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Le Carnaval du mystère/17

La bibliothèque libre.
Les Éditions G. Crès et Cie (p. 119-125).

LE SECRET DE PARCIVAL


Le général prit sur son bureau une lettre de faire-part largement bordée de deuil.

— Voulez-vous, me dit-il, écouter une histoire ? Vingt-cinq ans que je la garde pour moi ! Ce faire-part me délie d’un serment. J’ai hâte de confier à quelqu’un le secret qui pèse sur ma langue depuis un quart de siècle… Vous voulez bien ; allons, vous serez le premier…

» J’étais alors jeune lieutenant. Cuirassiers. Paris. Excellent régiment. Et tranquille. Dans ce temps-là, c’étaient les maréchaux des logis qui faisaient les classes. Les officiers : acte de présence seulement. Ça n’en allait pas plus mal. Ensuite, on se montrait au capitaine, au colonel, pour dire : « C’est moi, je suis là. » Et c’était fini jusqu’au déjeuner ; on pouvait causer, à cheval, sur la piste, ou faire un tour au Bois. Bon temps ! C’est loin.

» Il y en avait un, dans mon escadron, qui ne manquait presque jamais d’aller faire son tour au Bois. (À cette époque, d’ailleurs, c’était la mode.) On l’appelait Parcival. Brave garçon, mais sombre, solitaire. Beaucoup d’argent. Orphelin. Pas positivement noceur, non ; trop mélancolique pour ça ; mais follement épris d’une inconnue qui lui faisait mener une vie impossible.

» Chaque matin, vers dix heures, le travail fini, Parcival s’en allait, toujours seul, sur le cheval Landlord. Direction : le Bois.

» Mais, parfois, il manquait à son service.

» Un jour, notamment, au pansage de neuf heures, voilà son ordonnance qui revient de ville, s’approche de moi, l’air confidentiel, et me dit :

» — Mon lieutenant, le lieutenant Parcival n’est encore pas rentré. Depuis hier. Ça fait deux fois cette semaine. Alors, mon lieutenant, je viens vous le dire encore, rapport au capitaine…

» Par bonheur, le capitaine était en permission. Parcival, une fois de plus, coupait aux arrêts. Mais je commençai à trouver qu’il abusait, et je fronçai les sourcils en demandant mon cheval pour quitter le quartier.

» On m’amena la bête ; elle boitait. Je l’envoyai à la visite, et, comme Landlord, apprêté pour son maître, n’était pas encore dessellé, j’eus l’idée de le monter. Parcival, certainement, me saurait gré de l’avoir sorti.

» C’était un pur sang alezan doré. Pas tout neuf, mais de belles origines. Il avait couru quelques steeples honorablement. D’ailleurs, mis au bouton.

» Je me souviens de certains détails. Parcival aimait les harnachements tapageurs. On me présenta le cheval avec un frontail bleu et un collier de chasse blanc.

» Je me mis en selle. Les étriers se trouvèrent à ma longueur.

» Il faut croire que Parcival m’était vraiment sympathique car sa nouvelle équipée me préoccupait. J’étais distrait. Le cheval me conduisait à sa guise. Il allait d’un bon pas dans Paris, et prit un joli galop coulant dès qu’il se vit dans une allée cavalière.

» Je le laissai faire. Mais quand je voulus tourner à droite, je ne sais plus où, il m’opposa la légère résistance d’un animal qui a d’autres habitudes. Je vous le répète : j’étais dans la lune, et il m’était parfaitement égal d’aller par ici ou par là, et de faire, ou non, la promenade accoutumée de Parcival. Plutôt diverti d’être mené par ma monture, je lui lâchai les rênes.

» C’est ainsi que Landlord, modifiant l’allure selon le terrain, traversa tout le Bois, passa la porte de Boulogne, et s’engagea dans la petite ville.

» À ce moment, je commençai à ouvrir l’œil et à prendre bien garde de n’influencer le cheval ni de la main ni des jambes. J’aurais voulu qu’il ne me sentît plus.

» Mais, presque tout de suite, voilà mon Landlord qui fait un à gauche en pleine rue, et pénètre gaillardement, par la grille entr’ouverte, dans la cour d’un petit hôtel. Cela devenait épique !

» Un cocher en sabots lavait un coupé, dans cette cour. Par la porte d’une écurie, un cob gris passait la tête ; il fit entendre le hennissement en sourdine qui exprime le plaisir, et Landlord lui répondit dans le même langage tandis que le cocher venait tout naturellement le prendre par la bride et me tenir l’étrivière.

» Aucun doute ! J’étais chez la mystérieuse enchanteresse.

» L’homme, alors, levant les yeux vers moi, reconnut que je n’étais pas Parcival et témoigna discrètement de sa surprise. Il allait même abandonner l’étrivière, lorsque…

» Mais tout cela se déroula si vite que dix secondes y suffirent. Moins, peut-être.

» Je perçus vaguement, à une fenêtre du premier étage, la brève convulsion d’un rideau, et, comme je levais les yeux, moi aussi, vers cette fenêtre, une détonation retentit, là, contre les vitres, derrière le rideau qui venait de remuer.

» Revenant à peine de l’étonnement que j’éprouvais à me trouver soudain dans cette cour par le bon plaisir de Landlord, je me dis que Parcival, me voyant arriver et déduisant de là que son cas était grave, venait de se faire sauter la cervelle. Ça ne tenait pas debout, mais sur le moment…

» Le cocher fixait la fenêtre, d’un air ahuri. Tout me portait à croire qu’il ignorait la présence, là-haut, de mon camarade…

» Mais un bruit précipité gronda dans l’hôtel, et, ma foi ! je sautai à terre, et j’entrai comme chez moi, franchissant l’escalier en quatre enjambées.

» Étendue près de la fenêtre, dans une délicieuse chambre à coucher, vêtue seulement d’un peignoir de dentelles, une jeune femme très grande, d’une beauté rare, agonisait, la tempe trouée. L’arme était encore dans sa main. Deux servantes se penchaient sur elle, aussi pâles qu’elle l’était.

» — Le lieutenant Parcival… dis-je d’une voix étranglée. Où est-il ?

» Les deux filles, tressautant, me regardèrent avec stupéfaction. Il était évident que mon arrivée, à cheval sur Landlord, mon uniforme, ma taille, tout enfin m’avait fait passer pour Parcival.

» — Le lieutenant Parcival ? répétai-je.

» — Il est venu hier au soir, dîner comme tous les jours, répondit l’une d’elles, égarée. Que lui est-il arrivé, donc ?… Il est parti…

» — À quelle heure est-il parti ?

» — Vers dix heures du soir, monsieur… Mais, s’il vous plaît, aidez-nous à porter Madame sur le lit !

» Ce fut un cadavre que nous portâmes.

» Le cocher était survenu. Un valet aussi.

» — Pour l’amour de Dieu, m’écriai-je, qu’est devenu le lieutenant Parcival, puisqu’il n’est plus ici ?

» J’appris de l’un et de l’autre, bouleversés qu’ils étaient tous, que Parcival avait quitté l’hôtel la veille, à dix heures du soir, pour rentrer sans doute à Paris, car « Madame », qui l’avait accompagné, était revenue seule trois quarts d’heure plus tard.

» Mais « Madame » ne pouvait plus, hélas ! me renseigner sur la suite des événements. Et pourquoi s’était-elle suicidée ? Suicidée pour avoir cru que Parcival venait, ce matin-là, la voir comme tous les matins ?…

» Ce fut lui qui me donna le mot de l’énigme.

» Je galopais dans le Bois, vers Paris, lorsque, à cinq cents mètres seulement de Boulogne, j’aperçus, au cœur d’un fourré, des hommes attroupés. Saisi d’un pressentiment, je me dirigeai vers eux.

» Parcival gisait sur l’herbe, ensanglanté, blessé d’un coup de poignard dans le dos. Il parlait faiblement.

» On l’avait attaqué, disait-il, la veille, dans la soirée. Des escarpes. Pendant qu’il cheminait seul. Oui, tout seul. Mme X… venait de le quitter. Ses agresseurs l’avaient entraîné jusque-là, pour le frapper. Pourquoi ? Il l’ignorait, puis qu’on ne lui avait rien volé.

» Quand il connut la mort de son amie, il dit qu’il s’était montré dur envers elle, et qu’elle s’était tuée par désespoir d’amour…

» Mais moi, je savais bien… Et quand nous fûmes tête à tête :

» — Parcival, tu avais fait un testament en sa faveur, n’est-ce pas ? Alors, c’est elle qui t’a poignardé, au cours d’une promenade exquise, sous la lune… Puis elle est rentrée, seule, comme si tu étais parti. Mais tu l’avais vue, n’est-ce pas ? Tu l’avais vue, le poignard à la main ! Tu avais compris, tu avais crié peut-être : « Toi ! Toi ! » Alors, toute la nuit, elle s’est demandé si tu étais bien mort, toi qui connaissais son crime. Et quand elle m’a vu, moi, sur ton cheval, moi semblable à toi…

» — C’est vrai ! me dit désespérément Parcival. Mais tant que j’aurai un souffle de vie, que personne, oh ! que personne ne sache qu’elle ne m’aimait pas !

» Il vient de mourir à son tour, lieutenant-colonel en retraite. Voici le faire-part de sa mort. Et voilà le secret de sa vie.