Le Capitan/XLIX

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XLIX. Le tigre amoureux
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Ce matin-là, l’évêque de Luçon eut une longue conférence avec ce mystérieux capucin qui venait parfois le voir pour le confesser, disait-on, et qui s’appelait le père Joseph. Lorsque le moine, rabattant son capuchon gris, fut parti, silencieux et rigide, Richelieu demeura longtemps pensif.

"La ruse et la force ! murmura-t-il. Le père Joseph a raison. Ce sont deux armes de gouvernement. Le mensonge, d’abord, pour établir la théorie ; et puis la hache du bourreau pour entrer dans la pratique. Mais il faut que je dompte mes passions. Ici, le bon père se trompe, continua Richelieu avec un sourire. Est-ce qu’un homme sans passion peut gouverner ? Est-ce que les passions ne sont pas la généreuse avoine fermentée qui double les forces du noble coursier ?"

Le regard de Richelieu se fixa sur un papier qu’il avait jeté devant lui et sur lequel une ligne était griffonnée d’une écriture tremblante.

"Voyons, fit-il en fronçant les sourcils, j’ai reçu cet avis de Laffemas hier à quatre heures. Laffemas n’a pas reparu dans la soirée. Ce matin, on ne l’a pas vu chez lui. C’est donc qu’il est arrêté réellement. Oh ! Est-ce que Concini m’aurait deviné et commencerait à se défier de moi ? Est-ce une déclaration de guerre ? Et pourtant, ajouta-t-il d’un ton menaçant, j’ai besoin de Laffemas..."

Quelques minutes il se promena lentement dans le cabinet de travail qui avait l’allure d’un oratoire. Il était vêtu en cavalier comme presque toujours. Son épée battait à son côté.

"Allons !" murmura-t-il avec un soupir.

Il passa ses gants, assura son épée, prit son chapeau et, le gardant à la main, entra d’un pas ferme dans une pièce qui se trouvait au fond d’un couloir - pièce sans autre ouverture qu’un étroit œil-de-bœuf. Marion Delorme était là. À l’entrée de Richelieu, elle se leva et fit la révérence. Elle était un peu pâle, mais elle souriait, et son sourire un peu moqueur avait on ne sait quoi d’héroïque.

"Ce sourire me damnera !" gronda Richelieu en lui-même.

Un instant, ils se mesurèrent des yeux. L’amour éclatait dans le regard de Richelieu, mais un amour méprisant comme celui d’un homme supérieur pour qui la femme n’est qu’un instrument de plaisir. Marion Delorme souriait.

"Avant-hier, commença Richelieu sans autre préambule, je vous ai offert un million, c’est-à-dire une fortune que la reine de France ne possède pas dans son coffre particulier. J’y ai joint l’offre de vous acheter un hôtel dans Paris, de le monter sur un pied princier, et de vous rendre aussi propriétaire d’une maison que je possède aux environs de Paris. À ces avantages divers, j’ai joint l’offre d’autant de bijoux précieux que vous en pourriez désirer..."

Marion éclata de rire.

"Oui ! dit froidement Richelieu. Voilà quelle fut votre réponse : un éclat de rire.

— Pardonnez-moi, monsieur l’évêque, dit-elle en riant toujours - et c’était héroïque, ce rire, car elle tremblait dans son cœur - mais vous vous exprimez comme un tabellion. Ce n’est pas une déclaration d’amour, cela, c’est un inventaire !"

Richelieu changea de couleur. Le grand seigneur qu’il était connut l’humiliation. Sa figure prit une sinistre expression de cruauté.

"Daignez donc vous asseoir, monseigneur, fit Marion, câline. Non ? Eh bien, alors, permettez que j’offense en vous la majesté divine que vous représentez si bien, et que je demeure assise, alors que mon pasteur est debout !"

Et elle se laissa nonchalamment tomber dans un fauteuil.

"Hier, reprit Richelieu, je vous ai prévenue que vous étiez impliquée dans une accusation de complot contre la sûreté de l’État. Toutes les preuves sont rassemblées dans ma main. Je vous ai dit qu’il est nécessaire, au temps où nous vivons, de frapper l’esprit public par des exemples d’impitoyable justice, et que ni votre sexe, ni votre jeunesse, ni votre beauté ne pourraient vous sauver du châtiment..."

Marion interrompit par un sonore éclat de rire.

"Oui ! grinça Richelieu. C’est encore par votre rire maudit que vous m’avez répondu.

— Mais c’est qu’aussi, tenez, pardonnez-moi et laissez-moi rire, vous parlez comme un juge, et ce n’est pas une déclaration d’amour, cela, c’est un réquisitoire !"

Richelieu sentit l’ulcère de la rage se développer dans son cœur.

"Voyons, monseigneur. Avant-hier, nous faisions un inventaire ; hier, un réquisitoire. Aujourd’hui, que vais-je entendre ?"

Richelieu se redressa. Il étendit la main comme un tigre lève sa griffe.

"Vous avez raison, dit-il. Aujourd’hui, je ne serai ni le tabellion, ni le juge.

— Le bourreau, alors ?"

Le mot cingla. Richelieu eut un pas de recul. Une seconde, il baissa la tête. Quand il la releva, cette tête était effrayante. Marion, qui était à demi étendue dans un fauteuil, se leva. La peur, le spectre de la peur venait d’entrer dans cette chambre.

"Bourreau ? fit Richelieu, dont les lèvres se retroussèrent dans un rictus terrible. Et pourquoi pas ?"

Marion était vaillante. La menace - directe, cette fois - la fouetta. Une révolte flamboya dans ses beaux yeux. Richelieu avait reculé : elle avança.

"Soit ! dit-elle. Où est la hache, maître ? Libre de mon corps, j’aime encore mieux le baiser de l’acier sur mon cou que le baiser de vos lèvres sur ma bouche !

— Non ! éclata Richelieu d’une voix qui demeura basse, mais résonna aux oreilles de Marion comme un coup de tonnerre. Pas toi ! Ce n’est pas toi qui monteras à l’échafaud ! Ce sera celui que tu aimes ! Ce sera ton amant ! Écoute : Cinq-Mars est en mon pouvoir. Tu vas décider de son sort."

Marion Delorme frissonna jusqu’à l’âme. Elle couvrit son visage de ses deux mains et murmura :

"Pauvre garçon ! L’amour que je commençais à éprouver pour lui ne lui aura pas porté bonheur !"

Richelieu la vit faiblir et gronda :

"Je la tiens !... Écoutez, Marion. C’est vous qui m’avez poussé au désespoir. Tant pis. Votre amant, je le hais. Je l’ai haï depuis cette minute où, dans les antichambres de l’hôtel d’Ancre, vous êtes venue à moi en lui donnant la main. Tant pis. Je suis le plus fort. Je vais de ce pas au Louvre, j’entre chez le roi, je lui dénonce la conspiration du duc d’Angoulême, je lui prouve que le marquis de Cinq-Mars était l’un des plus acharnés partisans du fils de Charles IX et, ce soir, votre amant, Marion, couchera à la Bastille, en attendant que s’instruise son procès."

Richelieu fixa sur Marion un regard pâle comme une lueur de hache.

"Trouvez-vous, cette fois, que j’aie parlé en tabellion ou en juge ? Est-ce là la déclaration d’amour qu’il vous fallait ?"

Pour la troisième fois, Marion éclata de rire. Mais, cette fois, ce rire était terrible comme un cri de douleur.

"Une déclaration d’amour ? Ça ? Dites un rapport, monseigneur ! Vous parlez comme un espion, et savez-vous ce qu’il vous répondrait, M. de Cinq-Mars, s’il était ici ? il vous ferait la réponse qu’on fait aux espions et, comme il n’est pas là, la voici !"

Un pas, Marion a levé la main. Et cette main fine, à toute volée, s’est abattue sur la joue de Richelieu !

Le duc ne broncha pas. Un soufflet de femme, c’est presque une caresse. Seulement, son sourire se fit plus aigre. L’étrange lueur pâle de son œil gris s’éteignit, puis brilla de nouveau, mouchetée de rouge.

"Sortez maintenant, dit Marion.

— Je sors, dit Richelieu d’un accent si calme que Marion en frissonna de terreur. Seulement, écoutez : Vous venez de condamner à mort Henri de Ruzé d’Effiat, marquis de Cinq-Mars. Qu’il m’échappe, s’il peut. Demain ou dans huit jours, dans un an, dans dix ans, dans vingt ans, je ferai exécuter la sentence de mort !"

Il s’inclina - et sortit de ce pas souple et terrible qu’ont les fauves marchant sur la proie. Une fois seul, il devint livide et chancela.

"Cinq-Mars ! gronda-t-il. Je tiens le soufflet pour valable !"

Il descendit. Au rez-de-chaussée, il s’arrêta devant la porte de cette pièce où Cinq-Mars était enfermé ; il poussa un judas et regarda à l’intérieur. Il vit les meubles brisés, les tentures arrachées, et, dans un angle, à genoux, la tête enfouie dans un fauteuil, un jeune homme immobile.

Richelieu sourit. Puis, lorsqu’il se fut rassasié de cette vue, il repoussa le judas et s’en alla. Une minute plus tard, il montait à cheval et se dirigeait vers le Louvre, salué au passage par les gentilshommes et même les bourgeois qui commençaient à connaître cette figure et cherchaient à se la rendre propice.

Au Louvre, Richelieu trouva le jeune roi auprès de son maître de la volerie, dans cette petite cour qui était sûrement l’endroit le plus animé du palais avec ses valets tout affairés, ses perchoirs où des faucons, de leur œil vif, dévisageaient les allants et venants. Luynes jeta à Richelieu un regard de travers et gronda :

"Voilà un tiercelet qui, par un beau matin, fondra sur moi bec ouvert, serres au vent, ni plus ni moins que si j’étais un simple héron ou une cigogne de passage. Halte-là, mon joli faucon. J’ai lu dans votre œil perçant. Vous aurez affaire à un vautour qui ne se laissera pas coiffer sans répondre.

— Bonjour, monsieur l’évêque, dit le roi de ce ton d’exquise et noble politesse qui allait si bien à sa jeunesse.

— Sire, fit Richelieu qui s’inclina profondément, je suis confus de déranger Votre Majesté dans ses occupations. L’art de la vénerie est un des plus nobles qui soient. Et M. le duc de Luynes devrait en être le connétable.

— Allons, allons, murmura Luynes, peut-être n’est-il pas aussi diable qu’il en a l’air.

— C’est donc un entretien particulier que vous venez nous demander ? dit Louis XIII inquiet.

— Une audience, oui, sire... Pour le bien de l’État.

— C’est bien, monsieur. Dans cinq minutes, je serai dans mon cabinet et y ferai rassembler le conseil.

— Non, sire ! fit vivement Richelieu à voix basse. Ce que j’ai à dire à Sa Majesté est particulier."

Là-dessus, l’évêque de Luçon se retira et alla se poster dans l’antichambre qui précédait le cabinet royal. Au bout, non pas de cinq minutes, mais d’une heure, car Luynes avait pris un malin plaisir à retenir Louis XIII, un valet le fit entrer dans le cabinet. Le jeune roi était seul.

"Je vous écoute, dit Louis à Richelieu, qui attendait respectueusement une parole du roi.

— Sire, Paris est tranquille. Toute cette tempête s’est dissipée. Si nous avions essayé de tenir tête à la rébellion naissante, qui sait où nous serions aujourd’hui ? Vous voyez, sire, qu’en vous inspirant la bonne pensée de résister aux conseils de la violence, Dieu vous a témoigné une protection visible. Mais ce n’est pas tout. Le ciel, qui veut bien aider ses créatures, veut aussi qu’on s’aide soi-même. Ce n’est pas en vain qu’il a donné aux rois une étincelle de son pouvoir. Le moment, sire, me paraît donc venu d’agir, non pas comme le voulait M. d’Ornano qui a parlé en brave soldat, non pas comme le voulait M. de Luynes, qui a parlé en fauconnier, mais comme eût agi votre illustre et magnanime père : c’est-à-dire avec ruse et force à la fois.

— Bon ! Allez-vous maintenant me conseiller de faire arrêter M. de Guise ? demanda avidement le roi.

— Dieu m’en garde, sire ! Plus tard, peut-être ! Oui, plus tard, vous pourrez employer la force seule. Aujourd’hui, je le répète à Votre Majesté, il faut de la force et de la ruse."

Louis XIII leva sur le terrible conseilleur un regard à la fois candide et soupçonneux.

"Sire, permettez-moi de m’expliquer au moyen d’un apologue. Il était une fois..."

À ce moment, la porte du cabinet s’ouvrit et un huissier annonça :

"Sa Majesté la reine !"

Richelieu se courba dans une profonde salutation. Louis XIII se leva, s’avança au-devant de Marie de Médicis et lui baisa la main. La reine mère entra, majestueuse et froide. Elle demeura debout.

"Ah ! madame, fit l’adolescent, quelle heureuse surprise pour moi de voir ma mère !

— Sire, dit Marie de Médicis - et d’un geste glacial elle arrêta l’élan de son fils. - je suis venue en effet vous faire part d’une aimable surprise que vous fait M. le maréchal d’Ancre (elle s’anima, ses yeux brillèrent), une fête qu’il a trouvé moyen d’organiser dans les jardins du nouveau palais. Ma première dame d’atours m’assure que ce sera merveilleux. Sire, je venais vous prier d’assister à cette fête.

— Une fête chez M. Concini ! fit le roi dont le front se rembrunit.

— Non pas, sire : chez moi ! dit la reine d’un ton sec.

— Et pour quand cette fête ?

— Aujourd’hui même, sire.

— Impossible, madame - et avec une sorte de naïf orgueil : Je travaille aux affaires de l’État.

— Oh ! peccato ! quel dommage ! dit Marie de Médicis du même ton que si elle eût dit : « Voilà qui m’est bien égal » : Adieu donc, sire. J’emmène la jeune reine."

Et Marie de Médicis sortit, le teint plus animé, la démarche plus vive : elle n’avait eu pour son fils ni un mot ni un regard maternel... La fête à laquelle elle courait remplissait sa cervelle, son cœur et son âme. Richelieu n’avait perdu de toute cette scène intime ni une intonation, ni un geste. Louis XIII avait poussé un soupir, puis se jetant dans son grand fauteuil :

"Il était donc une fois, monsieur l’évêque ?

— Il était, sire, un berger à qui l’on vint dire qu’un lion rôdait dans la montagne et menaçait son troupeau : « Prends ta houlette, bon berger, et attaque ce lion ! » Un autre ajouta : « Prends ton arc et tes flèches, et abats-le ! » Un troisième ajouta : « Voici son antre, là-bas, au pied de ce rocher ; tu n’as qu’à murer l’entrée de la caverne. » Le berger écouta les donneurs de conseils mais, comme il voulait sauver son troupeau, il n’en fit qu’à sa tête. Il attendit que le lion fût endormi et, pénétrant dans son antre, lui coupa une de ses griffes. Le lion ne dormait pas ; il vit très bien le berger faire courageusement sa besogne. Mais c’était si peu de chose, une griffe, une seule griffe coupée, que le lion se contenta de rire en lui-même. Le lendemain, le berger revint et coupa encore une griffe, une seule. Et le lion ne s’inquiétait toujours pas : une griffe de plus ou de moins ! Bref, sire, ce manège dura un certain nombre de jours, si bien que le lion s’aperçut un beau jour que le berger lui coupait sa dernière griffe. Alors il se mit à rugir : « Berger, tu seras châtié de ton audace ! » Mais le berger se mit à rire et enchaîna le lion qui, en effet, ne pouvait plus se défendre. Voilà mon apologue, sire !"

Louis XIII eut un sourire et dit doucement :

"Avouez monsieur l’évêque, que votre lion y a vraiment mis de la complaisance !

— Non, sire : de la vanité, voilà tout. Toutes ces bêtes féroces au fond ne sont que des bêtes. M. le duc de Guise est imprenable dans son antre. Mais si vous lui arrachez une griffe, une seule ; il croira faire le brave en feignant d’en rire. Une griffe à la fois, sire, et dans trois mois vous enchaînez le lion. Sire, j’ai l’honneur de vous proposer de faire procéder dès aujourd’hui à l’arrestation de M. de Cinq-Mars.

— Celui qui vient de perdre son père ?

— Oui, sire. C’est une des griffes du lion, une des plus faciles à arracher. C’est à peine si M. de Guise daignera s’en apercevoir. Et, pourtant, Cinq-Mars est une griffe qu’il faut arracher.

— On m’avait dit que Cinq-Mars était plutôt un fidèle d’Angoulême.

— Cinq-Mars n’est ni pour Angoulême ni pour Guise : il est contre le roi. Angoulême est à la Bastille : Cinq-Mars s’est tourné du côté de Guise."

Louis XIII demeura un moment rêveur, le front plissé, les yeux perdus au loin vers le nuage qui passait dans le cadre de la fenêtre.

"Et il y aura beaucoup de griffes à arracher ainsi ? demanda-t-il lentement.

— Non, sire, une vingtaine."

Louis XIII tressaillit, garda encore un long silence, puis murmura :

"Ce sont donc des listes de proscription qu’il faut dresser ?

— Sire, elles sont dressées !"

Ce fut dit d’une voix si ferme, si nette, si tranchante que le jeune roi leva les yeux sur Richelieu. Mais, s’il y avait de l’admiration dans ce regard, il y avait aussi une sourde terreur dans cette âme d’enfant.

"Ah ! murmura-t-il, si je n’avais pas éloigné de moi mon Capestang ! Le seul homme dans les yeux duquel j’aie lu l’affection et la pitié ! Il aurait, lui, bravement marché au lion, et il ne serait pas question de transformer le roi de France en pourvoyeur de geôles... ou d’échafauds !

— Sire, reprenait à ce moment Richelieu, ce n’est pas tout que d’enlever aux ennemis du trône les hommes d’action qui, au jour d’une bataille, seraient leurs soldats. Il faut aussi protéger et défendre ceux qui vous servent. Sire, sans que vous l’ayez voulu, et peut-être même sans qu’on vous en ait demandé l’ordre, un de vos plus fidèles, un de vos plus zélés serviteurs a été mis à la Bastille. Sire, je vous demande en grâce de signer l’élargissement de ce loyal ami du trône.

— Ah ! J’aime mieux cela ! ne put s’empêcher de s’écrier le jeune roi. Comment s’appelle-t-il ?

— Sire, il tient de son père le nom de Beausemblant.

— Quoi ! Le fils du valet de chambre et tapissier de mon père ?

— Oui, sire : il a pris le nom de Laffemas. Mais il est aussi dévoué à Votre Majesté que son père pouvait l’être à Henri IV.

— Et vous dites qu’il est à la Bastille ?

— Oui, sire. Sans qu’il ait commis d’autre crime que de se montrer trop zélé à votre défense.

— C’est bien", dit Louis XIII, les lèvres serrées.

Et, ouvrant un tiroir, il prit deux parchemins tout préparés, sur lequel il n’y avait plus qu’à mettre les noms et à apposer la signature. L’un était un ordre d’arrestation. L’autre, un ordre de mise en liberté. L’œil gris de Richelieu eut un éclair. Le roi saisit une plume.

"S’il plaît à Votre Majesté, fit l’évêque en l’arrêtant d’un geste, j’aurais une double observation à faire au roi.

— Dites. J’ai en votre esprit une confiance illimitée, monsieur l’évêque."

Richelieu s’inclina et mit la main sur son cœur en signe que son dévouement était non moins illimité.

"Sire, dit-il, M. de Laffemas a été mis à la Bastille par des gens que j’ignore, mais qui, à coup sûr, ont voulu vous priver d’un bon serviteur. Il est donc politique de leur laisser croire que M. de Laffemas n’est pas sorti de son cachot. Il est donc inutile que le nom de Laffemas figure sur le registre de sortie, tandis qu’il est indispensable qu’il continue à figurer sur le registre d’entrée.

— Ventre-saint-gris ! monsieur, vous pensez à tout ! s’écria Louis XIII avec admiration.

— Oui, sire, à tout ! Pour les mêmes raisons, il ne faut pas que M. de Guise sache que le jeune marquis de Cinq-Mars est à la Bastille. Il est donc inutile que le nom de Cinq-Mars figure sur les registres d’entrée. M. de Cinq-Mars, à la Bastille, ne doit plus être qu’un numéro !"

Le jeune roi frissonna. Derrière cette raison politique qu’invoquait l’évêque de Luçon, il crut entrevoir une autre raison formidable. Richelieu avait parlé de la sortie sans nom de Laffemas que pour amener l’entrée sans nom de Cinq-Mars. Il eut un moment d’anxiété. Son cœur s’arrêta de battre.

"Vous avez raison, dit enfin Louis XIII. Nul ne doit savoir que M. de Laffemas est libre ; nul ne doit savoir que M. de Cinq-Mars est prisonnier."

Richelieu se mordit les lèvres jusqu’au sang pour s’empêcher de crier. Mais, au fond de lui-même, il hurlait de joie. Louis XIII tenait sa plume sur un parchemin en blanc, au bas duquel se détachait le sceau royal. Il semblait hésiter. De sa voix âpre et caressante, Richelieu murmura :

"Si Votre Majesté daigne m’y autoriser, je lui dicterai la formule convenable."

Louis XIII approuva d’un signe de tête. Et Richelieu dicta ! Il laissa tomber une à une ces paroles, qui contenaient un monde de haine, et que le roi écrivit :

Ordre à M. le gouverneur de notre Bastille de la porte Saint-Antoine :

M. de La Neuville, gouverneur de notre forteresse d’État, remettra aux mains du porteur des présentes le prisonnier qui lui sera indiqué ; ce prisonnier devra sortir sans aucune formalité de registre ; aucun des gardes ne devra assister à sa sortie.

M. de La Neuville recevra des mains du porteur des présentes un prisonnier d’État, qui sera aussitôt mis au secret. Il est défendu au gouverneur, à tout garde ou geôlier de la Bastille de s’entretenir avec ce prisonnier et de chercher à savoir son nom.

Les présentes seront exécutables dès l’instant où elles seront présentées à M. de La Neuville par notre envoyé qui en sera porteur. Et nous le voulons et mandons, ainsi parce que tel est notre bon plaisir.

Donné en notre palais du Louvre, ce dix-neuvième jour de décembre de l’an de grâce 1616.

LOUIS,

roi de France et de Navarre.

Le roi avait écrit et signé. Il murmura :

"Savez-vous, monsieur l’évêque, que c’est là le premier ordre entièrement écrit de ma main qui sorte de ce cabinet ?

— Sire, dit Richelieu, il faut que Votre Majesté s’habitue à donner des ordres, à régner, à gouverner !"

Et il saisit le parchemin qu’à l’instant il fit disparaître.


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Rentré quai des Augustins, Richelieu fit venir un gentilhomme - cadet de Touraine qui, dans sa maison, remplissait à peu près le rôle d’un officier des gardes. Car tout grand seigneur conservait encore la coutume féodale d’entretenir près de lui un certain nombre d’hommes d’armes.

"Monsieur de Chémant, lui dit-il, veuillez lire ceci."

Le jeune homme prit le papier que lui tendait son maître : c’était le parchemin qui portait l’ordre autographe du roi. Il le lut sans broncher, habitué qu’il était à la discipline de fer que déjà l’évêque de Luçon établissait autour de lui.

"Vous avez compris, Chémant ?

— Oui, monseigneur. Il s’agit d’un prisonnier à faire sortir de la Bastille, et d’un autre à y faire entrer, en sorte que M. de La Neuville n’y perdra rien.

— Juste, mon brave Chémant.

— Et quel est l’homme que je délivrerai ? Il faut que je sache son nom.

— Laffemas, dit Richelieu.

— Et l’homme que j’aurai à remettre au gouverneur de la Bastille ?

— Le prisonnier qui est enfermé au rez-de-chaussée de l’hôtel, répondit Richelieu.

— Quoi ! M. de...

— Le prisonnier qui est dans la salle du rez-de-chaussée ! interrompit Richelieu d’une voix glaciale. Relisez l’ordre, Chémant ! Malheur à qui saura le nom de ce prisonnier !

— C’est bien, monseigneur, je pars à l’instant.

— Non pas. Ce soir, quand tout dormira dans Paris. C’est le bon moment. Vers dix heures, par exemple. Pas de bruit. Pas de monde. Un bon carrosse. Un de vos hommes bien armé sur le siège. Vous, à côté du prisonnier, le pistolet au poing. Est-ce entendu ?

— Oui, monseigneur, fit le cadet qui plia l’ordre, le mit dans la poche de sa poitrine et fit demi-tour.

— À propos, ajouta Richelieu, vous préviendrez M. de La Neuville que j’irai moi-même, demain matin, de la part du roi, lui donner des ordres au sujet de son nouveau prisonnier. Allez, maintenant !"

Richelieu, demeuré seul, resta un moment plongé dans quelque sombre et sanglante rêverie. Puis il se dirigea vers la chambre de Marion Delorme, écouta longtemps à la porte, et n’entendant rien, pas un soupir, pas un souffle, il se retira. Seulement, alors, il était plus pâle et frissonnait. Bientôt, il se remettait en selle, et, avec un sourire qui eût épouvanté Concini :

"Allons voir la fête de M. le maréchal d’Ancre !"