Le Capitan/VII

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VII. L'hôtel Concini
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L'aventurier sursauta. Ses pensées, ses soupçons s’envolèrent comme des oiseaux de nuit que frappe un rayon de soleil. Il respira largement. Ce fut d’un pas ferme qu’il entra dans le cabinet du maréchal.

Concini était seul, assis à une table, écrivant et tournant le dos au chevalier qui, fièrement campé, la main gauche crispée sur la garde de sa rapière, le chapeau à plume rouge à la main droite, les yeux étincelants d’espoir, songeait :

"Attention, Capestang ! Tu as rencontré la chance, ne la lâche pas ! Te voilà auprès de l’homme qui est plus roi en France que le propre fils d’Henri IV. Il s’agit ici de jeter les bases de ta fortune future. Et tout d’abord, il s’agit de t’assurer de l’impunité pour ton algarade du bois de Meudon, de te faire un protecteur contre ce gentilhomme qui enlève les jeunes filles, contre ce lâche, ce félon qui..."

Le chevalier, soudain, demeura hébété de stupeur, la bouche ouverte, les yeux exorbités, pétrifié comme ces malheureux auxquels Persée présentait la tête de la Gorgone Méduse : Concini venait de se retourner ! Et dans le maréchal d’Ancre, Capestang reconnaissait le ravisseur, le félon, le lâche qu’il avait insulté, combattu, vaincu !

"Je suis perdu, songea l'aventurier, dès qu’il put mettre un peu d’ordre dans ses pensées affolées. Décidément, ce n’est pas la chance que j’ai rencontrée aux portes de cet hôtel, mais bien Laguigne. Tout Concini qu’il est, montrons à ce voleur de grands chemins qu’un Capestang ne peut baisser la tête que sous le coup de hache du bourreau."

Et le chevalier, se redressant, tout pâle, et tout hérissé, se couvrit de son feutre. Geste de bravade accentué par une attitude outrancière de matamore à froid, insulte héroïque de l’homme qui veut bien mourir, mais mourir dans un dernier défi. Concini demeura glacial. Il demanda :

"Vous me reconnaissez ?

― Oui, monsieur, répondit intrépidement l’aventurier. Votre physionomie est de celles qu’il est impossible d’oublier. Et la circonstance où j’ai eu l’honneur de vous voir est elle-même inoubliable..."

"Ah ! c’est là Concino Concini, maréchal d’Ancre ? ajouta-t-il en lui-même. Eh bien ! Corbacque ! je l’échappe belle ! J’allais me donner là un joli maître !"

Concini semblait pensif. Il étudiait, détaillait cette singulière figure naïve et rusée, impertinente et hardie, cette attitude de folle bravoure et d'indomptable témérité.

"Un brave ? songeait-il. Certes ! Et s'il est bien stylé, un bravo peut-être ! Rinaldo en aura la jaunisse, mais tant pis ; si j'oublie, moi, l'insolence de ce routier, il peut bien oublier lui aussi ! Le ciel de ma destinée, jusqu’ici sans nuages, se couvre et devient orageux. Ma livrée ne peut plus se montrer dans la rue sans qu’il y ait cris et sédition. Luynes accapare le roi. Guise conspire. Condé montre les dents. Angoulême s’agite. La seigneurie me méprise. Bientôt, demain peut-être, je vais avoir besoin de dévouements aveugles, de cœurs intrépides. Les hommes de la trempe de celui-ci sont rares… il me faut des hommes ! Quitte à me venger plus tard, commençons par acheter celui-ci !"

Concini était là tout entier, dans cette souplesse d’esprit vraiment prodigieuse. Le secret de sa fortune tenait dans ces quelques mots de calcul profond. Concini, qui haïssait mortellement ce jeune homme qui l’avait bafoué, insulté, frappé ; Concini, qui avec délices eût signé l’ordre de décapiter l’aventurier, Concini imposait silence à sa haine, et, trouvant un intérêt à s’attacher l’insulteur, oubliait l’insulte... ou remettait à plus tard de s’en souvenir !

"Monsieur, dit-il, votre bataille contre mes hommes a été un chef-d’œuvre. Votre manœuvre à cheval a été une équipée comme le Centaure pouvait en rêver..."

"C'est moi qui rêve !" songea Capestang stupéfait. Et il s’inclina respectueusement.

"J'ai reconnu en vous un brave, continua Concini, et c’est pourquoi j’ai voulu vous voir avant de vous envoyer à l’échafaud.

― Ah ! ah !... À la bonne heure ! Je m'étonnais aussi.

― Silence, monsieur ! dit Concini avec un accent de dignité mélancolique. Votre aventure du bois de Meudon, pour glorieuse qu’elle vous puisse paraître, ne doit vous laisser aucun doute sur le sort qui vous attend. On n’insulte pas impunément un ministre du roi, surtout quand ce ministre s’appelle le maréchal d’Ancre. On ne se jette pas sans risquer sa tête au travers des secrets de l’Etat. C’est beau, monsieur, de délivrer une jolie fille attaquée sur une route ; mais quand la jolie fille est une conspiratrice, quand on s’est ainsi opposé à l’arrestation d’une fille de conspirateur (Capestang dressa l’oreille), quand on a fait manquer ainsi une opération d’où dépendait le salut du roi (elle est sauvée ! songea Capestang), eh bien, monsieur, je le dis à regret, il faut être prêt à regarder en face la hache vengeresse.

― Je suis prêt ! dit Capestang.

— Je sais. Je vous ai vu à l’œuvre, dit Concini en se levant. Monsieur, vous avez insulté César en m’insultant. Et comme autrefois César, j’ai voulu voir de près le gladiateur.

— Et comme les gladiateurs, je vous dis : Ave Cesar, morituri te salutant."

Capestang se découvrit d’un geste large, s’inclina, puis se redressa, remit son feutre sur sa tête et se campa sans qu’un pli de sa physionomie révélât une émotion.

"Monsieur, dit Concini, c’est bien. Voici l’ordre que je viens de signer. Lisez.

― Merci de la faveur grande. Je saurai donc d’avance où, quand et comment je dois mourir ! fit Capestang qui saisit le parchemin.

Et il lut. L’instant d’après son visage s’empourpra. Ses mains tremblèrent. Il leva sur Concini un regard d’ineffable étonnement et d’admiration profonde. Le parchemin contenait ces lignes :

Ordre à M. de Lafare, trésorier royal, de payer au vu des présentes la somme de cinquante mille livres à M. Adhémar de Trémazenc, chevalier de Capestang.

"Monseigneur, balbutia l’aventurier qui chancela de joie et d’orgueil, je suis vaincu !

― Tu es donc à moi ? gronda Concini dont le regard s’enflamma.

― Disposez de ma vie ! fit Capestang qui s’inclina avec cette indicible émotion de la reconnaissance que fait passer dans les cœurs tout acte de générosité supérieure.

― C'est bon ! Écoutez, dit Concini de cette voix ardente et câline, fiévreuse et enveloppante, qui était une de ses grandes forces. Chevalier, je vous prends. Vous m’offrez votre vie que je pouvais jeter au bourreau. Je la prends. Soyez fidèle. Soyez dévoué. Et moi je me charge de votre fortune… Êtes-vous prêt dès cet instant ! Dis ! Es-tu prêt à affronter le péril comme tu étais prêt à marcher à l’échafaud ?"

Étourdi, ébloui, des visions de gloire et de fortune plein la tête, enivré par ces paroles :

"Parlez, monseigneur ! dit Capestang.

― Eh bien... je vais te dire... cette jeune fille... la connaissais-tu ? Sois digne de toi et de moi : sois franc.

― Non, monseigneur ! murmura l’aventurier. Je ne sais pas même son nom !

― Ainsi, rien ne t'attache à elle ? demanda Concini d’une voix basse et rapide.

― Rien ! fit le chevalier avec un soupir étouffé, tandis que son cœur tremblait.

― Bien ! Voici ta première mission : rends-toi rue Dauphine, à l'angle du quai. Tu verras là un hôtel qui semble inhabité. Tu surveilleras cet hôtel. Tu prendras dans ma maison les hommes dont tu as besoin, tu dépenseras l’argent sans compter. Dans un mois, dans huit jours, demain peut-être, des hommes arriveront dans cet hôtel : il faudra les cerner et les arrêter (Capestang tressaillit ; Concini baissa encore la voix) il y aura une bagarre… dans la mêlée, il faudra que l’un des hommes reçoive de toi un de ces bons coups de rapière après lesquels il n’y a plus qu’à dire Amen ! Cet homme est mon ennemi mortel, c’est le père de la conspiratrice, c’est le comte d’Auvergne duc d’Angoulême."

"C'est la fille du duc d'Angoulême ! rugit le chevalier dans son cœur. C'est le père de celle que j'aime qu'on m'ordonne donc d'assassiner !"

Concini plongea son regard aigu dans les yeux du jeune homme, et ajouta :

"Tu vois : je te livre les secrets de l'état, Capestang, tu as du premier coup conquis ma confiance.

― Vous voulez dire votre mépris, monseigneur ! fit Capestang qui leva un front livide.

— Quoi ! Qu'est-ce à dire !"

Capestang se redressa, déchira en quatre le bon de cinquante mille livres, en laissa tomber les morceaux aux pieds de Concini et se croisa les bras. Et il prononça :

"Où est votre bourreau ? Où sont vos échafauds, monseigneur ?"

Concini pâle et convulsé bredouilla confusément :

"Expliquez-vous, par le sang du Christ !

— Oui, dit Capestang, et cela vaudra mieux que de m’expliquer par le sang de Judas. Ce sera bref, d’ailleurs. Bref comme un soufflet, monseigneur ! Vous voulez faire de moi un espion. Si le seigneur de Trémazenc mon père, était ici, il me demanderait sévèrement pourquoi vous êtes encore vivant, vous qui avez proposé pour cinquante mille livres de honte à un Trémazenc. A quoi je répondrais sans doute : « Mon père, vous faites trop d’honneur à ce chef de sbires ! »

― Misérable ! gronda Concini d’une voix si tremblante qu’à peine on l’entendait.

― Monsieur le maréchal, continua Capestang, vous voulez faire de moi un assassin à gages. Et ceci, vous le comprendrez ou ne le comprendrez pas, ceci demande une réponse péremptoire. La voici !"

En même temps, à toute volée, il jeta son gant qu’il avait commencé de retirer dès l’instant où il avait dit que son explication serait brève comme un soufflet.

Concini eut un ricanement féroce. Il jeta sur l’aventurier un regard mortel. Il agita la main comme pour esquisser une menace. Il voulut crier, il chercha une insulte, et ses lèvres livides ne laissèrent sortir qu’un son rauque et informe.

Alors il éclata de rire, d’un rire qui fit frissonner le chevalier et instantanément ramena dans son esprit éperdu un sang-froid terrible. Capestang baissa la tête en frémissant :

"Qu'ai-je fait ? balbutia-t-il en lui-même. Qu'ai-je dit ? Ah ! maudite langue trop pointue ! Ne pouvais-je ruser, sortir d'ici, écrire ensuite au Concini ? Ah ! brute, niais, quadruple imbécile, décuple..."

On ne sait où se serait arrêtée cette multiplication d’agréables qualificatifs qu’il s’octroyait généreusement, si une voix rogue, à cet instant, n’eût annoncé ceci :

"L'audience de M. Adhémar de Trémazenc, chevalier de Capestang, est terminée."

"L'audience ?" murmura le chevalier effaré, se demandant si décidément, il marchait de rêve en rêve.

Il regarda autour de lui, et vit que la maréchal d'Ancre avait disparu. Par contre, près de la porte par laquelle il était entré, se tenait le même huissier qui l'avait introduit.

"Alors, fit Capestang, tu dis que mon audience est terminée ? Je puis m'en aller comme cela ?

― Oui, monsieur, à ce qu'il paraît, fit le suisse de cathédrale très majestueux.

― Eh bien, voici deux écus, mon cher ami..."

Capestang respira un grand coup, et sans oser trop approfondir ce qui lui arrivait, tendit en effet deux pièces d’argent à l’huissier qui les empocha.

"Seulement, tu auras l’extrême complaisance de me montrer le chemin.

― Facile ! dit le suisse. Entrez là, ouvrez cette porte en face de vous. Suivez le couloir tout droit. Descendez le petit escalier. Vous serez dans la cour."

Le chevalier obéit. Il passa dans la pièce nue et dallée où il avait attendu. Seulement, comme il se retournait pour interroger l’huissier, il ne le vit plus : la porte du cabinet s’était refermée. Alors, Capestang sentit la sueur pointer à son front. Ses yeux, tout d’instinct, allèrent chercher ces éraflures qu’il avait remarquées aux murailles, ces taches noirâtres qu’il avait vues sur les dalles. Puis, secouant la tête, et plein d’un doute effrayant, il se dirigea vers cette porte qu’on venait de lui signaler et qu’il se rappelait parfaitement avoir essayé en vain d’ouvrir.

Capestang fut secoué d’un rapide frémissement d’espoir. Cette fois la porte s’ouvrait ! Dans la même seconde, il recula de deux pas : dans le couloir étroit et sombre, dans l’encadrement de la porte ouverte il y avait un homme ! Et cet homme c’était Rinaldo !

— Ah ! ah ! fit le chevalier, je commence à comprendre !

Rinaldo s'avança, le sourire fielleux, la face insolente, le regard chargé d’insulte.

"Entrez, messieurs, entrez, dit-il, je vous présente M. Adhémar de Trémazenc de Capestang, avec qui vous avez eu une petite discussion dans le bois de Meudon."

Cinq hommes entrèrent. Le dernier referma la porte du couloir. Cinq hommes vigoureusement découplés, marchant d’un pas nonchalant, et retroussant leurs moustaches.

Capestang s’accula à un angle de la pièce. L’œil aux aguets, les nerfs tendus, la main à la garde, prêt à dégainer, immobile et froid, souriant, étincelant, il était là comme la personnification du Défi. Les spadassins s’étaient rangés en face de lui, contre la muraille. Ils semblaient parfaitement paisibles... l’un d’eux renouait une de ses aiguillettes, un autre fredonnait à demi-voix une complainte d’amour, un autre se mirait dans une petite glace de poche et peignait sa moustache, et à cause de cette tranquillité, la scène était effroyable.

"Monsieur de Capestang, dit Rinaldo, je vous présente : moi, d’abord, signor Rinaldo. Rinaldo sans plus. Vous avez trop de noms, je n’en ai pas assez, cela compense : puis MM. de Bazorges, de Montreval, de Louvignac, de Chalabre et de Pontraille, qui vont avoir l’honneur de vous tuer proprement et sans scandale."

Capestang salua et répondit :

"Je suis flatté de faire connaissance avec le visage de ces messieurs, car au bois de Meudon je n’ai pu voir que leurs dos et leurs talons. C’est donc ici, messieurs, le coupe-gorge de l’hôtel Concini ? Laissez-moi vous faire un reproche : quand vous avez assassiné, vous devriez au moins laver les dalles.

― Monsieur est bien bavard, dit Louvignac ; j'ai bien envie de le tuer tout de suite.

― Eh ! fit Montreval, donnons-lui le temps d'une prière. Nous ne sommes ni Turcs, ni Maures, que diable !"

Capestang tira sa rapière, saisit son poignard de la main gauche :

"Quand vous voudrez, messieurs les bourreaux ordinaires de M. le maréchal des sbires !

― Hein ! gronda Chalabre, il me semble qu’il insulte monseigneur !

― Faudra-t-il vous souffleter comme je viens de souffleter votre maître ?" rugit Capestang.

Il était impatient de la bataille. Ses oreilles tintaient. Cette attitude pétrifiée qu’il avait prise d’abord s’était fondue. L’œil provocant, la lèvre insolente, le sang à la tête, il voyait rouge. Le danger l’exaspérait. L’affreuse situation où il se trouvait, dans cette cage de pierre, en face de six spadassins dont les visages pâles et convulsés aspiraient le meurtre, il l’oubliait ! Se battre ! Frapper d’estoc et de taille ! Tuer ou être tué ! Il n’y avait plus en lui qu’une frénésie de combat. Sa rapière, vivant serpent, sifflait dans sa main. Son pied battait des appels. Souple, nerveux, le geste multiple, la parole âpre, pareil lui-même à une lame d’acier vivante, il les provoquait, les menaçait de la voix, du regard, de tout son être tendu comme un ressort.

"Eh ! cria Pontraille, le faquin va m'éborgner ! Comment dis-tu qu'il s'appelle, Rinaldo ?

― Trémazenc de Capestang ! fit Rinaldo en enflant la voix et en éclatant de rire.

― Capestang ? Allons donc ! Regarde-le ; c’est Capitan qu’il faut dire ! c’est le Capitan de la comédie, braillard, vantard, et qui a besoin qu’on lui tire les oreilles !

― En ce cas, hurla le chevalier, je suis chez Pulcinello ! chez Pantalon !

― Calme-toi, seigneur Capitan, seigneur fier-à-bras, dit Rinaldo en riant, toujours ; messieurs, une petite saignée au capitan avant de le livrer à la latte de bois d’Arlequin."

En même temps, les six dégainèrent.

" Capitan ! vociféra le chevalier. Eh bien, soit ! Capitan me va ! J’accepte Capitan ! Je ramasse Capitan ! Et ce nom je le hausse à ma taille ! Arlequins, Pulcinelles, Pantalons, prenez garde au Capitan !"

Il bondit. Il y eut un sifflement aigu, strident de la rapière, décrivant un moulinet fantastique au-dessus de la tête de Capestang ; puis brusquement, cette ligne d’acier qui traçait une zébrure d’éclair s’abaissa à la hauteur des six visages, et un triple hurlement éclata : Rinaldo, Chalabre et Bazorges portèrent la main à leurs joues et la retirèrent sanglante. Les trois joues avaient été cinglées du même coup de fouet rebondissant de l’une à l’autre.

"Sangue della madonna ! – Tripes du diable ! – Ventre du pape !"

Les trois jurons furieux retentirent, il y eut un recul, puis un silence d’une seconde, puis la ruée des six dans un trépignement exaspéré, le cliquetis des épées choquées, le grondement des voix féroces mâchonnant des insultes, des promesses de dévorer le foie, des serments de faire sauter la cervelle à la poêle et de mettre le cœur à la broche, tout ce tumulte hideux dominé par la voix acerbe de Capestang qui hurlait :

"Le Capitan à la rescousse ! – Tiens, Pantalon ! – Tiens, Pulcinello ! – Ah ! miséricorde ! – Ah ! tripes du pape et ventre du diable ! – Ah ! Per bacco ! – Ah ! Corbacque ! – Capitan ! Gare au Capitan !"

D’un bout à l’autre de la pièce, Capestang, pareil cette fois à Roland furieux, bondissait, tantôt dans un angle d’où jaillissait son coup de rapière, tantôt à l’angle opposé, tantôt à plat ventre sur les dalles, se baissant, se relevant, portant ici un coup de poignard, parant là un coup d’épée, passant et repassant à travers le groupe fou de rage et dérouté par cette manœuvre enragée, sublime. Rinaldo avait la cuisse traversée d’un coup de poignard. Pontraille poussait des rugissements de douleur : un coup de pointe lui avait crevé un œil. Il y avait du sang aux murs, du sang sur les dalles, du sang sur les visages, sur les mains. La bande qui avait cru en finir d’un coup, la bande qui, selon toutes les règles de l’art, avait pensé cerner Capestang dans un angle et le tuer là, la bande affolée par la tactique imprévue, insensée, la bande se démenait, se heurtait, tourbillonnait, cherchait Capestang qui était partout et nulle part.

"Il en tient ! Il en tient !" rugit Rinaldo en se soulevant.

Oui ! Il en tenait ! Il était blessé aux deux mains, il avait l’épaule droite labourée, une large estafilade à la poitrine, deux ou trois piqûres aux bras. Ses vêtements étaient en lambeaux, ses genoux, tout à coup fléchirent, sa voix s’affaiblit, la rapière lui échappa ! Capestang, du fond du brouillard qui s’appesantissait sur ses yeux, vit jaillir l’éclair des poignards, comme au fond d’un nuage on voit luire la foudre.

"Tuez ! tuez ! râla Rinaldo, qui essaya encore de se soulever pour lui porter un coup.

― Tuez ! Tuez ! vociféra Pontraille.

― Achève ! achève !" hurlèrent Montreval, Bazorges, Louvignac, Chalabre.

Capestang, à bout de forces, laissait tomber sa rapière ! Les quatre spadassins encore valides se ruaient sur lui le poignard levé. Dans cette seconde, tout ce qu’il y avait en lui d’ardent désir de vivre, de jeunesse puissante et exubérante, d’énergie vitale, toutes ses forces d’âme et de corps se concentrèrent, se tendirent ; d’un geste de folie, il saisit une des mains levées sur lui, au hasard, lui arracha son poignard : et ses deux mains à lui, ses deux mains armées dès lors chacune d’une lame acérée, il les lança à droite et à gauche. Dans la bande forcenée, il y eut une trouée rouge. Capestang fonça, tête baissée. Il passa, frénétique, rugissant et terrible. Il atteignit la porte du couloir, tout sanglant, tout haletant, il se rua d’un bond...

"Sus ! sus ! Il nous échappe !" hurla Rinaldo.

Et, cette fois, il parvint à se remettre debout, plus livide de sa rage que de son sang perdu. Chalabre, Louvignac, Bazorges, Montreval se jetèrent dans le couloir. A ce moment, Concini apparut, laissa son regard errer sur cette scène d’épouvante. Il entrevit Capestang au fond du couloir, Capestang debout encore et effrayant à voir. Une sorte d’étonnement monta à son cerveau, avec des bouffées de haine et d’admiration, et il murmura :

"Ah ! pourquoi n'a-t-il pas voulu ? Appuyé sur un pareil homme, j'eusse bravé Paris ! Dommage, par le Christ, dommage de tuer ce lion ! Mais voilà, si je ne l’avais tué, un jour ou l’autre, d’un coup de griffe, il m’eût fracassé le crâne."

"En avant ! vociféra-t-il. Tuez ! tuez !"

Capestang avait atteint l'escalier que lui avait signalé l'huissier. L’escalier y était. Seulement, au lieu de descendre vers la cour, il montait vers les combles ! Capestang monta, il ne pouvait plus parler, il respirait à peine ; s’il vivait vraiment ou s’il s’agitait dans un rêve de mort, il ne le savait plus, il montait, escaladait les marches, soutenu par la violence des derniers instincts à leur paroxysme, toujours poursuivi, serré de près, se retournant encore parfois, puis reprenant sa course éperdue dans un long corridor au bout duquel il se trouva devant une porte ouverte.

"Achevez-le !" crièrent ensemble Concini et Rinaldo.

Louvignac et Bazorges qui étaient en tête poussèrent, d’un bond.

"Malédiction !" vociféra Louvignac.

Capestang avait franchi la porte ! Et il l'avait repoussée derrière lui ! Et comme dans cette minute suprême d’agonie ses mains frémissantes s’appuyèrent à la porte, elles avaient senti la clef dans la serrure. Capestang avait tourné cette clef, et, alors, avec un long soupir, il tomba sur les genoux... il voulut rappeler encore en lui de la vie, et il sentit qu’il mourait... il se laissa aller en arrière… la notion de la vie disparut de son être. De l’autre côté de la porte, dans le couloir, se démenait et hurlait la bande furieuse.

"Enfonçons ! Enfonçons ! criaient Montreval, Bazorges, Louvignac en labourant le bois à coups de poignard.

― Inutile ! dit Concini avec un sourire terrible.


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Dans les antichambres, à quelques pas de cette scène hideuse, courtisans, diplomates, évêques, solliciteurs attendaient leur tour d’être introduits auprès du maréchal d’Ancre. Concini, dans son cabinet, l’oreille aux aguets, attendait lui aussi ! Il attendait que Rinaldo vînt lui dire :

"Il est mort !"

Parmi les solliciteurs, une dame... une jeune fille d’une éclatante beauté, à l’œil hardi, au sourire provocant, merveilleuse de grâce et de coquetterie, radieuse de jeunesse, charmante de sa naïve effronterie, était assise dans un fauteuil, et, derrière elle, un jeune homme d’une rare élégance d’attitude, de costume et de physionomie, semblait la couver des yeux, et parfois se penchait sur le dossier du siège.

"Monsieur de Cinq-Mars, disait à ce moment la jeune fille, puisque vous avez voulu être mon chevalier servant et mon introducteur dans ce monde merveilleux, expliquez-le-moi, racontez-le-moi, révélez-le-moi...

― Marion ! soupira le gentilhomme, méchante Marion, ah ! mademoiselle Marion Delorme, si seulement vous vouliez m’encourager d’un sourire ! Voyons cependant : par qui ou par quoi voulez-vous que je commence ?

— Eh bien, tenez, vous voyez ce jeune évêque ? Le violet s’harmonise admirablement avec la mélancolie de son front. Il a l’attitude à la fois souple et fière d’un lion.

― Ou d'un tigre ! murmura Cinq-Mars.

― Il ne me quitte pas des yeux, continua Marion Delorme. Que dis-je ! il me dévore ! Quel regard ! Quelle puissance et quelle douceur ! Pourquoi me regarde-t-il ainsi ? Monsieur de Cinq-Mars, comment s’appelle cet évêque au front pâle ?

― C'est M. de Luçon, duc de Richelieu, fit sourdement le jeune homme.

― L'évêque de Luçon ! s'exclama la jeune fille en tressaillant. Menez-moi à lui, monsieur, oh ! je vous en prie...

― Cruelle ! Vous me demandez cela à moi ! Vous présenter à cet homme qui laisse éclater la passion que vous venez de lui inspirer ! Jamais, Marion !

― Est-ce ainsi que vous prétendez m’aimer, me servir et me conquérir ? murmura la jeune fille avec un sourire enivrant. Faudra-t-il donc que je cherche un autre cavalier servant ?

― Non, non ! balbutia Cinq-Mars. J’obéis... la mort dans le cœur, mais j’obéis."

Cinq-Mars offrit la main à Marion Delorme, et tous deux s’avancèrent, couple harmonieux, d’une exquise grâce. Richelieu les regardait venir à lui… Ses yeux ardents dévoraient Marion Delorme, puis, comme ce regard, soudain, se croisait avec celui de Cinq-Mars, ces deux hommes, dans cette minute, comprirent qu’ils se vouaient une haine mortelle, à jamais ! Et Marion Delorme songeait :

"Évêque, riche gentilhomme, espérance de fortune, je donnerais tout pour revoir là-bas, sur les bords fleuris de la Bièvre, dans la gloire du soleil levant, dédaigneux et superbe, un cavalier un peu râpé, un peu maigre, hâlé par le vent, les pluies… le revoir… l’aimer et en être aimée ! Capestang ! mon dédaigneux chevalier, où êtes-vous ?"

Et ce moment où Marion songeait ainsi à Capestang, c’était celui où Concini, d’un geste, arrêtait ses sbires prêts à enfoncer la porte derrière laquelle le chevalier s’était réfugié. Le maréchal avait eu un sourire terrible. Et c’était terrible, en effet, ce que songeait Concini c’était effroyable ; ce coin de l’hôtel, il le connaissait ! Ce boyau dans les combles, sous les toits, il le savait sans issue ! Capestang venait de s’enfermer lui-même dans un étroit grenier d’où il ne pouvait sortir que par la porte !

Concini, à voix basse, donna un ordre à Montreval, le plus valide de tous, Montreval tressaillit, leva sur le maréchal un regard de terreur, et, tout spadassin, tout bravo féroce qu’il fût, ne put s’empêcher de frissonner. Mais il obéit, s’élança. Les autres attendaient avec une intense curiosité… Lorsque Montreval revint, il était accompagné de plusieurs hommes qui déposèrent différents objets dans le couloir. Puis sur un signe du maître, ces hommes s’en allèrent. Chalabre, Louvignac, Pontraille qui venaient de se traîner jusque-là, Bazorges, tous regardaient Concini avec une sorte de stupeur mêlée d’horreur. Ils avaient compris ! Rinaldo seul souriait.

"Messieurs, dit Concini d'une voix glaciale, vous venez de tuer un homme ; faites-lui sa tombe !

— Sa tombe ! murmurèrent les spadassins épouvantés.

― Mais il n'est pas tout à fait mort ! balbutia Chalabre.

― Eh bien, dit Rinaldo, murons-le vivant !"

Ces objets que Montreval avait fait apporter, c’était une auge pleine de ciment tout délayé, c’étaient des truelles, c’étaient des briques. Les spadassins se firent maçons. Ils se mirent à la besogne. Une heure plus tard, la porte était murée d’un triple rang de briques cimentées. Quant au couloir on le condamna en enclouant la porte située au haut de l’escalier.

"Que dis-tu de mon idée ? fit Concini lorsqu'il eut regagné son cabinet.

― Sublime, monseigneur !

― Oui, fit Concini pensif, c’est une idée que j’emprunte à Catherine de Médicis, Catherine la Grande ! Il y a des moments où il est dangereux d’expédier un Maurevert contre un Coligny, ou d’offrir des gants parfumés à une Jeanne d’Albret. Il y a des circonstances où l’arquebuse fait trop de bruit, où le poison laisse des traces. Catherine la Grande faisait saisir celui ou celle qui la gênait, l’invitait à entrer dans quelque endroit bien clos, cave ou grenier, et une fois la porte murée, elle les y oubliait. C’était une grande politique.

― Cela s'appelle une oubliette, dit Rinaldo. Mais monseigneur, je vous demanderai la permission d'aller faire panser ma cuisse qui a reçu une rude égratignure.

― Va trouver Hérouard.

― Le médecin du roi ? J'ai de la méfiance. Je vais simplement trouver Lorenzo, le marchand d'herbes du Pont-au Change.

― Va. Et moi, Rinaldo, je vais voir quelqu'un qui me fait plus peur que dix Capestang ! murmura Concini.

— Qui cela ? L’évêque de Luçon, peut-être ? ou Luynes ? ou Ornano ?

— Non ! gronda le maréchal. Je vais voir la fille du duc d’Angoulême, je vais voir Giselle !

― Elle vous fait peur ? dit Rinaldo en regardant fixement son maître. Eh bien, monseigneur, voulez-vous que je vous la rende plus douce qu’une gazelle, plus souple qu’une jeune lionne apprivoisée, plus éprise qu’une tourterelle aux temps des amours ? Dites, le voulez-vous !

― Oh ! rugit Concini. Si cela était... mais non ! impossible ! elle me hait !

― Tout cela est possible, ricana Rinaldo. Car tout cela, monseigneur, je vais le demander au marchand d’herbes du Pont-au-Change !"

Quelques minutes plus tard, Concini, sans aucun souci des visiteurs qui, dans ses antichambres, attendaient son bon plaisir, s’enveloppait d’un ample manteau, sortait de l’hôtel par une porte dérobée, remontait à pied la rue de Tournon, et gagnait rapidement le couvent des Carmes déchaussés. A l’encoignure du jardin des dignes pères, s’ouvrait une voie peu fréquentée, où de rares maisons s’espaçaient parmi les terrains à peu près incultes. On l’appelait la rue Casset.

Une de ces maisons était un coquet petit hôtel de pur style Renaissance qui se dressait vers le milieu de la rue, à gauche. Concini pénétra dans cette maison dont la porte s’était mystérieusement ouverte devant lui.

À peine eût-il disparu qu'une femme se montra à l'angle de la rue Casset et du couvent des Carmes. Et à son tour, elle se dirigea vers le logis que nous venons de signaler. Cette femme, c'était Léonora Galigaï, marquise d'Ancre !