Le Cardinal de Retz/05

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Le Cardinal de Retz
Revue des Deux Mondes3e période, tome 23 (p. 355-386).
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LE
CARDINAL DE RETZ
ET
L'AFFAIRE DU CHAPEAU

IV.[1]
RETOUR DE MAZARIN. — HABILES MANOEUVRES DE RETZ. — LA PROMOTION AU CARDINALAT.


I

Cependant le cardinal Mazarin, à la tête de sa petite armée et entouré de ses fidèles amis les maréchaux de La Ferté-Senneterré et d’Hocquincourt, le duc de Noailles et le comte de Broglio, s’avançait à petites journées, non dans l’attitude d’un homme dont la tête avait été mise à prix, mais en triomphateur. Le 3 janvier, il était à Épernay ; le 6, à Arcis-sur-Aube ; le 9, à Pont-sur-Yonne ; le 16, à Châteaurenard ; le 18, à Gien ; le 22, à Vierzon. Des deux conseillers qui avaient été envoyés par le parlement pour s’opposer à sa marche, l’un avait été pris, l’autre mis en fuite. De là grande rumeur au sein de cette compagnie : on y réclame à grands cris le prisonnier, On y renouvelle les défenses de contrevenir aux déclarations contre le cardinal ; on y suspend tous les arrêts contre M. le prince ; on déclare le maréchal d’Hocquincourt responsable, lui et sa postérité, de ce qui pourra arriver au conseiller arrêté ; enfin on envoie une députation au roi. Le jeune monarque la reçut d’un air sévère ; il blâma énergiquement l’arrêt par lequel la tête d’un cardinal avait été mise à prix[2]. « Mes officiers ignoraient alors, dit-il, que le cardinal Mazarin revenait en France avec des troupes par notre ordre exprès ; maintenant que je leur en fais part, je m’assure de n’être plus troublé par eux dans l’exécution de mes desseins pour remettre le royaume en paix. » Et, sur cette ferme réponse, il avait congédié les députés. Le parlement n’en tint compte, et, le 25 janvier, il ordonna de nouvelles remontrances par écrit et une nouvelle publication des arrêts rendus contre Mazarin, avec invitation aux autres parlemens de se joindre à celui de Paris. Les parlemens de Rouen et de Toulouse n’avaient pas attendu cet appel pour se déclarer hautement contre Mazarin. Le cardinal, sans se soucier le moins du monde des arrêts de tous ces légistes, qui n’osaient les appuyer par des levées de troupes et qui avaient même défendu que l’on perçût des impôts extraordinaires à cet effet, poursuivait tranquillement sa marche. Le 30 janvier, il arrivait à Poitiers, où résidait la cour, dans le carrosse du roi, qui était allé l’attendre à une lieue de la ville. On peut juger de la joie de la reine à la vue de l’homme qui avait rendu à la royauté et à la France de si grands services et dont le triomphe paraissait désormais certain.

Pendant son itinéraire, Mazarin n’avait cessé d’écrire fréquemment à la princesse palatine, à l’abbé Fouquet ainsi qu’à Pennacors et à Noirmoutier, les amis du coadjuteur, afin que le prélat ne se laissât pas entraîner à quelque parti extrême, tel que sa réunion avec M. le prince, ce que le cardinal redoutait par-dessus tout. Le 1er de l’an 1652, il avait dépêché un envoyé a la princesse palatine et au coadjuteur. Le messager était porteur d’une lettre pour la princesse dans laquelle Mazarin lui jurait qu’il se fiait entièrement à elle et à son ami, disant qu’il les croyait gens d’honneur et que leur intérêt voulait qu’ils fussent bien ensemble et indissolublement unis… « Bien que le coadjuteur se conduise mal, ajoutait-il, et qu’il me témoigne en toutes ses actions sa mauvaise volonté, je suis persuadé que, dans son intérêt, il fera quelque coup à mon avantage, étant impossible qu’il porte jamais Monsieur à la dernière union avec M. le prince, car, en ce cas, il serait perdu avec la princesse palatine, les princes étant leurs ennemis irréconciliables… Je suis ravi de ce que Mme la palatine m’a mandé à l’égard du coadjuteur… Par la confiance que je prends en lui, il voit bien si j’ai aucune réserve et si rien est capable de me faire douter de son amitié, nonobstant tout ce qu’on me mande au contraire, parce qu’on se fonde sur les apparences… » — « Malgré tout ce que l’on me mande que fait le coadjuteur contre moi, écrivait-il d’Épernay le 3 janvier à un de ses confidens, je le crois de mes amis, et qu’il a toutes les bonnes intentions pour moi que je puis souhaiter… Il est vrai qu’il y a deux puissantes raisons qui l’obligent à cela, qui sont la parole qu’il en a donnée à la reine et son intérêt, lequel plus que jamais se rencontre avec le mien[3]… »

«… Il faut, écrivait-il de Pont-sur-Yonne à l’abbé Fouquet le 11 janvier, que M. le coadjuteur prenne ses résolutions pour de bonne heure, et il me semble qu’ayant le roi de son côté, étant assuré que j’entreprendrai tout hardiment pour l’appuyer avec la quantité d’amis que lui et Mme de Chevreuse ont, et agissant de concert avec le prévôt des marchands, qui a bonne intention, et avec M. le maréchal de l’Hospital (gouverneur de Paris), qui est fort zélé pour le service du roi, il se peut mettre en état de rompre aisément toutes les mesures de son altesse royale… (c’est-à-dire les résultats de sa liaison avec M. le prince). » Le 16 janvier, il écrivait de Châteaurenard à ce même abbé : «… Le coadjuteur doit être en repos pour le secret, car je suis persuadé, aussi bien que lui, que ce serait le mettre dans l’impuissance de servir, si on en usait autrement et qu’on découvrît notre intelligence… » Le 18, il mandait au même, de Gien, que M. le prince lui avait fait proposer un accommodement et qu’il lui avait fait réponse qu’il se soumettrait aveuglément aux ordres du roi. Il ordonnait à l’abbé Fouquet d’en prévenir le coadjuteur et Mme de Chevreuse, afin de leur prouver jusqu’à la fin qu’il voulait entretenir avec eux une correspondance sincère.

Afin de ne donner aucun soupçon au coadjuteur des instructions secrètes qu’il avait envoyées contre lui à l’ambassadeur de France à Rome, Mazarin s’efforçait de plus en plus de lui persuader qu’il avait toujours en lui une pleine et entière confiance. Dans l’espoir d’endormir cet esprit si alerte, il écrivait lettres sur lettres à son parent, M. de Pennacors : «… Rien n’est capable de me faire concevoir la moindre méfiance de la personne de M. le coadjuteur, lui mandait-il de Vierzon le 22 janvier, après les choses que la princesse palatine m’a mandées et celles que vous et M. l’abbé Fouquet m’avez dites de sa part. On a beau m’écrire, comme on fait continuellement, qu’il est accommodé avec M. de Chavigny, tantôt qu’il l’est avec M. de Beaufort, et qu’il a donné les mains à sa réconciliation avec M. le prince, et enfin qu’il est le principal instrument de tout ce que M. le duc d’Orléans fait contre moi, je vous proteste que je lis tous ces avis comme je pourrais faire des romans, et je me tiens plus assuré et plus persuadé que jamais de son amitié, et qu’il ne perd aucune occasion de s’employer adroitement à mon avantage… » De son côté, le coadjuteur, pour entrer dans le jeu du cardinal, lui envoyait par Pennacors mille protestations de dévoûment et d’amitié[4]. « La reine, écrivait Mazarin à M. de Pennacors le 10 février, a été très aise de ce que vous me marquez des sentimens et de la conduite de M. le coadjuteur. Ce n’est pas que sa majesté en doutât, puisque son honneur et son intérêt se rencontrent également à tenir la parole qu’il a donnée. Il se peut assurer que, de quelque malice que l’on se serve, on ne fera pas concevoir d’autres sentimens à sa majesté, et que, de son côté, elle demeure ferme pour l’exécution de ce qu’elle lui a promis, et à conserver une affection très particulière pour lui et ses intérêts… » Il s’agissait évidemment du chapeau du coadjuteur, et nous savons à quoi nous en tenir sur la sincérité de Mazarin. a S’il y a quelque chose d’importance, ajoutait celui-ci, et que M. le coadjuteur veuille faire savoir par une personne de la dernière confiance, je crois que vous voudrez bien en ce cas prendre la peine de faire le voyage[5]. »

Au fond, les sentimens de Mazarin pour le coadjuteur n’avaient jamais cessé d’être, ceux d’un implacable ennemi. Le même jour, il s’ouvrait sur la conduite de celui-ci avec la plus entière confiance au marquis de Noirmoutier, lieutenant-général et gouverneur du Mont-Olympe, qui y résidait en ce moment et qui avait trahi secrètement la cause du coadjuteur. Il se plaignait amèrement à Noirmoutier des manœuvres secrètes du prélat, ajoutant ce qu’il n’en avait été nullement surpris et que, depuis longtemps, il n’en attendait pas autre chose. »

À l’arrivée de Mazarin a Poitiers, Turenne et le duc de Bouillon vinrent lui offrir leur épée, et le marquis de Châteauneuf, chef du conseil, se retira fort dignement. Les armées du roi étaient partout Victorieuses. M. le prince, obligé de céder aux forces supérieures du comte d’Harcourt, avait été contraint d’abandonner la Saintonge et de se replier sur la Guyenne pour y continuer la lutte. One révolte qui venait d’éclater en Anjou et qui avait à sa tête le gouverneur de la province, le duc de Rohan-Chabot, avait été étouffée en moins d’un mois par le maréchal d’Hacquincourt, qui était entré dans Angers après trois semaines de siège[6].

Quelle était pendant ce temps la situation de Paris ? Le coadjuteur y avait rêvé, un peu trop tard pour que cette combinaison eût chance de succès, la formation d’un tiers-parti armé, destiné à tenir à la fois en échec Condé et Mazarin et à les exclure l’un et l’autre de la direction des affaires. Il avait fait proposer au parlement de s’unir avec le duc d’Orléans, et le parlement, tremblant de crainte, avait rejeté cette proposition. Ainsi dès le début le tiers-parti recevait un coup mortel. Le parlement avait lancé contre Mazarin des arrêts terribles, et il avait reculé à la seule pensée de les faire exécuter à main armée. Il en avait naïvement confié l’exécution à l’autorité royale. Il n’avait pris aucune mesure ni pour l’attaque ni pour la défense. Seul, le duc d’Orléans, secrètement poussé par le coadjuteur, avait eu quelque velléité de s’opposer par la force à la marche du cardinal. Il avait retiré de l’armée du maréchal d’Aumont ses régimens de la province de Languedoc, dont il était gouverneur, et leur avait adjoint les régimens qui portaient son nom et celui de son fils. Il envoya ces troupes près de la ville d’Orléans, dans laquelle sa fille, la grande Mademoiselle, devait bientôt pénétrer par surprise et qu’elle sut rallier au parti des princes.

Le 24 janvier, il signa avec M. le prince un traité d’alliance. Le coadjuteur n’y était pas compris, mais il était formellement stipulé que le duc le prenait sous sa protection et se réservait le droit de maintenir avec lui une étroite union. Cet article pouvait faire présager une réconciliation, à un moment donné, entre M. le prince et le coadjuteur, et Mazarin, qui avait eu vent du traité, vivait dans une crainte mortelle d’une telle collusion. Sur ces entrefaites, le parlement reçut une lettre du roi, qui contenait un blâme indirect de la conduite du duc d’Orléans (15 février). Le roi se plaignait de ce que « de mauvais esprits » s’étaient servis du nom de son oncle pour faciliter l’entrée en France des Espagnols, réclamée par le duc de Nemours. Le coadjuteur ne manqua pas d’en ressentir le contrecoup et de se voir à deux doigts d’une révocation. Fort heureusement pour lui, la princesse Anne de Gonzague, qui s’était rendue auprès de la reine à Poitiers, défendit ses intérêts avec tant de zèle et d’habileté qu’elle parvint à détourner l’orage.

Dès que la nouvelle du projet formé par Mazarin de rentrer en France avait pris quelque consistance, le coadjuteur, comme nous l’avons dit, avait sur-le-champ expédié à Rome un courrier extraordinaire pour engager l’abbé Charrier à l’apprendre au pape, afin de hâter sa promotion. Il craignait à chaque instant que sa nomination fût révoquée et il faisait jouer tous les ressorts pour suspendre le coup fatal et pour mettre fin aux lenteurs du pape. Il ne doutait pas que la nouvelle de la rentrée en France du cardinal ne produisît à Rome le plus grand effet, et il donnait à l’abbé des instructions détaillées sur la conduite qu’il avait à tenir.

II

Retz suivait d’un œil attentif et anxieux la marche du cardinal et la lutte engagée entre M. le prince et les troupes du roi. Ce qu’il redoutait le plus, c’était un accommodement entre Condé et Mazarin, qui eût été le signal instantané de sa révocation. Les lettres qu’il écrivait coup sur coup à Charrier et dans lesquelles il lui faisait part de ses impressions sont d’un bien plus grand intérêt que ses Mémoires sur le même chapitre, puisqu’elles sont écrites au jour le jour et en toute sincérité. Le coadjuteur, se croyant à l’abri derrière un chiffre des plus compliqués et s’adressant à un ami à toute épreuve, ne lui déguise absolument rien et se livre avec le plus complet abandon. Il s’ouvre à lui de ses pensées les plus secrètes, de ses projets, de sa conduite à l’égard de Mazarin, et, chemin faisant, il lui raconte tout ce qui se passe à la cour, dans le camp des princes, au sein du parlement et au Luxembourg. De tels documens éclairent d’un jour définitif cette époque assez obscure de l’histoire de la fronde.

Le 18 décembre, Retz dépêcha un nouveau courrier extraordinaire à l’abbé Charrier pour lui annoncer la grande nouvelle du retour de Mazarin et pour le prier d’en tirer le meilleur parti possible. « Comme je ne vous avais pas déterminé (par le dernier extraordinaire que je vous dépêchai, lui disait-il, et qui vous porta les lettres de son altesse, sur les bruits qui couraient dès lors du retour du cardinal Mazarin), — la conduite que vous deviez précisément tenir sur ce sujet, et qu’ainsi vous n’avez peut-être pas encore hasardé ce dernier remède, à présent que l’on ne doute quasi plus des pensées qu’il a de revenir, que l’on ne dispute presque pas que du temps, et que l’on s’imagine même avec beaucoup d’apparence quelque raccommodement de sa part avec M. le prince, j’ai cru qu’il était temps de faire auprès du pape un dernier effort pour prévenir, s’il se peut, la révocation que je prévois. C’est pourquoi je vous dépêche cet exprès, qui vous rendra trois lettres de son altesse royale, l’une au pape, l’autre à M. le cardinal Pamfili et la troisième à vous, dans laquelle vous verrez à peu près ce que contiennent les deux autres. Quand bien même vous vous seriez déjà servi des premières que je vous ai envoyées sur ce sujet, ne laissez pas encore d’agir de la même manière, en vertu de celles-ci, par l’exposition que vous ferez au pape, incontinent après les avoir reçues, des ordres que Monsieur vous donne aux termes de celle qu’il vous écrit, que vous pourrez même lui faire voir et au cardinal Pamfili, sans pourtant les en rendre maîtres. Vous ferez aussi insensiblement glisser dans le discours quelque, espèce de ressentiment de la part de son altesse royale sur les longueurs dont on a usé en une affaire qu’il passionnait[7] si fort pour le bien général de la France, et dont les délais et les remises ont donné temps au cardinal Mazarin de songer au retour et peut-être les biais de traverser ma nomination, qu’il a toujours considérée comme un obstacle et un empêchement formel à tous ses desseins. Vous fortifierez cet endroit des avis que vous donnent ceux qui sont auprès de Monsieur, de la pensée en laquelle vous direz qu’il est de vous rappeler en France, en cas que le pape ne fût pas en état de faire promptement la promotion, son altesse royale ne voulant pas que les sollicitations qu’il fait à Rome pour mes intérêts paraissent dans le public contredites par un ordre et une révocation de la cour qui pourrait faire croire que le cardinal Mazarin est ici plus puissant que lui. Voilà pour ce qui regarde M. le duc d’Orléans.

« Quant à moi, vous direz que je ne me suis engagé dans la poursuite du chapeau qu’après les assurances que sa sainteté m’a fait donner plusieurs fois de considérer promptement mes intérêts quand j’aurais la nomination de la cour ; que je n’ai poursuivi ce dessein et n’en ai souhaité l’exécution que pour servir le saint-siège et me fortifier contre le cardinal Mazarin ; que, le temps ayant rallumé dans l’esprit dudit cardinal l’espérance du retour et lui ayant donné le pouvoir de s’opposer à mes prétentions, je ne lairrai (laisserai) pas de rechercher, en qualité d’archevêque de Paris, toutes les occasions de servir l’église et le pape, et particulièrement dans les états-généraux, comme un des principaux députés du clergé.

« Essayez aussi de faire peur de la réunion de M. le prince avec le cardinal Mazarin, qui tous deux ensemble formeront, avec les troupes du roi, un puissant parti contre lequel j’aurais eu plus de subsistance avec le chapeau.

« Enfin voyez, par la connaissance que vous avez de l’humeur de ceux avec qui vous avez à traiter et de l’intrigue du pays, ce que vous devez ajouter ou diminuer en tout ce que je vous dis, dont je me rapporte entièrement à vous, sachant bien que, sur le plan que je vous trace, vous n’oublierez rien de ce qu’il faut pour mes intérêts. Soyez seulement averti que, pour des raisons que vous devinez assez, le secret de tout ceci doit demeurer entre le pape, le cardinal Pamfili et vous… Sans ce maudit retour du cardinal Mazarin, M. le prince était confondu ; il ne le sera peut-être pas moins étant d’accord avec lui… Ce que je vous ai dit de témoigner au pape sur mon sujet vous marque assez que je ne suis pas content. Vous lui devez dire adroitement et lui faire voir que je puis avoir des occasions de m’en ressentir… Quoique je vous mande de faire peur à Rome de votre retour, c’est seulement un moyen dont vous devez vous servir pour avancer vos affaires, sans pourtant en rien faire que je ne vous le mande. »

« M. le prince est en si mauvais état que l’on appréhende qu’il ne s’accommode avec le Mazarin. Ce n’est pas que mon sentiment soit tel, et je crois avoir des lumières contraires à cela, mais, si vous le jugez à propos, je m’imagine qu’il pourrait être bon d’en inspirer quelque pensée au pape et de lui faire voir, si cela arrivait, dans la résolution où je suis de ne pas consentir à son retour, que ce changement pourrait troubler ma nomination, ce que je ne doute point qui ne lui fût désagréable, et par la bonté qu’il me témoigne et par la douleur qu’il aurait d’avoir contribué par sa longueur à la révocation d’une chose que je n’ai particulièrement acceptée que sur les paroles que le pape m’a donné, depuis deux ans, par Panzirole, de la souhaiter avec ardeur ; et il est vrai qu’il en a si hautement publié son désir et à tant de gens que l’on commence à s’étonner fort ici comme la chose n’est pas encore faite… »

La menace du retour de Mazarin, tel était donc le puissant ressort qu’à un moment donné l’abbé Charrier était invité à faire jouer pour forcer le pape dans ses derniers retranchemens et lui arracher la promotion. « J’ai reçu la vôtre du 11e du passé, lui écrivait le coadjuteur le 5 janvier 1652, qui a un peu diminué les mauvaises pensées que votre courrier du 13e m’avait donné du succès de mon affaire. Je vois bien que vous n’aviez pas mis encore en jeu le retour du Mazarin, et je ne doute point que vous ne vous en soyez servi présentement que vous avez reçu mes derniers ordres là-dessus, avec les lettres de son altesse royale. Si cela avec les avis que vous avez eus à Rome de l’entrée du Mazarin en France ne font leur effet, j’espère peu de chose à l’avenir, quoique vous paraissiez, par votre dernière, croire que la promotion se fera après les Rois.

« Les affaires sont en France dans une incertitude et une confusion à laquelle on ne peut quasi rien connaître. A l’égard de M. le prince, il était perdu sans réserve, si ce maudit homme n’eût pas entrepris de revenir, et c’est ce qui fait croire à beaucoup qu’il faut nécessairement qu’il y ait quelque réunion entre les princes et Mazarin. Je n’en crois rien, parce que, si cela était, ma nomination aurait été indubitablement révoquée, ce que je ne puis croire, n’en ayant eu aucun avis de vous et ne jugeant pas aussi, par les lumières que je puis avoir à la cour, que cela puisse arriver si promptement, quelque pas que je fasse contre le Mazarin, ayant assez bien pris mes mesures sur ce sujet. Je pourrais pourtant m’y tromper, et puis tout change en un moment. A l’égard de M. le duc d’Orléans, j’y suis autant bien que jamais ; je ne m’y fie pas trop, vous connaissez l’homme. « Pour Paris, je n’y remarque pas toute la chaleur qui y était autrefois en pareilles occasions. On y crie assez contre le Mazarin et la reine, mais on n’y fait rien de plus. Vous verrez par l’arrêt imprimé que je vous envoie ce qui a été fait au parlement contre le cardinal[8]. Depuis lequel temps on s’est encore assemblé une fois et l’on a ordonné que les autres parlemens seraient invités de donner pareil arrêt. M. le duc d’Orléans fit entendre à la compagnie qu’il serait à propos de prendre garde que ceux qui étaient saisis des deniers publics ne les emportassent à la cour, mais ces messieurs n’y voulurent pas mordre. Je n’opinai pas à cet arrêt plus qu’au premier. »

Comme on le voit, le coadjuteur refusait de prendre part aux arrêts contre Mazarin par un avis ou par un vote ; mais il ne négligeait rien secrètement pour pousser le parlement aux mesures les plus extrêmes contre lui. « Le Mazarin, poursuivait-il, a déjà fait six journées de marche en France ; il était avant-hier à Épernay. Il est entré avec quatre ou cinq mille hommes de cavalerie ou infanterie, qui marchent avec quatre pièces de canon. M. le prince a repassé la Charente avec ses troupes, et l’on croit, s’il n’est pas d’accord, qu’il y aura peut-être combat.

« Je ne sais si je vous ai mandé ce qui s’est passé entre M. le nonce et moi en présence de M. l’évêque de Châlons[9], il y a déjà quinze jours. Je lui dis, en parlant des longueurs du pape, que, si je n’étais pas homme pour mériter d’être cardinal sur une première nomination, j’étais peut-être trop glorieux pour y prétendre pour une seconde. A quoi M. de Châlons ajouta qu’il était vrai, et que, sans ma considération, le clergé de France aurait bien fait connaître au pape qu’il est peu satisfait du mépris qu’il leur témoigne depuis si longtemps. Cela étonna fort le bonhomme. Je ne doute pas qu’il n’en ait écrit, et pourtant j’estime que cela ne fera pas mauvais effet. Tenez pourtant le secret à cet égard.

« Témoignez toujours que vous appréhendez une révocation, tant parce que je me suis fort emporté contre le Mazarin, qu’à cause que l’on soupçonne qu’il soit raccommodé avec M. le prince. Vous pouvez aussi parler hautement sous le nom de M. le duc d’Orléans et au mien. Ce n’est pas, entre vous et moi, que je croie que ma nomination soit sitôt révoquée, mais il est pourtant bon que vous agissiez de la façon que je vous dis.

« Caressez toujours bien M. Chigi, et ne laissez pas aussi échapper les occasions que vous avez de profiter de votre négociation avec la princesse de Rossano ; n’y épargnez rien… » Dans la lettre suivante, du 19 janvier, le coadjuteur engageait l’abbé Charrier à faire en sorte que le pape ne pût se douter qu’il existait un traité secret entre lui, Paul de Gondi, et Mazarin, ce qui eût infailliblement empêché le pontife de lui donner le chapeau.

«… Il court ici un bruit que le pape fera une promotion pour ses créatures sans en faire pour les couronnes ; à quoi je ne vois point d’apparence. Je suis comme persuadé que ma nomination ne sera pas sitôt révoquée. Vous savez ce que je vous ai mandé sur cela par ma précédente, et comme vous devez parler là-dessus. Surtout prenez garde de ne pas faire paraître que j’aie quelque intelligence avec le Mazarin, car en vérité cela n’est pas, tâchant seulement de me ménager tout doucement…

« Je vois bien que la négociation prétendue de M. le nonce, que vous m’aviez annoncée par votre courrier exprès, est une malice du pape pour vous amuser, le nonce ne m’en ayant encore rien dit.

« L’entrée du Mazarin en France a fait ici de nouvelles affaires. M. le duc d’Orléans semble tourner du côté de M. le prince et se vouloir présentement unir avec lui ; mais c’est avec tant de contrainte que je crois que cette union durera peu, ou qu’elle ne produira pas grand’chose. Quant à moi, je périrai plutôt que de me raccommoder avec ce traître. Pour cela, je n’en suis pas moins bien avec Monsieur ; au contraire, je vous assure que j’y suis toujours au meilleur état du monde, et qu’il m’a considéré comme celui qui doit empêcher M. le prince, duquel il se défie fort, de lui mettre le pied sur la gorge. Le Mazarin a passé à Gien la rivière de Loire, où deux jours auparavant l’on avait refusé l’entrée aux troupes de Monsieur, quoique le gouverneur lui eût répondu de la ville.

« Monsieur est prêt de former un conseil chez lui sur les affaires présentes ; il ne tient qu’à moi d’y entrer. Je ne sais si je le dois faire ; ce n’est pas que je craigne de m’expliquer contre le Mazarin. Je le fais tous les jours dans le public, mais par d’autres raisons et particulièrement parce que je vois que les affaires ne peuvent pas aller assez loin par les biais que l’on y veut prendre, et ainsi je crains d’attirer sur moi les dégoûts des peuples qui peut-être me donneraient le tort des mauvais événemens. Je prendrai là-dessus mes résolutions dans peu. M. de Chavigny sera de ce conseil, et ainsi obligé de paraître publiquement contre la cour, ce qui ne lui est pas fort avantageux. Je lui ai fait donner cette botte. »

Chemin faisant, le coadjuteur racontait à l’abbé les nouvelles du jour : « M. de Nemours[10] arriva ici hier au soir ; il a vu ce matin Monsieur, et doit partir après-demain pour aller commander quelques troupes des princes qui sont sur la frontière ; il a pensé être pris en venant ici. M. de Sillery, qui était avec lui, a été plus malheureux, ayant été arrêté. Bougy, maréchal de camp dans l’armée de M. le comte d’Harcourt, a enlevé deux des quartiers de M. le prince, où l’on dit qu’il y avait bien 600 chevaux. Il y a près de 300 prisonniers : les régimens qui ont été défaits sont Enghien, Conti, Favas, Duras et La Force.

« Le cardinal n’a pas voulu rendre M. Bitault[11] ; sur quoi le parlement a ordonné que l’on y renverrait une seconde fois, et que l’on signifierait à M. d’Hocquincourt qu’il en demeurerait responsable lui et toute sa postérité. Paris au surplus est autant paisible que jamais. Quand l’ambassadeur vous parlera de moi sur toutes ces affaires ici, témoignez-lui que, par tout ce que vous pouvez juger de mes dépêches, vous me croyez beaucoup d’aigreur contre M. le prince, et faites-lui entendre, sans lui dire et sans qu’il puisse prendre aucun avantage dans le monde, que vous Voyez bien que par cette raison ma conduite me tient en grande faveur à la cour de France et dans le public. Faites voir dans (l’entourage du pape) que je suis tout à fait emporté contre le Mazarin. »

Dans la lettre suivante, en date du 26 janvier, le coadjuteur donnait à l’abbé des nouvelles fort importantes relatives à Condé et à Mazarin : « Nous n’avons point eu de vos nouvelles, lui disait-il, par cet ordinaire, le courrier n’étant pas encore arrivé, quoique nous soyons à la fin de la semaine. J’ai toujours impatience de vous faire savoir des miennes parce que je suis assuré que, dans le chagrin où vous êtes de mes intérêts, elles vous servent de consolation ; je sais qu’ils vous touchent plus que moi-même. Si elles vont bien, elles vous donneront pour le moins autant de joie ; si elles vont mal, je vous conjure de ne vous en inquiéter pas plus que moi qui ne suis pas, comme vous savez, fort touché de la fortune, et à qui je vous (assure) que les événemens sont fort indifférens. Je crois, selon les apparences, que celui de mon affaire ne sera pas mauvais, puisque je ne vois pas qu’il y ait de révocation par la raison que je vous ai dit, au moins les nouvelles que vous allez voir dans cette lettre vous marqueront suffisamment que ce n’est pas par la considération de M. le prince qu’elle peut être traversée.

« Je crois vous avoir déjà mandé l’enlèvement de deux quartiers de l’armée de M. le prince par Bougy, maréchal de camp dans l’armée de M. le comte d’Harcourt. Depuis lequel temps M. le prince, s’étant voulu retirer et ayant mis dans Barbésieux et dans Pons quelques-unes de ses troupes pour menacer M. le comte d’Harcourt, il a toujours continué dans le premier dessein de sa retraite, dans laquelle M. le comte d’Harcourt lui étant tombé sur les bras, une partie de son armée a été taillée en pièces, ayant perdu 1,800 chevaux et plus de 1,200 hommes de pied, même toutes les places dans lesquelles il avait laissé des troupes. L’on l’a suivi jusques à Bourg, où l’on tient qu’il s’est embarqué pour Bordeaux. On ne sait pas s’il y aura été reçu. En tout cas, l’armée de M. le comte d’Harcourt, qui est a présent très forte, ne manquera pas de l’y suivre, et ainsi l’on croit qu’il y a peu de ressource, les troupes qui ont été amenées par le cardinal ayant ordre d’aller joindre Saint-Luc, qui est dans la Haute-Guyenne pour prendre toutes ensemble Bordeaux par l’autre côté, en cas qu’ils s’obstinent à vouloir défendre M. le prince.

« Cependant le cardinal avance fort à la cour. On tient qu’il y doit arriver dans deux ou trois jours. Les députés du parlement de Paris en sont revenus cette semaine. L’on a opiné au parlement sur la réponse qui leur a été faite par le roi, qui leur a dit qu’il voulait croire que, lorsque le parlement avait donné ses arrêts contre le cardinal, il n’avait pas su que ce fût sa volonté qu’il revînt avec les troupes levées par lui pour le service de sa majesté. Sur quoi la compagnie ayant délibéré, on a arrêté que très humbles remontrances seraient faites au roi par écrit, et cependant que tous les arrêts contre le cardinal seraient exécutés, de quoi il serait donné avis aux autres parlemens. Quant à l’argent et aux troupes, ces messieurs s’en rapportent à son altesse, sans vouloir même donner d’arrêt pour cela. »

Ce que dit le coadjuteur du traité secret de M. le prince avec le duc d’Orléans n’est pas moins digne d’intérêt. A en juger par sa correspondance avec Charrier, Retz n’était nullement disposé à s’accommoder alors avec M. le prince, comme l’ont prétendu quelques historiens.

« M. de Nemours, mandait-il à l’abbé, est en cette ville depuis cinq ou six jours ; il s’en va commander un corps sur la frontière de Champagne que l’on dit être composé du reste des troupes de Tavannes et d’autres que les Espagnols lui ont donné. Le comte de Fiesque est aussi arrivé depuis trois jours, qui a apporté à son altesse un traité de la part de M. le prince pour leur union. D’abord Monsieur y a fait une grande résistance, les amis de M. le prince voulant l’obliger d’entrer dans le traité d’Espagne, ce qu’il n’a point voulu faire, quoi qu’ils lui en aient pu dire, et ainsi il a fallu ôter cette clause, après quoi son altesse a signé ce traité portant seulement une union contre le cardinal, renonçant au surplus à toute sorte d’intérêts particuliers et à toutes alliances avec les étrangers. M. de Chavigny a eu ordre d’aller à la cour tenir sa place de ministre ; on dit qu’il n’y obéira pas, non plus que M. de Longueil, auquel la reine a commandé par une lettre de sa main d’aller faire sa charge de chancelier. L’un et l’autre accusent le coadjuteur de leur avoir fait jouer cette pièce ; il en est pourtant fort innocent.

« Si la promotion n’était pas faite avant la seconde semaine de carême, faites toujours mine de vous en revenir, et pourtant n’en faites rien que vous ne voyez encore un ordre plus précis de moi. Entre-ci et ce temps-là je prendrai mes dernières résolutions. »

Dans la lettre qui suit, le coadjuteur témoignait à l’abbé son découragement sur l’issue de son affaire, qu’il tenait encore plus compromise à Rome qu’à la cour de France. Il l’engageait pourtant à rester à Rome, tout en feignant chaque jour d’être sur son départ. Enfin, il déclarait à l’abbé qu’il avait nettement refusé au duc d’Orléans de se réconcilier avec M. le prince et qu’en même temps il se prononçait hautement contre lui et contre Mazarin.

« J’ai reçu cette semaine deux de vos lettres des 1er et 8e du passé, par lesquelles vous diminuez un peu les espérances que vous m’aviez donné d’une prompte promotion. Je m’attendais bien à ce que vous m’en mandez, et pourtant je n’en conçois aucune inquiétude plus grande que celle que j’ai de la longueur de vos peines et de vos fatigues. Je suis résolu de les terminer bientôt, et, quoi qu’il arrive, de vous décharger d’une sollicitation si pénible et si importune. Tôt ou plus tard, vous ne serez plus à Rome que jusques aux Quatre-Temps, et cependant je vous prie, pour l’amour de moi, de prendre patience et d’attendre de mes nouvelles sur votre retour, que vous devez toujours faire appréhender, conformément à tout ce que je vous ai mandé ci-devant…….

Du surplus, il me semble que je n’ai rien à ajouter à tout ce que je vous ai écrit pour la conduite de mon affaire, que je tiens plus mai en la cour de Rome qu’en celle-ci, ne croyant pas que ma nomination soit sitôt révoquée, au moins selon les apparences, et de la manière dont je me gouverne.

« Je suis toujours fort bien auprès de M. le duc d’Orléans, lequel est présentement ami de M. le prince, mais à des conditions qui produiront peu de chose ou qui lui donneront bientôt sujet de s’en dégager. Il m’a fort pressé de me raccommoder avec M. le prince, sur les instances qui lui ont été faites par les gens qui sont ici ; mais, après avoir témoigné quelque résistance, il m’a donné un peu de relâche. Quoi qu’il en puisse arriver, je ne puis jamais prendre ce parti, et je veux faire voir à M. le duc d’Orléans qu’il est du bien de son service que j’en use de la sorte.

« Nous sommes assez en repos à Paris ; jusques à présent les affaires ne s’y disposent pas, à mon sens, à la guerre, si ce n’est que M. le prince y voulût venir, encore lui pourrait-il bien arriver la même chose que cet été[12]. Le parlement s’assemble quelquefois, mais il ne fait pas grand’chose. M. de Rohan s’est déclaré dans Angers contre la cour. Vous savez que c’est un homme de grand mérite et qui a beaucoup de crédit. On traite d’un raccommodement entre (M. de Chavigny) et moi ; cela doit être fort secret et, si je m’y résous, ce n’est que pour le détacher de M. le prince, et parce que cela peut faire impression sur M. le duc d’Orléans ……… Je me déclare ouvertement dans Paris contre le Mazarin et contre M. le prince… »

Le 9 février, le coadjuteur, tout en donnant à l’abbé des nouvelles du théâtre de la guerre, lui annonçait que sa nomination au cardinalat ne serait pas révoquée tant qu’il ne serait pas réconcilié avec Condé ; elle ne tenait plus en effet qu’à cet unique fil, et il est plus que probable que Mazarin préféra voir Retz cardinal que raccommodé avec M. le prince.

«… Je suis toujours fort bien avec M. le duc d’Orléans, disait le coadjuteur à Charrier. Les gens de M. le prince l’ont fort pressé de faire mon accommodement avec M. le prince ; mais n’ayant pas voulu, il n’en vit pas plus mal avec moi, et leur a nettement déclaré que, nonobstant cela, il ne romprait jamais avec moi, quoiqu’ils l’en importunassent fort.

« M. de Châteauneuf a quitté fort honorablement la cour à l’arrivée du cardinal, et vous pouvez en ce rencontre faire voir que tous ceux qui sont accusés d’être mazarins ne le sont pourtant pas. Au surplus, il ne se passe rien ici de nouveau, tout y est assez calme. L’on a détourné, par un arrêt du conseil, les rentes de l’Hôtel de Ville ; mais le parlement a fait défense de l’exécuter, et a rendu tous les ordonnateurs responsables de ce divertissement… Je ne crois pas, comme je vous l’ai déjà dit, que la nomination soit sitôt révoquée, au moins tant que je ne serai pas d’accord avec M. le prince. On n’a point de nouvelles de l’armée de M. le prince ; les troupes de Monsieur sont ensemble auprès d’Orléans, et à la fin M. de Beaufort est parti pour les aller commander. On dit que Tavannes et M. de Nemours viennent avec quelques autres troupes et des Espagnols pour les joindre. J’ai peur qu’ils ne puissent pas aller jusques-là… »

Pendant ce temps, que se passait-il à Rome ? Le bailli de Valençay, toujours retiré sous sa tente, s’obstinait fort maladroitement à ne pas se rendre aux audiences du pape, et l’abbé Charrier mettait cette brouille à profit pour voir souvent le pontife et pour lui faire peur du retour de Mazarin. Il lui représentait que ses bonnes intentions pour le coadjuteur allaient devenir inutiles, si le cardinal redevenait maître des affaires, à moins que ses mauvais desseins contre ce prélat ne fussent prévenus par une prompte promotion. Il lui glissa en même temps qu’il avait reçu avis que la révocation de la nomination du coadjuteur était en chemin[13]. À cette nouvelle, le pontife comprit qu’il n’y avait plus de temps à perdre et se promit bien de ne pas se laisser surprendre. Le bailli, de son côté, ne se dissimulait pas que, si quelque chose devait précipiter la promotion, c’était la nouvelle du retour de Mazarin en France. Le pape, écrivait-il à Brienne, n’aura pas de plus grande envie, pour s’opposer à la puissance de M. le cardinal, que « de lui donner en tête M. le coadjuteur et d’affermir le crédit de celui-ci pour énerver celui du premier. » Dans l’ignorance la plus complète des secrètes intentions du pape, le bailli ajoutait qu’il ne croyait pas que la promotion eût lieu prochainement, et, jusqu’au bout, il fut entretenu dans cette illusion par le silence impénétrable d’Innocent X, qui ne doutait pas que la moindre indiscrétion de sa part ne dût porter un coup fatal à la nomination du coadjuteur. Cependant le bailli, qui cherchait sans cesse de nouveaux prétextes pour éviter les audiences du pape, n’avait pas même jugé à propos de faire au pontife, le jour de l’an, une simple visite de pure bienséance. Le bruit courait dans Rome que la véritable cause de sa retraite et de son abstention était qu’il voulait éviter d’entretenir le pape de la promotion du coadjuteur. Ce bruit n’était peut-être pas sans fondement. Que l’on se figure en effet l’étrange embarras du bailli s’il avait été obligé de prier le pape de retarder la promotion, lui qui, jusque-là, l’avait pressé si vivement de la hâter. Il n’ignorait pas d’ailleurs qu’il eût suffi qu’il formât une telle demande pour que le pontife précipitât le dénoûment en faveur de Paul de Gondi. Le sieur Gueffier, agent en sous-ordre des affaires de France à Rome depuis l’année 1601, et qui faisait les intérims de l’ambassade lorsqu’il n’y avait pas d’ambassadeur, croyait que le bruit qui courait dans Rome était fondé. Quant à l’abbé Charrier, il ne paraissait pas y croire et témoignait une confiance aveugle dans la bonne foi du bailli[14]. Gueffier, malgré toutes les sources d’informations où il pouvait puiser, était aussi mal renseigné que l’ambassadeur sur les véritables dispositions du pape à l’égard du coadjuteur. Loin de penser que le pontife lui fût favorable, il le supposait fort éloigné de lui accorder le chapeau. On a donné de nouvelles informations au pape de l’esprit du coadjuteur, écrivait-il à Brienne le 8 janvier. On lui a « mandé de France que, ce prélat étant trop vif et remuant, sa sainteté le devra plus appréhender qu’on n’avait fait du cardinal de Richelieu, si, étant fait cardinal, il entrait au maniement des affaires de France, comme l’on dit que cela serait assurément, ces mauvaises affaires-là n’aidant pas à sa promotion. »

Gueffier, qui par ses longs services s’était acquis le droit de tout dire impunément au ministre des affaires étrangères, ne se gênait pas pour blâmer la conduite de l’ambassadeur et pour dire à Brienne que, s’il le rappelait, cela ferait un sensible plaisir au pape. Comme si le bailli eût pris à plaisir d’irriter de plus en plus Innocent X contre lui, il invitait ouvertement à dîner le père du cardinal Mazarin, et à toute occasion il laissait éclater sa mauvaise humeur contre le pontife.

« Je continue toujours à m’abstenir d’aller à l’audience, écrivait-il à Brienne le 29 janvier, croyant qu’il y va de la réputation du roi que j’aille caresser un pape qui, opiniâtrement, persiste à vouloir décrier l’autorité et le parti de sa majesté avec une injustice si manifeste… J’attends toujours les ordres et volontés de sa majesté, et vos commandemens avant que d’en venir à quelque marque de plus grande rupture[15]… » Dans cette même lettre, il prétendait que le retard de la promotion était causé par le procès du sous-dataire Mascambrunî, que l’on instruisait en ce moment même, et qui fut condamné deux mois après à être décapité. Quoi qu’il en soit, le bailli était fort mal renseigné sur les véritables intentions du pape à l’égard du coadjuteur. Peu de jours avant que celui-ci fût nommé cardinal, il soutenait à Brienne qu’Innocent X ne se souciait nullement de lui donner la pourpre. Il constatait enfin que le pape était fort mécontent du retour du cardinal Mazarin, qu’il tenait pour très assuré.

Cependant le comte de Brienne, surpris de l’interruption des visites de l’ambassadeur à Innocent X, lui avait demandé des explications. Le bailli lui répondit que tous les jours d’audience il avait eu soin de se faire excuser auprès du pape sous prétexte qu’il n’avait rien d’important à lui communiquer. « Vous voyez par là, ajoutait-il, que je n’ai marqué aucune rupture, mais seulement voulu faire connaître que nous savons rendre indifférence pour indifférence… Si votre dépêche suivante requiert que je retourne à mes audiences, je le ferai sans difficulté aucune et comme si de rien n’était[16]. » En attendant, il conseillait à Brienne de secouer la bile au pape dans ses dépêches « en remuant la piscine de l’affaire Mascambruni, » et par là « de le remplir de frayeur, » afin de couper court à ses propos contre le roi et la reine. Mais, si le bailli ne pouvait se flatter d’avoir apporté jusque-là le moindre obstacle à la promotion du coadjuteur, il croyait pouvoir du moins se vanter d’avoir gagné la pleine et entière confiance de son mandataire. « Pour le regard de la promotion future de M. le coadjuteur de Paris, écrivait-il à Brienne, et ma bonne intelligence avec l’abbé Charrier, vous avez été servi ponctuellement selon vos désirs et les intentions de sa majesté et de son conseil, à point nommé. Il suffit de vous dire cela pour répondre à ce que vous m’en mandez dans votre dépêche, et ledit sieur abbé est content de moi et de mes œuvres au dernier point, au moins en ce qui touche l’affaire qu’il sollicite ici… Je vous prie, ajoutait l’ambassadeur, à qui l’on n’avait pas envoyé jusque-là une obole de France et qui était à bout de ressources, je vous prie de ne pas oublier.., de faire entendre raison à M. le marquis de la Vieuville (le surintendant des finances) pour le paiement de mes appointemens, autrement je vais à une banqueroute toute franche. »

Quinze jours avant la promotion, l’abbé Charrier ne savait pas plus que l’ambassadeur à quoi s’en tenir. À ce moment encore l’accusation de jansénisme soulevée contre le coadjuteur n’était pas encore vidée, et Innocent, « avec son adresse ordinaire, » disait que le seul motif du retard qu’il mettait à la promotion venait de la crainte où il était de faire entrer dans le sacré-collège un personnage imbu d’opinions si contraires à l’autorité du saint-siège. Pendant quelques jours, l’abbé Charrier ne put être admis aux pieds du pape, « ce qui le réduisit dans les dernières afflictions. » Le bailli semblait faire de son mieux pour le consoler, et comme l’abbé fut enfin reçu au Vatican, grâce à certaines indications que lui avait données l’ambassadeur, il vint le remercier « tout joyeux, sans masque et sans fard[17]. » L’ambassadeur fît mieux ; afin de n’inspirer aucun soupçon à l’abbé, il le mit en relation avec monsignor Chigi, qu’il avait intimement connu à Malte et avec lequel il avait conservé une étroite liaison. Charrier, que le père Rapin donne avec raison pour un « homme habile, ardent et dévoué au service du cardinal de Retz, » s’entremit de son mieux auprès de monsignor Chigi pour dissiper ses derniers soupçons sur le prétendu jansénisme du coadjuteur. Sous prétexte de faire une cour assidue au bailli de Valençay, mais en réalité pour surveiller ses moindres démarches, il le voyait journellement, il avait avec lui des conférences de trois ou quatre heures, « il était incessamment avec lui dans les promenades et divertissemens du carnaval[18] ; » il feignait de lui confier de très grands secrets, mais ce qui est certain, c’est qu’il était loin de lui témoigner la confiance abandonnée que lui prête le bailli dans ses lettres. Tout en croyant à sa bonne foi, l’abbé ne lui livra jamais aucun de ses secrets.

On était presque à la veille de la promotion, et le pape avait si bien pris ses mesures, que le bailli de Valençay ne se doutait nullement qu’elle dût être si prochaine. Pendant qu’on le tenait ainsi dans la plus complète ignorance, afin de le surprendre dans le cas où il aurait en main la révocation du coadjuteur, lui se glorifiait d’avoir constamment dupé l’abbé Charrier sur les véritables intentions de la cour. « Pour ce qui est de la promotion, écrivait-il à Brienne (12 février), je me suis jusques à cette heure gouverné très ponctuellement suivant vos ordres et les volontés du roi, et le sieur abbé Charrier est, et avec justice, plus que très satisfait de mon procédé et vit avec la dernière confiance avec moi, me donnant part de tout ce qu’il sait et fait. Il a reconnu que leurs majestés ont voulu, jusques à cette heure et de la bonne façon, la promotion de M. le coadjuteur. Et il est si bien persuadé de cela, que, quand toute la terre s’assemblerait pour lui persuader le contraire, l’on n’en pourrait venir à bout, parce que voulant même, et par raison d’état et contre son sens, faire plainte de la cour ou de moi, en mettant papiers sur table, je lui marquerais si précisément les chasses de nos diligences mutuelles, de mes avis et conseils, qu’il faudrait qu’il en vînt à la confession de la netteté de mes déportemens et négociations. Et en cela, disait le bailli, qui faisait intervenir la Providence où certes elle n’avait que faire, j’ai reconnu une grâce particulière de Dieu, qui a voulu que la cour fût contente par le délai de cette promotion, pour tirer des services de M. le coadjuteur avant que de lui en donner la récompense, sans qu’il y ait paru qu’une très grande chaleur de mon côté pour satisfaire à deux commandemens précis d’y travailler incessamment. »

Le bailli ajoutait dans une autre lettre qu’il ne croyait pas que la promotion eût lieu pendant le carême. « Il est vrai, poursuit-il, que l’humeur du pape est telle que l’on ne peut jamais donner de jugemens assurés sur ses résolutions et d’autant que toute la parenté la souhaite d’un côté, pourvu que chacun des neveux et nièces y fasse entrer son homme, et la craint, de peur de ne pas obtenir sa demande. »

L’ambassadeur, qui, en cessant de se rendre aux audiences du Vatican, s’était trouvé dans l’impossibilité d’exécuter les ordres de la cour, afin de retarder la promotion du coadjuteur, en était réduit à faire l’aveu de son impuissance.

« Je n’ai, écrivait-il à Brienne, d’autre voie de rallonger ou raccourcir cet office (de la promotion) qu’en donnant sous main de la jalousie ou de l’espoir à la princesse de Rossano sur ses désirs pour l’abbé Aldobrandini, n’étant pas assez d’intelligence avec le saint-père… pour lui faire avancer ou retarder la promotion, et ainsi il faut que j’assiège cette place avec la sape, ne la pouvant emporter d’assaut et à force d’armes… » L’action du bailli, comme on peut en juger, était loin de répondre à des expressions si pompeuses.

Cependant Jean-Baptiste de Gondi, bailli de Pise, premier ministre de Ferdinand II de Médicis, grand-duc de Toscane, pressait vivement ce prince de favoriser l’affaire de son parent le coadjuteur. Le grand-duc, qui était fort ami du roi d’Espagne et de son premier ministre, don Luis de Haro, les intéressa si vivement au succès de la promotion du factieux prélat, dont le rôle turbulent leur était si utile dans Paris, qu’ils s’entremirent l’un et l’autre avec chaleur auprès du pape et qu’ils dépensèrent jusqu’à 70,000 pistoles pour la faire réussir[19]. Le pape d’ailleurs y trouvait trop bien son compte pour ne pas se rendre enfin à leurs pressantes sollicitations.

On était arrivé au 19 février, c’est-à-dire au jour même que la promotion eut lieu, et le bailli en était encore à ignorer ce qui allait se passer. À cette date, il avait reçu l’ordre de Brienne de reprendre ses visites au Vatican et il lui répondait ce jour-là même, 19 février (ne perdons pas de vue cette date), qu’il se disposait à lui obéir et à demander audience pour le vendredi prochain. La lettre du bailli était à moitié écrite, lorsque tout à coup lui arriva la nouvelle que le pape, le matin même, avait promu dix cardinaux, parmi lesquels le coadjuteur. Voici en quels termes il annonçait à Brienne cet événement, qui devait être si désagréable à Mazarin :

« La promotion s’est faite ce matin de douze sujets au cardinalat dont dix ont été déclarés dans le consistoire, et deux réservés in pectore. Elle fut résolue hier matin, après l’arrivée du courrier de Lyon, et tout le monde tombe d’accord, ajoute le bailli qui nous fait toucher du doigt la vraie cause de la décision d’Innocent X, que le pape s’y est porté, crainte qu’il ne vint un changement de la nomination de France, prétendant sa sainteté donner un homme en tête à M. le cardinal Mazarin pour lui disputer la prééminence dans le ministère. Et si leurs majestés ne sont inclinées à cette éminence, le pape espère fortifier par la pourpre la faction de M. le duc d’Orléans et celle de MM. les princes et du duc de Lorraine, que le palais ecclésiastique tient pour très unis, avec dessein d’abaisser l’autorité royale sous prétexte de l’éloignement de M. le cardinal Mazarin[20]. »

Le même jour, le sieur Gueffier écrivait à Brienne : « Il semble que M. l’abbé Charrier, se doutant que M. le coadjuteur n’y entrera pas (dans la promotion), ne fait plus qu’attendre l’ordre de s’en retourner. » Gueffier était aussi ignorant que le bailli de ce qui venait de se passer ce jour-là même dans le consistoire. A quelques jours de là, il informait Brienne (26 février) que le pape ne s’était hâté de faire la promotion que dans la crainte que la nomination du coadjuteur fût révoquée. « La plus commune opinion, lui disait-il, est que, sur quelque avis que sa sainteté avait eu qu’il lui pourrait bientôt venir une révocation de cette nomination-là, elle l’avait voulu prévenir pour accomplir le désir qu’elle avait de faire ce seigneur cardinal… Vous saurez au reste, ajoutait-il, que la promotion de M. le coadjuteur ayant obligé M. l’ambassadeur d’en aller remercier le pape, l’on espère qu’elle produira le rétablissement de ses audiences, nonobstant tant de dégoûts survenus entre lui et sa sainteté… » L’ambassadeur ajoutait de son côté que plusieurs des cardinaux promus ce jour-là[21] disaient hautement qu’ils en avaient obligation au coadjuteur de Paris, au moins pour une anticipation de quelques jours. Enfin le bailli annonçait à Brienne qu’il verrait le pape le lendemain matin, « laquelle audience, ajoutait-il, m’a été accordée avec une civilité extraordinaire. »

Écoutons maintenant le récit de Guy Joly, conté d’une manière si spirituelle : « Le pape, dit-il, se résolut tout d’un coup (dans la crainte que la nomination du coadjuteur ne fût révoquée) d’avancer la promotion, après avoir tiré un écrit de M. l’abbé Charrier, par lequel il s’engageait d’en tirer un du coadjuteur, tel qu’il le désirait. Cette résolution, quoique fort secrète, ne laissa pas de pénétrer aux oreilles du bailli de Valençay, qui, ayant ordre de révoquer la nomination en cas de besoin, envoya aussitôt demander audience le dimanche au soir pour le lundi matin. L’audience lui ayant été accordée sans aucune difficulté, il crut qu’il n’y avait encore rien à craindre. Cependant le pape, qui se doutait bien de son dessein, envoya intimer le consistoire à petit bruit, le lundi matin 18 février[22] 1652, de fort bonne heure, et, l’ayant commencé par la promotion, il attendit tranquillement la visite de l’ambassadeur, qui envoya s’excuser voyant que le coup était manqué. Cela dut le toucher d’autant plus sensiblement que le dimanche au soir il avait reçu par un courrier extraordinaire non-seulement la révocation en forme, mais aussi une nomination en sa faveur… »

Ce récit est des plus piquans, malheureusement il ne contient pas un mot de vrai. Nous savons en effet que l’ambassadeur n’avait pas entre les mains la révocation de Retz ; sa lettre nous apprend de plus que le 19 février il ne se douta nullement, pendant une partie de la journée, que la promotion avait eu lieu le matin même et qu’il ne demanda une audience au pape que pour le lendemain, Guy Joly se trompe encore en disant que la promotion eut lieu le 18 ; enfin il ne s’est pas moins abusé en avançant que le bailli avait reçu la veille sa propre nomination au cardinalat. La lettre de l’ambassadeur du 19 février détruit donc de fond en comble le charmant récit de Guy Joly. Retz d’ailleurs dit formellement dans ses Mémoires que le bailli « ne fut averti de la promotion qu’après qu’elle fut faite ; » mais il ajoute que le pape Innocent lui dit savoir de science certaine que l’ambassadeur avait en main l’acte de sa révocation et que l’abbé Charrier lui dépêcha deux courriers pour lui donner le même avis. Il a inventé cette dernière circonstance dans l’intérêt de son apologie ; il n’en est nullement question dans ses lettres à l’abbé Charrier. Retz y dit au contraire, jusqu’à la fin de sa correspondance, qu’il est certain que sa nomination ne sera pas révoquée. Ces points essentiels tirés au clair, reprenons le fil de notre récit.

Le jour même de la promotion, l’abbé Charrier et le grand-duc de Toscane expédièrent, chacun de son côté, un courrier extraordinaire au coadjuteur pour lui apprendre cette nouvelle, et le bailli de Valençay la fit savoir à Brienne par deux voies différentes. Le courrier du grand-duc devança celui de l’abbé Charrier. Le coadjuteur prit aussitôt le nom de cardinal de Retz qu’avait déjà porté un de ses grands ondes, évêque de Paris. Il envoya annoncer cette nouvelle « à tous ses amis, qui en témoignèrent une joie extrême, à la réserve de Mme et de Mlle de Chevreuse, qui en parurent peu touchées, attendu qu’elles avaient enfin découvert les intrigues de ce prélat avec la princesse palatine[23]. » Cette nouvelle causa autant de déplaisir à Condé et à Mazarin que de satisfaction au coadjuteur et à ses amis. En homme qui savait se contenir, Mazarin expédia Champfleury, capitaine de ses gardes, à la reine pour la conjurer d’en faire paraître de la joie.

III

Voici en quels termes pompeux et élogieux la Gazette annonçait aux Parisiens la promotion de Retz dans son numéro du 2 mars 1652 : « Avant-hier fut ici apportée l’heureuse nouvelle de la promotion, faite par sa sainteté, du coadjuteur de Paris au cardinalat, laquelle a répandu une joie incroyable dans le cœur de tous les gens de bien, qui ne pouvaient croire les grandes vertus de ce docte prélat assez dignement honorées que par la pourpre, puisque, à les regarder avec les yeux de la plus sévère censure, on n’en saurait faire autre jugement, sinon qu’il ne les possédait que comme autant d’illustres degrés par lesquels il devait monter à cette sublime dignité de l’église. »

Pendant que Mazarin prodiguait au coadjuteur les marques publiques d’une satisfaction qu’il était si loin d’éprouver, il donnait l’ordre à Brienne de témoigner au bailli tout son mécontentement pour ne s’être pas conformé aux instructions qui lui enjoignaient d’entraver par tous les moyens la promotion. Brienne s’empressa d’administrer au bailli une verte réprimande et de lui demander en même temps si les nombreux courriers que le coadjuteur avait expédiés à Rome n’avaient pas eu pour but de lier quelque union secrète du prélat avec le pape contre les intérêts du cardinal Mazarin et le service du roi de France.

Voici comment le bailli se disculpait sur le premier chef dans une lettre qu’il adressait à Mazarin le 1er avril suivant :

«… Le point le plus considérable de la dépêche de M. le comte de Brienne est touchant ce que je devais faire pour le retardement ou la presse de la promotion de M. le cardinal de Retz,… et, quoique la conclusion de cette affaire me pût dispenser d’en parler, je dirai néanmoins à votre éminence, pour sa satisfaction, que, quand elle s’est faite, il n’était plus en mon pouvoir de la retarder et que toutes les voies d’y mettre obstacle m’avaient manqué. » Il ajoutait que, la princesse de Rossano ayant été assurée que son cousin Aldobrandini entrerait dans la promotion, rien n’eût été capable de la faire consentir à un ajournement, et que, monsignor Chigi ayant reçu pour lui-même une promesse semblable, c’eût été aussi perdre son temps que de le prier d’en retarder l’exécution… « L’Espagne, disait enfin le bailli, ayant eu si peu d’avantage en cette promotion, je n’avais plus aucun prétexte d’en procurer le retardement, à moins que de déclarer ouvertement que le roi ne voulait point le coadjuteur, et, pour ce, il fallait s’adresser directement au pape et en avoir un ordre exprès de sa majesté ! » Ce passage prouve avec la dernière évidence que le bailli avait seulement reçu l’ordre de retarder la promotion du coadjuteur et qu’il n’avait en main aucun acte de révocation, ainsi que l’a supposé le cardinal de Retz dans l’intérêt de sa justification. « Je me suis conduit en cette affaire, disait le bailli en terminant sa lettre, en sorte que M. le cardinal de Retz n’a pu reconnaître dans mon procédé qu’un désir très ardent de leurs majestés et de votre éminence pour sa promotion. L’abbé Charrier en a parlé partout en cette sorte, et M. le cardinal de Retz m’a écrit une lettre de sa main par laquelle il me témoigne de grands ressentimens d’obligation. J’avoue que, s’il manquait après cela à ce qu’il doit, j’ai en main de quoi le convaincre de la plus haute ingratitude du monde[24]. » Le même jour, le bailli donnait à Brienne les mêmes explications qu’à Mazarin, et il ajoutait des détails caractéristiques qui ne sont pas sans intérêt, puisqu’ils nous font connaître quelles étaient alors les véritables dispositions de Retz à l’égard de l’ambassadeur. Le bailli, en trompant l’abbé Charrier, avait du même coup donné le change au coadjuteur sur les véritables dispositions de la cour de France envers lui et sur les instructions secrètes qu’il avait reçues d’elle. Le cardinal de Retz avait d’abord été si pleinement convaincu de la bonne foi du bailli à son égard et en même temps de son zèle, qu’à deux reprises il lui avait écrit pour le remercier. Retz se garde bien de nous dire cela dans ses Mémoires, car il lui eût été trop pénible d’avouer qu’il avait été dupe d’un homme d’un esprit si peu délié. Le cardinal de Retz, poursuit l’ambassadeur, a reconnu la sincérité de mes diligences pour hâter sa promotion. « C’est ce que cette éminence m’a fort ouvertement déclaré par une lettre qu’elle m’a écrit de sa main, avant même que d’avoir reçu celle que je lui ai écrite en conjouissance de son cardinalat… L’abbé Charrier dit hautement que M. le cardinal de Retz ne pourrait jamais se laver de la tache d’une ingratitude sans pareille, s’il ne sacrifiait vie et fortune pour le service de leurs majestés et de MM. les ministres et n’avait des reconnaissances fort pressantes de la sincérité avec laquelle j’ai conduit et porté la sollicitation de son bonnet[25]. » Mais, soit que Retz eût depuis lors acquis la preuve du tour qu’avait pensé lui jouer Mazarin, soit qu’il en eût un véhément soupçon, il ne tarda pas à tenir à Paris un tout autre tangage.

A l’égard des courriers extraordinaires que le coadjuteur avait envoyés à Rome, le bailli donnait à Mazarin et au comte de Brienne des explications dont ils durent se contenter, faute de mieux. Suivant le bailli, ces courriers n’avaient été expédiés par le coadjuteur que pour son affaire du chapeau et non dans l’intention d’ourdir quelque trame contre le roi ou le cardinal Mazarin. Il tenait, disait-il, de la princesse de Rossano que deux de ces courriers n’avaient été envoyés que pour dissiper certaines accusations de jansénisme contre le coadjuteur, semées dans Rome par quelques jésuites. « Le pape, ajoutait-il, avait feint d’en prendre de l’ombrage pour avoir lieu de différer la promotion ; mais le cardinal s’était tout à fait purgé de ces soupçons en abjurant, à ce qu’on prétend, le jansénisme par lettres expresses qu’il en avait écrites au pape[26]… »

A quelques jours" de là, le bailli se vit dans la dure obligation d’aller remercier le pape de la promotion du coadjuteur, et le pontife ne put contenir devant lui le mécontentement profond qu’il éprouvait du retour de Mazarin.

Tous les documens inédits que nous venons de produire prouvent donc jusqu’à l’évidence que le pape ne hâta la promotion des nouveaux cardinaux que dans la crainte de voir révoquer la nomination de Retz et dans l’espoir d’opposer à Mazarin un adversaire que la pourpre semblait devoir rendre inviolable. Personne dans Rome n’eut de doutes sur ce point. Le bruit y était partout accrédité que la promotion ne s’était faite que contrairement aux intentions de Mazarin et de la cour de France. Le bailli faisait de vains efforts pour donner le change à l’opinion.

Les mêmes bruits, avec des variantes, étaient répandus à Paris et même à la cour par les personnes les plus considérables. Est-il donc surprenant que le coadjuteur, au premier moment, les ait exploités à son profit ? Un des témoignages les plus importans est celui de la duchesse de Nemours, bien qu’elle mêle à son récit quelques circonstances fort inexactes : « On n’avait nommé, dit-elle, le coadjuteur au cardinalat que pour le tromper ; aussi ne fit-on pas grand scrupule d’envoyer quelque temps après un courrier pour révoquer la nomination ; pendant lequel temps le bailli de Gondi, averti par un autre courrier du coadjuteur, amusa celui de la cour et le retarda, sur le prétexte de le bien régaler. Pendant ces momens, il dépêcha en diligence vers le pape Innocent X, dont il connaissait la haine pour le cardinal Mazarin, et il manda à ce pontife que, s’il voulait faire le coadjuteur cardinal, il n’avait plus de temps à perdre, parce qu’il y avait un courrier à Florence qui allait à Rome pour y révoquer sa nomination. Le pape, qui considérait le coadjuteur plus comme un ennemi de Mazarin que par aucune autre raison, se hâta de lui donner le chapeau avant qu’on pût croire qu’il eût reçu des lettres du roi qui en nommait un autre, lequel était l’abbé de La Rivière, et ce fût de cette façon qu’il fit le coadjuteur cardinal : ce qui surprit et fâcha extrêmement la cour. » On voit par ce récit de Mme de Nemours que l’envoi à Rome d’un courrier porteur de la révocation du coadjuteur ne faisait pas à la cour l’ombre d’un doute. Rien pourtant n’était moins exact, ainsi que le prouve la correspondance du bailli de Valençay. Retz mettait à profit ces bruits si bien accrédités pour soutenir que la cour avait signé sa révocation et l’avait envoyée au bailli. Nous ne relevons pas les autres erreurs secondaires de la duchesse de Nemours ; elles ne sauraient échapper à la sagacité du lecteur, comme, par exemple, la substitution de La Rivière au coadjuteur pour la nomination au cardinalat.

Cependant Brienne et Mazarin ne s’étaient pas bornés à adresser au bailli une simple lettre de reproche pour n’avoir pas suscité des obstacles à la promotion du coadjuteur. Brienne, par l’ordre du cardinal, revint plusieurs fois à la charge en lui témoignant toute la mauvaise humeur de Mazarin et de la cour. Le bailli, impatienté de cette persistance à faire peser sur sa tête une responsabilité dont il se croyait pleinement dégagé, répondait à Brienne le 8 avril : «…Mes précédentes vous ont assez expliqué que la promotion ne se pouvait plus retarder. Celle de cette éminence (le cardinal de Retz) a été sollicitée par moi directement ou indirectement, en sorte qu’elle et son agent, l’abbé Charrier, ne peuvent jamais nier qu’elle n’ait des obligations infinies de cette grâce au roi, à la reine, au ministère, même à moi,… et vous verrez mondit sieur le cardinal de Retz en parler infailliblement en ces termes, ce qui fait que je ne m’étends plus davantage en ce discours qui ne pourrait aller plus outre sans me porter à des répétitions de choses dont je vous ai déjà informé… »

Cependant le coadjuteur, informé du bruit qui courait dans Rome et même dans le palais apostolique, qu’il avait été nommé cardinal malgré la cour et Mazarin, se fondait sur ce bruit, qu’il soutenait être la vérité même, pour justifier ses manœuvres hostiles et se faire une arme de ce nouveau grief contre Mazarin. Les plaintes qu’il faisait entendre contre la mauvaise foi du ministre et celle de la cour à son égard étaient parvenues jusqu’à Rome. Le bailli, qui croyait avec d’autant plus de raison s’être rendu impénétrable que, par le fait, il s’était abstenu d’aller au Vatican, pour n’avoir point à s’expliquer, écrivait à Brienne, le 22 avril, ces quelques lignes destinées évidemment à être montrées à Paris :

«… Je puis toujours prouver, sans appréhension de réplique, à cette éminence qu’elle a l’entière obligation de son cardinalat au roi et aux ministres qui sont dans le gouvernement présent, et l’abbé Charrier, son envoyé, me peut servir de bon témoin. Je ne crois pas que ce cardinal veuille venir à la dispute. Il est trop homme d’honneur. Cela arrivant, il y demeurerait avec honte et rougeur, et, s’il en était besoin, vous pouvez hardiment donner parole que votre substitut, l’ambassadeur, a de quoi soutenir cette thèse. »

Cependant Retz affirmait à tout venant et proclamait bien haut, ainsi que tous ses amis, entre autres Caumartin, qu’il ne devait le chapeau qu’au seul duc d’Orléans et non à la cour[27]. Afin de contenir le nouveau cardinal dans les bornes du devoir, le jeune roi, en lui adressant une lettre de félicitation, lui rappela ; que c’était à lui seul qu’il devait sa nouvelle dignité. «… Je ne pouvais favoriser de ma protection, lui disait-il, un sujet qui fût plus capable et plus digne de la mériter, et je suis assuré que vous embrasserez avec chaleur ce qui est de mon service et de ma satisfaction en tout ce que vous pourrez. Dans ces assurances et y prenant confiance, je vous dirai que les occasions sont telles que vous me pourrez donner des marques de votre fidélité et de votre affection, et je m’assure que vous me fournirez des preuves de la gratitude que vous devez avoir pour moi[28]. »

Le comte de Brienne, de son côté, tout en félicitant le prélat de sa promotion, ne manquait pas de lui rappeler qu’il ne devait cette grâce qu’au roi seul. « La joie que je sens extrêmement, lui écrivait-il le 6 mars de Saumur, est d’autant mieux fondée que j’ai sujet de croire que, comme vous n’êtes redevable de cette dignité qu’à la seule bonté de sa majesté, elle vous sera plus chère alors. Les bienfaits à l’égard de ceux qui les reçoivent leur font cette douce nécessité de ne pouvoir plus disposer de leur liberté ni de leur affection, parce qu’elles se trouvent engagées à celui qui les a procurés et conférés…[29]… »

Malgré des avertissemens partis de si haut, Retz s’enfonçait de plus en plus dans les cabales. Ce qui peut paraître incroyable de la part d’un esprit si merveilleusement doué et si pénétrant, c’est que, après la majorité du roi, qui mettait fin à l’autorité du duc d’Orléans, en tant que lieutenant-général du royaume, après le départ de la cour de Paris, qui la délivrait de l’oppression de la fronde, après la rentrée triomphante de Mazarin en France, enfin après les victoires du roi sur Condé, il ait osé continuer la lutte sans aucune chance de succès et même rêver encore le ministère au lieu et place de son rival. Il nous dit bien dans ses Mémoires qu’il ne se faisait plus illusion sur l’issue finale et qu’il ne combattit jusqu’à la fin que par point d’honneur. Et toutefois qui peut le savoir ? qui sait si l’éclat de la pourpre ne l’éblouit pas, à un certain moment, au point de lui dérober le véritable aspect des choses ? Le bruit qu’il serait bientôt premier ministre était colporté en tous lieux par ses amis. « votre nouvelle dignité, lui écrivait Scarron pour le féliciter de son chapeau, sera bientôt soutenue de tout ce qui lui manque pour faire voir à toute la terre que la main qui a fait les cardinaux d’Amboise et de Richelieu n’avait pas encore montré tout ce qu’elle savait faire. J’espère que nous en aurons bientôt le plaisir…[30]. »

Retz avoue, il est vrai, dans ses Mémoires, avec la plus entière bonne foi, que la fronde fut perdue par le départ de la cour, et qu’il n’eut pas, dans le moment, la prévision des conséquences qui devaient en résulter pour lui et ses amis. La vérité est qu’il était dans une situation dont il ne pouvait sortir avec honneur que d’une seule façon, c’est-à-dire en continuant la lutte avec Mazarin, quelque issue qu’elle dût avoir.

Les explications qu’il donne sur la conduite qu’il tint jusqu’au moment ou il fut enfin en possession du chapeau sont fort ingénieuses. « Quelle conduite, dit-il, pouvais-je prendre en mon particulier, qui pût être sage et judicieuse ? Il fallait nécessairement ou que je servisse la reine selon son désir pour le retour du cardinal, ou que je m’y opposasse avec Monsieur, ou que je m’engageasse entre les deux. Il fallait de plus ou que je m’accommodasse avec M. le prince, ou que je demeurasse brouillé avec lui. Et quelle sûreté pouvais-je trouver dans tous ces partis ? Ma déclaration pour la reine m’eût perdu, non-seulement dans le parlement, mais dans le peuple et dans l’esprit de Monsieur ; sur quoi je n’aurais eu pour garantie que la bonne foi du Mazarin. Ma déclaration pour Monsieur devait, selon toutes les règles du monde, m’attirer un quart d’heure après la révocation de ma nomination au cardinalat. Pouvais-je rester en rupture avec M. le prince, dans le temps que Monsieur ferait la guerre au roi conjointement avec lui ? Pouvais-je me raccommoder avec M. le prince au moment que la reine me déclarait qu’elle ne se résolvait à me laisser la nomination que sur la parole que je lui donnais que je ne me raccommoderais pas ? Le séjour du roi à Paris, ajoute Retz qui nous fait toucher du doigt le nœud de la question, eût tenu la reine dans des égards qui eussent levé beaucoup de ces inconvéniens et qui eussent adouci les autres. Nous contribuâmes à son éloignement, au lieu d’y mettre les obstacles presque imperceptibles qui étaient dans nos mains ; il en arriva ce qui arrive toujours à ceux qui manquent à ces momens qui sont capitaux et décisifs dans les affaires. Comme nous ne voyions plus de bon parti à prendre, nous prîmes tous à notre mode ce qui nous parut le moins mauvais dans chacun, ce qui produit toujours deux mauvais effets, dont l’un est que ce composé, pour ainsi dire, d’esprit et de vues est toujours confus et brouillé ; l’autre qu’il n’y a jamais que la pure fortune qui le démêler.. »

Voilà un admirable exposé des difficultés inextricables dans lesquelles Retz se trouvait enlacé. Comme un joueur acharné à la poursuite de la fortune opiniâtrement contraire, et qui, jusqu’à la fin, espère rétablir son jeu, il ne cessa de compter sur le chapitre des accidens et de l’imprévu, tout en se rendant fort bien compte de l’état désespéré de ses affaires. Après avoir été si longtemps maître de Paris, après avoir tenu, pour ainsi dire, dans sa main le duc d’Orléans et le parlement, fait emprisonner Condé et l’avoir ensuite contraint à fuir de Paris ; après avoir fait exiler Mazarin et mettre sa tête à prix, il lui sembla trop dur d’être confondu dans la foule des courtisans et de devenir l’humble satellite de l’astre auquel il avait fait subir une si longue éclipse. Plutôt que de se soumettre à une telle humiliation, il préféra continuer la lutte, dût-il, comme Catilina, périr les armes à la main.

Ne pouvant donc se résigner à un accommodement avec Mazarin, non plus qu’avec M. le prince, dont les hauteurs ne lui étaient pas moins insupportables. Il ne vit d’autre ressource, pour prolonger les derniers momens de la fronde expirante, que dans la formation d’un tiers-parti. Ce parti, qui aurait eu pour chef le duc d’Orléans et pour premier ministre, cela va sans dire, le coadjuteur, aurait été composé, d’après le plan de Retz, « des parlemens et des grandes villes du royaume. » Il aurait été « indépendant et même séparé, par profession publique, des étrangers et de M. le prince même, sous prétexte de son union avec eux[31]. » Le but essentiel du tiers-parti devait être d’expulser Mazarin et de le tenir à tout jamais banni des affaires. Pour atteindre ce but, il fallait sans scrupule s’armer et faire la guerre, mais sans la moindre alliance avec les étrangers. En conséquence, il fallait sans retard lever des troupes et de l’argent. Suivant l’opinion de Retz, le projet devait être appuyé avec chaleur par le parlement, l’Hôtel de Ville et le peuple de Paris. Pour que Monsieur fût chef d’un grand parti, il lui suffisait de se prononcer. Malheureusement Monsieur, sans cesse tremblant de peur, avait horreur de l’action. Le parti, toujours d’après Retz, aurait eu cet avantage d’être purgé à la fois de mazarinisme et de toute alliance espagnole, et son premier acte aurait été de se rallier à la cour. Si le plan se fût réalisé, Retz, revêtu de la pourpre, se voyait déjà premier ministre du gouvernement nouveau.

Il avait été promu cardinal au mois de février, et ce ne fut pourtant qu’au mois de septembre qu’il se décida enfin à se rendre à Compiègne pour y recevoir son bonnet rouge des mains du roi. Il espérait y nouer quelques intrigues pour favoriser la rentrée du duc d’Orléans dans le conseil. Il partit de Paris le 9, dans le plus magnifique appareil, avec une escorte de deux cents gentilshommes, une compagnie des gardes de Monsieur et vingt-huit carrosses à six chevaux, contenant les curés de Paris, les députés du chapitre et ceux des congrégations religieuses de Saint-Victor, de Sainte-Geneviève, de Saint-Germain-des-Prés et de Saint-Martin-des-Champs, sans compter les autres[32]. Le lendemain, il fut admis en présence du jeune roi, qui lui remit le bonnet de sa main. A partir de ce moment, l’ambitieux prélat devenait l’un des deux premiers personnages du royaume après le roi, les cardinaux ayant le pas, à la cour de France, sur les premiers princes du sang. Il prononça devant le jeune monarque une harangue dans laquelle il traçait un tableau lamentable des misères publiques, et l’exhortait à rentrer dans sa bonne ville de Paris, en imitant la clémence de son aïeul Henri IV. Le roi lui répondit en termes vagues, sans vouloir s’engager à rien, mais avec beaucoup de bienveillance pour les Parisiens. Le nouveau cardinal profita de son séjour à Compiègne pour tâcher de se rendre nécessaire. Il vit la reine, il vit les secrétaires d’état Servien et Le Tellier, en l’absence de Mazarin. Il leur jura que Monsieur romprait avec M. le prince et mettrait bas les armes, si on lui donnait une part importante dans la direction des affaires. On devine aisément où tendait cette proposition dans la pensée de Retz. Il se flattait du même coup de diriger tout le conseil par l’ascendant qu’y prendrait ce prince ; mais Mazarin était trop défiant et trop clairvoyant pour n’avoir pas prévu à quoi tendaient les manœuvres du coadjuteur. Trois jours avant l’arrivée de celui-ci à Compiègne, il avait écrit à Nicolas Fouquet, procureur-général au parlement de Paris et l’un de ses agens les plus dévoués, une lettre qui prouve qu’il voulait dès lors en finir à tout prix avec le turbulent prélat.

« Je vous conjure, lui disait-il, de vous appliquer à rompre par toute sorte de voies les desseins du cardinal de Retz, et de croire comme un article de foi que, nonobstant toutes les belles choses qu’il fera, et les protestations de sa passion au service de la reine, et de vouloir me servir sincèrement, il n’a rien de bon dans l’âme, ni pour l’état, ni pour la reine, ni pour moi. il faut donc bien garder les dehors et empêcher qu’il ne s’introduise à la cour et ne puisse jouer le personnage de serviteur du roi bien intentionné, car il est incapable de l’être jamais en effet. Vous n’aurez pas grand’peine avec la reine sur ce sujet, car elle le connaît trop bien pour s’y fier jamais[33]… »

De ce voyage, sur lequel il avait fondé de si grandes espérances, Retz ne rapporta donc que de vaines paroles. On n’avait tenu aucun compte de ses ouvertures. Ainsi tous ses beaux projets s’en allèrent en fumée, et pendant quelques mois, suivant son expression, il fut obligé « de brousser à l’aveugle. » Pendant qu’il s’épuisait en vains efforts, une immense lassitude régnait dans Paris ; la fronde était usée et les frondeurs tombés dans le dernier discrédit ; la bourgeoisie et le peuple n’aspiraient plus qu’au repos. Les criminels massacres de l’Hôtel de Ville, ordonnés, selon toute apparence, par M. le prince, qui voulait dominer Paris par la terreur, y avaient produit un effet tout contraire. Au premier moment de stupeur et d’épouvante avait succédé une indignation générale.

Les plus notables bourgeois de Paris se réunirent au Palais-Royal ; rompant la paille placée à leur chapeau, signe de ralliement de la fronde, ils la remplacèrent par des morceaux de papier et demandèrent à grands cris que le roi rentrât dans sa bonne ville de Paris, malgré l’opposition du prince de Condé et du duc d’Orléans. « La paille est rompue, s’écrièrent-ils, point de princes ; vive le roi, notre seul souverain ![34] »

Retz essaya de se mettre à la tête du mouvement, mais à l’instigation de l’abbé Fouquet, qui avait secrètement travaillé les bourgeois, il fut repoussé par les têtes de papier. Pour se venger de ce mécompte, il a prétendu dans ses Mémoires que ceux qui prirent du papier, le 24 septembre (1652), furent « hués comme on hue les masques. » Ainsi éconduit par la cour et renié par les anciens frondeurs, il courut s’enfermer dans son archevêché, qu’il transforma en place de guerre. Il le bourra du haut en bas de mousquets, de poudre et de grenades, il l’emplit d’hommes de main et d’exécution, et se mit en état de défense, bien résolu à y soutenir un siège en règle si l’on faisait mine de vouloir s’emparer de sa personne. Autant il en fit dans l’église de Notre-Dame, dont les tours regorgèrent bientôt d’armes et de munitions. Il espérait aussi que l’on y regarderait à deux fois avant de porter la main sur un prince de l’église, que la pourpre rendait en quelque sorte inviolable ; mais il s’était trompé dans ce calcul comme sur bien d’autres. Mazarin n’était pas homme à se laisser tenir en échec pour si peu. Lui qui disait souvent, lorsqu’il avait à se plaindre du pape, « qu’il saurait bien détromper les Français du fantôme de Rome, » comment eût-il respecté un lambeau de pourpre ? Avant de faire son entrée à Paris, il adressa à la reine un mémoire secret dans lequel il lui conseillait de faire arrêter son incorrigible ennemi. En même temps, il la priait de jeter au feu son mémoire, afin de s’épargner l’odieux d’avoir, lui cardinal, fait porter la main sur un autre cardinal. Mais la reine ne crut pas devoir se rendre à ce dernier conseil de son favori ; le curieux mémoire, conservé par elle, fait aujourd’hui partie des manuscrits de la Bibliothèque nationale. À partir du signal donné par Mazarin, le jeune roi n’hésita plus ; il donna l’ordre à Pradelle, capitaine de ses gardes, — l’ordre écrit et signé de sa main, — de s’emparer du cardinal de Retz, mort ou vif. Le prélat, dans un moment d’oubli, commit l’imprudence de quitter sa forteresse, où nul n’aurait songé, par un dernier reste de respect pour le caractère sacré et la dignité dont il était revêtu, à l’attaquer à main armée. Malgré les avertissemens de ses amis, il se rendit seul au Louvre, le 19 décembre 1652, pour y saluer la reine mère et le jeune roi. On sait comment il y fut arrêté et conduit à Vincennes, sans que le peuple, dont il avait été si longtemps l’idole, tentât le moindre effort pour sa délivrance. Celui qu’il avait fait exiler deux fois le gardait maintenant dans un château-fort, bien résolu, non-seulement à ne pas tenir la parole qu’il lui avait si dérisoirement donnée de partager avec lui le ministère, mais à prendre si bien ses mesures qu’il ne pût jamais être son successeur.

Mazarin se réconcilia tôt ou tard avec tous ses ennemis, hors avec celui qu’il considérait comme le plus dangereux de tous. Une prison de près de deux ans, huit années d’exil, une fin obscure, tel devait donc être le résultat final de tant d’efforts, de courage, d’habiles manœuvres où Retz avait épuisé tout ce que peut inventer le génie de l’intrigue. L’unique fruit qu’il retira de cette longue lutte, qui avait duré plus de trois ans, ce fut la pourpre. Nous savons comment il l’obtint à force de ruse, de persévérance, d’audace et d’habileté. Il força la cour, malgré elle, à signer sa nomination ; il empêcha la reine et Mazarin de la révoquer, en servant indirectement leur cause par sa lutte ardente avec le grand Condé, en les tenant sans cesse en haleine par la peur de sa réconciliation avec ce prince, ce qui eût remis le feu aux quatre coins du royaume. Enfin il ne négligea rien pour hâter sa promotion, par l’envoi de plusieurs courriers extraordinaires, afin d’imprimer au pape une terreur panique par la nouvelle du retour en France du cardinal-ministre[35]. Ce résultat, il faut l’avouer, était bien mince pour un homme d’un si merveilleux esprit. S’il n’avait eu en vue qu’un chapeau, comme il le prétend, se fût-il donc donné tant de mal ? Quoi qu’il en ait dit, le chapeau n’était pour lui qu’un moyen, qu’un degré pour monter encore plus haut. Ce qu’il rêvait, bien qu’il ait soutenu constamment le contraire, c’était l’héritage de Mazarin, Ce fut le but secret qu’il poursuivit sans paix ni trêve à travers les intrigues, les conspirations et la guerre civile.

On sait comment cet ambitieux dessein fut déjoué par un coup de maître du rusé cardinal. Avec une habileté sans pareille, Mazarin sut profiter de l’ivresse et de l’éblouissement où fut plongé le coadjuteur par sa nomination au cardinalat pour enlever sur-le-champ à sa domination et à celle du duc d’Orléans le jeune roi et Anne d’Autriche. Du jour où la reine quitta Paris, Mazarin fut sauvé et le coadjuteur perdu sans ressource. L’un reconquit son ministère ; l’autre ne gagna qu’un chapeau de cardinal et une prison. Ainsi fut réalisée la prédiction de Retz à Gaston, l’oncle du roi : « Vous serez, monseigneur, fils de France à Blois ; moi, je serai cardinal à Vincennes. »


R. CHANTELAUZE.

  1. Voyez la Revue du 15 juillet, du 1er et du 15 août et du 1er septembre.
  2. Le 29 décembre, le roi avait fait casser cet arrêt du parlement par un arrêt de son conseil.
  3. Archives des affaires étrangères ; France. Lettres de Mazarin, t. XXIX.
  4. Mazarin à Pennacors, Poitiers, 2 février 1652. Archives du minist. des affaires étrang. Lettres de Mazarin, t. XXX.
  5. Archives du minist. des aff. étrang. ; France, Lettres de Mazarin, t. XXX.
  6. Mémoires de Turenne.
  7. Il faudrait lire : qui le passionnait si fort.
  8. Arrêt du parlement contre Mazarin et ses adhérens du 13 décembre 1651.
  9. Félix Vialart de Herse, évêque de Châlons depuis le 6 juillet 1642. Il était un des plus intimes amis de Retz, quoiqu’ils fussent de mœurs fort différentes.
  10. Charles-Amédée de Savoie, duc de Nemours.
  11. L’un des deux conseillers au parlement qui avaient été envoyés par cette compagnie pour s’opposer à la marche du cardinal Mazarin, et que les troupes de celui-ci avaient arrêtés.
  12. Le coadjuteur voulait dire par là qu’il pourrait bien une seconde fois forcer M. le prince à quitter Paris.
  13. Mémoires de Guy Joly.
  14. Bibl. nat., Colbert, 361, Ve, T. VI. Lettre du bailli de Valençay a Brienne.
  15. Archives du minist. des affaires étrang. ; Rome, t. CXX.
  16. 5 février 1652.
  17. Le bailli de Valençay à Brienne, 18 mars 1652. Archives du minist. des affaires étrang. ; Rome, t. CXX.
  18. Lettre du bailli à Brienne du 18 mars 1652.
  19. Ce que dit le bailli de Valençay, dans sa correspondance, sur l’action secrète des Espagnols dans cette affaire, parait d’autant plus vraisemblable que nous savons par les lettres de Retz à l’abbé Charrier toutes les négociations du prélat auprès du bailli de Gondi.
  20. Archives du minist. des affaires étrangères ; Rome, t. CXX.
  21. C’étaient, outre le coadjuteur, Santa-Croce, archevêque de Séville, Ottoboni. Fabio Chigi, Conrado, Baccio Aldobrandini, Lomellini, Omodei, et le landgrave de Darmstadt, de l’ordre de Malte, lequel menait une vie pour le moins aussi licencieuse que celle du coadjuteur.
  22. Lisez le 19.
  23. Mémoires de Guy Joly.
  24. Le bailli de Valençay à Mazarin. Archives du ministère des affaires étrangères, Rome, t. CXX.
  25. Le bailli de Valençay à Brienne. Rome, 1er avril 1652. Archives du minist. des affaires étrangères ; Rome, t. CXX.
  26. Le bailli de Valençay à Mazarin et à Brienne, 18 mars 1652.
  27. M. de Sainctot, maître des cérémonies, à Michel Le Tellier, 2 mars 1652. Bibl. nat., ms. fr. 4232.
  28. Bibl. nat., Gaignères, ms. 513.
  29. Bibl. nat., Gaignères, ms. 113
  30. Dernières œuvres de Scarron, 1752.
  31. Mémoires du cardinal de Retz.
  32. Journal inédit de Dubuisson-Aubenay, 9 septembre 1652.
  33. 6 septembre 1652.
  34. Journal de Dubuisson-Aubenay, 24 sept. ; Mémoires de Mademoiselle de Montpensier, du père Berthod, de Retz, de Guy Joly, etc., et Chéruel, Journal général de l’instruction publique, 16 nov. 1861.
  35. L’extrême habileté mise en œuvre par Retz pour conquérir le chapeau n’a point échappé à Victor Cousin. « Mazarin, dit-il, faisait écrire officiellement à Rome, par le secrétaire d’état Brienne, pour le chapeau de Retz ; mais d’autres dépêches plus confidentielles avertissaient de ne se point presser, et si Retz a été nommé cardinal, il le doit par-dessus tout à lui-même, d’abord à ses heureuses manœuvres au Palais-Royal et auprès de la reine, ensuite à son admirable activité, à ses puissantes intrigues auprès du saint-siège et aux énormes dépenses qu’il sut faire pour séduire et entraîner la cour de Rome. » (Madame de Longueville pendant la fronde.)