Le Cap au diable/Chapitre V

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Firmin H Proulx (p. 18-21).

V


Que nos lecteurs nous permettent de les transporter au-delà de l’Océan. Nous sommes dans un port de mer : Voyons l’activité qui y règne. Des centaines de vaisseaux déchargent d’un côté du quai d’amples provisions de charbon et de colon ; d’autres, les riches soieries et les magnifiques produits de l’Orient. Tout le monde est à l’œuvre. Partout il y a joie, car il y a gain pour tous.

Mais d’où vient donc cette foule d’hommes en haillons, ces femmes amaigries et presque nues, ces pauvres enfants si frêles, si chétifs, qui occupent un tout petit espace du quai ? D’où viennent ces pleurs et ces gémissements à fendre l’âme ? Ces embrassements pleins de regrets et de tendresse ? Ah ! c’est qu’un père vient peut-être pour la dernière fois de presser dans ses bras ses enfants bien-aimés ! C’est que des amis viennent de dire un adieu peut-être éternel aux compagnons de leur enfance ! C’est que, pour la dernière fois, on a jeté un regard de douleur sur la vieille chaumière qui nous a vus naître ! C’est que, dans un dernier embrassement, nous avons échangé avec les amis émus, une dernière poignée de mains, que pour toujours, nous avons salué les côtes de l’Irlande, dont aucun de ses enfants ne peut parler sans verser une larme de regret ! Et ces malles, et ces paquets, que contiennent-ils, sinon les pauvres vêtements des malheureux Irlandais. Mais dans le navire qui est en partance, que de cris joyeux. À peine entend-on l’ordre du contremaître : «  Embarque, embarque ; » voilà le mot qui se fait entendre.

Inutile de le dire, nous le voyons déjà que trop, ce bâtiment est chargé d’émigrants pour l’Amérique. Voyez sur le gaillard d’arrière cet homme à la figure replète et trapue, comme il savoure avec délices les bouffées de tabac qui s’échappent de sa longue pipe d’écume de mer ; quels regards distraits il jette sur la gazette qu’il tient entre ses mains ; comme les nouvelles sont loin de l’absorber ; il hoche dédaigneusement la tête en voyant les pleurs des malheureux enfants de la verte Erin. Dans le fond que sont-ils pour lui ? Des Irlandais catholiques, il est protestant. Que lui importe donc si la plus grande partie d’eux n’atteint pas les côtes de l’Amérique ? Que lui importe si l’espace qu’il leur a destinée dans son vaisseau n’est pas suffisant ? Que lui importe si les aliments dont il a fait provision ne peuvent suffire à une moitié de ceux qu’il entasse à son bord ? Sa bourse n’est-elle pas bien remplie, et si le typhus, le choléra ou mille autres maladies viennent les décimer, n’a-t-il pas devant lui un immense cimetière ; comme bien d’autres qui l’ont suivi, il peut dire à chacune de ces victimes qu’on jette dans l’Atlantique : «  Si une tombe, un mausolée, était élevé à chacune d’elles, on n’aurait pas besoin de boussole pour aller dans le Nouveau-Monde. »

Tel était le «  Boomerang » capitaine Brand, quelques jours avant le moment où nous venons de laisser Madame St.-Aubin.

Les communications étaient alors bien difficiles entre l’Acadie et le Canada. C’était donc une belle occasion qui se présentait pour Madame St.-Aubin de se rendre dans ce dernier pays. Là on pouvait correspondre plus facilement avec l’Europe et les États-Unis et qui sait, peut-être avoir des renseignements sur celui auquel, à chaque instant du jour, elle adressait un cuisant souvenir, un pénible regret. Depuis plusieurs jours, Madame St.-Aubin avait mis en vedette toute la petite colonie. Chaque jour des berges prenaient le large et étaient chargées de venir lui annoncer l’approche du vaisseau tant désiré. Bien des heures se passèrent en d’inutiles et inexprimables regrets. Enfin Jean Renousse vint un matin l’informer que le navire tant désiré était en vue, et lui offrit en même temps de la conduire à son bord.

Il était facile de voir, à l’accablement de cet homme trempé aux muscles d’acier, à son air morne et abattu, combien il lui en coûtait de remplir cette pénible mission.

Il est dur, en effet, de voir disparaître les fruits d’un labeur de chaque jour, de voir s’engloutir les années d’un travail constant et journalier, de revoir à la place de sa demeure des débris et des cendres.

La femme a chez elle un sentiment d’amour et de dévouement qu’on ne sait pas toujours apprécier. Qu’il dût en coûter à Madame St.-Aubin de laisser les endroits qui lui rappelaient de bien doux souvenirs, d’abandonner ces pauvres gens qui auraient pu se priver du plus essentiel nécessaire plutôt que de la voir s’éloigner ; mais lorsqu’elle les vit tous ensemble l’accompagner jusqu’à la barque fatale, qu’elle vit leurs pleurs, que depuis l’aïeul jusqu’au plus petit des enfants, on se pressait pour lui baiser les mains ; enfin lorsqu’elle fut embarquée, qu’elle les vit tomber à genoux, oh ! alors, un inexprimable sentiment de tristesse et de regrets s’empara d’elle.

Mon Dieu ! que deviendraient-ils sur les terres étrangères les pauvres exilés, si vous n’étiez pas là pour les consoler des regrets de la patrie ?

Cependant au signal de la petite barque, le navire avait mis en panne… Une passagère de chambre, ah ! c’était une nouvelle aubaine pour le capitaine. L’échelle fut immédiatement descendue et avant que de gravir le premier degré, Madame St.-Aubin tendit en pleurant sa main blanche et frêle à la main rude et calleuse de Jean Renousse. «  Merci, ami, lui dit-elle, pour ce que vous avez fait pour mon enfant et pour moi. Puissiez-vous être heureux autant que vous le méritez, autant surtout que mon cœur le désire. »

Celui qui aurait contemplé alors la figure hâlée de Jean Renousse aurait vu ses joues s’inonder de larmes abondantes, et elles n’avaient encore été inondées, bien probablement, que par les pluies du ciel et l’eau de la mer. Il remit l’enfant à sa mère, après l’avoir couverte de baisers, puis se jetant aux pieds du capitaine, il le supplia de le prendre lui aussi à son bord.

Mais, celui-là ne payait pas. Violemment, au milieu des rires et des huées d’une partie de l’équipage, on le rejeta dans la berge ; les ris furent lâchés et le navire, fin voilier, prit le large. Jean Renousse, en regagnant la côte dans sa petite embarcation, jeta un regard triste et désespéré sur le vaisseau qui emportait sa bienfaitrice et l’enfant qu’il chérissait tant.

Plusieurs jours se passèrent, un vent favorable les conduisit à la pointe Ouest de l’Île d’Anticosti.