Le Cabaret de la belle femme/Chapitre 9

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Albin Michel (p. 145-154).


CHEZ LES ANGES


Un escalier d’attaque fait de sacs à terre éventrés. Des hommes massés, muets, qui attendent. Des ordres qui serpentent, passés de bouche en bouche :

« Faites passer, baïonnette au canon… Faites passer, il est l’heure… »

Un instant encore, immense et bref, dont les cœurs martèlent les secondes, puis un cri rauque, un seul :

« En avant la troisième !… »

Et toujours muets, ils sortent, ils grimpent, ils se poussent, ils courent, le dos courbé, comme s’ils avançaient sous la grêle. Lousteau est dans les premiers, une grenade déjà prête.

Des obus, qui mêlent leur fracas et leurs jets rageurs, piochent autour d’eux. Une mitrailleuse crépite, comme une machine qui coudrait avec des balles. Quelques capotes bleues tombent lourdement, le nez en avant : on dirait qu’ils ont buté.

— Hardi ! On les a…, crie un chef.

Tiens, Lousteau s’arrête. Il fait « hou ! » Ses genoux plient, sa tête tombe en avant, et il s’écrase drôlement, le torse droit, comme s’il s’asseyait en tailleur… Ça y est…


— Bon Dieu, mais je suis au ciel !

Lousteau sentit ses jambes fléchir et son cœur sonner, si bouleversé qu’il ne fut même pas surpris d’être mort. Il était au ciel… Un vent léger, tout chargé de musique et de parfums, caressait le visage frémissant des arbres. On ne voyait pas le soleil, mais il était partout, semblant jaillir des choses.

Lousteau, qui marchait depuis un moment, encore inconscient, sur un tapis épais et doux qu’on ne sentait pas sous le pied, s’était arrêté, ébloui, et regardait. C’était bien ainsi qu’il avait toujours imaginé le paradis, d’après les documents vagues mais concordants des images de première communion et des chansons sentimentales.

Il allait comme on va dans les rêves, sans s’étonner du décor qui se mettait à changer rapidement autour de lui, comme se suivent des tableaux désordonnés de cinéma. Il était dans une allée de parc, puis dans une tranchée boueuse aux parois gluantes, puis dans un beau jardin d’été, sur les boulevards aux trottoirs pluvieux lustrés de lumière, dans un vaste palais en fête… Les êtres étranges qui l’entouraient se transformaient à mesure. Les soldats subitement devenaient des anges blonds ; une jeune fille qui avait des ailes jetait sa perruque et se sauvait, changée en chasseur à pied, hurlant : « Le poste de secours ! Où se trouve le poste de secours ?… » Cela rappela à Lousteau qu’il était blessé. Mais il pensa avec bon sens : « Du moment que je suis mort, ça n’a pas d’importance. » Et il poursuivit tranquillement sa route.

Le décor changeait encore : une ville grouillante, des champs de neige, une forêt… Et, brusquement, il se trouva transporté à l’entrée d’une immense cathédrale, lumineuse, fleurie, sentant l’encens et les roses de serre, avec une multitude bruissante d’anges ailés qui tiraient de leurs violes de suppliants cantiques. Tous contemplaient l’autel, qui devait être le soleil.

L’esprit un peu égaré, tremblant sur ses jambes lasses, Lousteau chercha en quels termes décents il pourrait se présenter. Mais il ne trouva pas : la fatigue du voyage sans doute. Et puis, il n’avait pas l’habitude du monde et se méfiait lui-même de son franc-parler.

Gêné, il toussa et dit simplement : « C’est moi. » Mais personne ne l’entendit. Alors, résolument, sans avoir peur de marcher sur les traines avec ses godasses boueuses, il s’avança dans la grande allée en disant : « Excusez… »

Le premier ange qu’il coudoya se retourna et poussa un cri aigu, un cri de jeune femme effrayée. D’autres l’aperçurent et dans un tumulte de cris, d’appels déchirants, ce fut une, débandade, une panique, un envol… Des anges grimpaient aux piliers, d’autres se cachaient derrière les orgues, on renversait les luths, les mandores.

— Au secours ! Sauvons-nous ! criaient les anges…

Et sans égards ils bousculaient des vieillards à barbe blanche — des bienheureux sans doute — qui se sauvaient aussi, autant que le voulaient leurs jambes impotentes.

Lousteau s’était arrêté, surpris d’abord, puis angoissé. Sa gorge se serra.

— Bon Dieu, se dit-il, atterré, j’me suis gourré. Y m’attendaient pas, j’suis bon pour l’enfer.

Et il baissa la tête, retrouvant brusquement toute sa souffrance, toute sa lassitude, et la brûlure de sa blessure qui lui fouillait le ventre.

Un homme majestueux s’approchait, à pas lents. Lousteau ne vit que son auréole : un cercle d’or discret posé en arrière sur ses cheveux blancs.

— Vos grenades leur font peur, lui expliqua ce saint avec douceur. Vous auriez dû les jeter avant d’entrer.

— Ma foi, répondit humblement Lousteau, j’y avais pas pensé. Depuis le temps que je vis avec… C’est que ça fait quarante mois d’affilée que je tire, hein.

Il regarda encore le saint, puis baissant la tête, pitoyable, le dos voûté, il murmura avec résignation :

— Alors, il faut que je m’en aille. On n’veut pas de moi au ciel ?.. C’est bon…

— Mais non, mon enfant, lui dit le saint. Vous pouvez rester, nous avons une place pour vous. Tenez, vous serez dans la travée de droite, au septième banc… Vous jouerez de la harpe.

Lousteau eut un éblouissement. Ses mains se mirent à trembler, et il dut bredouiller des mots de gratitude, que Dieu seul entendit. Les anges, rassurés, se rapprochaient curieusement de lui ; pour se faire bien voir dans la maison, il leur distribua de gros sourires, comme il eût fait à des enfants. Pourtant, dans sa félicité, une chose déjà le tracassait.

— De la harpe qu’il a dit, pensait-il soucieusement !… Eh bien, me v’là bath… Si seulement ils m’avaient demandé de l’accordéon ou de l’ocarina, j’comprendrais, mais de la harpe.

Un tout petit, qui s’était glissé hardiment au premier rang et qu’il reconnut à sa peau de mouton et à sa jolie houlette pour l’avoir déjà vu dans les processions, touchait du bout du doigt sa boîte à masque, son casque, son fourreau de baïonnette. Comme il se risquait jusqu’à la musette bourrée de grenades, Lousteau repoussa doucement la menotte du petit saint Jean.

— Touchez pas, lui dit-il paternellement… Bobo…

Et il sourit à une vieille dame, qui devait être la mère. Parmi toutes ces têtes d’anges curieux, il espérait retrouver au moins un camarade, mais il dévisagea tous les élus sans en reconnaître un seul.. Cela l’étonna.

— Vous n’auriez pas des fois ici un nommé Ricois ? demanda-t-il au bon saint. Il s’est fait tuer à Douaumont, aux premières attaques…

— Non, lui répondit le vieillard de son air éternel.

— C’est dommage… C’était un bon fieu… C’est vrai que vous n’pouvez pas loger tout le monde, il s’en tue tellement en ce moment… Vous comptez combien d’hommes, à votre effectif ?

Tout de suite à son aise, il inspectait sans gêne le palais céleste, le cœur gonflé d’une joie ineffable qui lui sucrait la bouche et égayait ses yeux. La vie, autour de lui, était comme un bonheur, un été sans fin, un songe sans réveil.

Finis, la tranchée, les obus, les veilles pesantes au créneau, finies les attaques, la gamelle froide, les corvées écrasantes dans la boue des boyaux, fini tout ce morne martyre, finie la guerre… Et les joues gonflées d’un rire honnête prêt à fuser il se dit :

— y a pas, je l’ai dégauchi le fin filon…

Puis, redevenant grave, il pensa, égoïste quand même, malgré son nouveau titre d’élu :

— Dans le fond, vaut peut-être mieux que l’gars Ricois soit pas là… Bavard comme il était, il aurait été capable de l’ouvrir et de raconter la muflée qu’on avait prise ensemble à Savy-Berlette. Ç’aurait été un coup à s’faire vider.

À présent qu’il se savait chez lui, son esprit critiqueur de bon biffin lui revenait et il observait déjà le ciel d’un œil moins ébloui, il commençait à discuter les choses.

— Dans le fond, pensait-il, ils sont dix fois de trop pour le boulot qu’ils font… La moitié de l’effectif empêche l’autre de jouer de son truc… Et d’abord, s’ils savaient employer leur monde, ils n’auraient pas attendu après moi, qui n’y connais que lappe, pour jouer de la harpe… Et puis qui c’est qui commande ? Personne… Chacun fait à son idée. C’est pas pour dire, mais ça manque d’organisation.

Et ayant ainsi jugé l’armée céleste, il regarda familièrement, avec un brin d’audace, les saints qui l’entouraient.

— D’où venez-vous, mon fils ? demanda l’un, vêtu de bure.

— De la guerre ! répondit orgueilleusement le soldat.

Mais sa fière réponse n’éblouit personne. Les bienheureux surpris se regardèrent, les saintes ouvrirent de grands yeux étonnés, et seul, un jeune archange, aux ailes dorées, parut comprendre.

— La guerre, ah ! oui… murmura-t-il ayant l’air de chercher. En France, je crois… C’est en Europe, n’est-ce pas, sur la gauche ?…

Lousteau en fut tout décontenancé. Il ne pouvait pas croire que sa Guerre n’eût pas ébranlé le ciel lui-même. Vexé, il rejeta sa musette en arrière et dit, la voix bourrue :

— C’est bon… Je vas jeter mes grenades dehors. À tout à l’heure…

Le chemin qui menait au ciel avait encore changé. C’était maintenant une route poudreuse, toute pareille à ces routes du front que suivent les camions cahotants et les régiments harassés.

Il reconnaissait leurs champs râpés, leurs fossés habillés d’herbe poussiéreuse et, clouées aux arbres, les grandes pancartes qui tracent la route des autos. « Enfer », lisait-on. Et les flèches rouges indiquaient le chemin.

Enfer… C’était en enfer qu’ils allaient, tous ces êtres hâves, aux yeux peureux, ces ventrus qui portaient sous le bras des portefeuilles trop gonflés, ces mercantis qu’entouraient, comme des serpents jaunes, leurs mètres d’amadou, ces robes, ces uniformes, ces dorures… En enfer !

Brusquement, il en reconnut un, puis dix, puis vingt dans le troupeau… Blèche, l’épicier d’Aubigny, qui les volait avec ses fromages de plâtre et son vin fabriqué ; la mère Chouquet, qui injuriait les soldats qu’elle exploitait ; Foie-blanc, le petit juteux de la 5e, si brave au cantonnement et si lâche à l’attaque ; Pincetti, le gendarme aux grosses moustaches, qui les traquait au repos.

Un général boche, qui marchait seul, regarda le ciel de travers, comme un hôtel borgne où il n’aurait pas voulu descendre.

Lousteau fronça les sourcils et les regarda comme un fermier méfiant suit un passage de chemineaux.

— C’est pour leurs pieds, dit-il militairement.

Et pour leur montrer qu’il était là chez lui, il s’adossa à la porte du ciel, négligemment, comme un monsieur dont la place est gardée. Tous ces parfums lui montaient à la tête, d’ailleurs cette musique l’étourdissait, et cela lui faisait du bien de rester un peu à l’air. Fraternellement, il prit son bidon, son large bidon de deux litres, encore à moitié plein de vin rouge, et il le contempla.

— J’vas aussi être obligé d’te jeter, mon pauvre vieux… Maintenant c’est fini, j’aurai plus jamais soif. C’est malheureux, ils ne savent pas ce qui est bon… Mais, ça ne fait rien, on va s’en mettre encore un bon coup dans le col. S’étant assuré, d’un regard en biais, qu’il n’était pas repéré, il renversa la tête et but goulûment, à la régalade. On eût dit que sa bouche était cousue au bidon par un beau fil rouge. Il le vida jusqu’à la dernière gorgée, puis ayant fait claquer sa langue, comme c’est l’usage, il le jeta tristement dans l’espace. Ensuite, il se débarrassa de ses grenades, de ses cartouchières, de sa boîte à masque et de sa baïonnette qui lui meurtrissait les reins depuis tant de mois. Avant de jeter son porte-monnaie, il compta scrupuleusement ses sous, et il soupira en lançant sa blague encore pleine.

À ce moment, trottinant derrière le troupeau effaré des damnés qui gravissait la route, Lousteau aperçut une femme, une pauvre gosse de femme, ses cheveux blonds défaits, habillée d’un méchant peignoir rose et ses pieds nus dans des babouches. Elle regarda le soldat et s’approcha en larmes.

— T’es de Montmartre ? lui demanda Lousteau apitoyé.

— Oui, répondit-elle en sanglotant. Je suis punie pour être morte en prenant de la coco… Oh ! j’ai peur, si vous saviez, j’ai peur.

— Alors, tu vas en enfer, ma pauvre môme ?

— Oh ! non, se récria la petite, pas ça ! Mais j’ai dix ans de purgatoire. C’est dur, hein ? Non, je n’ose pas, je ne veux pas, je vais tellement souffrir !

Et elle se remit à pleurer.

Lousteau la regardait, à la fois amusé et peiné. Cette grosse frayeur de petite noceuse le touchait. Et sans vice, affectueusement, il tâtait cette petite poitrine, où le cœur battait trop fort.

— Tiens, lui dit-il enfin, tu me fais de la peine… Moi, je suis au ciel, tu vas prendre ma place et j’irai tirer ton purgatoire pour toi.

La petite poussa un cri, et toute pâle, ses yeux soudainement séchés, elle prit les mains terreuses de Lousteau et les lui baisa fiévreusement.

Mais une pensée atroce abattit brutalement sa joie.

— Ce n’est pas possible, gémit-elle… Ils vont bien s’apercevoir que ce n’est pas vous…

Lousteau haussa des épaules tranquilles :

— Eux, s’apercevoir de quelque chose ? railla t-il. Pas de danger…

Et se penchant vers la petite, il lui confia, en copain :

— Tu vas voir… C’est une pagaïe, là-dedans, mais une pagaïe !…


FIN