Le Cardinal Mercier

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Le Cardinal Mercier
Revue des Deux Mondes6e période, tome 40 (p. 762-799).
LE CARDINAL MERCIER

De la tombe où l’Allemagne se flattait d’avoir mis la Belgique, l’univers écoute s’élever, depuis trois ans, la voix du cardinal Mercier. Elle représente, tout à la fois, l’héroïque faiblesse du peuple belge, qui s’offrit en victime pour le droit des gens, et l’invincible force de l’idée de justice, vengeresse d’une telle victime ; elle apporte à cette faiblesse le secours de cette force. Messagère d’un peuple opprimé, la parole du cardinal n’est pas une parole qui intercède, mais une parole qui proteste ; elle ne plaide point, elle attaque. Elle ne courbe pas la Belgique devant ses vainqueurs en attitude de suppliante, mais elle leur intime, à eux, de se courber devant quelque chose de plus haut ; elle n’est pas, à proprement parler, l’avocate des Belges ; elle est l’avocate générale du droit lésé. Jadis, au temps des premiers Barbares, on vit des évêques s’improviser « défenseurs des cités : » ils demandaient que le vainqueur fût pitoyable au vaincu, et ils l’obtenaient. Le peuple belge, qui n’aspira jamais à être un belligérant, n’a point à accepter une posture de vaincu : au point de départ de ses glorieuses infortunes, il y eut une neutralité cyniquement violée ; et son chef spirituel, auguste interprète de son âme, n’invoque jamais la pitié, mais revendique sans cesse la justice. De ce fait, ce ne sont pas seulement toutes les compassions humaines, mais toutes les consciences humaines, qui font écho à la voix du cardinal Mercier. Il fut en avance sur tous les hommes d’Etat et sur tous les penseurs des pays neutres, pour oser proclamer, sous le joug même de l’Allemagne, que ce joug était une iniquité. L’opinion civilisée prit acte du verdict, et constata que chacune des monstruosités qui souillaient l’Allemagne d’une tache nouvelle parait le cardinal d’un prestige nouveau, puisque aussitôt sa protestation, s’attachant au crime, continuait de révéler au monde ce qu’était l’Allemagne et ce qu’était l’archevêque de Malines.

Les cercles cultivés, dans l’Europe de l’avant-guerre, estimaient en lui un intellectuel, un philosophe, un savant ; mais les cercles cultivés ne le connaissaient encore qu’à demi. Car ils ignoraient que cet intellectuel mettait au-dessus de tout la charité ; que ce dialecticien, s’évadant volontiers de son propre génie, quittait avec allégresse la mêlée des raisonnemens pour le recueillement de la contemplation ; que ce scolastique aspirait vers l’élan mystique qui, soulevant l’âme vers Dieu, permet de le connaître un peu et de l’aimer beaucoup ; que ce professeur de carrière se plaisait, d’une âme ardente, aux improvisations et aux soubresauts de l’action ; que ce savant, enfin, si épris qu’il fût de la science pure, ne lui attachait tout son prix que si elle se tournait à aimer. S’arrêter à l’écorce de ses livres sans chercher plus au delà, plus au fond, la sève de son âme, c’était assurément faire honneur à l’auteur, mais c’était ignorer l’homme. La Grande Guerre est venue, et la Grande Guerre a dévoilé l’homme ; elle a, si l’on peut ainsi dire, achevé de dessiner sa physionomie.

L’auteur intéressait une élite pensante ; c’est sur l’homme, aujourd’hui, que les regards de l’humanité sont attachés. Comme autrefois son Maitre, cet homme est, pour les belligérans, un signe de contradiction ; « et tandis que ses démarches sont un objet de scandale pour la race dévoyée qui veut que devant la force la dignité de l’âme capitule, il est devenu, pour tous les membres de la famille humaine qui ne se sont pas excommuniés eux-mêmes de cette famille, un maître de justice.

La splendeur d’un tel rôle éveille nos curiosités : elle est la suite d’un passé, l’efflorescence d’un caractère, l’épanouissement l’un certain nombre de traits qui préalablement existaient : on voudrait les saisir, les fixer. Le cardinal nous dirait assurément, si nous l’interrogions, que tout ce qu’en lui nous admirons est l’œuvre de Dieu et l’apport d’une grâce ; et sa réponse presserait nos regards de ne pas s’attarder sur lui même et de s’élever vers ce Christ qui, dans la toile éloquente de M. Albert Besnard, le domine et le pousse en avant. Mais sans nous refuser à croire que la vaillance de sa parole et de son geste fut un don, et que ce don vint d’en haut, nous l’amènerions à convenir avec nous — et avec la théologie — que la grâce ne supprime pas la nature, mais qu’elle la parachève, et que la lumière humaine dont on essaie d’éclairer une physionomie humaine n’offusque ni n’efface, en elle, le rayonnement souverain de Dieu.


I

Voilà deux cents ans à peu près que les Mercier sont des Belges  ; auparavant, ils étaient Français. Après quelques étapes dans le Sud de la Belgique, on les trouve installés, dans la première moitié du XVIIIe siècle, à Braine-l’AIleud, bourgade du Brabant wallon. Il y a là de bonnes terres, grasses de culture, riches d’élevage ; ils y menaient une vie de fermiers. Peu à peu, l’industrie les tenta : le grand-père du cardinal, qui pendant de longues années fut maire de Braine — le vieux maire, comme on l’appelait — exploitait une tannerie. La famille alors connut des heures prospères, dans une belle bâtisse rurale qui se nommait le « château du Bastangier. »

Si le vieux maire eût laissé faire, son fils Pierre-Léon s’en fût allé vers Paris, pour être artiste ; et la peinture, peut-être, lui eût rapporté un peu de gloire. Mais la notoriété de son talent, qui était réel, ne dépassa pas le cadre de la famille. L’obéissance filiale qui l’enracinait en Brabant n’enchaîna pourtant pas les vagabondages de son esprit : il s’occupait de mathématiques, de ponts et chaussées, de littérature ; à défaut d’autre émigration, c’était encore une façon discrète d’échapper aux lisières de Braine. Les journées révolutionnaires de 1830 le sollicitèrent vers un autre genre d’évasion : avec trois autres Mercier, ses parens, il courut à Bruxelles faire le coup de feu pour les libertés belges. Le nom des Mercier figure quatre fois parmi ceux des Brainois qui risquèrent leur vie pour faire naître la Belgique moderne. Les Mercier, même au temps où ils avaient « du bien, » n’étaient pas captifs de leur aisance : l’idée de droit, l’idée de liberté, pouvaient les émanciper de leur bien-être familial et les entraîner loin de chez eux.

Au demeurant, s’il est des coins de terre où les imaginations s’assoupissent, Braine, tout au contraire, les invite à prendre essor et dans le temps et dans l’espace : au-dessus des herbages planent certains souvenirs qui n’ont rien de bucolique, souvenirs d’épopée, souvenirs de Waterloo. La suprême bataille napoléonienne — celle où l’Aigle se cassa les ailes — s’acheva dans ces parages ; et deux fermes voisines en gardèrent longtemps les stigmates : l’une, la Papelotte, occupée dans ces heures décisives par le prince de Saxe-Weimar [1], appartenait à un membre de la famille Mercier ; l’autre était la propriété de la famille Charlier, où Pierre-Léon Mercier devait un jour prendre femme. La première guerre européenne laissait ainsi des traces profondes dans l’histoire familiale des Mercier, et dans celle des Charlier. Il était réservé à un enfant de Braine de graver, cent ans après, son verbe et son nom dans l’histoire d’une autre guerre, européenne d’abord et bientôt universelle : cet enfant devait être un Mercier, fils d’une Charlier.

Il naquit le 21 novembre 1831, succédant à quatre fillettes : après lui, deux enfans survinrent encore ; et la mort prématurée du père fit de Barbe Mercier, sa veuve, la gardienne de sept orphelins. Une distillerie, sur laquelle avait compté Pierre-Léon pour nourrir cette famille, dut être vendue : on vendit aussi la maison familiale, et l’on se retira, tous les huit, dans une maisonnette proche de l’église, à Braine. Il semblait à ces infortunes qu’elles échappassent au délaissement, en venant s’adosser à l’église, qui console. Il y avait à Bruxelles de lointains cousins — l’un même fut un instant ministre — qui paraissaient tout prêts à illuminer d’un beau rayon l’avenir du petit Désiré Mercier : qu’il se préparât à entrer dans l’administration, et ils seraient ses protecteurs ; ils l’exalteraient peut-être, le temps aidant, jusqu’à un fauteuil de chef de division, dans un important ministère.

Barbe Mercier n’égarait pas ses rêves vers de semblables cimes. Elle les attachait aux degrés de l’autel, où chaque jour s’agenouillait son veuvage : ils étaient la seule altitude avec qui son infortune se sentît de plain-pied, et la seule dont pour son fils elle souhaitât l’ascension, comme on souhaite une grâce. Et les quatre grandes filles, blotties contre la mère, inauguraient une vie de privations afin d’obtenir cette grâce, afin d’amasser aussi, tout doucement, les ressources nécessaires pour faire étudier l’enfant. Un frère de Barbe, l’abbé Antoine Charlier, était doyen de Virginal ; elle avait un demi-frère, l’abbé Croquet, d’abord vicaire à Braine, qui s’en fut, quarante ans durant, évangéliser les Peaux-Rouges, et que les indigènes appelaient le saint de l’Orégon. Ces exemples, sans doute, allaient séduire le petit Désiré ; et la famille qui avait cessé d’être heureuse n’attendait plus de la vie qu’une seule joie, cette joie-là.

Désiré Mercier fut tour à tour élève du collège épiscopal de Saint-Rombaut, à Malines, et du petit séminaire de cette ville ; et ses aspirations répondaient à celles des siens. Il aura présente à la mémoire cette orientation très fixe et très haute de son adolescence, lorsque plus tard, devant un auditoire de jeunes, il s’épanchera dans une causerie, libre et grave, sur l’Idéal et l’Illusion. Il ne permettra pas que l’on calomnie ou que l’on bafoue l’idéal en l’assimilant à un rêve mal défini, mal précisé, et que, sous prétexte d’en réviser la valeur, on se décharge des devoirs onéreux que souvent l’idéal impose. « L’idéal, déclarera-t-il, c’est quelque chose de très précis, de très net ; c’est une conception claire de notre devoir. Nous devons y rester fidèles et ne l’abandonner jamais. » À l’âge où d’autres font des rêves, il avait donc un programme, sanction d’une vocation : il voulait être quelqu’un qui aime Dieu, et qui le fait aimer. Et dans cette famille où l’on avait des peines et où l’on peinait, tous les élans et toutes les souffrances, toutes les exaltations et tous les accablemens, toutes les espérances et toutes les détresses devenaient activement complices de cette vocation, qui fut ainsi comme la fleur de toute une vie chrétienne collective, et qui mûrissait, discrète, dans la ville épiscopale de Malines, entretenue sans cesse et comme réchauffée par les lointaines prières de la petite maison de Braine.

Trois de ses premiers maîtres laissent au cardinal un souvenir ému : M. Robert, qui lui apprit à obéir ; M. La Force, qui lui apprit à travailler et à vouloir ; M. Pieraerts, qui lui apprit à oser[2]. Les Allemands ont pu mesurer la valeur de ce professeur d’initiative qu’était M. Pieraerts. Les vacances ramenaient à Braine Désiré Mercier ; et là, d’autres maîtres s’offraient, et conquéraient à jamais son cœur : c’étaient les ouvriers catholiques. Sans le savoir, eux, ils lui donnaient des leçons de psychologie. « Il y a souvent profit, dira-t-il dans la suite, à prendre à l’école du peuple de telles leçons. L’ouvrier pense très haut. Son langage prime-sautier ignore l’artifice. Nul ne vous aide mieux à lire dans l’intimité de l’âme [3]. »

Avec ces grands camarades brainois, le jeune Mercier fut « Mamelouk ; » ainsi débuta sa vie publique. Mamelouk, c’était le sobriquet dont les libéraux affublaient les Xavériens qui, sous le patronage de saint François-Xavier, groupaient les forces catholiques de la bourgade. On relevait ce sobriquet comme un titre de gloire ; et chaque dimanche, tous les mamelouks ensemble, ouvriers et patrons, clercs et laïcs, descendaient le chemin de l’Estrée et s’en allaient boire quelques chopes ou « lutter, en de grands concours, au piquet ou au jeu de quilles pour gagner le prix, tantôt un lapin, tantôt un couple de pigeons [4], » Désiré Mercier, très simplement, très gaiement, se mêlait à ces joutes : il disputait le lapin, parfois il le gagnait ; et la soirée se terminait en longues causeries avec ceux qu’après un demi-siècle ses lèvres cardinalices appelleront encore « nos chers ouvriers brainois. » Un jour survinrent les délégués bruxellois de l’Internationale : en deux meetings, les Xavériens restèrent maîtres du terrain. Désiré Mercier se sentait devenir un lutteur, à l’école de ces vainqueurs.

Dans ce même « local » des Xavériens, où s’aiguisait son tempérament combatif, il voyait l’idée religieuse amortir les antagonismes sociaux et faire taire toutes les catégories de vanités, aussi bien celles qui eussent pu devenir insolentes que celles qui eussent pu se sentir humiliées : tous ensemble, on était des catholiques, une compagnie dans l’armée catholique qui, périodiquement, aux élections, arborait le programme catholique. Désiré Mercier, conscrit dans cette armée, s’habituait à associer à la pratique du zèle religieux l’idée de fraternité sociale ; et la conception qu’il se fera plus tard de l’attitude sociale du chrétien s’inspirera de cette camaraderie d’apôtres qui entraînait aux jeux, aux meetings, aux salles de scrutin, les mamelouks du pays natal.

Le collégien de Malines, le Mamelouk de Braine n’avait pas la gaieté des enfans autour desquels s’échafaude, comme un fragile décor de théâtre, une façade de bonheur. Il sentait auprès de lui des fardeaux qui pesaient, des souffrances qui s’offraient. Et tout au fond de son âme le contre-coup de ces souffrances se répercutait assez profondément pour qu’il eût en partage, dès le début de sa vie, cet art et ce besoin de compatir, qui sont l’attachant bénéfice des enfances assombries. Mais la souffrance qui se prodigue en compassion ne devient jamais une langueur ; et dans le cadre austère, endeuillé, où le jeune collégien passait ses vacances et enracinait son cœur, se développaient en lui certaines vertus d’élan prime-sautier, d’initiative conquérante, d’activé générosité, où malgré tout il entrait de l’allégresse, et qui jetaient dans l’atmosphère du foyer quelques notes de joie. Désiré Mercier partait avec entrain pour une vie grave et sévère, pour laquelle il n’avait d’autres maximes que de se mettre à la disposition de Dieu et de ceux qui devant sa conscience représentaient Dieu. Les curiosités intellectuelles, très diverses, très éparses, qui se jouaient en lui comme des survivances du tempérament paternel, étaient disciplinées et fécondées grâce à cette fixité du but, qui parachevait toutes les richesses de son être par la richesse souveraine de l’unité.


II

Deux années de philosophie au petit séminaire de Malines l’enchantèrent médiocrement : cette intelligence vivante demeurait mal satisfaite d’une philosophie qui manquait de vie, et qui n’était qu’un éclectisme intimidé, tant bien que mal habillé d’une livrée scolastique, et trop peu confiant en lui-même pour inspirer la confiance. Les jouissances que lui avait refusées cette indigente philosophie lui furent apportées, au grand séminaire, par la théologie. Là du moins, il trouvait une vraie synthèse, sûre d’elle-même, harmoniquement construite ; il lisait la Somme, et l’aimait. Mais en philosophie aussi, saint Thomas avait fait acte d’architecte ; qu’avait-on gagné, dans certaines écoles catholiques, à substituer à l’édifice philosophique du thomisme ces bâtisses composites dans lesquelles chaque faiseur de systèmes reconnaissait quelque pierre portant son estampille, et qui, s’ouvrant alternativement à tous les courans d’air, vacillaient sous leur chaotique tourbillon ? Le jeune clerc se posait cette question, et réservait la réponse pour l’avenir. Chaque chose en son temps : il avait d’abord à devenir un prêtre, et c’est à quoi, sur l’heure, visait son travail.

Il briguait quelque chose de mieux qu’une maîtrise intellectuelle dans les sciences théologiques : son contact fréquent avec les écrits des Pères, sa familiarité quotidienne avec saint Paul, tendaient à former en lui, non point un spécialiste en sciences sacrées, mais un apôtre de Jésus-Christ. S’il apprenait par cœur les Epîtres, s’il inaugurait sur ses cahiers cette façon de les traduire qui lui est si personnelle et qui leur fait rendre tout leur suc, ce n’était pas à des fins d’exégèse, mais c’était pour imprégner son âme « des plus grandes pensées dont se composa la primitive atmosphère morale du christianisme [5]. » Il se cultivait pour les âmes qu’il aurait un jour à cultiver, et concevait l’étude comme un apprentissage de l’action, non comme une jouissance cérébrale. Sa vocation gouvernait son travail intellectuel : les intuitions, non moins profondes que soudaines, qui lui découvraient d’amples horizons d’études, étaient systématiquement ajournées ; il mortifiait toutes les aspirations qui ne tendaient pas uniquement, en lui, à l’éducation du futur prêtre. Il consacra trois ans de séminaire à préparer cette demi-heure matinale du 6 avril 1874, où, pour la première fois, il consacra l’hostie. « Vers le Dieu qui réjouit ma jeunesse, » inscrivait-il sur le Memento de son ordination, et sa jeunesse réjouie ne désirait rien de plus qu’un poste de paroisse, dans lequel il pourrait distribuer la parole et la vie de Dieu, et quotidiennement réaliser « ce moment unique de l’histoire du monde [6], » le sacrifice eucharistique.

Mais déjà ses supérieurs avaient disposé de lui : ils l’expédiaient à l’Université de Louvain. L’obéissance lui fut d’autant plus facile, qu’elle lui intimait d’ouvrir les fenêtres, toutes grandes, sur le monde de la pensée, tout en rentrant fréquemment dans cette cellule de l’âme, où le silence fait parler Dieu [7].

Les études philosophiques qu’on faisait alors à Louvain ne mettaient pas les élèves en possession d’une philosophie ; tout au plus leur suggéraient-elles le besoin d’en avoir une, et ce besoin s’accompagnait et se tempérait d’une certaine crainte.

Car Louvain, vers le milieu du XIXe siècle, avait possédé une école de philosophie, authentiquement indigène et subtilement originale, et Louvain s’en était mal trouvé ; cette école avait connu des ennuis. Le professeur Ubaghs, très grave et très saint homme, en était le chef [8]. Soucieux des assauts que le rationalisme livrait à la foi, il avait éprouvé quelque plaisir — un plaisir de revanche — à voir les Lamennais, les Bonald, les Bautain, humilier la raison et faire de la tradition la source unique ou principale des vérités morales et métaphysiques. Mais il déplaisait à Rome que la raison humaine se méprisât à l’excès : impartialement, généreusement, Rome, en dépit du péril rationaliste, avait vengé la raison humaine des attaques du traditionalisme. Ubaghs alors, plus discrètement, avait repris la campagne : il maintenait l’idée de Bonald, d’après laquelle la raison individuelle, physiquement dépendante de la Société et de la Révélation, leur emprunte nécessairement ses premières certitudes sur Dieu, sur l’âme, sur l’obligation morale ; mais il ajoutait — c’était la concession qu’il faisait au Saint-Siège — qu’une fois munie, par voie d’emprunt, de cette connaissance initiale, la raison était capable de se démontrer à elle-même la légitimité de la foi qu’elle professait. La concession n’avait pas satisfait Rome : un avertissement en 1843, puis en 1864 une condamnation, avaient coupé court aux espérances suscitées par l’école d’Ubaghs. Louvain s’était flatté d’offrir à Rome des armes contre la raison ; Rome les avait brisées. Et comme il advient après ces catastrophes de la pensée, une génération de philosophes avait succédé, qui redoutaient un peu d’avoir un système et même une réputation : c’étaient de bons techniciens de la discussion, mais nullement des constructeurs.

Le jeune abbé Mercier, un jour convié par l’un d’entre eux à réfuter le positivisme, connut un de ces soubresauts qui souvent amènent l’élève à dépasser le professeur, et conclut à part lui, non point seulement à la nécessité de notions transcendantes, mais à l’urgence d’une construction métaphysique vraiment ordonnée, vraiment synthétique : sa ferveur pour saint Thomas, pour le livre capital du jésuite Kleutgen sur le thomisme, alla croissant. Et ce tête-à-tête avec le vieux docteur fut fidèlement poursuivi lorsque l’abbé Mercier, en octobre 1877, fut devenu directeur des philosophes au petit séminaire de Malines. Il ne songeait pas d’ailleurs, à cette date, à devenir le metteur en branle d’un vaste mouvement thomiste : il était tout aussi modeste que ses maîtres de Louvain. Il se faisait une loi — il se la fera toujours — de ne point devancer par une pétulance personnelle l’instant où ses énergies seraient assez mûres pour être cueillies par Dieu : il était trop l’homme d’un devoir, pour être l’homme d’un rêve.

Le devoir, pour lui, c’était, à Louvain, de cumuler avec ses études la surveillance amicale et cordiale des étudians laïcs du collège du Pape, futurs juristes, futurs médecins, dont malgré son jeune âge on l’avait nommé sous-régent ; et c’était, à Malines, de cumuler avec son professorat la direction spirituelle de beaucoup de ces séminaristes dont il voulait obtenir qu’une fois pour toutes, par un de ces actes décisifs sur lesquels on ne revient plus, ils donnassent leur vie à Jésus-Christ. Nombreux sont les prêtres belges qui lui savent à jamais gré de leur avoir arraché ce don. Ce qu’il leur demandait, à l’aurore de leur jeunesse, ce n’était rien de moins que ce que le XVIIe siècle appelait une conversion : c’était une désaffectation, une désappropriation de leur être, en vue du service divin. Et cette tâche quotidienne, émouvante et joyeuse, s’intercalait activement parmi les préoccupations du savant ; elle les eût, s’il en eût été besoin, désencombrées et purifiées de tout souci d’ambition, de toute fébrile inquiétude d’avenir ; elle absorbait certainement pour elle-même le meilleur de son âme.


III

Mais l’heure approchait où le devoir, pour lui, serait d’être un chef d’école, un initiateur intellectuel, et d’accepter que cette ambition, commandée d’en haut, commandât au jour le jour son travail : cette heure fut sonnée par Léon XIII.

De longue date, Léon XIII avait considéré saint Thomas comme le docteur le mieux qualifié pour « aplanir les voies à la Révélation. » L’encyclique Aeterni Patris, dès 1879, réclama que la philosophie thomiste fût restaurée dans l’enseignement catholique. Elle provoqua tout de suite, dans les écoles de Rome, un branle-bas assez confus d’hésitations et d’obéissances : elle finit par prévaloir, car on savait le Pape tenace en ses desseins. Mais à Rome, en ce temps-là, la pensée catholique visait moins à s’épanouir qu’à se barricader : ses attitudes étaient moins conquérantes que défensives. Le thomisme, tel que l’enseignaient avec leur fraîche bonne volonté ces premiers docteurs romains, aimait mieux négliger les sciences récentes que se les assimiler, et que s’en laisser vivifier, et que les vivifier elles-mêmes : il exhibait une demi-arrogance qui masquait peut-être, encore, une demi-timidité [9].

Léon XIII ne concevait pas, lui, que l’Eglise de Dieu pût être timide. Pas de timidités vis-à-vis de l’histoire, et sous l’œil apeuré des custodes les archives du Vatican s’ouvraient ; pas de timidités vis-à-vis des démocraties, et leurs pèlerinages entraient dans Saint-Pierre par la porte même qui dans le passé ne livrait accès qu’aux rois ; pas de timidités vis-à-vis des problèmes sociaux, et le Pape recommençait, en un siècle de laïcisme, à se mêler des choses de ce monde en légiférant sur elles ; pas de timidités, enfin, vis-à-vis des sciences, et Léon XIII, à la Noël de 1880, invitait le cardinal Dechamps, archevêque de Malines, à installer dans ce grand foyer de sciences qu’était l’Université de Louvain une chaire de philosophie thomiste.

Le souvenir d’un David de Dinant, d’un Henri de Gand, d’un Siger de Brabant, d’un Gilles de Lessines, témoignait que l’esprit belge pouvait se familiariser avec les complexités de la scolastique ; et le passé de Louvain, qui avait en face de la Réforme représenté la culture catholique, permettait d’espérer pour un renouveau de cette culture l’abri de l’Université. Léon XIII ne voulait pas d’un enseignement ésotérique, murmurant à l’oreille de quelques séminaristes bien défendus l’exposé de quelques vérités anciennes, précieuses et fragiles ; il voulait un thomisme de plein air, un thomisme rayonnant, un thomisme pour laïcs, qui « sculpterait profondément la philosophie chrétienne dans les esprits » des étudians de Louvain, futurs députés et futurs ministres.

A la suite des infortunes d’Ubaghs, Louvain, nous l’avons dit, était fatigué de philosopher. Le droit social de l’Église, les divergences entre l’ « hypothèse » et la « thèse, » la compatibilité des principes du Syllabus avec la constitution belge, avaient suscité entre l’économiste Charles Perin et les catholiques libéraux des discussions assez âpres, qui avaient achevé d’effaroucher la hiérarchie épiscopale. On avait mieux à faire, pensait-elle, que de perdre le temps en bagarres spéculatives, au moment où les entreprises scolaires du ministère Frère-Orban mettaient en péril l’âme des petits enfans. On avait à créer des écoles primaires ; c’était plus urgent que la philosophie... Mais Léon XIII avait parlé : il exigeait cette entrée du thomisme à Louvain, et cette irradiation de la vie publique belge par une instruction philosophique nouvelle. Les évêques, dociles et surpris, méditaient son désir, et leurs méditations, trop hésitantes ou trop profondes, s’attardaient longuement.

Elles s’attardaient encore lorsque soudainement ils apprirent que Léon XIII allait leur envoyer, après l’avoir mitré, un religieux d’Italie, grand clerc en thomisme, et qu’ils n’auraient plus à lui donner, à Louvain, qu’une salle et des élèves. Patience, Très Saint Père ! supplièrent-ils aussitôt, et leur étude des suggestions pontificales devint subitement impatiente d’aboutir. « Prenons l’abbé Mercier, directeur de vos philosophes, » dit au cardinal Dechamps Mgr Durousseau, évêque de Tournai, qui naguère, comme supérieur du séminaire de Malines, avait eu le jeune prêtre sous ses ordres. — « Sera-ce bien ? » questionna le cardinal. — « Tellement bien, répliqua l’évêque, que si j’étais Votre Eminence, je ne me réjouirais pas de le perdre. » — « Eh bien, nommons-le, conclut le cardinal résigné ; le Pape sera content. » Et Léon XIII en effet fut content [10].

Le « grand abbé » — comme depuis son ordination l’appelaient ses élèves — s’en fut à Rome, aux vacances de 1882, voir le grand Pape ; et leurs deux imaginations s’accordèrent. Les coups d’œil de Léon XIII traçaient une route à l’abbé Mercier ; ils étaient le signe qu’il devait « aller de l’avant : » le cardinal aime ce mot-là. Le Pape ne voulait pas seulement « qu’on appliquât les principes de la philosophie catholique pour faire produire aux sciences physiques et naturelles tous les fruits dont elles sont susceptibles ; » mais il constatait, d’autre part, que les anciens scolastiques s’étaient préparés, par l’étude des sciences physiques et naturelles, à l’œuvre propre de la philosophie. Un quart de siècle avant que les admirables travaux historiques du regretté physicien Duhem n’eussent vengé la culture scientifique des scolastiques du mépris où la tenait l’ignorant XVIIIe siècle [11], Léon XIII rendait à cette culture un hommage. Le professeur Mercier, appelé brusquement à l’héritage de ces vieux maîtres, trouvait dans cet hommage une leçon pour lui-même, et concluait, sans ambages ni délais, à la nécessité d’élargir constamment ses connaissances scientifiques,

Charcot, vers cette époque, compta quelque temps parmi ses étudians un docteur Mercier : il n’était autre que le futur cardinal. On le retrouvait bientôt à Louvain : libéré de la barbe qu’à Paris il avait laissé pousser, il emprisonnait pour toujours dans un tiroir les deux aigles qui lui servaient d’épingle de cravate au temps où il suivait Charcot ; il redevenait le grand abbé ; et sous cet habit, le seul qu’il aimât, il était alternativement professeur et étudiant. Être professeur, et professeur par le vouloir d’un Pape, c’était flatteur ; mais allait-il avoir des élèves ? Les étudians entendaient dire « que le nouvel enseignement serait quelque chose comme un cours d’archéologie, l’exhumation, respectueuse d’ailleurs, de théories, intéressantes peut-être, mais si vieilles, et qui d’aventure plaisaient au Pape régnant [12]. » Ils eurent la curiosité d’aller voir, et puis ils revinrent et restèrent ; et le futur cardinal déroulait, devant un auditoire composé surtout de laïcs, une psychologie, une logique, une critériologie, une ontologie, qui devaient plus tard paraître en volumes. « Ce qui frappait et nous séduisait en lui, expliquait naguère un de ses meilleurs élèves,


...c’était l’intense vérité personnelle de ce qu’il faisait et de ce qu’il disait. Rien de conventionnel, rien d’apprêté, rien de guindé, mais la communication, toujours libre et spontanée, de sa vie la plus intime, de ses sentimens les plus vrais, de ses pensées les plus sincères, telle était la méthode constante de son enseignement et de sa direction. Pour se livrer sans voiles, il faut être, sinon parfait, du moins exempt de ces faiblesses qui déconsidèrent et qui ruinent toute autorité ; il faut avoir la pensée scrupuleusement droite, il faut être exempt de toute servitude et de tout amour-propre, il faut avoir l’âme jeune et fraîche, dévouée sans réserve, prête à s’oublier toujours et à se donner sans compter. Il avait en lui cette jeunesse, ce dévouement, cette droiture d’esprit, ce zèle de l’idéal, et c’est pourquoi nos âmes de vingt ans s’attachaient à la sienne [13].


La spontanéité de l’entrain, les merveilleuses vertus d’entraînement survivaient à la leçon, et poussaient le professeur, ensuite, vers les ateliers de recherches où ses collègues défrichaient, chacun à part des autres, un petit coin du terrain scientifique ; il s’attardait avec une prédilection spéciale chez le neurologiste Van Gehuchten ; et tout humblement, dans ces studieuses promenades, il prenait posture d’apprenti, en descendant de la chaire où il avait fait la besogne d’un maître.

De loin, Léon XIII l’observait : il lui donnait en 1886 une prélature romaine. Il contemplait avec amour le magnifique labeur de ce pionnier, qui, là-bas, d’un geste audacieusement solitaire, jetait le pont entre les spéculations du Moyen-âge et les méthodes d’observation les plus modernes. Et peu à peu le Pape réfléchissait que, pour faire de la philosophie la synthèse des sciences, il fallait plus qu’un homme, — cet homme fût-il Mercier, — et qu’il fallait plus qu’une chaire : qu’il fallait un Institut, pourvu de chaires spéciales où l’on s’appliquerait à « façonner des jeunes gens d’élite à la science haute et désintéressée. » Deux brefs pontificaux, en 1888 et 1889, développaient ces perspectives, et ces perspectives étaient des ordres.


IV

En 1891, dans son rapport au Congrès de Malines, Mgr Mercier les commentait. Il y montrait le champ de la science, le recul constant de ses limites, l’urgente nécessité d’une main-d’œuvre catholique. « Vous vous résignez trop facilement, signifiait-il aux catholiques, au rôle secondaire d’adeptes de la science, et trop peu parmi vous ont l’ambition de travailler à ce que l’on a nommé la science à faire ; trop peu parmi vous visent à rassembler et à façonner les matériaux qui doivent servir à former dans l’avenir la synthèse rajeunie de la science et de la philosophie chrétienne [14]. » Il voulait les entraîner vers la science pure, cultivée pour elle-même, sans but professionnel, sans but apologétique direct ; il voulait qu’ils fussent les chercheurs, dont ensuite la philosophie ordonnancerait les découvertes, qu’ils fussent les patiens analystes, dont ensuite la philosophie compléterait l’œuvre par un élan de synthèse.

Un Comte, un Taine avaient ainsi rêvé, chacun à sa façon, d’une philosophie où tout le savoir s’unifierait : on allait, à Louvain, créer l’outillage ; et dans l’Institut supérieur de philosophie, que présidait Mgr Mercier, se groupaient autour de sa chaire d’autres chaires dans lesquelles certains de ses collègues des diverses Facultés préparaient, chacun en son domaine, la convergence des sciences vers l’unité.

Puis un jour vint, — ce fut en 1893, — où les propres élèves de Mgr Mercier, les fils immédiats de sa pensée, furent assez nombreux, assez experts, pour pouvoir occuper eux-mêmes, autour du maître, les chaires de l’Institut. M. Nys professait la cosmologie ; M. de Wulf, l’histoire de la scolastique ; M. Thiéry, la physique ; M. Deploige, la sociologie : c’étaient quatre laïcs, dont plus tard deux devinrent prêtres. L’Institut prenait ainsi l’aspect d’une famille spirituelle ; un même esprit planait sur leurs enseignemens, qui donnaient désormais l’impression d’être coordonnés, et non point simplement juxtaposés ; ce labeur collectif trouvait son organe dans la Revue néo-scolastique, et son cadre, — un cadre digne de lui, — dans une belle construction gothique dont les plans étaient dus au futur ministre Helleputte, ami personnel du futur cardinal ; le séminaire Léon XIII s’ouvrait, pour accueillir les jeunes prêtres qui viendraient coudoyer les laïcs au pied des chaires de l’Institut ; et un bref pontifical de 1894 marquait la place de l’Institut dans l’ensemble du corps universitaire.

Mais il manquait à cette œuvre une suprême consécration : la souffrance de l’homme qui l’avait créée. L’Institut de Louvain était issu d’une impulsion romaine ; il était, à proprement parler, une pensée de Rome, épanouie sur le sol belge par un réalisateur, qui avait su la mûrir et la féconder. Et dans le haut clergé belge, tous ou presque tous avaient bien vite accepté, avec une nuance de respectueuse curiosité, la création nouvelle. Mais la réserve même qui donnait à cette curiosité quelque chose d’expectant laissait l’Institut un peu désarmé vis-à-vis d’une coalition de jalousies. Le thomisme, murmuraient quelques-uns, est vraiment coûteux pour la charité belge ; et tout l’argent qui se dépense pour ces nouveautés, nous ne l’aurons plus pour les élections. Et d’autres survenaient, se demandant si le thomisme, tel qu’il s’exhibait à Louvain, était bien, en définitive, un thomisme authentique : on observait que, parlant français, il employait une langue qui n’était pas celle de saint Thomas ; et la suite prouva que l’observation portait loin, et qu’elle visait haut.

Les efforts convergèrent pour ébranler la confiance de Rome en Mgr Mercier : un formidable assaut fut livré. Un jour de 1896, Mgr Mercier s’en fut à Rome, soudainement, pour parer les coups. Des ennemis l’y devancèrent, l’y suivirent, occupèrent les avenues et tinrent pour certain qu’il s’en retournait découragé. Il n’en fut rien. Il eût pu sortir élégamment des difficultés en acceptant un poste honorifique dans une grande paroisse de Bruxelles : il refusa. Abdiquer, c’est bon pour des sceptiques : il croyait en son œuvre. Il traversa des heures tragiques, mais ne désespéra jamais. Sur le linteau de sa cheminée, une inscription portait ces mots : Labora sicut bonus miles Christi, travaille comme un bon soldat du Christ ; il la montrait à ses étudians, il y obéissait lui-même et poursuivait, sans trêve, humblement, son travail menacé.

Léon XIII continuait d’observer : au delà des dénonciations locales qui avaient desservi le prélat, il regardait l’Ecole de Louvain s’essaimer, de petits centres de renouveau thomiste se fonder sous de lointaines latitudes, les élèves de Mgr Mercier multiplier en de nombreuses langues les traductions de ses livres, la Revue néo-scolastique se propager [15]. Et ces succès étaient dus à l’esprit dont s’animait l’Ecole de Louvain, à la langue aussi qu’elle parlait, et qui lui permettait d’être, parmi les laïcs, une efficace missionnaire du thomisme. L’année 1898 rendit à l’Institut de Louvain, sous la forme d’une lettre du cardinal Satolli, un témoignage de l’approbation romaine et la permission de faire largement usage du français ; et lorsque, à la fin de 1900, Léon XIII reçut en audience les pèlerins de l’Institut, il leur dit avec fierté :


Je suis heureux de voir à votre tête les professeurs de l’Institut supérieur de philosophie fondé par moi. Non seulement les études supérieures que Mgr Mercier dirige servent aux clercs, mais elles servent aussi aux laïques qui sont venus étudier la philosophie, même après avoir déjà pris d’autres grades : tel, De Lantsheere, qui vient d’entrer à la Chambre belge. Voilà pourquoi, tout en tenant à ce que la philosophie de saint Thomas soit étudiée en latin, nous avons établi que les leçons y seraient données en français. Je veux et souhaite la prospérité de mon Institut [16].


L’Institut fondé par moi ; mon Institut : ainsi Léon XIII qualifiait-il cette œuvre, dont les ennemis prétendaient, quatre ans plus tôt, qu’elle était d’ores et déjà désavouée. Définitivement ils avaient échoué. Ils avaient cru nuire au professeur Mercier ; et sans le savoir, sans le vouloir, ils avaient achevé de modeler en lui l’homme d’énergie patiente, indomptable, égale à toutes les souffrances, qui plus tard étonnera d’autres ennemis et saura mettre à la gêne leur orgueil de vainqueurs.

L’Institut supérieur avait échappé à la crise qui risquait de lui être mortelle ; et sur l’horizon des intelligences, saint Thomas continuait de monter. Ce n’est pas que Mgr Mercier fût homme à jurer systématiquement sur les paroles d’un maitre ; et volontiers il rappelait que saint Thomas, tout le premier, eût condamné ceux qui eussent asservi leur pensée à la sienne, et qu’il nous avertit, au début de la Somme, de ne pas exagérer la valeur de l’argument d’autorité [17]. A l’instant même où Mgr Mercier venait d’exprimer son admiration pour la psychologie thomiste, il se hâtait d’ajouter :


Est-ce à dire que nous regardions la psychologie de l’École comme le monument achevé de la science, devant lequel l’esprit devrait s’arrêter dans une contemplation stérile ? Évidemment non : la psychologie est une science vivante : elle doit évoluer avec les sciences biologiques et anthropologiques qui sont ses tributaires [18].


Il admettait qu’employée à contretemps, la méthode scolastique pouvait avoir des inconvéniens ; et il reconnaissait, inversement, que la philosophie moderne peut être utile au néo-thomisme, d’abord en posant le problème de la valeur de la connaissance, puis en favorisant le développement de l’observation scientifique et de l’expérience en psychologie [19]. En définitive, il ne tenait pas la philosophie thomiste « pour un idéal qu’il fût interdit de surpasser, ni pour une barrière traçant des limites à l’activité de l’esprit ; » mais il maintenait, « après examen, qu’il y a sagesse autant que modestie à la prendre au moins pour point de départ et pour point d’appui [20]. » Il confrontait avec elle le vieux spiritualisme classique, celui dont Descartes fut le père : il y relevait un « préjugé antiscientifique, » qui opposait la psychologie à la physique, et qui étudiait à part l’âme et le corps sans jamais envisager leur union ; et il montrait comment cette erreur primordiale voila toujours aux spiritualistes du XIXe siècle les problèmes soulevés par les progrès de la biologie, et comment les hommes de laboratoire furent ainsi conduits, tout doucement, à une interprétation matérialiste de la vie psychique [21]. La scolastique, au contraire, possédait à la fois un corps de doctrines systématisé et des cadres assez larges pour accueillir et synthétiser les résultats croissans des sciences d’observation.

Louvain convoquait ces sciences, les outillait ; et Mgr Mercier, s’adressant aux jeunes chercheurs, leur disait :


Ne soyons pas de ceux qui, à propos de ces mille et un petit faits bien précis dont l’étude patiente et minutieuse fait la force et l’honneur de la science contemporaine, ne songent jamais qu’à se demander avec un dédain mal dissimulé : A quoi cela sert-il ? Rien de plus antiscientifique que cette préoccupation intéressée. Les faits sont des faits ; et il suffit qu’ils soient, pour qu’ils méritent d’être étudiés. D’ailleurs, s’ils ne servent pas aujourd’hui, ils serviront demain : ce sont des matériaux destinés à entrer dans les synthèses plus compréhensives de l’avenir [22].


Ainsi faisait-on provision de résultats : les petits-neveux, plus tard, devraient à notre époque cette richesse, et s’en serviraient pour la synthèse, — d’accord avec l’aïeul, saint Thomas. Les laboratoires s’enrichissaient, créaient leur outillage, parfois, en même temps que leur science : celui de psychophysiologie devenait célèbre [23]... Plus tard la Kultur est survenue, détruisant par les flammes une partie de ces œuvres de science. L’Université de Louvain, qui avait été la première à condamner Luther [24], avait ainsi, jadis, péché contre l’Allemagne : elle fut punie. Mais les flammes de la Kultur s’éteignent ; celle de l’esprit subsiste. L’œuvre entreprise par Mgr Mercier était une œuvre à longue échéance : par la pensée, il y attelait des générations. Les élans qu’il avait donnés doivent survivre è la guerre, comme ils survivaient en 1906 à son éloignement de Louvain.


V

C’est la marque des grands initiateurs de pouvoir s’effacer de leur œuvre sans qu’elle périclite : elle vit d’une vie propre, par eux, mais en dehors d’eux ; l’ayant servie sans avoir voulu la confisquer, ils peuvent, le jour venu, la détacher d’eux-mêmes, comme le fruit mûr se détache de l’arbre ; et lorsque leur âme est elle-même une âme détachée, ils trouvent dans l’âpreté du geste un parfum de sacrifice. Pie X, en 1906, proposa ce geste à Mgr Mercier : il le fit archevêque de Malines, cardinal. Il fallut laisser inachevé son cours de philosophie, où sa plume projetait, après tant d’étapes, d’aborder enfin Dieu ; il fallut prendre congé de ces jeunes gens qui depuis un quart de siècle étaient l’entourage de son âme. Mais leur appartenir, c’était encore s’appartenir à lui-même : il les aimait tant ! La volonté papale lui rappelait qu’il n’appartenait qu’à Dieu. Il accepta son nouveau terrain d’action, et d’emblée s’y installa.

Comme il se mettait tout entier dans son œuvre nouvelle, tout de suite, dans l’archevêque de Malines, le professeur se retrouva. Prenant congé de ses étudians, il leur parlait des responsabilités de l’épiscopat : « Chers étudians, continuait-il, je ne veux pas avoir peur ; » et il leur rappelait le petit livre du psychologue italien Mosso, d’après lequel, dans une lutte à armes égales, celui qui a peur est le vaincu [25]. Dans son premier mandement, un autre psychologue faisait son apparition, William James : il le citait pour montrer par quelle force mystérieuse l’âme du croyant triomphe de la souffrance, et il ajoutait : « Il ne vous aura pas déplu d’entendre les affirmations de notre Évangile et notre expérience chrétienne confirmées par l’observation scientifique la plus désintéressée [26]. » Claude Bernard, dans un sermon de retraite, était à son tour mobilisé, pour justifier, au nom de la physiologie, la parole de Bossuet, d’après laquelle il ne suffit pas de dire que nous mourrons, puisque chaque jour nous mourons [27]. Bossuet apparaît au cardinal comme « le plus grand penseur des temps modernes [28] » : il convoquait, cependant, pour lui faire écho, un savant de laboratoire. Une conférence qu’il donnait en 1910 sur la nécessité de la liturgie se déroulait comme un cours de « psychologie des foules, » à l’issue duquel il fallait bien conclure qu’étant donné la nature de la collectivité humaine, l’Eglise devait nous faire prier comme elle nous fait prier [29]. D’autres fois, un axiome de scolastique commandait toute une homélie « Les impressions coutumières cessent d’émouvoir, ab assuetis non fit passio » : le cardinal s’abritait derrière ces cinq mots pour signaler à ses prêtres qu’ils sont « trop familiarisés avec le spectacle de la mort pour y appliquer souvent avec intérêt leur pensée [30]. » Il ne lui déplaisait pas, d’ailleurs, à son arrivée de Louvain, que ses prêtres fussent un peu philosophes : publiant une lettre pastorale sur Dieu, il y joignait, pour eux, une note en latin sur la théodicée ; et leur prêchant sur l’orientation de la vie, il leur montrait, en termes fort techniques, comment leur contingence même rendait nécessaire que Dieu existât [31].

Il apportait ainsi de Louvain ses familiarités intellectuelles coutumières, et ses habitudes de pensée, et son langage de penseur ; il apportait, surtout, une belle confiance dans l’intelligence humaine. Catholicisme, pour lui, « est synonyme d’élargissement intellectuel... Ce n’est pas à un esclavage intellectuel que le Christ convie l’humanité, mais à la liberté supérieure des enfans de la lumière. » Belle confiance, aussi, dans la science ; comme archevêque, il tenait à l’affirmer à nouveau : « Quoi qu’en disent certains esprits chagrins ou certains hommes de peu de foi, la science enregistre journellement des succès définitifs ; elle va de l’avant. » Confiance, encore, dans la force éducatrice de la réflexion : « Comme la grâce, disait-il à ses séminaristes, ne se substitue pas à la nature, mais s’y ajoute et se sert d’elle pour agir, votre perfection chrétienne et conséquemment votre éducation sacerdotale sont solidaires de votre pouvoir de réflexion [32]. » Il proclamait sans relâche la dignité, la valeur, l’efficacité de notre instrument pensant. « Dans le royaume de la philosophie, l’unité est la loi, mais le sceptre ne peut appartenir qu’à l’intelligence [33] : » ainsi s’achève le discours : Vers l’unité, qu’il prononçait en 1913 comme président de l’Académie royale de Belgique.

Des intellectuels se rencontrent, pour qui l’intelligence se résume tout entière en un pouvoir d’abstraction : tel n’est pas le cardinal. Ce néo-scolastique redoute au contraire la prépondérance des abstractions : il la redoute pour la vie intérieure, non moins que pour la science. Car de même qu’il y a, pour le savant, des faits naturels à observer, il y a, pour l’âme chrétienne, des faits surnaturels à contempler. A l’oratoire non plus qu’au laboratoire, l’abstraction n’est de mise. En quelques pages d’une merveilleuse finesse, le cardinal prémunit les clercs contre une notion purement intellectuelle de la méditation, qui en ferait une concentration intense de la pensée. « Mais non, leur dit-il, la méditation n’est pas un exercice intellectuel solitaire, mais un entretien de l’âme avec notre Dieu vivant ; et son objet principal ne sera donc pas une vérité abstraite à mûrir pour un intérêt moral ; ce sera Notre-Seigneur, sa personne, son enseignement, ses exemples, ses œuvres. » Le cardinal recommande la méditation, ainsi conçue, comme un contrepoids à ce que l’étude a de desséchant, et ses intimes savent que ces conseils à ses clercs nous livrent le secret de sa propre vie [34].

Oui, son secret, son secret avec Dieu. Il y a quelques années, le peintre Janssens, voulant faire son portrait, s’en allait chaque dimanche l’observer à la cathédrale de Malines à l’office des vêpres, ponctuellement présidé par le prélat : il le regardait prier. Le rythme intérieur de la vie du cardinal reposa toujours sur un parfait équilibre entre l’étude et l’oraison, — l’oraison rendant grâces pour l’étude, et l’étude à son tour rendant grâces, en quelque mesure, pour les bienfaits de l’oraison, et l’enthousiasme des heures contemplatives se propageant souvent tout au long des heures studieuses, sans jamais se laisser comprimer par ces impressions d’aridité qui parfois humilient d’une couronne d’épines la royauté intellectuelle du savant. Certains moines du Moyen âge s’inquiétaient de l’antagonisme entre la dialectique scolastique et l’intuition mystique, entre la pensée et l’amour, entre l’intellectualisme et la charité : dans une personnalité comme le cardinal Mercier, cet antagonisme se résout en unité. Et par ces deux livres d’instructions qui s’appellent : A mes séminaristes, et Retraite pastorale, le fondateur de la néo-scolastique rejoint ces grands docteurs qui savaient être des maîtres de prière aussi bien que des maîtres de pensée, un Thomas d’Aquin, un Bonaventure, un Duns Scot.


VI

Six ans après sa consécration épiscopale, le cardinal fit un recueil de ses œuvres pastorales : elles occupèrent trois volumes, où beaucoup de paroles sont des actes. Chef de trois mille prêtres et de 2 300 000 fidèles, il est soucieux, surtout, d’imprimer des directions, de dire une fois pour toutes, sur chaque question, ce qui doit être dit. C’est aux prêtres, aux hommes d’œuvres, de concerter les détails d’application, les cadres secondaires de l’action, et de faire, fructifier, comme une semence, le verbe épiscopal. Le cardinal oriente, ce qui est déjà organiser à demi ; à eux d’achever. Il vise, lui, à propager un esprit.

Vivant en un pays où, tous les six ans, la victoire du parti catholique est un succès temporel pour le clergé, il semble qu’après avoir publiquement fait entendre, pour ces triomphes électoraux, l’Alleluia qui convient, il éprouve le besoin de corriger, par d’austères conseils, la périlleuse griserie qui pourrait s’emparer des vainqueurs. L’orgueil sacerdotal est un sentiment qu’il ignore ; les responsabilités du prêtre lui apparaissent comme si graves que la grandeur même du sacerdoce devient une occasion de s’humilier. Le cardinal combat tout esprit de caste. Il encourage les prêtres à souhaiter l’aide des laïcs ; il annihile les objections qui les amèneraient à la refuser. Il va même, parfois, jusqu’à leur suggérer l’imitation des laïcs, et de quel laïc ?... l’ouvrier. Parlant devant un auditoire populaire, il raconte avoir connu dans sa jeunesse un prêtre qui s’était proposé pour modèle de vie... « savez-vous qui ? vous ne devineriez jamais : l’ouvrier, partageant sa journée entre le labeur aux champs ou à l’usine et ses sollicitudes pour sa femme et ses enfans. » — « Les pauvres sont nos maîtres, redit-il aux confrères de Saint-Vincent de Paul ; ils nous apprennent à donner, à prier, à aimer le Christ [35]. »

Car dans la vie chrétienne telle que le cardinal la conçoit, on se fait volontiers l’apprenti d’un plus petit que soi. Un jour de 1907, déjà vêtu de la pourpre, il se plait à rappeler à des étudians comment un étudiant l’éclaira jadis, lui professeur :


Ce jeune homme, à qui je recommandais la pratique quotidienne de la piété, me fit observer que, s’il ne lui était pas toujours bien possible d’aller chaque matin à la messe, cependant il ne manquait jamais de visiter une famille ouvrière dans la gêne ou un malade pauvre auquel il s’intéressait, et il ajoutait qu’il ne s’en trouvait pas plus mal, religieusement parlant. Ce simple mot fut pour moi un trait de lumière, — comme quoi il est avéré, chers étudians, que si nous nous appelons vos maîtres, vous êtes souvent, en réalité, les nôtres ; mais nous ne vous l’avouons que sur le tard ; il faut bien, n’est-ce pas, sauvegarder le prestige professoral !


Et couvrant ainsi de son autorité l’attachante audace de cet aveu, il rend grâces à l’étudiant, qui lui fit si bien « réaliser cette maxime de la théologie morale, d’après laquelle les nécessités corporelles pressantes du prochain priment les pratiques, même obligatoires, de la vie spirituelle [36]. »

Il est de pieux cénacles, où parfois s’embusque l’esprit de caste : le cardinal signale tout de suite le péril. Bénissant à Bruxelles une confrérie de dames, il leur dit franchement :


Vous formez une élite ; je voudrais vous voir vous habituer à une pensée plus large, à un sentiment de vie chrétienne plus intense. Ayez des ambitions de conquête. Intéressez-vous à toutes les âmes de votre paroisse, aux âmes de vos compatriotes, à toutes les âmes de la catholicité. Il ne faut pas que vous vous regardiez comme appartenant à un groupe, à une sorte de caste dans la société chrétienne. L’Église ne connaît point les castes, l’Église ne fait point d’acception de personne, l’Église veut du bien à toute l’humanité [37].


Le cardinal est un grand docteur de fraternité : sa pourpre cardinalice, représentante de l’Église maternelle, a des allures fraternelles. Il réclame ces allures de tous les chrétiens :


Bien des personnes d’un certain rang social, qui volontiers s’inclinent profondément devant un miséreux, seraient tentées de se détourner à la rencontre d’un ouvrier aux mains calleuses, d’une petite bourgeoise de modeste origine ; elles rougiraient de leur tendre la main, de leur prêter service. N’imitez pas cet exemple. Les castes sont pour l’Inde, elles ne sont pas de l’Église de Dieu. Dans l’Église, nous sommes tous frères et sœurs[38].


Il a pitié de ces foules ouvrières que les conditions matérielles de leur existence éloignent de l’Église ; et c’est pour les « aider à sortir de leur état de dépression, à rendre leur âme plus libre, » qu’il réclame le concours des catholiques pour l’organisation des métiers, et qu’il veut que les patronages soient des centres d’éducation positive, de solidarité professionnelle[39].

Il y a une dernière forme de l’esprit de caste ; c’est un certain orgueil de l’orthodoxie : le cardinal, encore, s’insurge à l’encontre. La charité intellectuelle, la charité tout court, lui paraissent être des vertus dont on n’est pas dispensé par la correction de la foi. À cette correction, nul ne tient plus que lui : sur un signe de Pie X, il étudia le modernisme avec l’ampleur d’un philosophe, et l’exactitude d’un témoin sincère et pondéré. Il écrivait d’autre part, au début du présent pontificat :


Nous ne nierons pas qu’en certains pays catholiques, en Italie et en France notamment, l’anti-modernisme avait lancé certains tempéramens impétueux, plus puissans d’ailleurs en paroles qu’en œuvres, dans des polémiques âpres, insidieuses, personnelles. Il semblait que la profession de foi catholique ne suffît plus à ces chevaliers improvisés de l’orthodoxie, et que, pour obéir plus humblement au Pape, il fallût braver l’autorité des évêques. Brochuriers ou journalistes sans mandat, ils excommuniaient tous ceux qui ne passaient pas de bonne grâce sous les fourches caudines de leur intégrisme. Le malaise commençait à travailler les âmes droites ; les consciences les plus honnêtes souffraient en silence. D’un geste d’autorité, Benoît XV remet les choses au point. Quelques lignes de lui sont l’arrêt de mort de cet intégrisme brouillon[40].

Tous les mots ici portent, et ils soulagent, comme une revanche de la justice. Dans le diocèse du cardinal, cet intégrisme n’eut jamais qu’à se taire ; Mgr Mercier donna l’ordre de célébrer le centenaire de Montalembert, il y présida, il y parla, sans souci de ce que penseraient, où qu’ils se trouvassent, les chicaneurs de cette grande gloire.

Il prêche aux catholiques l’indulgence réciproque ; il leur prêche, aussi, l’indulgence pour ceux qui ne sont pas de l’Église. Explique-t-il que la libre pensée athée est incapable de sauvegarder la moralité et qu’elle a perdu ses titres à la répression du crime, il se hâte d’ajouter :


J’ai visé des doctrines, et me défends de juger ceux qui en sont imbus ou les préconisent. L’homme qui s’égare vaut toujours mieux que ses principes, parce qu’il y a dans la conscience un frein naturel qui empêche l’homme d’aller jusqu’au bout de la logique de son erreur. Par contre, le disciple de la vérité est toujours inférieur à son programme, parce qu’il y a dans le cœur de l’homme des convoitises mauvaises qui, si elles ne sont combattues, paralysent la volonté et la retiennent au-dessous de l’idéal auquel elle aspire[41].


Phrases riches de sens, qui sont contre le pharisaïsme un antidote d’élite. Le cardinal sait être cordial pour les hommes du dehors. N’aimant pour l’Église ni l’effacement, ni la bouderie, il s’en va parler, en 1907, aux côtés de M. Paul Janson, le tribun radical, dans une assemblée générale d’œuvres.


Quel charme, s’écrie t-il, dans le sentiment de confraternité que me procure mon assistance à cette assemblée ! Aujourd’hui que l’unité des croyances chrétiennes est rompue, il est si rare de se rencontrer avec ceux qui ne croient plus ou n’ont plus la même foi, sur un terrain de cordiale entente ! Cette unité, j’ai confiance qu’elle se reformera un jour : je ne sais quand ni comment ; mais à en juger par l’universalité de l’intérêt qui se manifeste pour les classes ouvrières, il me paraît qu’elle prendra son point de départ dans un sentiment de miséricorde pour les douleurs humaines et dans un commun désir de les soulager[42].

Un an plus tard, donnant à Liège une conférence contre l’alcoolisme, il supplie son auditoire très bigarré, catholiques et non-catholiques, de « se laisser aller au moins une fois, sans contrainte, aux sentimens pacifiques, aux espérances d’accord, aux désirs d’union, et de mettre en commun leurs dévouemens. »


Oubliez aujourd’hui, leur dit-il, vos préférences religieuses, politiques, sociales, professionnelles, pour vous souvenir que vous êtes mes frères, que je suis le vôtre, que nous avons tous au cœur une même flamme d’apostolat pour nos frères qui gisent sur la voie de la souffrance, rongés par les morsures du breuvage alcoolique [43].

Il veut que rien de ce qui est humain ne demeure étranger à l’Eglise ; il salue, comme issues, sans parfois le savoir, de la pensée chrétienne, toutes les initiatives sociales par lesquelles s’organise l’amour du prochain. Et parce que notre époque multiplie ces initiatives il a foi en elle, et il l’aime, et il se demande si elle ne vaut pas toutes les autres ; car, en définitive, « qu’est-ce qui compte ? Les actes de charité, ce qui se passe invisiblement au dedans des âmes, la vie d’amour pour Dieu, la vie d’union pour nos frères [44]. » La dialectique même, — cette dialectique qui fit sa première gloire, — est à ses yeux dépassée par la force probante de l’amour :


Lisez l’Évangile, le récit des Actes des Apôtres, les lettres de saint Paul, et vous serez, je crois, étonnés de la part minime faite par ces grands convertisseurs à l’attaque directe du mal, à l’offensive contre l’impiété. Leurs paroles sont presque toutes des paroles d’amour [45].


Et les œuvres pastorales du cardinal, à l’imitation de ces écrits apostoliques, sont tout imprégnées d’amour.


VII

De Louvain à Malines, son influence allait croissant.

Il avait, à Louvain, formé toute une génération de catholiques, qui peu à peu, grâce à lui, apportaient sur la scène politique, non plus seulement des opinions héréditaires, mais une doctrine et des faits, et non plus seulement des tendances, mais une conception philosophique de l’Etat et un bagage d’expériences sociales. Il avait ainsi vivifié d’une sève nouvelle le seul gouvernement européen qui fût officiellement catholique.

Mais tandis que les élèves prolongeaient ainsi dans la vie publique l’ascendant du professeur, on avait senti s’étendre sur la foule des consciences l’ascendant du pasteur ; et lorsqu’on assistait, en 1909, au jubilé de l’Université de Louvain et au Congrès de Malines, on ne croyait pas que cet ascendant pût jamais grandir. Son ascétique profil dominait ces assemblées. Avec le temps, le grand abbé s’était voûté, — voûté, mais non courbé, — mais le mouvement qui lentement projetait ses épaules en avant ne visait point à les décharger d’un fardeau ; il n’était point un fléchissement, mais comme un symbole, au contraire, de l’orientation de cette âme, — toujours en avant. La flamme du regard reflétait cette tenace allégresse d’enthousiasme qui récompense l’immolation d’une vie pour une besogne. Et cette allégresse persuasive, conquérante, donnait à la majesté cardinalice je ne sais quoi d’abordable : on se sentait proche d’elle, par l’entraînement qu’elle communiquait ; le spectacle de ce chef était un appel, un aimant ; c’était l’idéal en marche.

Ces quarante mille hommes que, dans son Congrès de Malines, le cardinal avait à manier représentaient un parti vainqueur : les victoires politiques sont des préludes de défaite lorsqu’elles ne sont pour les vainqueurs que des motifs de suffisance. Le cardinal, par les exigences mêmes qu’il imposait à la vie chrétienne, à l’action chrétienne, tenait ces vainqueurs en haleine. Il avait, par une initiative de voyant, convoqué toutes les reliques des saints de la Belgique, pour qu’elles fussent au milieu d’eux ; et ces saints régnaient avec lui, du fond de leurs trente-six châsses, sur la vaste fourmilière des fidèles, rassemblés à Malines de tous les coins de la terre belge. Il faisait parler ces morts à ces vivans. Il se mettait à leur suite ; il était comme eux un témoin, comme eux un apôtre, — un témoin, un apôtre qui venait après eux. Et les congressistes emportaient la belle vision d’une antique Eglise de Belgique planant sur la Belgique nouvelle, et d’une pourpre cardinalice essayant, mais en vain, de s’effacer derrière ces gloires dont elle avait concerté la résurrection.

Le cardinal trouvait des mots, des gestes, auxquels tout Belge était sensible, à quelque parti qu’il appartînt. La Belgique, lorsqu’il parlait d’elle, cessait d’apparaître comme la création la plus récente de la politique européenne : dans l’histoire belge, il savait mettre du recul, et, dans la conscience belge, mettre de la fierté. On l’entendait proclamer, à Malines, dans le banquet de sa consécration épiscopale :


La petite Belgique a de grandes ambitions : si petite soit-elle, elle a marché à pas de géant. Je me rappelle un souvenir de jeunesse universitaire. Il y a trente ans, nos camarades anglais et américains s’amusaient à nous suivre à la gare quand nous repartions pour chez nous, et, d’un petit air malicieux, se plaisaient à nous faire cette recommandation qu’ils prêtaient à nos mères inquiètes : « Surtout, cher enfant, tenez les portières bien fermées. » Mais aujourd’hui, les portières sont larges ouvertes : après l’expansion coloniale, c’est l’expansion mondiale ; nos forces sont décuplées, notre activité déborde, notre fierté nationale grandit et s’affirme [46]. »


Un autre jour, sa joie de patriote s’exaltait, en observant que, « relativement à sa population, la Belgique tenait la tête des nations des deux mondes dans la concurrence économique. » Dans une lettre que signaient avec lui ses collègues de l’épiscopat, il parlait de à la fierté d’être Belge [47]. » D’épineux débats entre Wallons et Flamingans semblaient faire brèche dans l’unité morale du jeune peuple : la personnalité du cardinal visait à maintenir l’unité. Il avait, jeune homme, appris le flamand, en un temps où peu de Wallons l’apprenaient ; il considérait comme « antichrétiens, antisociaux, antinationaux, » les préjugés qui voulaient évincer la culture flamande [48] ; il ouvrait à cette culture ses établissemens d’instruction, avec un esprit de mesure qui garantissait la durée de l’innovation. Mais tandis que, d’une Belgique, les malentendus de races risquaient d’en faire deux, Léopold II, par l’annexion du Congo, créait, lui, une « plus grande Belgique ; » et la voix de Mgr Mercier, s’élevant avec opportunité pour demander que la colonisation fût un acte collectif de charité fraternelle, rendait hommage au souverain qui venait d’ouvrir un vaste continent à la civilisation [49]. « Ses initiatives civilisatrices, insistait le cardinal, ont élevé la puissance et le renom de la patrie belge à des hauteurs que seul le recul de l’histoire permettra aux générations futures de mesurer [50]. » Ainsi notait-il, au jour le jour, les prestiges de la patrie belge. Sa lettre pastorale de 1910 avait pour objet la piété patriotique ; et la parole de ce prélat devenait l’une des forces directrices de son peuple. Ni ce prélat ni ce peuple ne pressentaient pourtant la gloire douloureuse qui les attendait l’un et l’autre, et qui devait les unir, inséparablement, dans l’admiration du monde.


VIII

Le cardinal était à Rome pour le conclave, lorsqu’à la fin d’août 1914 il apprit coup sur coup les dévastations incendiaires de Louvain, les bombardemens destructeurs de Malines. Son premier regard fut pour son crucifix, pour « Jésus meurtri, enveloppé de son sang comme d’une tunique. « « Il ne faut pas que le serviteur soit mieux traité que son maître, » lisait-il dans saint Mathieu. La Belgique, servante du Christ, devait donc accepter « une place de choix sur la montagne du Calvaire. » A chaque coup nouveau que l’Allemagne frappera sur la Belgique, le cardinal, interpellant ses ouailles, leur redira que le Christ aussi fut frappé. « N’est-ce pas, leur demandera-t-il, que vos cœurs généreux eussent mal supporté que notre divin Jésus fût seul à la peine ? » La vie même du Christ, — la Passion avant la Résurrection, la mort pour arriver à la vie, la croix pour entrer dans la gloire, — lui apparaît comme offrant en un raccourci la solution fondamentale des problèmes essentiels de la vie des individus et des nations [51].

Il fallait bien expier, d’ailleurs. Sous la plume du cardinal, l’idée d’expiation, loin de s’acharner sur les péchés des autres, devient humblement et profondément persuasive, en affectant l’émouvante allure d’un mouvement de contrition.


Et nous, religieux, prêtres, évêque, nous surtout, dont la sublime mission est de traduire dans notre vie, plus encore que dans nos discours, l’Évangile du Christ, nous donnions-nous assez le droit de redire à notre peuple la parole de l’apôtre des nations : « Copiez votre vie sur la mienne, comme la mienne est copiée sur celle du Christ ? » Nous travaillions, oui ; nous priions, oui encore, mais c’est trop peu. Nous sommes, par devoir d’état, les expiateurs publics des péchés du monde. Or, qu’est-ce qui dominait, dans notre vie : le bien-être bourgeois, ou l’expiation [52] ?


Ainsi le primat de Belgique, préparant son retour parmi ses ouailles opprimées, se disposait-il à leur demander que le prêtre expiât pour le fidèle, et le fidèle pour le prêtre, et à revendiquer sa part du fardeau, dans le commun portement de croix.

Peu après la mi-septembre 1914, il rentrait dans son diocèse, voyait Anvers résister puis succomber ; et parcourant les routes mêmes où s’était engouffrée l’invasion, il s’en allait, de village en village, visiter son peuple. Des paroisses entières avaient disparu ; ailleurs, les deux tiers, les neuf dixièmes des maisons étaient rasées. Et ses ouailles, s’empressant, lui racontaient les fusillades, les déportations, les incendies, les massacres des prêtres, tout ce martyre belge dont Pierre Nothomb allait se faire l’historien tragique. Le cardinal sentait, au fond des âmes déchirées, certaines révoltes contre Dieu, qui permettait tout cela : il voulait les apaiser, devenir, pour elles, un maître de souffrance, un maître de pénitence. Il publia sa lettre : Patriotisme et endurance, à la Noël de 1914.

Mais souffrir, était-ce se taire ? était-ce abdiquer l’idée de lutte ? La lettre cardinalice prouvait le contraire ; elle était un acte de lutte, au nom du droit. Le gouvernement belge était au Havre ; le Roi, près des armées. A Bruxelles, l’Allemagne régnait ; mais le cardinal était là, juge de l’Allemagne. Il redisait en face d’elle l’absolutisme du droit ; il déclarait qu’affirmer la nécessité de tout subordonner à la justice, à l’ordre, à la vérité, c’était implicitement affirmer Dieu ; et c’est au nom de la religion même qu’il célébrait l’héroïsme des soldats belges, vengeurs de l’Absolu. En Italie, en Hollande, certains u habiles » avaient dit : « Pourquoi la Belgique n’a-t-elle pas fait un simulacre de résistance ? — Cela eût été indigne, répliquait-il ; les droits de la conscience sont souverains. »

Il précisait l’attitude séante à l’égard des « personnes qui par la force militaire dominaient la Belgique » : respect pour leurs règlemens, « aussi longtemps qu’ils ne lésaient ni la liberté de conscience chrétienne ni la dignité patriotique. » Mais ce pouvoir, insistait-il, « n’est pas une autorité légitime : dans l’intime de votre âme, vous ne lui devez ni estime, ni attachement, ni obéissance [53]. » Le cardinal possédait cette force, d’être à la fois l’écho et le guide des consciences : il parlait à l’Allemagne au nom de la Belgique, à toutes deux au nom de Dieu.

Sa lettre fut saisie ; il y eut un cachot pour l’imprimeur, et des cachots pour les curés qui persistèrent à la lire en chaire ; et le gouverneur von Bissing convoqua le cardinal, pour qu’il s’expliquât. Le cardinal resta chez lui, constata que trois jours durant on le mettait aux arrêts ; il protesta publiquement au nom de ses droits de citoyen, au nom de ses prérogatives d’évêque, au nom de l’honneur dû à sa pourpre. L’Allemagne voulait qu’il se défendit, qu’il s’excusât : c’était lui qui demandait des explications à l’Allemagne. Etonnée, l’Allemagne recula : elle rendit à ce vieillard sacré le droit de circuler de nouveau parmi les ruines qui gisaient à terre, parmi les âmes qui demeuraient debout. Quant à sa lettre — la lettre délinquante, — elle circulait au delà des frontières. En vain les policiers de Bissing avaient tenté de mettre sous le boisseau l’angoissante lumière qu’elle projetait sur les horreurs allemandes ; en France, en Angleterre, en Italie, des réimpressions de cette lettre mettaient la lumière sur le chandelier ; on les introduisait dans nos écoles de France, pour apprendre à lire aux petits Belges réfugiés [54] ; et le roi Albert, digne souverain d’un tel citoyen, digne diocésain d’un tel pasteur, écrivait au Pape Benoit XV que, « comparable aux plus grands évêques du passé, l’archevêque de Malines n’avait pas craint de proclamer le droit imprescriptible d’une juste cause en face de la conscience universelle. »

Laissant les ennemis s’empêtrer dans leurs projets de poursuites, le cardinal reprit solennellement sa besogne de pasteur, partageant son temps entre son oratoire, la préparation de ses écrits épiscopaux, la visite à ses diocésains ruinés, et l’organisation de comités de secours. Dans chacun de ses mandemens, quelques lignes resplendissaient, pour maintenir à l’encontre du joug prussien l’élan de l’énergie belge : c’étaient tantôt un vœu pour la u répression des violences qui avaient troublé l’ordre européen, » tantôt une évocation de la victoire de la Marne, tantôt une invite à prier avec une prédilection spéciale pour les âmes des soldats belges et alliés [55]. Il était le seul homme qui, dans la Belgique obligatoirement silencieuse, pût libérer les âmes en libérant la sienne. Il en appelait à Dieu des crimes allemands ; il en appelait à l’épiscopat allemand des « accusations impudentes du gouvernement impérial allemand » contre les prétendues cruautés belges ; il les stigmatisait comme des calomnies [56].

Conviés à une enquête qui vengerait l’honneur belge, les évêques d’outre-Rhin se récusaient ; mais, au début de 1916, Mgr Mercier partait pour Rome. Le cardinal Hartmann, de Cologne, jaloux de l’y devancer, avait, quelques semaines plus tôt, fait là-bas un rapide voyage, que les circonstances avaient contraint d’être furtif ; il n’en avait rien rapporté qui lui parût digne d’être publié pour l’avantage de la cause allemande. Mgr Mercier succéda : de gare en gare l’Italie, patrie du droit romain, patrie du droit canon, l’acclamait au nom du droit ; il recevait les hommages du Capitole, et publiquement les agréait, comme « le salut adressé par la municipalité romaine à un peuple martyr, à un roi d’un héroïsme indéfectible. » Il voyait le Pape, les cardinaux, leur montrait ces documens dont les évêques allemands — et pour cause — avaient évité de prendre connaissance ; et le cardinal, quittant Rome, rapportait, au bas de son portrait, ces lignes du Pape : « Nous assurons notre vénéré Frère que nous sommes toujours avec lui et que nous prenons part à ses douleurs et à ses angoisses, puisque sa cause est aussi notre cause. » Une lettre pastorale parlait de son voyage ; il commentait ces lignes pontificales, déclarait ancrée dans son âme, plus profondément que jamais, la conviction naturelle et surnaturelle de la victoire finale, et mettait en lumière « un fait désormais acquis à la civilisation et à l’histoire, le triomphe moral de la Belgique [57]. »

Ce ne fut plus seulement l’imprimeur, mais le secrétaire archiépiscopal, qui fut mis en prison ; et von Bissing, écrivant à Mgr Mercier, lui demanda des comptes, sur un ton de menace. — Pourquoi mon secrétaire est-il arrêté ? Pourquoi ma correspondance violée ? riposta hautement le cardinal. Et de nouveau l’arrogance allemande grinça, mais s’intimida, et le « triomphe moral de la Belgique » connut ainsi, grâce aux lourdes maladresses de von Bissing, une glorieuse page de plus.

La Belgique, elle n’est plus, ricanait la presse allemande. — Elle est plus grande que jamais, insistait le cardinal du haut de la chaire de Sainte-Gudule ; et lorsque, en 1930, elle fêtera son centenaire, les années qu’à présent elle traverse apparaîtront comme « les plus lumineuses et les plus majestueuses de l’histoire nationale [58]. » Mais elles n’étaient lumineuses et majestueuses que parce que les martyres endurés s’accompagnaient de toutes les protestations que la justice requérait ; et Mgr Mercier, témoin des mesures de déportation prises, d’octobre à décembre 1916, contre 90 000 civils belges, traquait de ses réclamations les autorités allemandes, provoquait une démarche du Pape auprès de l’Empereur. Son esprit de fraternité s’insurgeait, non seulement contre ces mesures, mais contre l’arbitraire qui ne les faisait peser que sur la classe ouvrière. Il demandait pour la bourgeoisie, pour son clergé, « une part dans le sacrifice que l’occupant imposait à la nation ; » toujours accueillant pour la souffrance, mais toujours insurgé contre l’injustice, ce n’était pas la cruauté du sacrifice, mais c’était son illégalité, qui soulevait ses protestations ; il en appelait « à la réprobation du monde civilisé, au jugement de l’histoire, au châtiment de Dieu [59]. »

On saura plus tard, par le menu, comment ses rapports personnels avec les autorités allemandes sanctionnaient ces actes de sa plume ; le livre : Per crucem ad lucem, où Mgr Baudrillart a groupé ces lettres altières, donne un avant-goût de ce que nous révélera l’histoire. Chacun des attentats de l’Allemagne, commenté par le cardinal, apparaissait à la nation belge comme une raison nouvelle pour qu’à l’encontre de l’Allemagne s’exerçât la vindicte publique, cette vindicte dont le cardinal osait rappeler que « d’après saint Thomas elle était une vertu, et qu’elle visait à sauver quelque chose qui ne se pèse pas, ne se chiffre pas, ne s’accapare pas, le droit, l’honneur, la paix, la liberté. »

Les catholiques d’Allemagne apprenaient avec stupeur, à la fin de janvier 1917, que le cardinal adressait à ses doyens une allocution solennelle sur la justice vindicative [60]. On les vit alors, d’un geste assez gauche, s’essayer à fonder une ligue pour désarmer cette justice qu’ils commençaient de redouter, et pour renouer avec leurs coreligionnaires belges les liens de la « fraternité chrétienne. » Il y a des circonstances où l’usage de certains mots est sacrilège... « Les Allemands, reprit le cardinal, veulent nous faire oublier le passé abominable que nous leur devons ! Non, notre devoir est simplement d’insister pour le rétablissement du droit violé, le châtiment du coupable et l’acquisition de garanties pour l’avenir : une autre attitude ferait de nous les complices de nos bourreaux. Un crime commis ouvertement contre notre nation ne peut pas être pardonné simplement ! » L’idée de droit, — d’un droit auquel des réparations sont dues, — éclairait ainsi d’une franche et claire lumière toutes les démarches du cardinal, et prévalait avec la même sérénité sur les brutales menaces et sur les tentatives de paix plâtrée.

Il avait suffi de quelques semaines, en août 1914, pour déconcerter à jamais les illusions de la « conscience moderne. » On avait cru à l’efficacité morale de la Science, et la Science, maniée par l’astuce d’outre-Rhin, apparaissait comme un instrument de crime. On s’était flatté de faire éclore, aux conférences de La Haye, — à ces conférences d’où le Pape était absent, — une morale internationale ; et ce droit des gens laïque, précaire comme toutes les élaborations purement humaines, était sauvagement lésé par l’un des contractans, par celui qui momentanément était le plus fort. On avait acclamé les audaces spéculatives de l’Allemagne intellectuelle, et l’Allemagne belligérante, messagère du droit de la force, cherchait dans ses penseurs sa propre apologie, et l’y trouvait. Mais la conscience moderne, après tant de déboires, se sentit un instant soulagée, lorsqu’elle vit ce cardinal se dresser devant le militarisme germanique au nom de la transcendance de la morale et de son inviolable prépondérance sur un droit issu de la force. L’arrogant hégélianisme, représenté jusqu’au delà des Alpes par le philosophe italien Benedetto Croce, accusait formellement Mgr Mercier de « sénilité mentale » [61], pour oser refaire un sort à d’aussi vieilles idées, gênantes d’ailleurs pour l’Allemagne. Mais ces vérités séculaires, authentiquement traditionnelles, recommençaient de se révéler comme le salut de l’humanité ; les principes que naguère on avait crus caducs rendaient soudainement aux protestations des âmes une invincible portée.

La conscience moderne — affaire d’habitude — regardait encore, de temps à autre, vers son vieux maître Kant, vers ce maitre dont elle avait cru pouvoir proposer la morale à la foule des âmes : et soudainement il lui semblait que ce maître s’effaçait, se dérobait, qu’il biaisait. Certes oui, il avait voulu la paix éternelle, mais c’était « au point de vue du noumène ; » quant au monde des phénomènes, — et c’est dans ce monde-là que travaille l’Allemagne de Guillaume II, — il estimait, ce doux philosophe, que la guerre était le moyen à jamais indispensable pour tendre vers cette fin transcendante : la paix. Il parlait de la vie morale en un langage superbe ; mais il disait aussi que « l’esprit ne peut rien pour modifier la matière, et que cette matière, donc, était à jamais condamnée à demeurer purement matérielle, c’est-à-dire opposée à l’esprit : machine, inertie, violence, source d’égoïsme et de méchanceté. » Ainsi faisait-il « cheminer éternellement en dehors l’une de l’autre la vie naturelle et la vie morale, » à la faveur d’un « dualisme radical et absolu [62] ; » et sans le vouloir, ce maître altier d’une morale pure — trop pure — donnait ainsi quittance à la vie matérielle, à la matière, tout comme Luther, jadis, au terme de sa doctrine sur la nature et la grâce, se trouvait avoir donné quittance au péché. De ces deux grands éducateurs de la conscience moderne, les bourreaux de la Belgique retenaient surtout ces deux quittances-là.

Mais le cardinal Mercier, entretenant précisément de la conscience moderne, en 1908, les membres du jeune barreau d’Anvers, avait déjà montré comment le kantisme, avec ses bifurcations factices et ses cloisons étanches, « menait l’humanité dans une impasse ; » et comment on ne pouvait « protéger le contenu intégral de la conscience morale qu’en renonçant à l’interprétation kantienne du sentiment du devoir. » Ainsi constatait-il les embarras du kantisme, pour lui opposer la synthèse de la philosophie catholique [63]... Quelques années passaient, et la morale kantienne apparaissait comme une vaincue de la guerre : on sentait que l’Allemagne ouvrière de violence, que l’Allemagne puissance de mal, pouvait, en épiloguant un peu, trouver en certains recoins de cette morale une oblique absolution. Et la conscience moderne, s’avouant maintenant un peu déçue par cette morale qu’elle avait tant aimée, voyait le cardinal en arborer une autre, plus impérieusement exigeante pour l’ensemble des actes humains. Il en avait naguère, comme professeur, posé les assises et défini les bienfaits : aujourd’hui, pasteur et défenseur d’un peuple, il avait l’âpre et douloureuse occasion de la mettre à l’épreuve, et d’étaler tout ce qu’elle recelait de ressources pour le redressement du faible et l’humiliation du violent. Ainsi semblait-il que ces terribles heures eussent la vertu d’unifier les deux périodes de sa vie. Dans son cher Louvain, il n’y avait plus que des décombres ; mais dans les accens par lesquels ce philosophe devenu chef d’Eglise savait venger la Belgique et l’honneur humain, c’était encore un souffle de Louvain qui passait.


VIII

En acceptant la primatie belge, Mgr Mercier avait dit :


Je ne veux ni gémir sur le passé qui n’est plus, ni rêver follement de l’avenir qui n’est pas. Le devoir de l’homme se concentre sur un point, l’action du moment présent. A quoi donc se réduit, pour chacun de nous, le jeu des causes secondes dont la Providence tenait, dans notre passé, les fils ? A une chose unique, à préparer le moment présent. C’est ce moment, donc, c’est la disposition providentielle d’aujourd’hui, que nous voulons adorer, bénir, et, fût-ce avec des serremens de cœur ou même des frissons, intrépidement réaliser [64].


Ces paroles, qui soulignaient un tournant décisif de sa carrière, résument la philosophie de son existence.

Il y a des grands hommes qui visent à gouverner les circonstances ou même à les créer, et qui mettent tout leur art et tout leur orgueil à fléchir, orienter, assujettir à leur volonté les faits dans la trame desquels s’encadre leur vie ; ils aiment à faire régner sur leur temps les improvisations de leur vouloir ; ils se flattent, par un geste d’arbitraire souverain, d’insérer eux-mêmes dans l’histoire, qui sous leurs yeux se déroule, un certain nombre de feuilles blanches, et de les remplir de leur personnalité, et d’apporter à la suite de l’histoire des dérangemens imprévus ; leur caprice, qui pour un Bossuet n’est rien de plus qu’un esclave involontaire des conseils divins, se fait l’effet à lui-même, d’être le dictateur superbe des évolutions humaines ; on dirait qu’ils s’érigent en concurrens de Dieu, dont ils ne sont que les agens inconsciens.

Mais loin d’eux, très loin d’eux, dans une ombre que brusquement certaines heures d’histoire illuminent, voici surgir d’autres grands hommes : ils ne sont point, ceux-ci, des orgueils qui sans le vouloir se livrent à Dieu comme des jouets ; ils sont des dévouemens qui, de propos délibéré, se donnent à Dieu comme des auxiliaires ; ils aspirent à servir plutôt qu’à dominer ; ils font au jour le jour ce qui doit être fait, et leur devoir « se concentre sur un point, l’action du moment présent. » Le cardinal Mercier se dresse devant nous comme un exemplaire magnifique de cette façon de grandeur. Se mettre à la hauteur des circonstances est plus malaisé, parfois, que de les concerter. Il y a une façon de leur obéir, qui est tout le contraire d’un esclavage ; il y a une façon de s’y prêter, et de s’y adapter, qui implique à leur endroit je ne sais quelle gérance souveraine. Et c’est là la façon du cardinal Mercier.

L’humanité se flatte, au jour le jour, de faire émerger certains hommes et de prendre leur mesure ; mais la taille qu’elle leur attribue n’est qu’une invention de son propre suffrage, et des hommes sont réputés grands, que de grands événemens eussent peut-être montrés fort petits. Mais ces événemens, lorsqu’ils surviennent, se chargent eux-mêmes de réviser la mesure des hommes, telle que croyaient l’avoir toisée les jugemens humains ; et beaucoup se rapetissent, et quelques-uns grandissent. Ceux qui se rapetissent n’avaient auparavant que des façades de grandeur ; mais ceux qui grandissent n’avaient pas attendu, pour être vraiment grands, l’instant d’histoire qui les montre tels. Ils sont grands parce qu’ils l’étaient ; ils paraissent plus grands parce que le devoir est plus haut, d’une altitude à laquelle sans effort leur grandeur s’élève.

Supprimez un instant la personnalité bienfaisante de Léon XIII et la personnalité malfaisante de Guillaume II ; supprimez ce Pape qui sut donner au crépuscule du dix-neuvième siècle de splendides lueurs d’aurore ; supprimez cet Empereur qui soudainement a fait trébucher notre vingtième siècle en d’inexpiables mares de sang. Tous deux disparus, la carrière de Mgr Mercier aurait eu le même point de départ : une chaire de philosophie au séminaire de Malines. Et grâce à la noblesse de sa physionomie sacerdotale, grâce à des qualités intellectuelles qu’un petit cercle eût connues, elle aurait eu, vraisemblablement, le même couronnement : un siège épiscopal, qui aurait bien pu être celui même de Malines. Et dans ce même cadre où elle l’admire, l’humanité l’eût laissé vivre et mourir sans se douter que cet homme était grand.

Mais parce qu’il y eut un Léon XIII et parce qu’il y eut, hélas ! un Guillaume de Hohenzollern, deux momens surgirent, dans lesquels la simple impulsion du devoir présent, mobile unique de ses actes, fît de ce jeune prêtre un initiateur scientifique, et de ce vieillard opprimé un prophète de libération, entendu d’un bout du monde à l’autre. L’Allemagne se trouble de se sentir débile, en face de cette voix désarmée ; l’Allemagne s’étonne, comme d’un paradoxe, de voir ce membre d’un peuple subjugué parler et agir, devant l’univers attentif, comme le véritable maître de l’heure. Cette maîtrise qu’il exerce sur la vie morale de l’humanité civilisée n’est que l’épanouissement d’une humble docilité : elle consacre son ponctuel souci de faire à chaque moment ce qui doit être fait, et son acceptation fidèle de la peine qui suffit à chaque jour ; elle récompense d’une divine allégresse sa sujétion constante au devoir quotidien, à ce devoir qui depuis bientôt trois ans l’invite à faire courber le front des vainqueurs — des vainqueurs qui passent — sous le souffle incoercible d’un langage d’éternité.


GEORGES GOYAU.

  1. Henry Houssaye, 1815. Waterloo, p. 306.
  2. Œuvres pastorales, I, p. 81.
  3. Œuvres pastorales, III, p. 109.
  4. Ibid. I, p. 292-294.
  5. Œuvres pastorales, I, p. 102.
  6. Ibid. III, p. 253.
  7. A mes séminaristes, p. 40 et suiv.
  8. Mercier, Critériologie générale, p. 127.
  9. Voir C. Besse, Deux centres du mouvement thomiste, Rome et Louvain. (Revue du Clergé français, janvier et février 1902.)
  10. Pour cette histoire de l’œuvre de Mgr Mercier à Louvain, nous devons beaucoup au cours récemment professé par M. le chanoine Noël, un de ses plus distingués disciples, dans une chaire de l’Institut catholique de Paris.
  11. Voir dans la Revue du 15 juillet 1913 l’article de M. Albert Dufourcq.
  12. Toast de S. Deploige au banquet de consécration épiscopale de Mgr Mercier, p. 7.
  13. Miles, Correspondant, 10 février 1916, p. 418-419.
  14. Mercier, Rapport sur les études supérieures de philosophie, p. 76.
  15. Pelzer, L’Institut supérieur de philosophie à l’Université catholique de Louvain (1890-1904), p. 20 et suiv.
  16. Revue néo-scolastique, février 1901, p. 84-85.
  17. Mercier, Logique, 5e éd. (1909), p. 48, n. 1.
  18. Ibid., Psychologie, 6e éd. (1903), I, p. 1.
  19. Ibid., Logique, 5e éd. p. 349-351. — Les origines de la psychologie contemporaine, 2e éd. p. 468 et suiv.
  20. Mercier, Logique, 5e éd. p. 48, n. 1. Comparer le livre capital de son élève M. de Wulf, dont les malheurs de Louvain ont fait un professeur à l’Université de Poitiers : Introduction à la philosophie néo-scolastique, 1904.
  21. Ibid., Psychologie, 6e éd. I, p. 1 et 6-7, et II, p. 271.
  22. Ibid., Psychologie, 6e éd. I, p. 2.
  23. La notice de M. le chanoine Noël dans la Chronique de l’Institut de philosophie, janvier 1914, sur « le bilan de l’école de Louvain, » donne un lumineux résumé de tout ce que fit l’Institut jusqu’à la veille de l’attentat germanique.
  24. Delannoy, l’Université de Louvain, p. 104. — Noël, Louvain, p. 110.
  25. Mercier, Œuvres pastorales, I, p, 22-23.
  26. Ibid., I, p. 60.
  27. Mercier, Retraite pastorale, p. 99.
  28. Ibid., III, p. 180.
  29. Ibid., Œuvres pastorales, III, p. 55-65.
  30. Ibid., Retraite pastorale, p. 89.
  31. Œuvres pastorales, I, p. 194 ; et Retraite pastorale, p. 72-73.
  32. Œuvres pastorales, I, p. 320 ; II, p. 12 et 275 ; A mes séminaristes, p. 63.
  33. Revue néo-scolastique, août 1913, p. 273-278.
  34. A mes séminaristes, p. 123-142.
  35. Mercier, Œuvres pastorales, III, p. 487 ; II, p. 73 ; II, p. 381-384.
  36. Ibid., I, p. 327.
  37. Ibid., 1, pp. 271-272.
  38. Mercier, Œuvres pastorales, I, p. 76.
  39. Ibid., I, p. 94 et III, p. 32-34.
  40. Mercier, Per crucem ad lucem, p. 70.
  41. Mercier, Œuvres pastorales, III, p. 343.
  42. Ibid., I, p. 274.
  43. Mercier, Œuvres pastorales, II, p. 144.
  44. Ibid., II, p. 70.
  45. Ibid., III, p. 69.
  46. Mercier, Œuvres pastorales, I, p. 42-43.
  47. Ibid., II, p. 272 et II, p. 118.
  48. Ibid., I, p. 156.
  49. Ibid., II, p. 119, 434-435 et 290.
  50. Mercier, Œuvres pastorales, II, p. 421.
  51. Mercier, Per crucem ad lucem, p. 26-27, 155, 157, 237.
  52. Mercier, Per crucem ad lucem, p. 40.
  53. Mercier, Per crucem ad lucem, p. 44-52.
  54. Rocquai,, Revue hebdomadaire, 21 avril 1917, p. 353.
  55. Mercier, Per crucem ad lucem, p. 124, 142, 173.
  56. Ibid., p. 177-201.
  57. Ibid., p. 206 et 210.
  58. Per crucem ad Lucem, p. 225.
  59. Ibid., p. 275.
  60. M. Julien de Narfon, dans le Figaro du 2 juillet 1917, a donné de cette allocution de magnifiques extraits.
  61. La Critica, 1916, XIV, p. 81. Dans cet étrange article intitulé : L’État comme puissance, M. Benedetto Croce partage ce reproche de sénilité mentale entre les « démocrates maçons » qui ont le culte de « la déesse Justice » et « les scolastiques type cardinal Mercier. »
  62. Emile Boutroux, Morale kantienne et morale humaine. (Revue Bleue, 10-17 mars 1917, p. 165).
  63. Mercier, Œuvres pastorales, II, p. 44 et 53.
  64. Ibid., I, p. 23.