Aller au contenu

Le Carnaval du mystère/05

La bibliothèque libre.
Les Éditions G. Crès et Cie (p. 37-42).

LE VERRE D’EAU


La nuit s’est avancée pendant que j’écrivais. Je n’ai pas entendu la vieille servante pénétrer religieusement dans mon studio. Je ne l’ai pas vue, non vraiment, poser la lampe près de moi et clore sur la fenêtre obscurcie, sur les bruits de la rue, l’étouffoir des rideaux. Me voilà émergeant de mon travail comme d’un monde merveilleux dont l’enchantement se dissipe avec lenteur. Et peu à peu le paysage de ma fantaisie, le site où je viens de vivre des aventures étonnantes, se dissout, pour laisser reparaître les vraies choses en leur exacte réalité.

L’ombre baigne à demi cette chambre basse que j’ai meublée à mon goût, cette chambre peuplée d’objets fidèles, où je me trouve chez moi comme une pensée dans un cerveau. Voici, noyés de pénombre, mes livres bien rangés, muraille sans ciment, aux briques amovibles ; voici, tout au fond, le divan des siestes, des rêves et — Dieu me pardonne ! — des tendres entretiens… Le feu, parce qu’il flambe, allume des reflets rouges un peu partout. La commode ventrue s’empourpre. Et voyez : le carafon du « verre-d’eau » contient du sang.

Ah ! Ainsi rougeoyait-il, l’autre hiver, un soir pareil à celui-ci, quand vint ici même, pour la première et la dernière fois, celle que je nommais secrètement Elmina ! Ainsi se teignait d’incandescence le carafon de cristal qui figurait innocemment — innocemment, semblait-il, — parmi toutes les choses qu’elle pouvait voir en entrant.

Mais vit-elle quoi que ce fût ?

Une étrange épouvante la possédait. Je me rappelle l’amère surprise que j’en ressentis.

Seigneur ! Fou de joie et d’orgueil, je l’attendais en frémissant, derrière la porte du palier, — la porte entr’ouverte. (Et, loin de moi, dans la solitude de cette chambre où seul vivait le feu, le carafon était placé par le Destin ! Et personne au monde ne l’aurait distingué, pour aucune raison, parmi toutes les choses qui l’environnaient !)

Enfin je perçus, dans l’escalier, la monte furtive et précipitée d’Elmina, — si précipitée, je vous le dis, que j’appréhendai que ma visiteuse ne fût poursuivie.

Elle entra, haletante, énervée. Elle défit, d’un doigt brusque, comme si elle eût étouffé, le col de son manteau de fourrure. Sa gorge nue se mouvait, au double émoi du cœur et du souffle. Elle entra, dis-je, et murmura d’une pauvre voix, sous mes baisers :

— Je n’aurais pas dû venir ! Ah ! je n’aurais pas dû !… C’est fou ! C’est d’une imprudence !…

Et Elmina ne regardait rien, rien de tout ce que j’avais ordonné avec tant d’amour afin d’en réjouir ses yeux.

Je la poussai doucement jusqu’ici… (Et le carafon put refléter dans son cristal la grâce incomparable d’Elmina… Et peut-être que le Diable s’est mis à rire, à ce moment !). Mais elle, serrant de ses petites mains crispées son lourd manteau, m’empêcha de le lui ôter.

— Non ! Non ! disait-elle (mais si troublée ! si follement tremblante, — et hagarde !) Non ! J’ai trop peur. J’ai peur ici ! Jésus ! pourvu qu’on ne m’ait pas suivie ! Si mon mari se doutait… Oh ! j’ai peur ! Que j’ai peur, mon Dieu !

Elle gémissait. Elle allait pleurer. J’étais consterné. Je voulus l’entourer de mes bras ; mais je sentis alors tout son être craintif se contracter dans une retraite immobile ; et, désespérés, mes bras s’éloignèrent de l’intangible, de l’inabordable Elmina !

Ce n’est pas, cependant, que je perdisse tout espoir. L’usage de l’amour m’avait dès longtemps informé du tempérament des femmes. Je savais par expérience que plus d’une se comporte ainsi, dans l’occasion d’un premier rendez-vous.

Mais je dus bientôt reconnaître que la terreur d’Elmina ne céderait ni à mes plaisanteries ni à mes supplications.

Que craignait-elle, enfin ? Elle ne savait pas. Écoutez-la plutôt se lamenter :

— Ce que je fais est mal. J’ai horreur de moi-même. Jean (ainsi se nommait son mari), Jean est si bon ! Je serai punie, — oh ! je le sens bien ! — oui, je serai punie ! Je le suis déjà. J’ai si peur ! De quoi ? De rien. De tout. J’ai conscience d’une fatalité, comprenez vous ?… Il y a quelque chose ici, — quelque chose d’affreux… J’ai commis une faute irrémédiable… Ah ! je n’échapperai pas à mon sort ! C’en est fait ; Je suis perdue. Cette équipée aura des suites incalculables, j’en suis sûre !

Et moi, dépité, je me disais (je me dis encore aujourd’hui) qu’elle se montait la tête ; qu’elle était abominablement souffrante ; que ce n’étaient là que des imaginations de petite femme dominée par ses nerfs…

Certes, je me dis cela aujourd’hui encore… (Et pourtant, ne sais-je pas, aujourd’hui, que le carafon de cristal, si indifférent qu’il pût paraître, était là, sur la commode, auprès du verre vide ? Et jamais serpent embusqué fut-il aussi redoutable ?)

— Oh ! Oh ! continuait Elmina. Comment ferai-je pour sortir ? On me verra certainement. D’ailleurs, on m’a vue entrer, sans aucun doute ! Comment faire ? Il faut pourtant que je sorte d’ici !… Et je ne serai pas chez moi avant une demi-heure !…· Au moins !

— Calmez-vous, suppliai-je. Dans quel état vous vous mettez ! Vos mains… Si, donnez les-moi… Oh ! Toutes moites, et frissonnantes, et elles brûlent ! ·

— J’ai si peur, si peur, si peur !

Malheureusement, elle ne pleurait point. Sans quoi j’eusse triomphé, à ce qu’il me semble.

— Tout à l’heure, repris-je, vous étiez pâle comme la mort, et maintenant voilà vos joues enflammées.

— J’ai soif, dit-elle.

Et c’est ce mot-là ·qui était écrit entre toutes les écritures du livre d’Allah. Et qui sait… (Oui, qui sait si, à cette minute fatale, le reflet du feu ne dansa pas dans l’eau du carafon, comme un diabolique poisson rouge ?)

J’offris du vin d’Espagne, que j’avais galamment préparé.

— Non, dit Elmina. De l’eau, s’il vous plaît.

Alors, je me dirigeai vers la commode ; je versai, dans le verre, de l’eau du carafon de cristal…

Et Elmina but sa mort avec délices.

Non que l’eau fût glaciale, non plus qu’empoisonnée subtilement par les soins d’un mari jaloux.

Mais, le lendemain, je fus officiellement avisé que l’eau de mon quartier, par suite d’infiltrations, charriait la typhoïde, et qu’il était prudent, jusqu’à nouvel ordre, « d’en éviter l’ingestion ».

Et n’est-ce pas précisément de la typhoïde que vous êtes morte, quelques semaines plus tard, ô belle, vertueuse et sensible Elmina, pour être venue me voir une fois, — justes dieux ! — une seule fois !