Le Captain Cap/II/21

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Juven (p. 145-150).

CHAPITRE XXI

Où le Captain Cap nous donne d’intéressants tuyaux sur le ferrage des chevaux dans les pampas d’Australie.


— Et vous, Cap, qu’est-ce que vous pensez de tout ça ?

— Tout ça… quoi ?

— Tout ça, tout ça…

— Ah ! oui, tout ça ! Eh bien, je ne pense qu’une chose, une seule !

— Laquelle ?

— Oh ! rien.

Le dialogue dura longtemps sur ce ton. Moi, je me sentais un peu déprimé, cependant que le d’habitude si vivant Captain Cap était totalement aboli.

Cap bâilla, s’étira comme un grand chat fatigué, et je devinai tout de suite ce qu’il allait me proposer : l’inévitable cosmopolitan claret punch[1] en quelque bar saxon du voisinage. Je répondis par ces deux monosyllabes froidement émises :

— Non, Cap !

Cap aurait reçu sur la tête tout le mont Valérien lancé d’une main sûre, qu’il ne se serait pas plus formellement écroulé.

— Comment, bégaya-t-il, avez-vous dit ?

— J’ai dit : Non, Cap.

— Alors, je ne comprends plus.

— C’est pourtant bien simple, Cap. Désormais, la débauche, sous quelque forme qu’elle se présente, me cause une indicible horreur. J’ai trouvé mon chemin de Damas. Plus d’excès ! À nous, la norme ! Vivons à même la nature ! Or, la nature ne comporte ni breuvages fermentés, ni spiritueux. Si on n’avait pas inventé l’alcool, mon bien cher Captain, on n’aurait pas été contraint d’imaginer la douche.

Ce pauvre Cap m’affligeait positivement. Ces propos le déconcertaient tant, émis par son vieux compagnon d’orgie.

De désespoir, il crut à une plaisanterie.

— Non, Cap, vraiment ! insistai-je d’un pied ferme.

Pauvre Cap !

Je perçus qu’il éprouva la sensation, l’horrible sensation froide et noire que lui échappait un camarade.

Rassurez-vous, Cap ! Si vous évade le compagnon, l’ami vous demeure et pour jamais, car, moi, j’ai su voir derrière la soi-disant inextricable barrière de votre extérieur le cœur d’or pur qui frissonne en vous.

Timidement, Cap reprit :

— Vous n’avez rien à faire cet après-midi ?

— Rien, jusqu’à six heures.

— Qu’est-ce que vous diriez qu’on allât faire un tour jusqu’au tourne-bride de la Celle-Saint-Cloud ?

— Pourquoi non ?

Cap et moi, nous avons tout un passé dans ce tourne-bride.

Que de fois le petit vin tout clair et tout léger qu’on y dégustait trancha drôlement et gaiement sur les redoutables American drinks de la veille ![2]

Il régnait tout le froid sec désirable pour une excursion dans les environs ouest de Paris.

Notre petit moto-car de chez Comiot roulait crânement sur la route.

À peine franchies les fortifications, au cours de je ne sais quelle causerie, le Captain Cap crut devoir comparer son gosier à une râpe, mais à une véritable râpe.

J’eus pitié.

Le caboulot où nous stoppâmes s’avoisinait d’une ferrante maréchalerie.

Des odeurs de corne brûlée nous venaient aux narines, et nos tympans s’affligeaient des trop proches et vacarmeuses enclumes.

Il y avait trop longtemps que Cap n’avait piétiné l’Europe. Je le laissai dire :

— Il faut vraiment venir dans ce sale pays pour voir ferrer les chevaux aussi ridiculement.

— Vous connaissez d’autres moyens, vous, Cap ?

— D’autres moyens ?… Mille autres moyens, plus expéditifs, plus pratiques et plus élégants.

— Entre autres ?

— Entre autres, celui-ci, couramment employé dans les prairies du centre d’Australie, quand il s’agit de ferrer des chevaux sauvages, des chevaux tellement sauvages qu’il est impossible de les approcher.

— Vous avez vu ferrer des chevaux à distance ?

— Mais, mon pauvre ami, c’est un jeu d’enfant, pour ces gens-là !

— Je ne suis pas curieux, mais…

— Rien de moins compliqué pourtant. Les maréchaux-ferrants de ce pays se servent d’un petit canon à tir rapide (assez semblable au canon Canet dont on devrait bien armer plus vite notre flotte, entre parenthèses). Au lieu d’un obus, ces armes sont chargées de fers à cheval garnis de leurs clous. Avec un peu d’entraînement, quelque application, un coup d’œil sûr, c’est simple comme bonjour. Vous attendez que le cheval galope dans votre axe et vous montre les talons, si j’ose m’exprimer ainsi… À ce moment, pan, pan, pan, pan ! vous tirez vos quatre coups, si j’ose encore m’exprimer ainsi, et vos fers vont s’appliquer aux sabots du coursier. Voilà votre mustang ferré ! Alors, il est tellement épaté, ce pauvre animal, qu’il se laisse approcher aussi facilement que le ferait un gigot de mouton aux haricots.

— Merveilleux !…

— N’est-ce pas ? Seulement, dam ! il faut de l’adresse.

À ce moment, la bonne de l’aubergiste rentrait avec, dans un pot, du bon lait crémeux fraîchement trait.

— Tiens, fit Cap, si on fabriquait un ice-cream-soda.

Et au grand ahurissement de ces banlieusards, Cap nous confectionna un des plus délicieux ice-cream-soda[3] que j’aie goûtés de ma vie.


  1. Dans un grand verre plein de glace pilée, versez une cuillerée de sirop de framboises, une de marasquin, une de curaçao. Ajoutez un verre à liqueur de fine champagne, finissez avec vieux bordeaux. Une tranche d’orange, fruits selon la saison, chalumeau.
  2. Comme c’est loin tout ça !
  3. Cap procéda de la sorte : Dans un récipient rempli de glace écrasée par lui-même, il versa deux verres à liqueur de crème de vanille et un de kirsch. Il compléta avec moitié lait et moitié eau-de-seltz. On peut varier selon les goûts et remplacer la crème de vanille par de la crème de cacao ou telle autre liqueur qui vous plaira. On peut également substituer le rhum au kirsch.