Le Calvaire/XII

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Ollendorff (p. 303-319).

XII

Quand la raison me revint, le meurtre de Spy me parut une action monstrueuse, et j’en eus horreur, comme si j’avais assassiné un enfant. De toutes les lâchetés commises, je jugeai celle-là la plus lâche et la plus odieuse !… Tuer Juliette !… C’eût été un crime, assurément, mais peut-être était-il possible de trouver, dans la révolte de mes souffrances, sinon une excuse, du moins une explication à ce crime… Tuer Spy !… Un chien… une pauvre bête inoffensive !… Pourquoi ?… Ah ! oui, pourquoi ? … À moins d’être une brute, d’avoir en soi l’instinct sauvage et irrésistible du meurtre !… Pendant la guerre, j’avais tué un homme, bon, jeune et fort ; je l’avais tué au moment précis où, les yeux charmés, le cœur ému, il s’attendrissait à regarder le soleil levant !… Je l’avais tué, caché derrière un arbre, protégé par l’ombre, lâchement !… C’était un Prussien ?… Qu’importe !… C’était un homme aussi, un homme comme moi, meilleur que moi… De son existence dépendaient des existences faibles de femmes et d’enfants ; quelque part des créatures angoissées priaient pour lui, l’attendaient ; il y avait peut-être en cette puissante jeunesse, dans ces reins robustes, des germes de vies supérieures que l’humanité espérait ! Et d’un coup de fusil imbécile et peureux, j’avais détruit tout cela… Maintenant, voilà que je tuais un chien !… et que je le tuais alors qu’il venait à moi, et qu’il essayait, avec ses petites pattes, de grimper sur mes genoux !… J’étais donc véritablement un assassin !… Ce petit cadavre me poursuivait ; toujours je voyais cette tête hideusement écrasée, le sang giclant sur les étoffes claires de la chambre, et le lit, taché de sang ineffaçablement !…

Ce qui me tourmentait aussi, c’était de penser que Juliette ne me pardonnerait jamais la perte de Spy. Elle devait avoir horreur de moi… Je lui écrivis des lettres repentantes, l’assurant que désormais j’accepterais d’elle tout ce qu’elle voudrait, que je ne me plaindrais pas, que je ne lui adresserais plus de reproches sur sa conduite ; des lettres si humiliées, si basses, d’une soumission si vile, qu’une autre que Juliette eût eu, en les lisant, le cœur soulevé de dégoût… Je les faisais porter par un commissionnaire dont je guettais le retour, anxieux, au coin de la rue de Balzac.

— Il n’y a pas de réponse !

— Vous ne vous êtes pas trompé ?… C’est bien au premier que vous avez remis la lettre ?

— Oui, Monsieur… Même que la bonne m’a dit : « Il n’y a pas de réponse ! »

Je me présentai chez elle. La porte ne s’ouvrit que de la longueur d’une chaîne de sûreté, que Juliette, par peur de moi, avait fait poser, dès le soir de l’horrible scène… et, dans l’entrebâillement, j’aperçus le visage railleur et cynique de Célestine.

— Madame n’y est pas !

— Célestine, ma bonne Célestine, laissez-moi entrer !

— Madame n’y est pas !

— Célestine !… Ma chère petite Célestine… Laissez-moi l’attendre… Et je vous donnerai beaucoup d’argent !…

— Madame n’y est pas !

— Célestine, je vous en prie !… Allez dire à Madame que je suis là… que je suis bien calme… que je suis très malade… que je vais mourir !… Et vous aurez cent francs, Célestine… deux cents francs !

Célestine m’examinait en dessous, d’un air narquois, heureuse de me voir souffrir, heureuse surtout de voir un homme se ravaler jusqu’à elle, l’implorer servilement.

— Une toute petite minute, Célestine… que je la voie seulement, et je partirai !

— Non, non, Monsieur !… je serais grondée…

La sonnette d’un timbre retentit ; j’entendis ses drins drins se précipiter. — Vous voyez, Monsieur, on m’appelle !

— Eh bien !… Célestine, dites-lui que si, à six heures, elle n’est pas venue chez moi ; si elle ne m’a pas écrit à six heures, dites-lui que je me tue !… À six heures, Célestine !… N’oubliez pas… dites-lui que je me tue !

— Bien, Monsieur !

Et la porte se referma sur moi, avec un bruit de chaîne balancée.

L’idée me vint d’aller voir Gabrielle Bernier, de lui conter mes malheurs, de lui demander conseil, de l’employer à une réconciliation. Gabrielle finissait de déjeuner avec une amie, petite femme maigre, noire, à museau pointu de rongeur et qui, quand elle parlait, semblait toujours grignoter des noisettes. En matinée de foulard blanc, sale et fripée, les cheveux retenus sur le haut de la tête par un peigne mis de travers, les coudes sur la table, Gabrielle fumait une cigarette et sirotait un verre de chartreuse.

— Tiens, Jean !… Vous êtes donc revenu ?

Elle me fit passer dans son cabinet de toilette, très en désordre. Aux premiers mots que je dis de Juliette, Gabrielle s’écria :

— Comment !… Vous ne savez pas ?… Mais nous sommes fâchées depuis un mois… depuis qu’elle m’a chipé un consul, mon cher, un consul d’Amérique, qui me donnait cinq mille par mois !… Oui, elle me l’a chipé, cette peau-là !… Eh bien, et vous ?… Vous l’avez lâchée d’un cran, j’espère ?

— Oh ! moi ! fis-je… je suis bien malheureux !… Ainsi, c’est un consul qui est son amant, aujourd’hui ?

Gabrielle ralluma sa cigarette éteinte, haussa les épaules.

— Son amant !… Est-ce que ça peut garder un amant, des femmes comme ça ?… Elle aurait le bon Dieu, mon cher, que le bon Dieu lui-même n’y tiendrait pas !… Ah ! les hommes, ça ne pose pas longtemps chez elle, c’est moi qui vous le dis !… Ça vient un jour, et puis le lendemain, ça fiche le camp !… Ah bien ! merci !… C’est bon de les plumer, mais encore faut-il mettre des gants, hein ?… Et vous êtes toujours amoureux d’elle, pauvre garçon ?

— Toujours, plus que jamais !… J’ai fait tout pour me guérir de cette passion honteuse, qui me rend le plus vil des hommes, qui me tue… et je n’ai pas pu !… Alors, elle mène une abominable conduite, n’est-ce pas ?

— Ah ! bien vrai !… s’exclama Gabrielle, en lançant un jet de fumée en l’air… Vous savez, je ne suis pas bégueule, moi… je rigole comme tout le monde… mais là, parole d’honneur !… sur la tête de ma mère, je rougirais de faire ce qu’elle fait !

La tête renversée, elle poussait des ronds de fumée qui montaient en vibrant, vers le plafond… Et pour accentuer ce qu’elle venait de dire :

— Ah ! bien, vrai ! répéta-t-elle.

Quoique je souffrisse cruellement, quoique chacune des paroles de Gabrielle me frappât au cœur, ainsi qu’un coup de couteau, je pris un air câlin, m’approchai d’elle.

— Voyons, ma petite Gabrielle, suppliai-je… racontez-moi.

— Vous raconter !… vous raconter !… Tenez !… vous connaissez les deux Borgsheim ?… ces deux sales Allemands !… Eh bien, Juliette était avec eux en même temps !… Ça, vous savez, je l’ai vu !… En même temps, mon cher !… Un soir, elle disait à l’un : « Ah ! bien, c’est toi que j’aime. » Et elle l’emmenait. Le lendemain, elle disait à l’autre : « Non, décidément, c’est toi ! »… Et elle l’emmenait… Et si vous aviez vu ça !… Deux ignobles Prussiens qui chipotaient toujours sur les additions !… Et puis un tas de choses… Mais je ne veux rien vous dire, parce que je vois que je vous fais de la peine !

— Non, criai-je… non, Gabrielle… racontez… parce que, vous comprenez, à la fin, le dégoût… le dégoût…

Je suffoquais… J’éclatai en sanglots.

Gabrielle me consolait :

— Allons ! allons… Ne pleurez donc pas, pauvre Jean !… Est-ce qu’elle mérite que vous vous retourniez les sangs de cette façon ?… Un gentil garçon comme vous !… Si c’est possible ?… Je lui disais toujours : « Tu ne le comprends pas, ma chère, tu ne l’as jamais compris… c’est une perle, un homme comme ça ! »… Ah ! j’en connais des femmes qui seraient joliment heureuses d’avoir un petit homme comme vous… et qui vous aimeraient bien, allez !…

Elle s’assit sur mes genoux, voulut essuyer mes yeux tout humides. Sa voix était devenue caressante, et son regard luisait :

— Ayez donc un peu de courage… Lâchez-la !… prenez-en une autre… une bonne, une douce, une qui vous comprendrait… Tiens !…

Et subitement, elle m’entoura de ses bras, colla sa bouche sur la mienne… Son sein, qui sortit nu hors des dentelles du peignoir, s’écrasa sur ma poitrine. Ce baiser, cette chair étalée, me firent horreur. Je me dégageai de son étreinte, brutalement je repoussai Gabrielle, qui se redressa un peu déconcertée, répara le désordre de sa toilette, et me dit :

— Oui, je comprends !… J’ai éprouvé ça aussi… Mais tu sais, mon petit… Quand tu voudras… Viens me voir…

Je m’en allai… Mes jambes étaient molles, j’avais, autour de ma tête, comme des cercles de plomb ; une sueur froide m’inondait le visage, roulait en gouttes chatouillantes le long de mes reins… Afin de pouvoir marcher, je dus m’appuyer aux murs des maisons… Comme j’étais près de défaillir, j’entrai dans un café, avalai quelques gorgées de rhum, avidement… Je ne puis dire que je souffrisse beaucoup… C’était une stupeur qui m’alourdissait les membres, un anéantissement physique et moral, où la pensée de Juliette glissait, de temps en temps, une douleur aiguë, lancinante… Et dans mon esprit égaré, Juliette s’impersonnalisait ; ce n’était plus une femme ayant son existence particulière, c’était la Prostitution elle-même, vautrée, toute grande, sur le monde ;
Félicien Rops, Pornocrates
l’Idole impure, éternellement souillée, vers laquelle couraient des foules haletantes, à travers des nuits tragiques, éclairées par les torches de baphomets monstrueux… Longtemps, je restai là, les coudes sur la table, la tête dans les mains, les yeux fixés, entre deux glaces, sur un panneau où des fleurs étaient peintes… Je quittai enfin le café, et je marchai devant moi, sans savoir où j’allais, je marchai, je marchai… Après une course longue, sans que j’eusse projeté de venir là, je me trouvai dans l’avenue du Bois-de-Boulogne, près de l’Arc de Triomphe… Le jour commençait de baisser… Au-dessus des coteaux de Saint-Cloud qui se violaçaient, le ciel s’empourprait glorieusement, et de petits nuages roses erraient dans l’espace d’un bleu très pâle… Le bois se tassait, plus sombre : une poussière fine, rouge des reflets du soleil mourant, s’élevait de l’avenue, noire de voitures… Et les voitures compactes, serrées en files interminables, passaient sans cesse, traînant les filles de proie aux nocturnes carnages… Étendues sur leurs coussins, indolentes et dédaigneuses, le masque abêti, les chairs flasques, nourries d’ordures, toutes, elles étaient là, si pareilles, que je reconnaissais Juliette en chacune d’elles… Le défilé me parut plus lugubre que jamais… En regardant ces chevaux, ces panaches, ce soleil sanglant, qui faisait reluire les panneaux des voitures comme des cuirasses, toute cette mêlée ardente d’étoffes rouges, jaunes, bleues, toutes ces plumes qui frémissaient dans le vent, j’eus l’impression que je voyais des régiments ennemis, des régiments de la conquête s’abattre, ivres de pillage, sur Paris vaincu… Et, sincèrement, je m’indignai de ne pas entendre tonner les canons, de ne pas entendre les mitrailleuses cracher la mort et balayer l’avenue… Un ouvrier, qui s’en revenait du travail, s’était arrêté au bord du trottoir… Ses outils sur l’épaule, le dos rond, il contemplait ce spectacle… Non seulement, il n’y avait pas de haine dans ses yeux, mais on y sentait une sorte d’extase… La colère me prit… J’avais envie d’aller à lui, de le saisir au collet, de lui crier :

— Que fais-tu là, imbécile ? Pourquoi regardes-tu ces femmes, ainsi ?… Ces femmes qui sont une insulte à ton bourgeron déchiré, à tes bras brisés de fatigue, à tout ton pauvre corps broyé par les souffrances quotidiennes… Aux jours de révolution, tu crois te venger de la société qui t’écrase, en tuant des soldats et des prêtres, des humbles et des souffrants comme toi ?… Et jamais tu n’as songé à dresser des échafauds pour ces créatures infâmes, pour ces bêtes féroces qui te volent de ton pain, de ton soleil… Regarde donc !… La société qui s’acharne sur toi, qui s’efforce de rendre toujours plus lourdes les chaînes qui te rivent à la misère éternelle, la société les protège, les enrichit ; les gouttes de ton sang, elle les transmute en or pour en couvrir les seins avachis de ces misérables… C’est pour qu’elles habitent des palais que tu t’épuises, que tu crèves de faim, ou qu’on te casse la tête sur les barricades… Regarde donc !… Lorsque, dans la rue, tu vas réclamant du pain, les sergents de ville t’assomment, toi, pauvre diable !… Vois, comme ils font la route libre à leurs cochers et à leurs chevaux ! Regarde donc !… Ah ! les belles vendanges pourtant !… Ah ! les belles cuvées de sang !… Et comme le bon blé pousserait, haut et nourricier, dans la terre où elles pourriraient !…

Tout à coup, j’aperçus Juliette… Je l’aperçus, une seconde, de profil… Elle avait un chapeau rose, était fraîche, souriante, semblait heureuse, répondait, par de légères inclinaisons de tête, aux saluts qu’on lui adressait… Juliette ne me vit pas… Elle passa.

— Elle va chez moi !… Elle s’est rappelée… Elle va chez moi.

Je n’en doutais pas… Un fiacre revenait à vide… Je montai dedans… Juliette avait déjà disparu…

— Pourvu que j’arrive en même temps qu’elle !… Car elle va chez moi !… Vite, cocher, vite donc !

Aucune voiture devant la porte de l’hôtel… Juliette était déjà partie ! Je me précipitai dans la loge du concierge.

— On est venu me demander à l’instant ? Une dame ?… Mme Juliette Roux ?

— Mais non, monsieur Mintié.

— Alors, j’ai une lettre ?

— Rien, monsieur Mintié.

Je pensai :

— Tout à l’heure elle sera là !

Et j’attendis, marchant fiévreusement sur le trottoir, répétant à haute voix, pour me rassurer :

— Tout à l’heure elle sera là !

J’attendis… Personne !… J’attendis encore… Personne !… Le temps fuyait… Personne toujours !

— La misérable !… Et elle souriait !… Et son visage était gai !… Et elle savait que je devais me tuer à six heures !

Je courus rue de Balzac… Célestine m’assura que Madame venait de sortir.

— Écoutez-moi, Célestine… vous êtes une brave fille… Je vous aime bien… Vous savez où elle est ?… Allez la trouver, et dites-lui que je veux la voir.

— Mais je ne sais pas où est Madame.

— Si, Célestine, si, vous le savez… Je vous en supplie… Allez ! Je souffre trop !

— Parole d’honneur !… Monsieur, je ne sais pas.

J’insistai.

— Elle est peut-être chez son amant ?… au restaurant ?… Oh ! dites-le moi !

— Puisque je ne sais pas !

L’impatience me gagnait.

— Célestine… je vous dis des choses gentilles… Ne m’irritez pas… parce que…

Célestine se croisa les bras, balança la tête, et d’une voix traînante de voyou :

— Parce que quoi ?… Ah ! vous commencez par m’embêter, espèce de panné !… Et si vous ne décanillez pas, à la fin, je vais appeler la police, vous entendez ?…

Et me poussant vers la porte, rudement, elle ajouta :

— Ah ! bien, vrai !… Ces saligauds-là, c’est pire que des chiens !

J’eus assez de raison pour ne pas engager une dispute avec Célestine et, tout honteux, je redescendis l’escalier.

Il était minuit quand je revins rue de Balzac… J’avais rôdé autour des restaurants, cherchant Juliette du regard, à travers les glaces, entre les fentes des rideaux… J’étais entré dans plusieurs théâtres… À l’Hippodrome, où elle allait, les jours d’abonnement, j’avais fait le tour des loges… Ce grand espace, ces lumières aveuglantes, cet orchestre surtout, qui jouait un air languissant et triste, tout cela avait détendu mes nerfs, et j’avais pleuré !… Je m’étais rapproché des groupes d’hommes, pensant qu’ils parleraient de Juliette, que je saurais quelque chose. Et de tous les élégants en habit je disais :

— C’est peut-être celui-là, son amant !

Que faisais-je ici ?… Il semblait que ma destinée fût de courir, partout, toujours, de vivre sur les trottoirs, à la porte des mauvais lieux, d’y attendre la venue de Juliette !… Épuisé de fatigue, la tête bourdonnante, ne trouvant Juliette nulle part, je m’étais échoué, de nouveau, dans la rue. Et j’attendais !… Quoi ?… En vérité je l’ignorais… J’attendais tout et je n’attendais rien… J’étais là pour me sacrifier, une fois de plus encore, ou pour commettre un crime… J’espérais que Juliette rentrerait seule… Alors, j’irais à elle, je l’attendrirais… Je craignais aussi de la voir avec un homme… Alors, je la tuerais peut-être… Je ne préméditais rien… J’étais venu, voilà tout !… Pour la mieux surprendre, je me dissimulai dans l’angle de la porte de la maison voisine de la sienne.

De là, je pourrais tout observer, sans être aperçu, s’il me convenait de ne pas me montrer… L’attente ne fut pas longue. Un fiacre, débouchant du faubourg Saint-Honoré, s’engagea dans la rue de Balzac, obliqua de mon côté et, rasant le trottoir, il s’arrêta devant la maison de Juliette !… Je haletais… Tout mon corps tremblait, secoué par un frisson… Juliette descendit d’abord… Je la reconnus… Elle traversa le trottoir en courant, et je l’entendis qui tirait le bouton de la sonnette… Puis un homme descendit à son tour, il me sembla que je reconnaissais cet homme aussi… Il s’était approché de la lanterne, fouillait dans son porte-monnaie, en retirait des pièces d’argent, maladroitement, qu’il examinait à la lumière, le coude levé… Et son ombre, sur le sol, s’étalait anguleuse et bête !… Je voulus me précipiter… Une lourdeur me retenait cloué à ma place… Je voulus crier… Le son s’étrangla dans ma gorge… En même temps, un froid me monta du cœur au cerveau… J’eus la sensation que la vie m’abandonnait… Je fis un effort surhumain, et, chancelant, je m’avançai vers l’homme… La porte s’était ouverte et Juliette avait disparu, en disant :

— Allons !… Venez-vous ?

L’homme fouillait toujours dans son porte-monnaie…

C’était Lirat !… Les maisons, le ciel me seraient tombés sur la tête, que je n’aurais pas été plus stupéfait !… Lirat rentrant avec Juliette !… Cela ne se pouvait pas !… J’étais fou… J’avançai encore.

— Lirat !… criai-je, Lirat !…

Il avait fini de payer le cocher et me regardait terrifié !… Immobile, la bouche béante, les jambes écartées, il me regardait, sans mot dire…

— Lirat !… Est-ce vous ?… Ce n’est pas possible… Ce n’est pas vous, n’est-ce pas ?… Vous ressemblez à Lirat, mais vous n’êtes pas Lirat !…

Lirat se taisait…

— Voyons, Lirat !… Vous ne ferez pas cela… ou alors je dirai que vous m’avez envoyé au Ploc’h pour me voler Juliette !… Vous, ici, avec elle !… Mais c’est de la folie !… Lirat ! rappelez-vous ce que vous m’avez dit d’elle… rappelez-vous les belles choses dont vous aviez nourri mon esprit… les belles choses que vous aviez mises dans mon cœur !… Cette misérable fille !… C’est bon pour moi, qui suis perdu… Mais vous !… Vous êtes généreux, vous êtes un grand artiste !… Est-ce pour vous venger de moi ?… Un homme comme vous ne se venge pas de la sorte… Il ne se salit pas !… Si je n’ai pas été vous voir, Lirat, c’était parce que je n’osais pas, pour ne pas encourir votre colère !… Voyons, parlez-moi, Lirat… Répondez-moi !…

Lirat se taisait. Juliette dans le corridor, l’appelait :

— Allons, venez-vous ?…

Je saisis les mains de Lirat.

— Tenez, Lirat… elle se moque de vous… Vous ne comprenez donc pas ?… Un jour, elle m’a dit : « Je me vengerai de Lirat, de ses mépris, de ses rigueurs hautaines… et ce sera farce ! » Elle se venge… vous allez entrer chez elle, n’est-ce pas ?… et demain, ce soir, tout à l’heure, elle vous chassera honteusement !… Oui, c’est cela qu’elle veut, je vous le jure !… Ah ! je me rends compte !… Elle vous a poursuivi… Si bête, si effroyablement stupide, si lointaine de vous qu’elle soit… elle vous a affolé… Elle a le génie du mal, et vous, vous êtes un chaste !… Elle a versé le poison dans vos veines… Mais vous êtes fort !… Après ce qui s’est passé entre nous, vous ne pouvez pas !… Ou vous êtes un mauvais homme, ou vous êtes un sale cochon, vous que j’admire !… Un sale cochon, vous !… Allons donc.

Lirat brusquement se dégagea de mon étreinte, et m’écartant de ses deux poings crispés :

— Eh bien, oui ! s’écria-t-il, je suis un sale cochon !… Laissez-moi !

Il se fit un bruit sourd qui résonna dans la nuit comme un coup de tonnerre… C’était la porte qui se refermait sur Lirat… Les maisons, le ciel, les lumières de la rue, tournèrent, tournèrent… Et je ne vis plus rien. J’étendis les bras en avant, et je m’abattis sur le trottoir… Alors, au milieu des champs apaisés, j’aperçus une route, toute blanche, sur laquelle un homme bien las, cheminait… L’homme ne cessait de contempler les belles moissons qui mûrissaient au soleil, les grands prés que les troupeaux réjouis paissaient, le mufle enfoui dans l’herbe… Les pommiers tendaient vers lui leurs branches chargées de fruits pourprés, et les sources chantaient au fond de leurs niches moussues… Il s’assit sur la berge, fleurie à cet endroit de petites fleurs parfumées, et délicieusement il écouta la musique divine des choses… De toutes parts, des voix qui montaient de la terre, des voix qui tombaient du ciel, des voix très douces, murmuraient : « Viens à nous, toi qui as souffert, toi qui as péché… Nous sommes les consolatrices qui rendons aux pauvres gens le repos de la vie et la paix de la conscience… Viens à nous, toi qui veux vivre ! »… Et l’homme, les bras au ciel, supplia : « Oui, je veux vivre !… Que faut-il que je fasse pour ne plus souffrir ? Que faut-il que je fasse pour ne plus pécher ? » Les arbres s’agitèrent, les blés froissèrent leurs chaumes : un bruissement sortit de chaque brin d’herbe ; les fleurettes balancèrent, au bout de leurs tiges, leurs corolles menues, et de toutes les choses une voix unique s’éleva : « Nous aimer ! » dit la voix… L’homme reprit sa route… Autour de lui les oiseaux tourbillonnaient…

Le lendemain, j’achetai un vêtement d’ouvrier…

— Alors, Monsieur s’en va ?… me dit le garçon de l’hôtel, à qui je venais de donner mes vieilles hardes.

— Oui, mon ami !

— Et où Monsieur s’en va-t-il ?

— Je ne sais pas…

Dans la rue, les hommes me firent l’effet de spectres fous, de squelettes très vieux qui se démantibulaient, dont les ossements, mal rattachés par des bouts de ficelle, tombaient sur le pavé, avec d’étranges résonnances. Je voyais les crânes osciller, au haut des colonnes vertébrales rompues, pendre sur les clavicules disjointes, les bras quitter les troncs, les troncs abandonner leurs rangées de côtes… Et tous ces lambeaux de corps humains, décharnés par la mort, se ruaient l’un sur l’autre, toujours emportés par la fièvre homicide, toujours fouettés par le plaisir, et ils se disputaient d’immondes charognes…


Noirmoutier, novembre 1886.