rappelez, don Fernando, de quelle façon vous et moi nous avons fait connaissance ?

— Certes, mon ami, ce souvenir m’est trop cher pour que jamais il sorte de ma mémoire.

— Vous rappelez-vous votre conversation dans l’île avec le Chat-Tigre, conversation surprise par moi, les insinuations de cet homme, sa haine implacable contre don Pedro, haine hautement avouée ?

— Oui, oui, mon ami, tout cela est présent à ma pensée, mais je ne comprends pas encore où vous voulez en venir.

— A ceci, mon ami : le Chat-Tigre, désespérant d’atteindre don Pedro, a cherché à le frapper dans sa fille ; pour cela un plan longuement ourdi, plan dans lequel malgré vous il vous faisait son complice ; vous aimez doña Hermosa, vous avez tout fait pour la sauver, il vous propose de vous la rendre, mais à la condition que vous demeurerez ici pendant quarante-huit heures seul avec elle : me comprenez-vous, maintenant ?

— Oh ! c’est affreux ! s’écria le jeune homme avec la plus vive indignation.

Doña Hermosa cacha son visage dans ses mains et fondit en larmes.

— Pardonnez-moi la douleur que je vous ai causée, mes amis ! reprit don Estevan, mais j’ai voulu vous sauver de vous-mêmes, je ne pouvais y parvenir qu’en vous révélant brutalement l’odieuse machination de cet homme. Maintenant, pourquoi cette haine acharnée contre don Pedro ? C’est ce que Satan seul pourrait dire. Mais, peu nous importe, à présent ! ses projets sont démasqués ; nous n’avons plus rien à redouter de lui.

— Merci ! Estevan, dit doña Hermosa en lui tendant la main.

— Mais comment avez-vous pu revenir sur vos pas, mon ami ? demanda le chasseur.

— Oh ! bien facilement ; je suis allé tout simplement trouver le Chat-Tigre, auquel j’ai signifié qu’il ne me plaisait pas de voyager plus longtemps en sa compagnie. Notre homme fut étourdi de cette déclaration énergique, il ne trouva rien à répondre ; moi, je n’avais rien de plus à lui dire, au premier angle du chemin je le laissai là, et me voilà.

— Vous avez eu une excellente idée, mon ami, dont je vous remercie sincèrement ; maintenant, à votre avis, que devons-nous faire ? j’ai donné ma parole.

— Allons donc, cher ami, vous êtes fou, est-ce que l’on est obligé, avec des gens de cette espèce, à tenir une parole qui n’a été extorquée que dans le but de nuire ? Si vous m’en croyez, vous partirez à l’instant, au contraire, afin de déjouer par votre présence inattendue les nouvelles machinations que cet homme pourra ourdir.

— Oui, oui ! s’écria vivement doña Hermosa, Estevan a raison, suivons son conseil : partons, partons !

— Partons, puisque vous le voulez, dit don Fernando ; pour ma part, je ne demande pas mieux que de m’éloigner de cette grotte maudite, mais comment ferons-nous traverser la forêt à doña Hermosa ?

— De la façon dont je l’ai traversée déjà, répondit-elle résolument.

— Expliquez-vous, dit Estevan.

— Sur une espèce de brancard qui doit être ici encore, et que deux hommes portaient : vous savez que les serpents, surtout ceux de la petite espèce, ne s’élancent pas bien haut.

— C’est vrai : du reste, nous aurons le soin de vous envelopper dans une robe de bison, de cette façon vous serez à l’abri de tout danger.

Don Estevan se mit immédiatement en quête du brancard, qu’il retrouva facilement. Pendant ce temps-là, don Fernando préparait, de son côté, la robe de bison : tout fut prêt en quelques minutes.

— Nous sommes dans les conditions du traité, dit en souriant Estevan à son ami.

— Comment cela, répondit celui-ci, que voulez-vous dire ?

— N’êtes-vous pas convenu de vous trouver aujourd’hui seulement à votre campement ?

— C’est vrai, répondit don Fernando, cela nous aurait été impossible, si nous n’étions partis qu’à l’heure fixée.

— Hum ! qui sait si le Chat-Tigre ne comptait pas un peu là-dessus, répondit don Estevan.

Cette observation donna à réfléchir à nos trois personnages, qui continuèrent leur voyage sans reprendre la conversation si promptement interrompue.