Le Cabaret de la belle femme/Chapitre 2

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Albin Michel (p. 29-43).


LE CABARET
DE LA BELLE FEMME


J’y pense toujours, à ce cabaret au nom troublant, lorsque j’entends des gens parler d’amour au front, d’idylles sous les obus, ou que je lis un de ces contes stupides et charmants où la fille du fermier porte des bas de soie et où le petit sergent garde des violettes séchées plein sa cartouchière. Comme la guerre sera jolie, racontée dans cent ans ! Ce sont toujours les mêmes histoires qu’on nous raconte, d’ailleurs, et cela se déroule dans le même village rose et bleu, dont les habitants marcottent des hortensias au lieu de vendre de l’amadou au mètre.

C’est l’ardente marraine qui rejoint son filleul au cantonnement, déguisée en paysanne, avec un fichu de dentelle et des sabots à talons Louis XV ; c’est la belle comédienne, en tournée aux armées, qui s’éprend d’un petit bleu, timide et brave, qu’elle suit désormais de secteur en secteur, cachée dans la voiture d’infirmerie régimentaire ; ou bien, c’est la bergère aux yeux candides qui, toute rougissante, interroge le ciel, en comptant les coups de canon : « Il m’aime… un peu… beaucoup… » comme si elle effeuillait la marguerite. Ah ! tendres balivernes qui faisiez rêver les vétérans crédules et fleurir Madelon sur les lèvres des conscrits. Ah ! les belles du front…

Je vous ai pourtant connues, lorsque j’étais là-haut, mais je n’ai pas su vous voir, et à présent un cuisant regret me vient d’avoir passé si près de l’aventure sans la saisir, si près du bonheur sans le comprendre.

L’amour, c’était peut-être vous, belle épicière de Roucy, aux joues luisantes et rouges comme des pommes, qui poursuiviez à votre caisse un rêve nostalgique de corsages en tussor et de triple extrait de lilas blanc. S’écrasait-on dans votre boutique ! Combien de boîtes de conserves achetées pour vous plaire, de livres de chocolat, de savons, de fromages ! Oublierez-vous jamais tous ces adorateurs élégamment boudinés dans leurs capotes pelées, qui vous soufflaient dans le cou des madrigaux de gorille ? J’étais du nombre, madame…

Je me souviens d’un camarade qui pour vous approcher, vous plaire — qui sait, vous séduire, peut-être ? — dépensa chez vous, en quatre jours de repos, ses mandats de tout un mois. Son escouade eut du cassoulet et des tripes à manger pour six semaines, mais lui, le cœur brisé, n’y toucha pas : il leur trouvait comme un goût.

C’était peut-être vous encore, petite réfugiée de Saint-Pol, qui vendiez tant de babioles inutiles dans un tout petit magasin. On allait chez vous par besoin, pour voir des cheveux blonds, un cou mince jaillissant d’un corsage de guipure, des mains soignées — oui, par besoin, vraiment, comme d’autres allaient bayer aux devantures pour effacer de leurs yeux la décourageante vision des façades éventrées et des églises en ruine. Entre deux emplettes, nous parlions de Paris, que vous croyiez si bien connaître. On flirtait : un instant d’oubli..

J’achetai dans votre étroit bazar une paire de lunettes d’auto de vingt-neuf sous, que vous me vendîtes six francs. C’était pour me préserver des gaz. Si les Boches nous en avaient lancés le lendemain, j’étais aveugle.

Mais je ne vous en veux pas, petite réfugiée. Ce que nous allions chercher chez vous, ce n’était pas des lunettes, pas de l’amour non plus, car vous étiez honnête. C’est un rien qu’on ne vend pas, une illusion… C’était la joie fabuleuse, au sortir des tranchées, la capote brossée et les mains nettes, d’échapper un instant à cette vie brutale et de parler, de vivre un peu comme autrefois, d’oublier les obus, la boue, le riz froid, la vermine, les rats, tout ce morne tourment…

Pourtant, même avec beaucoup d’imagination, il n’y a pas là de quoi faire un roman d’amour. Je suis humilié, parfois, de cette campagne sans aventure et je voudrais mentir, raconter moi aussi ma galante anecdote, avec des marraines, des serments, des mains qu’on presse par-dessus la haie d’aubépine, des rendez-vous sous la coudraie… Mais, au dernier moment, c’est comme un mauvais sort, je pense au cabaret de la Belle Femme et c’est fini, je ne peux plus…

Il se dressait en plein front, ce cabaret de vieille France, quelque part en Champagne, entre Berry et Reims, et je le connus un soir de septembre 1914, où une pluie cinglante chassait sur les routes boueuses notre régiment fourbu, qui venait de se battre à Courcy.

Nous avions traversé sans pause un village endormi et, après une marche cahotante sur un chemin crevé d’ornières, on avait fait halte sur le bord d’un étang obscur, où, des cabanes de branchages avaient poussé comme les huttes d’un village nègre. Aussitôt on s’était rué sur les cagnas et, dans le noir, on se disputait les litières. Les officiers durent crier, pour nous retenir. En tas obscur, la compagnie se reforma.

— J’ai besoin de vingt hommes, nous dit le capitaine, vingt volontaires pour une patrouille avec le sergent Prévost.

Pas une voix ne cria : présent ! Pas une main levée. Les hommes étaient trop las, la pluie tombait trop drue. Surpris, le capitaine insista :

— C’est une patrouille très importante. J’aime mieux ne pas avoir à désigner les hommes. Allons, qui veut en être ?… Il s’agit d’aller occuper, sur la route de Laon, au nez des Boches, le cabaret de la Belle Femme.

Alors, il me sembla que le mot magique réveillait les copains exténués. Un frisson secoua la compagnie.

Le cabaret de la Belle Femme… C’était soudain comme une promesse de chaud bonheur, de repas plantureux, de vaste rigolade. La Belle Femme… Tous les soldats s’étaient rapprochés, alléchés, comme attirés par l’odeur d’un plat. Et d’un seul élan, dans l’obscurité, cinquante voix s’offrirent. — Présent ! Moi !… Moi !… Lousteau… Ricois… Desmet… Moi, mon capitaine…

Ils étaient tant qu’il fallut choisir. Je fus de la petite troupe, qui s’en alla joyeuse, laissant les camarades rongés d’envie sous leurs gourbis malgaches.

Nous avancions à l’aveuglette, le dos bossu sous les rafales, les souliers lourds de marne. Oh ! personne n’était plus fatigué. Dans le clapotement des pas arrachés à la boue et le cliquetis des baïonnettes, j’entendais des voix assourdies, qu’on devinait chargées de jubilation.

— Eh ! dis donc, vieux, le cabaret de la Belle Femme… Tu parles d’une affaire ! Comment qu’on va avoir la crise… Et qu’est-ce qu’il doit y avoir comme vieilles bouteilles… Moi, je me figure que c’est une grosse, la patronne, une bath brune.

Ce n’était pas le sergent Prévost qui nous menait : c’était l’Illusion, c’était l’Amour.

On pataugeait dans la boue, on enfonçait dans des mares sournoises et parfois, trébuchant dans les betteraves, un homme tombait de tout son long avec un affreux tintamarre de quart et de gamelle. Mais, malgré tout, on les entendait rire, et la patrouille ensorcelée suivait le sergent sans se plaindre.

Comme la pluie redoublait, Lousteau murmura, gourmand :

— On lui fera faire du vin chaud, hein, les gars ?

— Moi, tout de suite au dodo, se promettait voluptueusement un autre… Pense, ça fait bien deux mois…

Le long de la route, aux ormes gonflés d’eau, nous avancions en file indienne, l’arme à la main.

— On approche, fit le sergent.

Les dos se redressèrent, on allongea le pas… Enfin, nous arrivâmes. C’était là…

Oui, c’était bien ce que j’avais prévu. Le cabaret consistait en un pittoresque petit tas de moellons concassés et de briques pulvérisées, sur lequel se dressait bizarrement un squelette de toit, tombé tout d’une pièce sur les ruines, ses tuiles apeurées envolées devant l’obus comme une nichée de pigeons rouges. Les vieilles bouteilles étaient dessous, la belle femme aussi, peut-être… Et, blottis dans ces ruines ; nous y passâmes une nuit atroce, transis, trempés, à guetter l’ombre hostile où rôdaient les Boches.

Ce fut ma seule histoire d’amour au front. Dans mon esprit, l’aventure est restée comme le symbole de la guerre. On y partit presque joyeux, croyant à l’Aventure… Et l’on en est revenu, déçu, après des jours, des mois, des ans, pareillement gris, sans avoir rien vu que des ruines, sous lesquelles il y avait, peut-être, quelque chose…



Mais c’est déjà bien beau d’avoir à conter une anecdote. Combien n’ont même pas eu, en quatre ans de campagne, la joie amère d’une déception ? La vérité, la triste vérité, c’est qu’il n’y avait pas d’amour, qu’il n’y avait pas de femmes au front, pas plus que de beurre à la cuisine roulante ou que de carpettes dans les gourbis. Parfois, sans doute — oh ! bien rarement — on entrevoyait une femme, une vraie femme, qui emportait dans le vent parfumé de sa jupe tous les désirs d’un bataillon. Mais ce jour-là, on pouvait chanter la Capucine :

Y en a chez la voisine,
Mais ça n’est pas pour nous.

Il y avait bien aussi les filles de la ferme, la demoiselle des postes, la coiffeuse, les épicières — toutes les femmes étaient épicières, au front, les autres lavaient le linge — mais comment leur faire tenir un rôle convenable dans un roman d’amour ?

Pourtant, serais-je sincère en me moquant d’elles ?

Rayés des cadres de la vie civile, ne quittant nos tranchées que pour des villages pelés consacrés à l’élevage de maigres volailles et de gosses morveux, je crois bien que nous les trouvions belles.

Leurs jupes, surtout, nous faisaient envie, abondantes, gonflées aux reins comme des sacs de grains, et l’on regardait goulûment leurs lèvres, ouvertes sur un sourire où il manquait des dents. Ces grosses filles, nées pour deux passades brutales de campagne et finir bonnes épouses dans les bras d’un charron, n’étaient pas du tout éblouies de se voir poursuivies par ces centaines d’hommes qui, civils, ne les auraient jamais regardées. Tout de suite à leur aise dans cette vie nouvelle, elles prenaient des mines importantes, se pavanaient dans la grand’rue, tortillaient de la croupe comme un paon fait la roue et acceptaient tous les hommages comme de la petite monnaie, convaincues que leurs charmes n’en méritaient pas moins.

Partout, dans tous les villages du front que battit quatre années le flux des régiments, laissant des boites de singe en guise de coquillages, on croyait retrouver les mêmes, copiées sur un modèle unique pour la distraction du militaire, si bien qu’à distance la mémoire s’y perd et confond toutes ces dondons.

Cependant, j’en ai connu que je n’oublierai pas, et je suis sûr que les soldats qui cantonnèrent à X…-en-Ternoise se souviendront toujours des belles du pays.

Elles étaient si nombreuses que le dimanche, à la messe, elles remplissaient cinq rangs de prie-dieu. C’était ce jour-là qu’il fallait les voir, parées, chapeautées, leurs larges pieds en équilibre dans des souliers à hauts talons. De leur simple beauté des jours de semaine, elles ne gardaient que leurs cheveux ternes, coiffés en coques, et leurs bonnes joues éclatantes de santé, si reluisantes qu’on eût dit qu’elles avaient fait leur toilette à l’encaustique. Pour se mettre à la mode de Paris, elles avaient hardiment coupé un peu plus haut que la cheville leurs robes entravées d’il y a cinq ans et découvraient sans gêne de gros mollets gonflant des bas de coton. C’étaient tous ces mollets qui gâtaient l’existence du curé. Haut en couleurs, emporté, candide, un peu braillard, c’était un vrai curé à la Daudet, et je n’ai jamais imaginé autrement celui de Cucugnan. Le brave homme menait sa paroisse au pas cadencé, la faisant manœuvrer à coups de prêche et de harangue, et ceux d’entre nous qui n’allaient pas à la messe par piété y allaient pour entendre ses sermons.

Le dimanche, on lavait en public le linge sale de la paroisse. Toujours indigné, congestionné, furibond, M. le Curé bâclait l’évangile du jour, posait son livre sur la chaire d’un coup de poing et commençait sans préambule à dire à ses ouailles leurs quatre vérités.

— Le fils Théodule Gayet ne sait toujours pas son catéchisme, clamait-il en terrifiant le coin des gosses d’un regard aux sourcils froncés. C’est une honte ! Ses parents devraient y veiller… Je veux que cette semaine il apprenne les Sacrements par cœur, et s’il ne peut pas me les réciter jeudi, je l’interrogerai dimanche à la messe devant tout le monde. Il montera en chaire et c’est lui qui prêchera… Tu entends, Théodule ?

On ne voyait que les grandes oreilles du môme, rouges comme deux tranches de frigo, et, au bas bout de l’église, deux cents bonnes billes de soldats, épanouies d’une joie infinie. Tour à tour, le curé s’en prenait aux hommes qui rentraient saouls, aux commères qui passaient leurs journées à jacasser comme des pies borgnes, au lieu de préparer la soupe ; aux filles perdues qui servaient à boire aux soldats après l’heure et montraient leurs mollets à tout le monde, n’ayant pas plus de pudeur que les bêtes.

Mais son succès, son triomphe, sa grande scène, c’était quand il s’attaquait à la femme du boucher. Fulminant, agitant ses bras en surplis comme deux ailes de lin empesé, il semblait appeler la malédiction céleste sur la tête baissée de la grosse fille toujours assise au pied de la chaire.

C’est elle qu’il accusait d’avoir perverti la paroisse, donnant à ses compagnes l’exemple pernicieux de ses toilettes immodestes et de ses mœurs dissolues. Il ne la nommait pas, mais ses allusions, ses gestes, ses regards courroucés, tout la désignait. Moins clément que Jésus et que le boucher lui-même, il ne pardonnait pas à la femme adultère, et il s’étonnait de ne l’avoir pas encore chassée de la Maison du Bon Dieu. Tournant parfois vers nous un visage empourpré où se lisaient la colère et l’horreur, il nous criait :

— Prenez garde, soldats, quand vous rencontrerez cette sirène sur votre route ! Elle vous pourrirait non seulement l’âme, mais le corps aussi… En vérité, je vous le dis, c’est le fumier de Job sous la robe de Laïs.

Les copains, intéressés, recueillaient ces bonnes paroles avec des mines attentives.

— Bath ! s’écriaient-ils enfin, suffisamment renseignés sur les ressources de l’endroit, y a des poules qui marchent dans le patelin.

Et quand la bouchère sortait, plutôt fière d’avoir eu les honneurs du prêche, des regards égrillards lui faisaient escorte, déshabillant ce corps dodu, bien fait pour le joli péché. Je n’ai jamais rencontré de femme dont la réputation fût pire.

Hélas ! faut-il qu’il y ait des erreurs judiciaires même devant le tribunal de Dieu ? Je l’ai bien connue, moi, la femme du boucher, et je puis jurer que c’était une sainte, un peu défraîchie peut-être par la fréquentation de la troupe, mais une sainte tout de même.

Combien de régiments ont, après le nôtre, éprouvé sa solide vertu et bu ses petits verres dans le débit clandestin où elle vendait à des prix d’usure d’aigres vermouths et des digestifs empoisonnés ? À combien de milliers d’hommes encore dut-elle résister ?

Quand on entrait chez elle, on trouvait toujours un camarade faisant sa cour, elle cramoisie, lui l’œil luisant, et il fallait attendre son tour, assis en file, le dos au mur, comme chez le coiffeur, tandis qu’elle écoutait le suborneur, accoudée au comptoir dans sa pose favorite, la poitrine étalée sur le tiroir-caisse. C’était un plaisir de la voir. Elle riait, énervée, frémissant quand on lui touchait seulement le gras du bras ; elle rougissait, non de pudeur, mais de fièvre, et, trop bonne fille pour rien refuser, elle finissait toujours par dire « oui ». Le camarade triomphant empochait ce « oui » là comme une lettre de change tirée sur la félicité.

— Il ne faut pas que les voisins vous voient entrer, surtout, lui recommandait tout bas la belle. Vous passerez par la cour, il y a moins de danger. Vous n’aurez qu’à prendre l’échelle qui est dehors, près de la grange, et vous sauterez par-dessus le mur : ma fenêtre restera ouverte. Mais surtout… si l’échelle y était déjà (et elle baissait alors la tête d’un air gêné)… il ne faudrait pas venir. Ça m’ennuie de vous le dire, mais voilà… j’aurai peut-être un commandant qui viendra avant vous.

C’était une vraie malchance : quand l’amoureux arrivait à pas de loup, l’échelle y était toujours. Le Roméo en godillots attendait une heure ou deux, le sang en folie, puis comme le commandant ne se décidait pas à sortir, il finissait par s’en aller, rageant à blanc, déçu, mauvais, maudissant la « poule » et la « tête cerclée ».

Eh bien ! je l’ai prise sur le fait, moi, la femme du boucher. Ce n’était pas le commandant, c’était elle, elle toute seule qui, à la nuit tombante, allait poser l’échelle derrière la grange pour que ses amoureux n’osent pas venir. Et, perdue de réputation, déshonorée, la vertueuse épouse dormait sagement dans son grand lit, mieux gardée par son échelle que par un chien loup.



Je n’ai jamais fait la cour à la femme du boucher, ni à son amie la petite brune, qui vendait du vin de teinturier et du fromage en plâtre, ni à la blanchisseuse de Savy-Berlette, qui vous rendait en sourires ce qu’elle vous perdait comme linge.

Je n’étais pas plus bégueule qu’un autre, mais je savais d’avance le résultat : quand on avait acheté toutes les conserves de la boutique, bu tous les apéritifs des parents et risqué vingt fois d’être ramassé après l’heure par les gendarmes, on réussissait tout juste, avec beaucoup de chance et suffisamment de décision, à embrasser rapidement derrière la porte un cou bronzé qui sentait le savon. Et c’était tout…

Les belles du front étaient vertueuses : elles l’étaient toujours avec le biffin, et vrai, elles n’avaient guère de mérite à nous résister. On ne sait pas comme c’est difficile de plaire aux femelles quand on a une veste déteinte qui vous arrive aux fesses, des molletières effilochées et une cravate réglementaire pour vous endimancher.

— Alors, jamais une aventure au front, pas une amourette, rien ?

— Non, jamais… Ou si, peut-être… Mais c’est si peu de chose, que j’ai bien peur de déchirer ce mince souvenir, rien qu’en ouvrant mon médaillon.

Mon amie : une petite campagnarde que j’avais connue sur les bords de l’Aisne, dans un pauvre village où nous allions au repos. Elle n’était pas vilaine et se croyait jolie, abusée par tous ces soldats qui le lui avaient dit. C’était une nature d’élite, dont le seul rêve était de mal tourner. Elle voulait tout quitter, ses parents, sa chèvre, sa maison, pour aller faire la fête à Paris. Elle n’hésitait que devant le premier pas et comme je n’insistais guère pour le lui faire franchir, notre amour ne se dépensa jamais qu’en paroles choisies.

Paresseusement étendu sur sa brouette remplie de luzerne, comme dans une bergère de verdure, je lui prédisais avec assurance Paris à ses pieds, des automobiles, des bijoux, le théâtre tous les soirs, ce qui la faisait frissonner, et son bain tous les matins, ce qui la faisait rire.

Elle m’aimait, je crois, surtout pour mes mensonges, mais elle m’aimait. Ainsi, un jour que nous remontions aux tranchées, elle me demanda en soupirant une mèche de cheveux, désir saugrenu que je ne pus satisfaire, étant alors tondu comme un navet. Elle se consola en acceptant une bague en aluminium et des bonbons anglais. Puis, il fallut se séparer : ma division partait pour l’Artois. Un soir, le long d’une haie de genévriers nous nous dîmes adieu. La nuit était piquée de tant d’étoiles qu’on eût dit qu’elle criblait de l’or dans son van bleu.

— Je ne veux pas que vous m’oubliiez, me dit ma petite amie, les yeux au ciel. Alors, tous les soirs, à dix heures, nous regarderons la même étoile pour penser l’un à l’autre.

Aussitôt, le nez levé, les doigts mêlés, nous cherchâmes notre étoile. Nous en choisîmes une, dans le voisinage du Chariot de David, pas trop petite, mais pas trop grosse : on l’eût dite faite pour nous.

Fiérote, ma petite amie se rengorgea.

— Je serai la seule du pays à avoir mon étoile, les autres filles sont bien trop bêtes… Vous la reconnaitrez, au moins ?

— Je la reconnaitrai !

Un dernier baiser, un dernier adieu de la main : je partis.


Bien des mois ont coulé sur ma modeste idylle, puis des années… Et pourtant, certains soirs, à la campagne, lorsque j’entends sonner dix heures, il m’arrive encore de lever les yeux vers le Chariot de David, et, cherchant une étoile que je ne retrouve plus, je pense en souriant à la bergère de Concevreux, une bergère sans houlette qui ne gardait qu’un troupeau d’oies.