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Le Carnaval du mystère/11

La bibliothèque libre.
Les Éditions G. Crès et Cie (p. 79-83).

UN CRIME


Villiers ouvrit les yeux, Ou plutôt : il prit conscience d’avoir les yeux ouverts. Ouverts sur un brouillard en voie de se dissiper. Mais un brouillard plus ténébreux que la nuit souterraine. La lumière revenait. Une aurore. Villiers se rendit compte que c’était lui qui revenait au jour, et non le jour qui reprenait possession des choses.

Il resta quelques minutes accablé par une torpeur qui s’allégeait peu à peu. Puis il constata que son regard fixait une blancheur, et il fit des efforts surhumains pour se rappeler ce que pouvait bien être cet objet blanc dont la forme lui était assurément familière.

Des feuillages, — une quantité de feuillages, — se massaient contre le ciel bleu foncé. Des branches, des troncs, des broussailles, de l’herbe et, par terre, des formes brunes et toutes sortes de débris…

Des débris ?…

Des débris !… Tout à coup, Villiers se souvint, Son oreille, avec une intensité presque effrayante, retentit des derniers bruits qu’elle avait perçus : le sifflement de l’air pendant la chute, un cri d’angoisse de Jeannine et le tonnerre de l’avion se fracassant.

Cette blancheur : une aile de son biplan, l’aile droite. L’autre : anéantie, déchiquetée, après s’être repliée inexplicablement, à 400 mètres du sol.

Un instant, l’épouvante habita Villiers, comme un hideux parasite. Était-il blessé à mort ?… Remuer, bon Dieu ! Remuer !

Un spasme le dressa, — un spasme qui aurait pu se traduire par un simple frisson du haut en bas d’un corps paralysé. Mais non, n’est-ce pas ? Il était bien debout, sain et sauf ?… Il ne savait plus. Tout basculait : le bois, les débris, les formes… Le monde tanguait comme un navire…

Avait-il rêvé qu’il se levait ? Ou bien venait-il de retomber ?… Le brouillard noir se jouait de sa vue. Pendant quelque temps, on eût dit que quelqu’un ne cessait d’éteindre et de rallumer le jour. Puis la volonté fut victorieuse du terrible sommeil ; et Villiers, sagement, attendit sans bouger.

On ne pouvait tarder à venir. Ce bois n’était pas à cinq kilomètres des hangars. Les mécanos avaient assisté, de loin, à la catastrophe. Ils allaient arriver…

Ce fut alors qu’il aperçut, dans le crépuscule vacillant de ses yeux, la silhouette charmante d’une femme mollement échouée sur la mousse et vêtue d’une « combinaison » d’aviateur.

— Jeannine !

Ah ! l’étrange machine que la machine humaine ! Tout à l’heure, il n’y avait, pour Villiers, que lui-même ; et maintenant Jeannine emplissait tout son être. Jeannine !… Le baptême de l’air de Jeannine !… Une demi-heure plus tôt, elle montait joyeusement dans le trois-places, amusée de son travesti sportif. Son mari s’était installé en avant. Elle, derrière son mari. Et Villiers, pilote amoureux, Villiers, en plein vol, l’avait embrassée sur la nuque… Et puis, au-dessus des bois, l’aile gauche… Et tous les trois, le mari, la femme et l’amant, ensemble, précipités !

Villiers rampa vers elle…

Illusion. Il n’avait pas bougé.

Alors, il ordonna désespérément la levée en masse de toutes ses énergies… Et cette fois, oui vraiment, il rampait, l’arrière-train charrié par le buste.

Elle était pâle comme une morte. Pas de sang autour d’elle. Aucune blessure apparente. Évanouie seulement. Il fallait qu’elle ne fût qu’évanouie ! Il fallait qu’elle vécût, pour le bonheur de Villiers !

Il étendit la main vers elle…

Un gémissement s’éleva, derrière lui.

Il se retourna sur ses paumes, et vit l’autre, le troisième, qui râlait au pied d’un gros arbre.

L’autre était rouge, presque violet. Il gisait parmi les restes de la carlingue, et sa bouche s’ouvrait rythmiquement, comme celle d’un poisson tiré de l’eau.

Villiers, à distance, l’examina. Villiers avait recouvré le sens de la vie. L’avenir, à nouveau, perçait devant lui ses perspectives féeriques, et, malgré le poids affreux de ses jambes, malgré la gaine de marbre qui montait, montait vers sa poitrine, il voulait obstinément survivre — et jouir !

Ce mari ! Le destin pouvait le tuer sur le coup. Le destin était contre Villiers… Cependant, juste au-dessus de la tête rouge, par un hasard curieux, le moteur, bloc menaçant, restait suspendu dans les branches… Les branches pliaient… Il semblait que la moindre surcharge dût faire tomber la masse homicide… Et bien malin celui qui, dans le chaos d’un avion détruit, pourrait reconstituer les circonstances d’une mort !…

Villiers chemina sur les mains, hâlant son corps à la remorque.

Il put se soulever, pourtant, jusqu’aux branches. Il souffrait, à crier. La sueur ruisselait sur son visage comme de la glace fondue…

Enfin les branches craquèrent, et le moteur écrasa la tête.

On entendait, à travers bois, des gens qui se hâtaient vers le point de chute.

Ils arrivèrent…

Trois cadavres jonchaient le fourré : celui de Jeannine, celui de son mari que le moteur surplombait, retenu dans la ramure, et celui de Villiers qui, les reins cassés, venait de succomber sans avoir fait un geste, n’ayant vécu son crime qu’en lui-même.