Le Captain Cap/II/23

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Juven (p. 159-163).

CHAPITRE XXIII

Dans lequel M. Mougeot afflige par l’étendue de son cynisme mercantile l’âme délicate du Captain Cap.


Une vieille coutume administrative veut que, chaque année, M. le directeur général des postes françaises applique tous ses soins et tout son goût à la confection d’un splendide calendrier de luxe duquel il n’est tiré qu’un nombre restreint d’exemplaires et qu’il se dérange en personne, ce haut fonctionnaire, pour en faire hommage à M. le chef de l’État, à MM. les ministres, à MM. les présidents des Chambres et, enfin, à quelques-unes des personnalités les plus notoires dont s’honore à bon droit notre pays.

C’est ainsi qu’un beau matin de fin décembre le Captain Cap recevait la visite de M. Mougeot[1].

On a beau, mes chers amis, être pénétré de sa valeur, une telle démarche ne laisse pas que de vous toucher profondément, surtout quand on n’a rien fait pour la provoquer et Cap ne savait comment remercier notre actif sous-secrétaire d’État de sa mille fois trop flatteuse, disait-il, gracieuseté.

Mais lui de protester et de se répandre en louanges à son égard, en compliments, en exultations qui finirent par, de cette humble violette qu’est le Captain, faire le plus confus des coquelicots.

(Muer la violette en coquelicot ! Curieux cas de transformisme ! Qu’en penses-tu, vieille ombre de Darwin ?)

Quand ils eurent épuisé la gamme, M. Mougeot des éloges, Cap des remerciements, ce dernier songea vite à jeter un coup d’œil sur le merveilleux objet qui lui était présenté.

J’ai dit « merveilleux », je ne retire pas le mot, car jamais notre industrie nationale, jamais le goût de nos ouvriers d’art n’ont rien produit d’aussi délicieux.

En examinant de plus près mon calendrier, soudain, Cap ne put réprimer une exclamation de surprise !

Il venait de faire une bizarre constatation : les noms des saints de chaque jour étaient supprimés et remplacés…

Je vous le donne en mille !

Remplacés par le nom d’une foule de ces produits commerciaux, industriels, hygiéniques ou autres dont vous voyez vanter les mérites dans les journaux, par les affiches des murs, en un mot, partout où l’œil humain peut projeter son regard.

Par exemple, au lieu de cette vieille mention à laquelle nous sommes habitués depuis la tendresse de l’âge : « Janvier 4, vendredi, saint Rigobert », nous apercevons, et non sans stupeur : « Janvier 4, vendredi, Chocolat Menier. »

Le mardi 16 avril, ce pauvre saint Fructueux se voit désinvoltement remplacé par « Crème Simon » !

Et ainsi de suite, jusqu’au 31 décembre, où saint Sylvestre est détrôné par… Montre du Vingtième siècle.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

M. Mougeot souriait.

— Oui, mon ami, tels seront désormais nos nouveaux almanachs, dont celui que vous tenez dans les mains n’est qu’un fastueux échantillon.

— Étrange !

— On s’y fera. Le public, en France, cher monsieur, se fait à tout et cette innovation le froissera moins encore quand il saura qu’elle rapporte à notre pauvre budget pas mal de rondelets millions.

— Oui, mais la tradition… Ne craignez-vous pas ?…

— Les gens comme moi, mon ami, appuyés d’une main sur l’épaule du progrès et de l’autre écrasant à coups de talon l’hydre de la routine, ne craignent rien.

— Tous mes compliments !

— Aussitôt le budget bouclé, je dépose un projet de loi accordant à l’État le monopole de la confection et de la vente des calendriers. Le gouvernement vend déjà des timbres-poste, du tabac, des allumettes, etc., rien d’extravagant à ce qu’il devienne marchand d’almanachs.

— En effet.

— Le reste, vous le devinez… Ah ! dame, la galette avant tout !

En me racontant cette histoire, Cap concluait en soupirant :

— Comme la France a changé depuis les croisades !

Et comme le froid venait encore aggraver notre sujet de tristesse, nous nous jetâmes immédiatement sur un gin cling des plus réconfortants[2].


  1. Le lecteur est assez intelligent pour comprendre de lui-même qu’à cette époque M. Mougeot était à la tête de administration bien connue des postes et télégraphes.
  2. Pour obtenir un gin cling, faites chauffer moitié gin, moitié eau, ajoutez sucre en poudre et jus de citron, versez et buvez avant que cela ne refroidisse.