Le Centenaire de 1789

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Le Centenaire de 1789
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 93 (p. 860-904).
LE
CENTENAIRE DE 1789

Le 10 juin 1790, Anacharsis Clootz conduisait à la Constituante une ambassade du genre humain où figuraient, derrière le baron allemand, des Polonais, des Espagnols, des Hollandais, des Grecs, des Persans, des Arabes, des Turcs en turban, un Chinois à longue queue, un Chaldéen costumé en astrologue, la plupart loués à 12 francs par tête pour représenter les peuples esclaves des tyrans. À cette solennelle députation de l’humanité, les constituans, présidés par Sieyès, votaient les honneurs de la séance. Pour eux, ce qui nous semble une mascarade était une pompe symbolique de la mission de la Révolution appelée à renouveler le monde. Tous alors, constitutionnels ou jacobins, croyaient bien travailler pour l’humanité. On leur eût annoncé que la France célébrerait le Centenaire de 1789 par une exposition à laquelle l’univers serait convié, aucun ne s’en fût étonné. Ils auraient vu en imagination le Turc et le Chaldéen d’Anacharsis Clootz, régénérés par les grands principes, se joindre aux peuples de l’Europe pour fêter l’avènement de la Liberté et de la Raison. Une chose seulement les eût surpris, c’eût été d’apprendre que la plupart des gouvernemens devaient refuser de s’associer à la célébration du Centenaire. Ils eussent eu peine à le croire : ils n’imaginaient point que, pour transformer le monde, la Révolution pût avoir besoin d’un siècle. « Comment, eut dit Condorcet ou Buzot, dans cent ans, la Révolution n’aura pas encore conquis l’Europe ! » Ils n’auraient trouvé qu’une façon d’expliquer cette choquante anomalie : l’asservissement des peuples par les despotes, ou encore la jalousie des autres pays pour la grandeur de la France, rendue trop puissante et florissante par la Révolution. Qu’eussent-ils dit, s’ils avaient pu prévoir que, en France même, les bienfaits de la Révolution seraient encore un sujet de dispute, et que les Français passeraient les douze mois du Centenaire à se demander sous quel gouvernement ils finiraient l’année ?

Les étrangers ont beau en avoir ressenti le contre-coup, la Révolution ne saurait leur inspirer les mêmes passions qu’aux Français. Ils en semblent de meilleurs juges, étant plus impartiaux ou plus désintéressés. Cela n’est pas toujours vrai. Chaque peuple est enclin à juger la Révolution d’après son tempérament, ses préférences politiques ou ses intérêts nationaux. Grands et petits sont d’accord pour en diminuer l’importance, au moins en ce qui touche chacun d’eux. L’espèce de rédemption politique que nous lui attribuons volontiers, l’étranger se plaît à la lui contester. Chacun, en fait d’histoire, tire la couverture à lui. Anglais, Allemands, Italiens, presque tous, s’ils parlent de la Révolution, en parlent moins en disciples qu’en maîtres ; les plus novices aiment à nous faire la leçon. Sur les milliers de visiteurs des deux mondes en route pour contempler la tour Eiffel, la maigre Babel de fer, bien peu viendront en pèlerins vénérer les lieux saints de la Révolution. Nous allons avoir, à Paris, bien des congrès savans, avec les banquets qui terminent les congrès de savans. J’imagine un de ces banquets où sont attablés des représentans des principaux peuples, des principales races, des principales religions. C’est, au Grand-Hôtel ou au Continental, le congrès pour la propriété littéraire, ou pour l’unification de l’heure. Il y a des délégués anglais, allemands, autrichiens, italiens, américains du nord et du sud ; il y a même des délégués turcs, indous, chinois. On est au dessert ; on a porté les toasts d’usage ; les ministres ou les personnages officiels sont partis. On s’est mis à causer de la Révolution, tout en achevant de prendre le café et en allumant un cigare. La conversation s’échauffe peu à peu ; les convives s’excitent les uns les autres. Les plus enclins à pérorer élèvent la voix ; aux discours compassés et fleuris de tout à l’heure en succèdent de plus libres, de plus variés. On renchérit sur son voisin ; on se passe au besoin quelque paradoxe.


« En nous conviant au Centenaire de 1789, dit d’un ton bourru un professeur américain, la France semble nous inviter à célébrer l’avènement de la liberté comme si, pour se manifester aux peuples modernes, la liberté avait attendu la chute de la Bastille. Les Français se trompent. La liberté est plus ancienne : ils ne l’ont pas inventée. Il y avait des hommes en possession de tous les droits, avant qu’une assemblée française n’eût découvert les droits de l’homme. Le peuple qui a fait au monde la double révélation de la liberté et de l’égalité, c’est le peuple américain ; il les possédait toutes deux, avant que 1789 ne se fût avisé de les proclamer. Les songes des philosophes français n’avaient pas encore été formulés dans les livres que, pour tout ce qui n’était pas pure chimère, ils étaient réalisés chez nous. Ce qui, dans les salons de Paris, n’était que lointaine utopie avait pris corps et vie dans les villages de la Nouvelle-Angleterre. Liberté ou égalité, pour tout ce qui fait la gloire de la Révolution, nous sommes les aînés ; s’il y avait un brevet d’invention, il nous appartiendrait. Lorsque la Révolution française, prétendant inaugurer une ère nouvelle, faisait dater la liberté du 14 juillet 1789, elle oubliait que la France et l’Europe ne sont pas le monde.

« Des deux révolutions, la nôtre est la plus ancienne, et non-seulement elle est antérieure, mais, sans elle, il n’y eut peut-être pas eu de révolution française. Qui ne sait l’influence de la guerre d’Amérique sur la France de Louis XVI ? Elle a été, pour la noblesse et la bourgeoisie françaises, une initiation à la liberté et à la démocratie. Les officiers et les soldats de Rochambeau ont rapporté des idées nouvelles qu’ils ont propagées chez eux. Quand Louis XVI et Vergennes faisaient passer, par Beaumarchais, des armes aux insurgents, ou qu’ils accueillaient Franklin à Versailles, le roi et son ministre ne se doutaient pas qu’en exposant le royaume à la contagion de la liberté, ils préparaient la chute de la royauté. Quand les Lafayette, les Noailles, les Biron, les Ségur, les Lameth s’embarquaient pour le Nouveau-Monde, ils ne prévoyaient point qu’avec le dédain des privilèges ils en rapporteraient la ruine de la noblesse. Quel était le personnage le plus choyé de la cour et de la ville quelque douze ans avant 1789 ? Franklin ; philosophes et belles dames étaient aux pieds du bonhomme. Pour ce monde athée, le vieux républicain était un dieu. Sa popularité persistait jusqu’en pleine Terreur : on substituait les bustes de Franklin et de Washington aux images des saints. D’où est venu à Lafayette un ascendant hors de proportion avec ses talens ? De l’amitié de Washington : son auréole était faite d’un reflet de la gloire de son ami. Lafayette était l’Américain par excellence, et l’Amérique faisait autorité. C’est à l’instigation de Jefferson, alors notre ministre à Versailles, que le tiers-état s’est érigé en assemblée nationale. C’est à notre imitation, sur la proposition de Lafayette, qu’ont été rédigées les tables de la loi nouvelle, la déclaration des droits de l’homme. Ces droits de l’homme étaient-ils plus dogmatiques, plus philosophiques que notre déclaration des droits, ils n’en valaient que moins ; ils n’en étaient que moins pratiques, moins politiques. Ils posaient des principes vagues sans sanction. Votre congrès de 1776 n’avait pas voulu d’un pareil fatras métaphysique, œuvre d’idéologues ou de lettrés plutôt que de législateurs. Le malheur est qu’en nous imitant les Français prétendaient nous dépasser.

« Ils étaient les élèves et ils se plaisaient à faire les maîtres. Ils croyaient que, pour avoir un bon gouvernement, il suffisait de bien raisonner. Ils se flattaient de métamorphoser, avec leurs décrets, des esclaves et des courtisans en citoyens, et une vieille monarchie en jeune république. Leur illusion nous apparut dès le début. Jefferson, le plus radical de nos constituans, engageait Lafayette et ses amis à ne pas trop demander à la fois, à entrer en arrangement avec le roi, à assurer la liberté de la presse, la liberté religieuse, le jugement par jury, l’habeas corpus, avec une législature nationale, jusqu’à ce que le peuple fût capable de plus grands progrès. Cela sembla insuffisant aux impatiens de 1789, et, en 1889, tout cela n’est pas encore assuré. Lisez les lettres du successeur de Jefferson en France, Gouverneur Morris : « Ils veulent, écrivait-il en juillet 1789, quelques jours avant la prise de la Bastille, ils veulent une constitution américaine, avec un roi au lieu de président, sans réfléchir qu’ils n’ont pas de citoyens américains pour porter cette constitution. » En pilotes expérimentés, nous avertissions les Français qu’ils allaient sur des écueils ; mais ils négligeaient nos avis. Cette constitution, qu’ils prenaient pour le chef-d’œuvre de la raison, nous avions vu, dès le premier jour, qu’elle était inexécutable. A l’opposé des fondateurs de notre grande république, les Français de 1789 n’avaient, aucun sentiment des vices et des dangers du gouvernement populaire. Tandis que notre constitution avait pris, contre la démocratie, toutes les précautions possibles dans un pays démocratique, les législateurs français ne croyaient pouvoir montrer trop de confiance dans la bonté et dans la raison du peuple. La Révolution nous imitait là où l’imitation était dangereuse, et elle dédaignait nos exemples là où la France en eût pu profiter. Elle nous empruntait le principe de la séparation des pouvoirs sans savoir l’appliquer ; elle décidait que les ministres seraient pris en dehors de l’assemblée, et ne savait rien imaginer d’analogue à notre cour suprême, gardienne de la constitution contre les usurpations de la législature. En transportant le siège du gouvernement à Paris, en concentrant tous les pouvoirs dans la capitale, elle mettait la liberté naissante à la merci de la populace. L’abolition des provinces, la réprobation de tout fédéralisme politique, social, religieux, la guerre à l’esprit de localité, de corporation, d’église, de famille, a peut-être été la faute capitale de la Révolution, celle qui a rendu les autres presque irrémédiables. La république, pour ne pas dire la liberté, n’eût pu vivre qu’avec le fédéralisme. Placer face à face l’individu et l’État, l’individu pourvu théoriquement de tous les droits et l’Etat pratiquement omnipotent, c’était condamner la France à osciller de l’anarchie au despotisme. Comment s’étonner, si en Amérique, on se pose la question : Was not french Révolution a failure ? Gouverneur Morris écrivait à Washington, dès 1790 : Pour cette fois, la Révolution est manquée. Il avait raison. — Cent ans après, est-on sûr qu’elle ait réussi ?

« Comme on s’explique le succès différent des révolutions de France et d’Amérique ! Nous avions tant de causes de supériorité qu’il serait injuste d’en trop triompher. En Amérique, la liberté et l’égalité avaient grandi avec le peuple ; pour les établir, nous n’avions rien à renverser. Toutes deux étaient des plantes naturelles, spontanées, non des fleurs exotiques acclimatées à grands frais. La démocratie sortait de tout notre passé. En quittant le vieux monde, nos pères y avaient laissé la monarchie, l’aristocratie, l’église établie, les privilèges, les distinctions de classes. Les Washington, les Adams, les Madison, les Hamilton, ont fait une république, parce qu’ils ne pouvaient faire autre chose : les matériaux leur eussent manqué. La souveraineté du peuple n’était pas, chez nous, un dogme abstrait, révélé par les philosophes ; elle existait en acte, avant d’être inscrite dans les lois. Pour que les Français de 1789 eussent pu rivaliser avec les Américains, il leur eût fallu quitter le vieux sol gaulois et passer, eux aussi, la mer. Une société nouvelle veut une terre neuve, vierge des décombres du passé. Il faudra des générations pour que la démocratie se sente à l’aise en Europe ; il lui faut s’installer dans les ruines d’une maison qui n’a pas été bâtie pour elle, et faire mur mitoyen avec les grandes monarchies continentales. Pour que la démocratie moderne pût se développer dans toute sa force, il fallait l’Amérique, un sol libre des débris des vieux âges, un territoire immense sans voisins, où les armées fussent inutiles, où les races pussent se fondre. On conçoit mal une jeune démocratie au milieu de grands états militaires. Le cedant arma togœ est d’une application difficile dans un pays en armes. La Révolution a eu le tort de l’oublier ; elle n’a renversé les Bourbons que pour tomber sous la botte d’un soldat ; puisse la France de 1889 ne pas recommencer la même expérience ! » Après l’Américain, vint un Anglais, un baronnet membre du parlement, libéral unioniste, d’une vieille famille whig. « Messieurs, commença-t-il, l’Exposition universelle de 1889 semble nous avoir réunis pour célébrer le centenaire de la Révolution française ; mais doit-on célébrer les révolutions ? En fêter les anniversaires, n’est-ce pas prouver qu’on n’en est pas sorti ? L’an dernier, c’était le deuxième centenaire de 1688, la plus légitime des révolutions qu’ait enregistrées l’histoire ; nous n’avons même pas illuminé. A voir l’enthousiasme de certains Français pour 1789 ou 1792, on dirait des écoliers récemment émancipés et encore mal assurés de leur liberté. Ils semblent tout fiers d’avoir osé faire des révolutions et renverser des trônes. Il n’y a pas de quoi. L’Angleterre, elle aussi, et avant la France, a mis des souverains en jugement et décapité des rois. En cela, la Révolution française n’a même pas été originale ; elle n’a fait que nous copier ; mais c’est là une primauté dont l’Angleterre ne s’enorgueillit point. Y a-t-il eu des déchirures dans notre histoire, au lieu de les élargir, nous nous ingénions à les recoudre : voilà pourquoi nous sommes un peuple libre.

« Les Français attribuent à la révolution française une influence capitale sur les destinées du monde. Pour l’Angleterre et les pays de langue anglaise, ils se trompent. Si, à la fin du dernier siècle, l’une des deux nations a eu de l’ascendant sur l’autre, c’est bien plutôt l’Angleterre sur la France. Je ne nie point le contre-coup de la Révolution d’Amérique sur la Révolution française ; mais d’où les Américains avaient-ils apporté le germe de leurs libertés ? De l’Angleterre. En nous combattant, nos cousins d’Amérique s’appuyaient sur nos principes, sur nos lois, sur notre esprit. Leur déclaration des droits n’est que le rappel des libertés anglaises. C’est le génie britannique qui a fait les États-Unis ; les différences, entre l’oncle Sam et nous, viennent du sol. La liberté est anglo-saxonne de naissance ; et il avait raison, ce lord Massareene qui, débarquant à Douvres, en 1789, baisait à genoux la terre britannique comme la terre de la liberté.

« Les Français disent que leur révolution n’a fait qu’appliquer les idées de leurs philosophes. Je le veux bien, mais à quelle source avaient puisé leurs philosophes ? Le XVIIIe siècle français est issu du XVIIIe siècle anglais. Par là s’explique le contraste entre la littérature de Louis XV et celle de Louis XIV. Liberté politique, liberté religieuse, nous avons tout enseigné à la France et, par la France, à l’Europe. Toutes les théories du XVIIIe siècle, scepticisme, déisme, sensualisme, matérialisme, athéisme, droits de l’homme, théorie du retour à la nature, tout vient de chez nous, de Bolingbroke, de Toland, de Tindal, Collins, Mandoville, Woolston et autres justement noyés dans l’oubli. C’est à notre feu que vos philosophes ont allumé la torche qui devait incendier la France et l’Europe. De Voltaire à Diderot et aux encyclopédistes, ils n’ont guère fait qu’amplifier et habiller des idées anglaises. Les sophismes de nos free-thinckers, ils les ont pris à la lettre, en prêchant l’application, alors que chez nous, la mode en était passée déjà, la sagesse pratique de l’Anglais en ayant vite senti le vice et le péril. Où est le point de départ de la philosophie du XVIIIe siècle ? Dans Locke, et en remontant plus haut, dans Bacon. Le grand courtier d’idées du continent, Voltaire, s’en était fourni chez nous, témoin ses Lettres sur les Anglais. On ne saurait compter les écrivains français, grands ou petits, qui ont alors passé la Manche. Après Voltaire, c’est Montesquieu, qui dans notre constitution admirait la libre république cachée sous la monarchie ; c’est Rousseau, Buffon, Raynal, Maupertuis, Helvétius, Morellet, Favier ; c’est, parmi les hommes de la Révolution, Mirabeau, Brisson, Lafayette, Lanjuinais, Marat, Roland et sa femme. Les Français qui ne pouvaient nous étudier chez nous étudiaient notre langue et notre littérature. L’anglais, réputé barbare sous Louis XIV, était classique sous Louis XV. Comme Voltaire et Montesquieu, Buffon, Diderot, d’Alembert, d’Holbach, de Brosse, Volney, Lalande, Barthélémy, Mirabeau, Cabanis, Mme Roland, lisaient nos philosophes ou nos poètes dans l’original. On traduisait de l’anglais tout ce qu’en laissait passer la censure. Richardson était aussi populaire ici qu’à Londres. De fait, à la veille de la Révolution, l’anglomanie était générale. Paris imitait nos clubs, nos courses, nos modes.

« L’engouement pour ce qui venait d’outre-Manche s’étendait à la politique. Le médiocre livre de Delolme sur notre constitution est encore dans toutes les bibliothèques du temps. Mme de Staël, dans ses Considérations, a reconnu l’influence de l’Angleterre sur la Révolution. On pourrait dire qu’elle a jailli du choc de l’esprit français avec l’esprit anglais. Le désir de devenir, comme les Anglais, un peuple libre avait pénétré jusque dans le peuple. Les vainqueurs de la Bastille rencontrant, le 14 juillet, un Anglais, le docteur Rigby, l’embrassaient comme un frère, en lui disant : « Nous sommes maintenant libres comme vous. » Hélas ! ce n’est pas, ainsi qu’ils l’imaginaient, en démolissant de vieilles tours et en portant des têtes au bout d’une pique qu’un peuple devient libre ! Les nôtres ne s’y sont pas trompés longtemps. Pitt annonçait, dès la fin de 1789, que la France ne ferait que traverser la liberté. Burke prédisait, dès 1790, que la Révolution finirait par le pouvoir le plus despotique qui ait jamais paru sur la terre.

« Pourquoi n’a-t-elle pas mieux réussi ? Parce qu’elle a péché par présomption ; parce que, au lieu de se contenter de nous imiter, ainsi que l’eussent voulu Malouet, Mounier, Mirabeau lui-même, la Révolution a prétendu faire mieux que nous. Pour nous rattraper, la France de 1789 eût eu besoin d’un siècle d’efforts, et elle a voulu nous dépasser d’un bond. A son orgueil notre constitution semblait insuffisante. Il fallait à son inexpérience quelque chose de parfait et de symétrique, une constitution aux lignes régulières comme les avenues du parc de Versailles. Elle ignorait qu’une constitution systématique, toute logique et soi-disant rationnelle, invite la raison raisonnante à la remettre sans cesse en question ; et de fait, combien la France a-t-elle eu de constitutions depuis cent ans ? Elle en est encore, en 1889, à demander une constituante. L’œuvre de la Révolution est une toile de Pénélope, chaque génération défait ce qu’a fait la précédente. Notre exemple montrait que l’histoire, la coutume et la tradition sont, pour une constitution libre, une base autrement solide que l’esprit de système et les maximes abstraites. Je sais que, si les Français de 1789 n’ont pas essayé de construire sur le fondement de la coutume, c’est qu’il leur était difficile de trouver dans le sol national des assises pour une constitution libre. S’ils invoquaient les droits de l’homme, c’est qu’ils ne pouvaient guère invoquer les droits des Français, leurs rois ayant rasé toutes leurs libertés. Cela est vrai ; mais, au lieu de s’en attrister, les Français de 1789 s’en réjouissaient. Ils étaient fiers de ce qui faisait leur infériorité. Ils s’enorgueillissaient de bâtir sur le nuage des abstractions. Loin de chercher dans les débris de leur ancienne constitution ce qui pouvait être employé dans la nouvelle, ils ont tout démoli avec enthousiasme, noblesse, église, parlemens, provinces, royauté. Ils ont fait table rase du passé, se persuadant que moins profondes en seraient les fondations et plus haut s’élèverait leur nouvel édifice.

« Le malheur est que, en 1789, l’école anglaise, l’école de la monarchie tempérée, a été supplantée par les idéologues. Si en arrière que fût politiquement la France par rapport à nous, il y avait, entre les deux pays, assez de points de ressemblance pour que le plus arriéré pût imiter l’autre. La France avait, dans sa noblesse et son clergé, les élémens d’une chambre haute ; le comité de constitution, s’appuyant sur notre exemple, proposait d’en créer une : la crainte de l’aristocratie l’emporta. De même pour les ministres : on refusa de suivre Mirabeau qui recommandait notre méthode, Mirabeau qui, dès les premiers jours, avait fait venir le règlement de notre chambre des communes. La France avait, pour la diriger, comme un phare de l’autre côté de la Manche ; elle préféra s’aventurer à l’aveugle dans les ténèbres. La faute suprême, celle qui rendit toutes les autres presque irréparables, fut le désarmement, puis le renversement de la royauté. La France eût conservé sa vieille base nationale qu’elle eût pu tout reconstruire autour. Voyez l’Angleterre : le trône abattu, nous l’avons vite relevé. Il fallait faire comme nous. Tant que vos révolutions ont présenté une sorte de parallélisme avec les nôtres, nous n’en avons pas désespéré. La double chute des Bourbons, sous Louis XVI et sous Charles X, semblait reproduire celle de nos Stuarts. Qu’avait, après ses mécomptes, fait la France, par deux fois, en 1814 et 1830 ? Elle avait fait ce qu’elle n’avait su faire en 1789, elle nous avait imités, presque copiés, avec sa Charte. Elle était dans le droit chemin : on pouvait croire que Louis-Philippe, nouveau Guillaume III, allait clore la Révolution. Il n’en a rien été : 1848 et 1870 ont montré l’incapacité de la France à rien édifier. Royauté, empire, république, ont tour à tour échoué, et il n’est rien d’autre à essayer. La Révolution est devenue chez elle une maladie constitutionnelle à accès périodiques. En ce moment même, par quoi semble-t-elle s’apprêter à célébrer le centenaire de 1789 ? Par un nouveau changement.

« Et maintenant, cette révolution qui devait renouveler le monde, qu’a-t-elle apporté à l’Europe ? Des maximes abstraites, c’est-à-dire des acides corrosifs, des gaz explosibles, des agens de destruction. Où sont les pierres, où sont les matériaux de construction découverts par elle ? Je vois bien l’équerre et le cordeau ; mais il faut autre chose pour bâtir. Où est son plan de réédification ? Elle en a eu successivement plusieurs, en modifiant tour à tour le style et l’ordonnance, démolissant ce qu’elle-même avait échafaudé, recommençant indéfiniment le dessin du monument idéal promis à l’humanité. Comparez cette stérilité de la Révolution française à la fécondité des institutions britanniques, lentement élaborées par les âges et douées de la plasticité des êtres vivans. Monarchies ou républiques, tous les états civilisés nous ont emprunté les grands linéamens de leur constitution. En tout gouvernement représentatif, vous retrouvez le type britannique : A single head of the State, roi ou président, avec deux chambres. Ce qui a fait le tour du monde, c’est notre constitution, plus ou moins modifiée selon les usages ou les besoins nationaux. Dans tous les états qui prétendent au self-government, les institutions politiques ou judiciaires sont d’origine anglaise. Le tort de nombre de nos imitateurs a été de se croire de taille à porter les libertés britanniques. De là, chez plusieurs, le discrédit du parlementarisme, du gouvernement de cabinet et de parti, machine perfectionnée aux rouages trop délicats pour les peuples sans éducation politique. — Je bois au self-government anglo-saxon, et à son acclimatation sur le continent. »


Après l’Anglais, vint un Allemand privat-docent à l’université de Kœnigsberg. Il parlait pesamment, pédamment ; il semblait s’efforcer de ne pas blesser les Français et appuyait gauchement sur les vérités désagréables, en souriant, de l’air d’un homme qui se sait gré de ne pas insister. « Nous autres, Allemands, dit-il, nous n’avons pas fait de révolution et nous nous en félicitons. Ce n’est pas que nous n’en ayons l’énergie, ou que nous soyons en arrière de nos voisins. Nos paysans ont, dès le XVIe siècle, ébauché une révolution où Janssen a retrouvé toutes les passions, sinon toutes les idées, de votre révolution française. Lisez Janssen ; il est traduit. Nos Bauern ont été écrasés, par bonheur pour l’Allemagne. Les révolutions coûtent plus qu’elles ne rapportent, le plus sûr est de profiter de celles d’autrui. Ainsi avons-nous fait de la Révolution française. S’il est un peuple en droit d’en célébrer le centenaire, c’est l’Allemagne. La Révolution a hâté notre développement national et réveillé le patriotisme allemand. En renversant le vieil empire germanique, elle a aplani l’emplacement du nouveau. En abattant les cloisons intérieures de l’Allemagne, elle a préparé l’unité allemande. Oserai-je le dire ici ? en rompant les traditions de la France, en la condamnant à de perpétuels bouleversemens, en enlevant à la politique française tout esprit de suite, la Révolution a fait passer l’hégémonie du continent de Versailles à Potsdam. Aussi, soit dit sans ironie, tout bon Allemand peut boire à la Révolution française. Si on ne la fête pas officiellement à Berlin, c’est par décence et pour ne pas froisser les Français, car la Révolution n’a été dure qu’aux faibles, aux margraves, aux villes d’empire, aux princes-évêques ou abbés ; les forts n’ont eu qu’à s’en louer.

« Nous lui devons beaucoup politiquement, lui devons-nous autant intellectuellement ? Nous a-t-elle apporté, comme on se l’imagine ici, des idées nouvelles ? Non pas. Si la Révolution a eu tant d’écho chez nous, c’est que les principes qu’elle proclamait étaient déjà professés par nos savans et nos penseurs. C’est pour cela que, en aucun pays, 1789 n’a été salué avec plus d’enthousiasme. Ce que Klopstock, Wieland, Voss, Bürger, Schiller, ce que Kant, Fichte, Goethe même acclamaient dans la Révolution, c’était la réalisation de leur propre pensée que 1789 semblait faire passer de l’idée en acte ; et ils applaudissaient à la France en vers et en prose, avec la chaleur d’âme et le noble cosmopolitisme qui distinguent notre génie national, avec la largeur de l’esprit allemand, le plus ample, le plus humain que la terre ait porté. Ces idées de liberté universelle, de fraternité humaine, de tolérance, de progrès, de rénovation sociale, d’affranchissement des peuples que la Révolution inscrivait sur ses drapeaux et que l’Allemagne, foulée par ses armées, devait retourner contre elle, ce ne sont pas les émissaires des Jacobins ou les pieds des soldats français qui nous en ont apporté la graine. Elles sortaient spontanément du sol allemand. Quelque germe en est-il tombé du dehors, il est venu de Rousseau, le Genevois, de Rousseau, nature éminemment germanique par le sérieux, par la sincérité, par le gemüth, par le sentiment moral et le sentiment de la nature. En cherchant bien parmi les ancêtres de Rousseau, on découvrirait assurément, sous ce nom welche, du sang allemand. En 1789, notre littérature nationale était en pleine floraison, et ce qui en faisait la sève et le suc, c’étaient ces rêves humanitaires dans ce qu’ils avaient de plus haut. Les idées qui ont fait la Révolution, dont elle s’attribuait le monopole, où en trouver une expression plus passionnée que dans les Brigands ou le Don Carlos de Schiller, deux pièces antérieures à 1789, tout comme l’Egmont de Goethe ou le Nathan le Sage de Lessing ? En vérité, ce n’est ni en France ni en français, c’est dans notre robuste langue allemande que les plus généreuses notions du XVIIIe siècle ont reçu leur forme idéale : la poésie allemande les a coulées en sonores strophes de bronze d’une pureté, d’une ampleur, d’une solidité inaccessibles à la maigre élégance de votre jolie langue française.

« Poètes ou philosophes, nos Allemands avaient devancé la Révolution. Ainsi que l’a dit Perthes : tout ce qui a été trouvé ailleurs a été pensé en Allemagne. Nos publicistes ou nos juristes avaient, avant vos lettrés, donné la théorie des prétendus principes de la Révolution, et cela avec une méthode, un appareil scientifique inconnu des Français d’alors. Les droits de l’homme, y compris le droit à l’insurrection, le droit fondé sur la nature et la raison, se retrouvent chez Wolf ou chez Pufendorf, longtemps avant 1789. Cela, il est vrai, est resté chez nous dans la sphère spéculative. C’est à vos yeux une infériorité ; aux nôtres, c’est une supériorité. A l’inverse de vos beaux esprits du XVIIIe siècle, philosophes de salon, plus écrivains que penseurs, nous n’avons jamais cru que l’idée abstraite dût passer tout entière, et tout d’un coup, dans la vie réelle. Nous ne sommes pas dupes de nos théories. Nous savons distinguer le spéculatif du concret, le rationnel du réel ; séparer la pensée et l’action, la science et la vie. Le vice de la Révolution, c’est qu’elle a confondu tout cela. Nous n’avons garde de faire comme elle. Nous ne prenons pas les traités de philosophie pour des codes de législation ; nous avons toutes les hardiesses dans un champ, toutes les prudences dans l’autre ; nous savons tempérer la raison pure par la raison pratique, mettre le droit naturel d’accord avec la coutume, allier l’esprit de réforme à l’esprit de tradition ; et c’est pour cela que le génie allemand, habile à concilier les antinomies, est à la fois philosophique et politique.

« Philosophique et politique, rien ne l’a été moins que la Révolution française. La prétention de régénérer le monde à l’aide de quelques maximes spéculatives était enfantine. Ce n’est pas avec des abstractions qu’on rebâtit les états. Constituans de 1789 ou conventionnels de 1793 ont considéré l’État et la société connue de purs mécanismes, composés d’un petit nombre de pièces, qu’on peut monter et démonter à volonté. La complexité des choses échappait aux Français du XVIIIe siècle ; c’est comme un sens qui leur manquait. Il en est de même du sens historique, inhérent à la pensée allemande. La Révolution a méconnu l’histoire ; elle en est proprement la négation. Elle a eu l’ingénuité de croire qu’on peut supprimer le passé, comme si un peuple n’était pas le produit des siècles. Elle a eu l’infatuation de vouloir tout dater d’elle-même, du 14 juillet 1789 ou du 21 septembre 1792, avec son ridicule calendrier. Elle a détruit tout à l’aveugle : royauté, noblesse, église, provinces, traditions, sans comprendre ce qu’elle démolissait. Par là, elle répugnait à l’esprit allemand, trop philosophique, trop compréhensif pour n’être pas respectueux du passé et soucieux de la coutume.

« Aussi, les Allemands sont-ils vite revenus de leur enthousiasme pour la Révolution. Après la première heure d’engouement, ils ont été heureux de se retrouver à l’ombre de leurs vieilles dynasties. Ils ont découvert qu’en ébranlant tout, en remettant le pouvoir aux mains de l’ignorance ou de la violence, la révolution risquait de ralentir, au lieu de l’accélérer, le progrès de l’Europe. Elle lui faisait quitter la grande voie historique, la route royale, pour lui faire prendre un sentier abrupt et glissant, que les plus agiles n’ont pu escalader que tout meurtris et incapables d’aller plus loin. Qui oserait affirmer que, en dehors même des vingt-cinq ans de guerre qu’elle a déchaînés sur le monde, la Révolution n’a pas été une catastrophe pour l’Europe ? Rappelez-vous la seconde moitié du XVIIIe siècle. Partout des princes ou des ministres réformateurs : Frédéric II, Catherine II, Joseph II, Charles III en Espagne, Gustave III en Suède, Pombal en Portugal, d’Aranda, Campomanès, Florida Blanca en Espagne, Tanucci à Naples, Turgot, Malesherbes, Necker en France même. La Révolution a prétendu remettre à la Raison le gouvernement des choses humaines, mais jamais la Raison n’avait été aussi près de régner sur le monde. Presque partout, elle était sur le trône ou sur les marches du trône, et qui ne sait que, pour en établir le règne, un prince instruit vaut mieux qu’une multitude ignorante ? En 1789, la sécularisation de l’État était presque partout commencée, le servage aboli ou atténué, les codes réformés et adoucis, la tolérance et la liberté civile en progrès. Ce que la Révolution n’a accompli qu’à coups de bouleversemens, les princes l’eussent opéré sans secousse. Voyez Frédéric II ; un tiers de siècle avant la Révolution, il a introduit dans ses états la tolérance, la liberté de penser, des encyclopédistes aux jésuites. Dans son code qui n’a été publié qu’après sa mort, se retrouvent les droits de l’homme ; le roi philosophe proclame que le souverain n’est que le serviteur de la société. L’Europe, à l’instar de la Prusse, allait se transformer par la main des princes. En substituant les révolutions d’en bas aux réformes d’en haut, en effrayant les gouvernemens, en décourageant leur initiative, la Constituante et la Convention ont probablement retardé l’Europe d’un demi-siècle. Quelle différence dans les destinées du continent, si l’exemple des réformes, et non des révolutions, fût parti de la France ! s’il y eût eu, chez l’honnête Louis XVI, du Henri IV ou du Frédéric II ; s’il eût laissé faire Turgot, ou si la nation lui eût seulement laissé le loisir de faire la Révolution ! Imaginez Louis XVI accomplissant les réformes, ayant pour ministres un Talleyrand et un Mirabeau, pour général un Bonaparte, que de choses changées en Europe et quel rêve pour un Français ! Dieu ne l’a pas permis ; c’est peut-être que la France eût été trop grande.

« La meilleure Révolution, c’est un grand roi ou un grand ministre. Une Constituante d’un millier de têtes ne vaut pas un Frédéric ou un Stein. On en avait conscience chez nous ; on en avait même le sentiment en France. Les philosophes, les économistes, Turgot le premier, ne demandaient qu’un maître éclairé qui décrétât les réformes. La liberté ne tenait dans leurs idées qu’une place secondaire, ceux qui en avaient le goût l’avaient pris des Anglais ou des Américains ; c’était, pour la plupart, moins un but qu’un moyen. La liberté politique n’était guère à leurs yeux qu’une garantie de la liberté civile. Constituans ou conventionnels eussent rencontré un prince qui leur eût octroyé l’égalité civile, la liberté religieuse, des réformes administratives et judiciaires, que, au lieu de devenir des tribuns et des proconsuls, les plus farouches montagnards fussent restés d’humbles sujets du roi, de même que les survivans ont été de dociles préfets de Napoléon. On reproche aux Sieyès et aux Cambacérès d’avoir été infidèles à leurs principes en endossant l’uniforme de sénateurs de l’empire ; erreur, ils ne faisaient que revenir à leurs premières maximes. S’ils ont fait la Révolution, c’est faute d’un prince selon leur cœur ; c’est presque malgré eux, à regret, qu’ils ont fait par le peuple, ce qu’ils eussent voulu faire par le roi. Leur rêve eût été d’avoir un Frédéric. Songez quelle était, en France, la popularité du vainqueur de Rosbach. Ecrivains et politiques étaient ses panégyristes. Dans la haine vouée à Marie-Antoinette, l’Autrichienne, il y avait de l’amour pour la Prusse. Favier et son disciple Dumouriez faisaient reposer tout leur système politique sur l’alliance de Berlin. Mirabeau allait sur place étudier la monarchie prussienne. Sieyès, qui n’admirait rien que ses constitutions, était un admirateur de la Prusse. L’élite des Français eût voulu faire de la France une grande Prusse. Leur ambition eût été de nous imiter ; ils n’auraient pu mieux faire ; mais les Frédéric sont rares. Il n’en naît pas sur commande, et le Français est impatient ; le vieux fond gaulois a reparu sous la mince épidémie germanique. La Révolution a été, en grande partie, une explosion de tempérament. Chez un peuple teutonique, elle n’eût pas abouti aux mêmes excès.

« Il y a eu, dans les temps modernes, trois révolutions qui ont réussi : celle des Pays-Bas au XVIe siècle, celle d’Angleterre au XVIIe, celle d’Amérique au XVIIIe. Toutes trois ont été effectuées par des peuples de sang germanique et des peuples protestans, c’est-à-dire ayant adopté la forme germanique du christianisme. Là est le secret de leur succès. Chez l’Américain, chez l’Anglais, chez le Hollandais, se retrouve, avec le vieux fond saxon, l’aptitude à la liberté déjà pressentie par Tacite. Peut-être un jour découvrira-t-on que chez les peuples modernes, la capacité de liberté et de développement politique est en proportion du sang germanique qu’ils ont reçu des barbares. Aux trois révolutions teutoniques, la Bible de Luther et de Knox fournissait une base morale qui a manqué à la Révolution de 1789 ; elles y trouvaient à la fois un éperon et un frein. Le calvinisme l’eût emporté en France, que la Révolution eût pu tourner tout autrement. En dépit de son bon ménage avec l’absolutisme, en Prusse et ailleurs, la Réforme, par le seul fait qu’elle en appelait au libre examen, portait en germe toutes les libertés. En invitant la raison individuelle à interpréter les Écritures, elle affranchissait l’individu du joug de la tradition et proclamait implicitement la souveraineté de la Raison. Luther, l’ami des princes, a été le premier apôtre de la Révolution. Il a été le semeur, et Gutenberg lui a procuré un semoir qui a répandu la semence aux quatre vents. Luther et Gutenberg, voilà les deux grands émancipateurs du monde moderne. L’un a fourni le levier moral, l’autre l’engin matériel. Les caractères mobiles ont plus fait pour l’affranchissement de l’humanité que toutes les motions de 1789. Sans l’imprimerie, sans la presse, il n’y eût même pas eu de révolution.

« Entre la Réforme et la Révolution française les analogies sont nombreuses ; toutes deux ont accumulé les ruines, provoqué des guerres, servi de cause ou de prétexte à des déplacemens de souveraineté et de propriété. Elles ont, l’une en Allemagne, l’autre en France, coupé la conscience nationale en deux ; mais, tandis que l’une a été toute destructive, toute négative, l’autre, à travers ses révoltes, a laissé debout un principe moral sur lequel les grands peuples des deux mondes ont reconstruit l’État et la société. La Réforme a été supérieure, parce que, tout en procédant, elle aussi, d’idées abstraites et tout en s’insurgeant contre la tradition, elle n’a pas rompu d’un coup avec tout le passé, mais fait au contraire appel au passé dans ce qu’il avait de meilleur. Elle a été supérieure, parce que, tout en renversant brutalement ce qui lui barrait la route, elle n’a pas tout démoli systématiquement et s’est gardée de faire table rase. Sa supériorité, en un mot, vient de ce qui semble son infériorité, de ce qu’elle a été bornée. Par là, elle a, en partie, échappé aux maux inséparables des révolutions : elle n’a pas tout stérilisé en prétendant tout régénérer.

« Quant à la Révolution française, qu’en est-il sorti et quel en sera le dernier terme ? Après un siècle, elle n’a pas encore su s’incarner en institutions vivantes ; elle en est toujours à chercher à tâtons sa forme définitive. Sera-ce la République parlementaire ou démocratique ? Mais est-il certain que la république soit une forme de gouvernement supérieure ? N’est-ce pas plutôt une forme de gouvernement arriérée, enfantine, ne convenant qu’aux sociétés en bas âge ? Quand la république et la démocratie seraient la forme ultime de la Révolution, êtes-vous sûrs que leur triomphe soit définitif ? que le gouvernement populaire, qui n’a pu suffire aux sociétés antiques, doive longtemps satisfaire les sociétés modernes ? Tout ce que je vois m’en fait douter. La démocratie est une reine capricieuse ; Christine de Suède n’était pas plus fantasque ; il se pourrait que de lassitude elle abdiquât spontanément, — cela s’est vu déjà, et que la civilisation en revînt aux grandes monarchies administratives. Nous en perfectionnons le type en Allemagne. C’est peut-être encore la meilleure manière de faire régner la Raison ; mais est-ce à la Raison, à la Raison abstraite, maîtresse de quintessence et artisan de discorde, que doit appartenir le gouvernement des sociétés ? ce qu’on appelle le règne de la Raison n’est trop souvent que le règne de l’idéologie ; l’utopie ou la rhétorique gouverne en son nom. C’est, en politique plus encore qu’en philosophie, une souveraine pro forma dont le pouvoir est usurpé par les sophistes. Ce qu’il faut à l’humanité, parvenue à l’âge adulte, ce n’est point, comme le voulait 1789, le règne de la Raison, mais celui de la Science ; et le règne de la Science, ce n’est pas la France qui l’inaugurera. Si un peuple y semble prédestiné, c’est l’Allemagne ; Renan l’a dit ; non que nous rêvions le gouvernement des académies ou des universités. Le règne de la Science, n’est-ce pas ce que la Prusse a plusieurs fois essayé, sous Frédéric II, comme au temps de Hardenberg et de Humboldt ? N’est-ce pas ce qu’elle tente aujourd’hui, avec Bismarck et les Kathedersocialisten, au profit des masses ouvrières et du IVe état ? Car, à l’insu de nombre de Français, il s’ébauche paisiblement, dans l’Allemagne unifiée, une révolution sociale autrement importante pour l’avenir de l’humanité que l’émancipation du tiers-état effectuée en France. Si, Dii omen acertant ! la science et le génie y devaient échouer, l’Allemagne risquerait fort d’avoir son 1793, et alors, gare à l’Europe ! Elle pourrait Voir ce qu’est une révolution conduite méthodiquement, avec la solidité et la persévérance germanique. Heine vous en a avertis, quoiqu’il ne fût qu’un petit juif à demi francisé : devant une révolution allemande, la révolution française ne serait qu’un jeu de pygmées ! »


Après l’Allemand, vint un Italien, le commandeur R.., député au parlement, avocat en renom, jurisconsulte d’autorité ; sa parole était chaude, colorée, non sans quelque emphase méridionale. « Depuis 1789, les Italiens ont, eux aussi, parcouru bien du chemin, et ils reconnaissent volontiers que la révolution française leur a aplani la route. La principale conséquence de la Révolution, ce qui en fait un événement européen, c’est le risorgimento et la reconstitution des nationalités modernes. Ce sera là surtout son titre dans l’histoire. La Révolution a été la trompette qui a sonné le réveil des nationalités. Est-ce à dire qu’elle nous ait vraiment ressuscites, que sans elle l’Italie fût restée à jamais au sépulcre ? Nullement. Pour être au tombeau depuis des siècles, l’Italie n’était pas morte ; elle respirait encore sous la lourde et double pierre de la domination étrangère et de l’absolutisme clérical. La Révolution française n’a pas créé le sentiment national italien ; elle a facilité la réalisation de l’idéal national, idéal qui, bien qu’obscurci, lui était antérieur. M. Crispi l’a dit : c’est, en nous, que nous avons trouvé le germe de notre régénération. Qui a donné à l’Italie la conscience d’elle-même ? Ce n’est ni la révolution qui nous découpait en minces republichette, ainsi que les tranches d’un gâteau de Savoie ; ni l’empire qui semblait ne Voir dans l’Italie qu’une riche étoffe à tailler des manteaux royaux. L’idée de l’indépendance, l’idée de l’unité, sont aussi anciennes, chez elle, que la servitude et le morcellement. Dante et Pétrarque en ont été les prophètes. Machiavel, à la fin d’il Principe, semble prédire Garibaldi et décrire l’entrée de Victor-Emmanuel dans les villes qui s’ouvrent au nom de l’Italie. Nous sommes la plus ancienne nationalité de l’Europe. Il y avait une Italie, alors qu’il y avait à peine une France. Elle existait dans la tête de ses penseurs et dans le cœur de ses poètes, avant que les Français n’eussent nettement conçu la patrie française. Et la tradition ne s’en est jamais perdue. Effacée au XVIIe siècle, elle reparaissait au XVIIIe. A Florence, à Naples, à Milan, nos philosophes, nos économistes, dédaigneux des spéculations de cabinet, travaillaient à refaire une Italie en refaisant un peuple italien. Déjà on rêvait, autour de la maison de Savoie, de confédération italienne ; déjà Giannone avait attaqué la monarchie pontificale. Longtemps avant 1789, Verri, dans son Café, dissertait sur l’unification nationale, et Alfiecri exaltait en mâles vers romains le patriotisme italien. Si notre peuple accueillait avec enthousiasme la révolution française, c’est qu’il en attendait l’affranchissement de la patrie. Nous ne lui demandions que d’appliquer chez nous ses propres principes ; De nos déceptions vint la réaction anti française : le Misogallo d’Alfieri, le Jacopo Ortis de Foscolo.

« Alors même qu’elles paraissent le contre-coup de celles de France, nos révolutions sont fort différentes. L’esprit, comme le but, est tout autre. Au lieu de rompre avec le passé, nous cherchons à nous rattacher au passé, là même où il semble nous manquer. N’ayant pas de monarchie nationale, nous en créons une. Si nous sommes contraints de couper le fil de l’histoire, nous nous ingénions à le renouer. Nous avons de trop grands ancêtres pour les oublier volontiers. Nous sommes toujours plus Latins que Celtes. Nous nous défions des théories ; nous nous en servons sans en être dupes. Nous n’avons que faire des modèles de l’étranger : nous trouvons tout dans nos traditions de l’antiquité ou du moyen âge. République, démocratie, gouvernement de la bourgeoisie ou de la plèbe, du popolo grosso, ou du popolo minuto, nous avons tout essayé, des siècles avant la France. Les expériences qu’elle fait, depuis cent ans, passant d’un gouvernement à un autre, nous les avons faites quanti nous étions enfans, et nous n’avons pas envie de recommencer les écoles de notre jeunesse.

« Que nous a apporté la Révolution française ? Est-ce l’idée de la souveraineté du peuple ? Mais c’est là, chez nous, une vieillerie, une antiquité. On n’a pas besoin de fouilles bien profondes pour la retrouver dans les ruines du Forum, ou sous les tours de nos communes de Toscane, Nous l’avons vue à l’œuvre, en grand et en petit, dans la république romaine et dans nos républiques municipales, et, chaque fois, à Florence comme à Rome, nous l’avons vue aboutira la tyrannie, au principat. La souveraineté du peuple est une notion toute latine. Elle est l’âme du droit romain, la base du pouvoir impérial. Le Digeste le dit expressément : Tous les droits et la puissance du peuple romain ont été transférés au dépositaire de l’autorité impériale. Kl cette délégation s’est faite, au temps d’Auguste, par une série de lois et de sénatus-consultes, selon les formes usitées. Ainsi, en France, la Révolution française aboutit à l’empire français. Après avoir transporté la souveraineté du roi au peuple, la révolution l’a déléguée à un général. L’imperium passant du peuple à un homme, on a l’imperator. La Révolution de 1789 n’a été qu’un commentaire de la loi établie par Vico, et la république de 1889 semble vouloir en donner une démonstration nouvelle.

« Qu’on y regarde bien, on verra que la Révolution française nous a fait plus d’emprunts que nous ne lui en avons fait. D’où vient l’idée de l’unité, si importante et si fatale par l’abus qu’en firent les Jacobins ? De Rome, la grande maîtresse d’unité. D’où, la notion de l’Etat et de l’omnipotence de la collectivité ? — De Rome encore. — D’où, la raison d’Etat et l’érection du salut public en suprema lex ? — Toujours de Rome, et cette doctrine romaine, c’est l’Italie qui l’a remise en honneur à la Renaissance ; c’est Machiavel qui en donne la théorie. Il y a plus, ce qui fait, semble-t-il, le titre propre de la Révolution française, l’égalité civile, cela aussi vient de Rome. On a dit que la Révolution se résumait dans le Code civil ; or, de quoi s’est inspiré le Code civil ? — Du droit romain ; de ce droit, ennemi des privilèges, qui avait établi l’égalité civile de la femme et de l’homme, du plébéien et du patricien, du provincial et du romain. La Révolution a voulu inaugurer le règne de la Raison ; mais le droit romain n’a-t-il pas été appelé la raison écrite ? La Révolution a prétendu substituer le droit de la nature à la tradition et à la coutume, mais le droit romain n’est-il pas l’expression la plus haute du droit naturel ? Aussi est-ce justice que votre code civil, code latin d’inspiration, ait reçu le nom italique de Napoléon. Papinien et Ulpien ont été les ancêtres et les maîtres des Tronchet et des Portalis, et ce n’est point par hasard que les légistes ont été les principaux artisans de la Révolution, que tout ce qu’elle a fait, ou défait, l’a été par leurs mains. Les légistes de la Constituante, de la Convention, du Conseil d’Etat étaient les héritiers de ceux de Philippe le Roi. Ils avaient le même idéal ; ils avaient également bu à l’antique fontaine. Remontez le cours des âges, suivez le ruisseau jusqu’à sa source, vous arriverez à l’Université de Bologne.

« La Révolution française se fait gloire d’avoir aboli la féodalité ; mais, quand elle a été renversée par la Révolution, la féodalité tombait de vétusté. Il y avait des siècles qu’elle était sapée par nos légistes. Le droit romain a été le bélier avec lequel la féodalité et les institutions du moyen âge ont été battues en brèche. C’est lui qui a démantelé les châteaux-forts et abaissé les ponts-levis. La Révolution n’a abattu que des ruines. Les murailles de la Bastille ne tenaient plus debout ; pour les jeter bas, il n’y avait pas besoin d’un tremblement de terre : la main d’un enfant y eût suffi. En les démolissant, il eût fallu au moins n’ensevelir personne sous leurs décombres. Les maux de la Révolution vinrent, en partie, de la disproportion entre l’œuvre et l’effort, entre la faiblesse de l’ancien régime et les forces soulevées pour le renverser. La Révolution, lancée dans un furieux élan contre une société en ruines, dépassa le but et alla rouler dans le sang.

« Démolir était facile ; reconstruire, moins aisé. Quand la France a refait sa maison, sur quoi a-t-elle bâti ? Sur la tradition latine, avec des matériaux antiques, suivant un plan romain, et encore par des mains italiques. La vieille Rome a été la carrière où Napoléon a pris les pierres de la France nouvelle, à peu près comme les neveux des papes édifiaient leurs palais avec le travertin du Colisée. Guerrazzi en a fait la remarque : la Révolution française n’a eu que deux grands hommes : un pour l’ouvrir, un pour la fermer, et tous deux, Riquetti de Mirabeau, comme Napoléon Buonaparte, portaient un nom italien. Ce pourrait être un symbole : la tradition romaine avait préparé la révolution, la tradition romaine devait la clore.

« La Révolution française se vante d’avoir sécularisé la société et introduit la raison dans le gouvernement des peuples. Est-ce bien la Révolution, ou n’est-ce pas plutôt la Renaissance qui a marqué l’avènement de la Raison dans l’histoire ? Pour qui suit la filiation des idées, aucun doute. A la Renaissance remonte l’affranchissement de l’esprit humain, dans l’art, dans la politique, dans la science. La Réforme, qui prétend s’en faire honneur, n’est elle-même qu’une fille maussade de la Renaissance ; c’est le contre-coup de l’humanisme, une application de la critique et de l’esprit d’analyse aux livres sacrés. C’est la Renaissance qui a été l’émancipatrice de l’esprit moderne, en ruinant la philosophie scolastique, en même temps qu’elle ébranlait le système féodal. Nos paisibles humanistes ont été les pionniers de la Révolution, aussi bien que de la liberté de penser. Nos philosophes, les Bruno, les Campanella, ont revendiqué les droits de la Raison et de la Nature, avant les Français ou les Anglais. Nos savans, Galilée et son école, n’ont pas attendu votre XVIIIe siècle pour révolutionner le système du monde, détruire la conception géocentrique de l’univers et ramener l’homme à une saine notion de sa place dans la nature. La Révolution était tout entière en germe dans la Renaissance. L’Italie eût été libre du joug des barbares que de ce mouvement intellectuel, scientifique, philosophique, autrement large que celui du XVIIIe siècle, il serait sorti une transformation politique, sociale, religieuse, autrement féconde que celle de 1789. La révolution eût été accomplie deux siècles plus tôt, par une nation plus maîtresse d’elle-même, plus mesurée, plus pondérée, plus artiste, partant plus apte à concilier les contraires. Le malheur de l’Europe est que la Révolution, virtuellement contenue dans la Renaissance, a été effectuée à coups de proscriptions et de guillotine, par un peuple sans expérience, impatient, emporté, immodéré, plus généreux que sage, plus passionné que réfléchi, ayant plus d’enthousiasme que de jugement, plus de fougue que de ténacité, facilement dupe des formules et des abstractions. Les triomphes et les mécomptes de la Révolution, ses élans comme ses chutes, sont venus, pour une bonne part, de la furia francese. On a dit que la Révolution avait produit tous ses mauvais effets en France, tous ses bons effets au dehors. C’en est une des raisons. En France, la Révolution a été comme un torrent dans des roches friables, ravinant et déracinant tout sur son passage : on n’a pas encore su en régulariser le lit. Au dehors, en s’éloignant de sa source, en rencontrant des terrains plus consistais, elle a perdu de son impétuosité ; il a été plus facile de l’endiguer. Je bois à la canalisation de la Révolution. »


Après l’Italien, vint un Grec, secrétaire du Sylloge de Constantinople, correspondant de l’Ephimeris et autres feuilles helléniques. — « La Grèce aussi a sa dette envers la Révolution française et envers la France. La Révolution a hâté notre résurrection nationale, et la France a secondé nos palikares de ses poules et de ses soldats. Mais, en faisant acte de philhellénisme, la France moderne n’a guère fait que nous rendre ce qu’elle avait reçu de nos ancêtres, car la Révolution française doit assurément plus à la Grèce que notre glorieuse révolution hellénique ne doit à la France. Pour remonter à l’inspiration première de la Révolution, il faut sauter par-dessus vingt-cinq siècles. La Renaissance revendique l’initiative de l’affranchissement de l’esprit moderne, mais d’où vient la Renaissance ? Des Grecs. N’est-ce pas nos savans échappeé de Byzance, avec leurs glossaires et leurs manuscrits, qui ont ranimé l’Occident et renouvelé ses écoles ? Le flambeau de la Renaissance s’est allumé à notre torche qui s’éteignait. Les véritables libérateurs de la pensée européenne, bien plus, les vrais maîtres de la Révolution, ce sont nos poètes, nos philosophes, nos historiens découverts par les humanistes, car ce n’est pas seulement d’une manière indirecte, à travers la Renaissance, que le génie grec a agi sur la Révolution, c’est, non moins, d’une manière immédiate, par les souvenirs et les exemples de la Grèce antique. La source de votre Révolution est dans le lit desséché de l’Hissus. C’est à nos républiques que ces Galates du XVIIIe siècle ont tout pris : maximes, procédés, droits du peuple, haine des tyrans, liberté, égalité. L’ombre de nos héros planait sur les assaillans de la Bastille et des Tuileries. Tyrtée a soufflé Rouget de Lisle. C’est Léonidas et Thémistocle qui ont recruté les volontaires de 1792 et pointé les canons de Valmy. C’est Harmodios et Aristogiton, de compagnie avec Brutus, qui ont décapité Louis XVI et jugé Marie-Antoinette. — A quoi bon une monarchie ? se disaient les jeunes patriotes : les républiques de l’antiquité se passaient bien de rois. — La Révolution, à ses heures les plus tragiques, semble n’être qu’une copie, j’oserais dire un pastiche de l’ancienne Grèce. Les hommes de la Convention ne s’en cachaient pas ; ils se proclamaient nos élèves, ils s’étaient donné comme modèles Athènes et Sparte. Quel est le législateur qui demandait à la Bibliothèque les Lois de Minos ? La grande différence entre les Girondins et les Jacobins, c’est que les uns voulaient une république à l’athénienne, les autres une république à la Spartiate avec le brouet noir. Entrez au club ou à la Convention, on se croirait à l’Agora ou au Pnyx. Les orateurs n’ont à la bouche que Lycurgue, Solon, Miltiade, Aristide, Epaminondas, Thrasybule, Démosthène, Phocion, Philopœmen. Notre histoire est la clé de leurs discours. A les entendre, on dirait d’échappés de collèges, tout frais émoulus de leurs classes, qui veulent ressusciter Sparte ou Athènes. Ils s’y essaient, avec une naïveté juvénile, coupant les têtes récalcitrantes. Ils se drapent en Grecs ; pour se grandir, ils chaussent le cothurne ; ils appliquent sur leur visage le masque scénique ; ils enflent leur voix. La Révolution ressemble à une tragédie classique jouée par des éphèbes qui s’identifient avec leurs personnages, jusqu’à tuer et à mourir pour de bon. Jacobins ou Girondins ont quelque chose de théâtral ; ils sont en scène ; ils semblent souvent moins des hommes vivans, des Français de Paris ou de Bordeaux, que des figurans, des acteurs déclamant une pièce, écrite en d’autres temps pour un autre pays. Ils semblent n’être pas eux-mêmes ; c’est que ce sont des imitateurs. De là leur infériorité vis-à-vis des grands hommes des révolutions d’Angleterre ou d’Amérique ; ils jouent leur rôle de leur mieux ; mais c’est un rôle, et l’on n’est qu’à demi surpris lorsque, le rideau tombé, on voit ces fiers républicains reparaître en courtisans de l’empire.

« Un maître l’a dit : la révolution a été le produit de l’esprit classique. Il n’y a pas à s’étonner si elle a voulu en revenir aux mœurs antiques, substituer le tutoiement aux formes de la politesse moderne, ramener les modes et la toilette des femmes à la simplicité grecque, remplacer les paniers de Marie-Antoinette par la tunique fendue de Mme Tallien, restaurer, sous le couvert de la déesse Bai-son, notre culte et nos fêtes païennes. Peinture, sculpture, ameublement, poésie même, tout n’était-il pas à l’antique ? N’était-ce pas le temps où André Chénier ressuscitait les ïambes d’Archiloque après avoir soupiré des élégies ioniennes ? où David remettait partout en honneur ce qu’il croyait le style grec ? Le Jeune Anacharsis avait, dès 1789, donné aux Parisiens une Grèce en biscuit de Sèvres ; et Mme Roland n’a-t-elle pas écrit que, en pensant à Athènes, elle se dépitait d’être Française ? Et chez Mme Roland et les plus nobles intelligences, cette grécomanie n’était pas toute de surface. Un Grec, Plutarque, a été le grand directeur des âmes. Leurs plus hauts sentimens, les hommes de la révolution les ont puisés chez Plutarque ; il a été leur bréviaire, leur Bible. Mme Roland, jeune fille, l’emportait à la messe en guise de Semaine sainte ; et, enfermée à l’Abbaye, c’était avec lui qu’elle se préparait à l’échafaud. Ce que les Français d’alors ont su le mieux faire : mourir, ils l’avaient appris de Plutarque. Ils mouraient en anciens, les uns en stoïciens, les autres en épicuriens, quelques-uns en cyniques, presque tous en disciples de nos philosophes. Qu’était leur vertu, cette vertu dont le nom revenait sans cesse dans leurs discours ? C’était la vertu antique, la vertu du citoyen qui s’allie sans trop de peine aux vices privés, la mâle arête chantée par Aristote, ou, selon la définition de Montesquieu, l’amour de la patrie ramené à l’amour de l’égalité. De même, qu’était pour eux la liberté, si ce n’est la liberté antique, qui se confond avec la souveraineté du peuple, liberté collective, qui consiste à n’avoir d’autre maître que le peuple, et qui, en fait, peut s’allier à la pire servitude ?

« Par son idéal politique, par son système d’éducation, voire par ses remaniemens de propriété et ses luttes de classes, la Révolution a été une imitation de l’antiquité. Elle a voulu refondre l’homme moderne dans le moule classique. C’est ce que faisait Saint-Just dans ses Institutions ; ce que rêvait déjà Rousseau dans son Contrat social. Réédifier la société en ne consultant que la raison, à l’instar de nos législateurs historiques ou légendaires, telle a été la prétention et l’erreur de la Révolution. A nos anciens législateurs ou philosophes, il était loisible de construire des républiques aux institutions symétriques, d’une ordonnance régulière comme un temple dorique. Cela était singulièrement plus facile à l’antiquité, dans des cités nouvelles aux étroites murailles, sans passé ni tradition. Encore nos législateurs n’osaient-ils toucher à tout et croyaient-ils prudent de mettre leurs lois sous la protection des oracles. Quelle différence entre la cité grecque et le royaume de France ! Comment faire entrer l’un dans la forme brisée de l’autre ? L’entreprise était chimérique. Pour qu’elle réussît, il eût fallu effacer vingt siècles, supprimer la croix du Christ, recréer le Français à neuf, simplifier l’homme moderne, c’est-à-dire l’écourter, le mutiler dans ses idées, dans ses mœurs, dans sa conscience, dans tout ce que lui avaient ajouté cent générations. Les jacobins l’ont tenté, ils ont échoué ; en vain ont-ils coupé la France en morceaux, lui appliquant le procédé conseillé par Médée aux filles de son ennemi pour rajeunir leur père. Les Français eussent mieux connu la Grèce, qu’ils eussent renoncé à faire de la France une cité antique. Ils auraient appris de Thucydide et de Xénophon à se défier de l’humeur de Démos. Que ne savaient-ils un peu de grec et n’avaient-ils pratiqué nos auteurs ! Aristote et Polybe leur eussent enseigné que le meilleur gouvernement est un gouvernement mixte. Nous l’avions découvert il y a deux mille ans ; mais l’expérience des anciens est perdue pour les modernes. L’histoire de l’Europe est en raccourci dans celle de la Grèce antique : puissent la France et l’Occident ne pas finir comme la Grèce ! »


Au Grec succéda un ecclésiastique hispano-américain, délégué de la république de l’Equateur, professeur d’histoire et d’éloquence sacrée au séminaire de Quito. Il parlait avec solennité, pur sentences, en homme accoutumé à enseigner au nom de la vérité infaillible. « Dans toutes les choses humaines, dit-il, il y a, depuis la chute, le bien et le mal. Le mal, dans la Révolution, vient du paganisme, ancien ou moderne, des Grecs, des Romains, de la Renaissance ; le bien vient de l’Évangile. La vraie Révolution a été inaugurée, il y a dix-huit siècles, sur les collines de Galilée. Les idées de justice et de liberté sont la semence du Christ ; mais Satan a passé, il a semé l’ivraie au milieu du froment, et l’ivraie a étouffé le bon grain. On accuse l’Église d’être l’ennemie de la Révolution ; c’est que la Révolution a méconnu l’Église et son Christ. Nous n’étions pas les ennemis de la Révolution à l’aurore de 1789 ; les cahiers du clergé réclamaient toutes les réformes légitimes : l’abolition des privilèges, la liberté et l’égalité civiles. Les curés, c’est-à-dire la portion la plus évangélique du clergé, se joignaient au tiers pour constituer l’assemblée nationale. Ils sentaient, ces curés dont la Terreur allait faire des martyrs, que les nouveaux principes découlaient du christianisme. L’Évangile est le vrai code des droits de l’homme. L’idée même du droit est une idée chrétienne. L’esprit du Christ, fermentant au milieu du monde, y a fait lever des notions qui n’étaient pas du monde. Liberté, égalité, fraternité, cette sublime et spécieuse devise semble dérobée à nos saints livres. Toutes ces nouveautés se trouvent dans nos antiques paraboles. La Révolution, en s’en emparant, n’a fait que les déformer sous les influences païennes. L’Evangile a proclamé la liberté des enfans de Dieu. « Vous n’êtes pas des fils de servitude, » a dit saint Paul. — « Que l’égalité s’établisse, » écrivait le même apôtre aux Corinthiens. — « Vous êtes des frères, tous membres du même corps, » a dit le Sauveur. L’idée d’une réforme sociale embrassant tous les hommes, les appelant tous à s’asseoir autour de la même table, est une idée évangélique. En ce sens, la Révolution n’est qu’un effort pour appliquer aux sociétés les maximes de l’Évangile. L’Évangile est le manuel de la saine démocratie. « Soyez bons chrétiens, et vous serez bons démocrates, » disait le futur pape Pie VII, alors évêque d’Imola, à ses ouailles des Romagnes. Des jacobins ont osé imprimer que Jésus était un sans-culotte. Leur blasphème cachait une vérité : Jésus, le fils du charpentier, est venu relever les humbles, les petits, les opprimés. Quand Robespierre déclarait à la Convention que la morale prêchée par le Christ était analogue aux principes de la Révolution, quand il vantait « la doctrine sublime de vertu- et d’égalité enseignée par le fils de Marie, » Robespierre rendait hommage à la vérité. On l’a dit, la Révolution n’est que de l’Evangile aigri.

« L’Église, par sa constitution même, offrait au monde le modèle d’une cité idéale, d’une société parfaite, fondée uniquement sur la raison et la justice, où les plus hautes dignités sont accessibles aux plus petits, sans distinction de fortune, de caste, de nation ; universelle et sainte république où le principe électif s’est perpétué, où les chefs ne sont que des serviteurs, où les conciles présentent le type achevé des assemblées délibérantes. Et ce que l’Eglise pratiquait pour son propre gouvernement, ses docteurs l’avaient souvent conseillé pour le gouvernement des sociétés humaines. Quand elle enseigne que toute puissance vient de Dieu : Non est potestas nisi a Deo, l’Église entend que l’homme, en tant qu’homme, n’a pas le droit de commander à l’homme. S’ils montrent en Dieu la source de la souveraineté, ses théologiens ont maintes fois professé que le peuple en était le canal. Souveraineté du peuple, contrat, ou, comme ils disent, pacte social, démocratie, droit de déposer les souverains, on retrouverait, chez nos scolastiques, tous les soi-disant principes de 1789 ; moins les sophismes qui en ont fait des erreurs. Saint Thomas ne craint pas d’affirmer que tous doivent avoir quelque part au gouvernement, ut omnes aliquam partem habeant in principatu. Il va jusqu’à admettre le droit d’insurrection contre le tyran infidèle au pacte qui le lie à son peuple. Nos jésuites espagnols, Suarez en tête, établissent que la puissance civile réside dans la communauté ; que, pour qu’elle soit légitimement transmise à un homme, il faut le consentement de la communauté. Beaucoup de ces idées regardées comme nouvelles étaient, au moyen âge, des lieux-communs ; ainsi, en Espagne, en Italie, en Hongrie, en Allemagne, en France même. Voyez, en Espagne, les provinces les plus catholiques et les moins révolutionnaires, la Navarre, le pays basque, ce sont les plus attachées à leurs libertés et à leurs fueros. Dans l’Europe chrétienne, la liberté était ancienne ; c’est le despotisme qui était récent. L’idée que le pouvoir procède du peuple était presque une banalité aux XIVe et XVe siècles. En la reprenant, les états-généraux de 1789 ne faisaient que continuer la tradition de leurs prédécesseurs.

« La Révolution n’est qu’un plagiat, ou, mieux, une parodie de l’Évangile. C’est une contrefaçon diabolique des maximes chrétiennes. C’est Satan déguisé en ange de lumière pour séduire les peuples. En ce sens, la Révolution est proprement démoniaque, satanique. Lucifer s’est emparé des conseils évangéliques, et il les a faussés par l’esprit de révolte. Il a sophistiqué les plus sublimes leçons du Christ, et des vérités il a fait des mensonges. Il a changé le pain en pierre. Liberté, égalité, fraternité, tout a été vicié par la concupiscence de la chair et l’orgueil de la vie. De la sainte liberté des enfans de Dieu, acceptant librement l’autorité de la loi, la Révolution a fait une rébellion contre Dieu, contre la loi morale et l’ordre éternel. De la noble égalité des âmes devant leur Créateur et Rédempteur, égalité idéale, n’excluant pas les hiérarchies nécessaires, elle a fait une égalité matérielle, grossière, niveleuse, aussi contraire à l’ordre naturel qu’au dessein providentiel. De la suave fraternité chrétienne, elle a fait une menteuse étiquette qui ne recouvre qu’égoïsme et cupidité. On juge l’arbre à ses fruits. En repoussant Dieu et son Christ, la Révolution a livré le monde à la compétition des appétits. Au lieu d’agneaux, elle a fait des loups qui s’entre-dévorent. Elle a fomenté les luttes de classes et déchaîné sur les sociétés, uniquement occupées des biens matériels, une guerre sociale sans trêve ni merci. Eritis sicut Dei, disait le serpent. Vous serez pareils à des dieux, a répété la Révolution. Vous n’aurez rien au-dessus de vous ; vous serez à vous-même votre propre loi. L’homme tombé, impuissant à se relever, est par lui-même incapable du bien ; et la Révolution, niant la chute originelle, enseigne que l’homme est naturellement bon ; elle l’émancipe de tout frein spirituel au moment où elle le libère de tout joug temporel. Elle lui parle de ses droits, jamais de ses devoirs. Elle annonce le règne de la Raison et elle repousse le verbe, le Logos éternel, sans lequel l’humaine raison n’est que ténèbres. A la cité de Dieu, céleste idéal planant au-dessus des sociétés chrétiennes, elle prétend substituer la cité humaine, bâtie uniquement sur la raison et la science : pernicieuse utopie d’esprits aveuglés, qui ne voient pas que sans Dieu la terre devient un enfer.

« Ainsi envisagée dans ses erreurs et ses faux dogmes, la Révolution est une hérésie. C’est une hérésie formelle, fondée, comme les autres, sur des vérités incomplètes ou corrompues. C’est la vieille hérésie millénaire, rajeunie par les philosophes, mais non moins enfantine. Ce qu’elle poursuit, sous le nom de Justice et de Progrès, c’est le millenium attendu aux premiers siècles du christianisme, et qu’elle se flatte d’établir sur la terre, non plus avec le secours de Dieu et de ses anges, mais par les seules forces de l’homme. Elle prétend rouvrir à l’humanité le paradis fermé. Elle veut la faire entrer dans la terre promise, sans la colonne de feu qui conduisait les Hébreux. Les hommes ne sauraient se passer de dieux ; la Révolution leur a donné des idoles devant lesquelles fume leur encens : l’Humanité, la Science, le Progrès, l’État. La Révolution est devenue une foi, une religion ayant ses prophètes, ses saints et ses apothéoses, ses prodiges, ses légendes, ses rites, sa liturgie. Elle a son Credo, et le peuple incrédule croit en elle. Elle a beau l’avoir cent fois déçu, il s’obstine à attendre d’elle le renouvellement de la face de la terre, car ce que demande le peuple, ce n’est pas des droits abstraits ou des facultés politiques, c’est le bonheur, c’est la vie, c’est la félicité de l’Éden vaguement entrevu et vainement promis. Hélas ! son rêve de justice et de fraternité universelles, la France le poursuit, depuis 1789, dans des voies qui l’en écartent toujours. Veut-elle réaliser le règne de Dieu sur la terre : Adveniat regnum tuum, la démocratie n’y parviendra, autant que le permet l’humaine débilité, qu’avec le Christ et son Eglise. La Révolution a prétendu avoir les fruits du christianisme sans l’arbre qui les porte. Il n’y a de vraie liberté que sous le sceptre de Dieu. La rénovation de l’humanité doit commencer par la rénovation de l’homme. Les révolutions, la science, la politique, sont impuissantes à transformer les sociétés ; ce qu’il faut d’abord changer, c’est le vieil homme, le vieil Adam, et ce miracle ne peut se faire que par la charité, par l’humilité, par l’abnégation, par la croix. « La vérité vous donnera la liberté, » a dit le Christ. Pour avoir une république idéale, les peuples n’auraient qu’à pratiquer l’Evangile. Pour faire de cette misérable terre une demeure céleste, il n’y aurait guère, en vérité, qu’à appliquer le Sermon sur la montagne. Qui veut refaire une autre société, une autre économie politique, doit commencer par mater les instincts égoïstes. Si la nouvelle reine du monde, la démocratie, veut tenir ses promesses aux peuples, il faut qu’à son tour elle se fasse baptiser et sacrer par l’Église, autrement l’éternel Nisi Dominus s’appesantira sur elle : ayant bâti sa maison sur le sable, elle la verra emporter par la pluie et le vent. Si le vieux continent, imbu de l’antique paganisme, n’entend pas ces vérités, le Seigneur lui retirera son flambeau. Il en sera de l’Europe comme de l’Asie. La direction de l’humanité passera à d’autres ; pendant que les vieilles nations s’enfonceront dans la décadence, des peuples nouveaux fonderont, dans les savanes ou les sierras de l’Amérique, la vraie république chrétienne. »


Amen ! fit en riant le délégué des États-Unis. — Vivent le Paraguay et les jésuites ! répétaient l’Allemand et l’Italien. — Je demande la parole ! s’écria au milieu du bruit un petit homme au nez busqué. On ne savait trop à quelle nation il appartenait, ni à quel titre il assistait au banquet. « Je suis juif, commença-t-il, et, quand tous les peuples maudiraient la Révolution française, nous juifs, nous lui dirions : Hosanna ! C’est elle qui nous a tirés de la servitude, elle qui nous a rendu une patrie. Aussi, tant qu’Israël durera, le nom de la France sera béni. Du vermisseau de Jacob foulé aux pieds par les nations, elle a refait un homme. Et c’était justice, car la Révolution n’a été qu’une application de l’idéal que nous avons apporté au monde. Tout 1789 était en germe dans l’hébraïsme. L’idée du droit et de la justice sociale est une idée Israélite. L’avènement de la justice sur la terre a été le rêve de notre peuple. Pour retrouver la source première des droits de l’homme, il faut remonter par-delà la Réforme et la Renaissance, par-delà l’antiquité et l’Évangile, jusqu’à la Bible, à la Thora et aux prophètes. Nos nabis, les Isaïe et les Jérémie, ont été les premiers révolutionnaires. Ils ont annoncé que les collines seraient nivelées et les vallées comblées. Toutes les révolutions modernes ont été un écho des voix qui retentissaient en Éphraïm. Nous étions encore confinés au ghetto, on voyait encore sur nos épaules la place de la rouelle jaune, que la chrétienté puisait dans nos Écritures les principes vivifians de ses révolutions. De notre Bible a procédé la Réforme ; d’elle se sont inspirés les gueux des Pays-Bas, les puritains d’Angleterre et d’Amérique, s’appropriant jusqu’à la langue de nos juges et de nos prophètes. À la Bible revient le succès des révolutions de ces Anglo-Saxons qui se vantent d’avoir été vos maîtres. Leur supériorité, ils la doivent à un commerce plus intime avec Israël. Les huguenots eussent triomphé en France, et la Bible avec eux, que la Révolution française eût pu éclater un siècle plus tôt et avoir une issue tout autre.

« 1789 a eu beau ne pas procéder directement de l’hébraïsme, les principes de la Révolution ne nous en appartenaient pas moins. Il nous était aisé de les reconnaître : c’est notre main qui les avait lancés dans le monde. Liberté, égalité, fraternité des hommes et des peuples, la Thora leur a donné la seule base solide : l’unité de l’espèce humaine. En enseignant que tous les hommes descendent du même Adam, de la même Eve, la Bible les proclamait tous libres, égaux et frères. Et, comme les principes de la Révolution, ses espérances sont à nous : cette unité, cette fraternité humaine, nos prophètes l’ont montrée dans l’avenir, non moins que dans le passé. Ils en ont fait l’idéal d’Israël. La Révolution n’a été, à son insu, que l’exécuteur testamentaire d’Isaïe. Rénovation sociale, égalité des droits, relèvement des humbles, suppression des privilèges et des barrières de classes, fraternité des races, tout ce qu’a tenté ou rêvé la Révolution a été annoncé, il y a quelque vingt-cinq siècles, par nos voyans. Ils ont prédit une humanité nouvelle, une Sion agrandie où toutes les nations trouveraient place et se reposeraient à l’ombre de la Justice. La reconstruction de Jérusalem, le règne du fils de David décrit en leurs radieuses paraboles, c’est ce qu’a prétendu effectuer la Révolution ; c’est, sous une forme mystique, la régénération et la pacification des sociétés humaines, le règne de la raison, le développement de la richesse et du bien-être, les miracles de l’industrie et de la science qui doivent renouveler la face de la planète. Ce que nos pères nommaient le Messie, vous l’appelez le Progrès. La foi au progrès est une idée juive : le progrès de l’humanité est notre religion. C’est, pour le juif, un devoir d’aider à la réalisation des espérances du messianisme, partant à l’achèvement de la Révolution qui a inauguré l’ère messianique. La cause de la Révolution est la cause de Jacob. Nos rabbins, nos médecins, nos docteurs du moyen âge travaillaient déjà sourdement pour elle, dans leurs sordides écoles. Liberté et égalité, sans distinction de caste, de race, de religion, c’est le triomphe des mieux doués, c’est la domination de l’esprit succédant à la tyrannie de la force. Il n’en faut pas davantage à Israël. Sur les débris des féodalités bardées de fer et des noblesses chamarrées de rubans, s’élèvera l’aristocratie naturelle, la véritable aristocratie des meilleurs, aristocratie de l’intelligence à qui revient de droit l’empire du monde. Ainsi s’accompliront les prophéties et les promesses de Jahvé à son peuple. — Je bois à l’avènement du Messie et à la Révolution émancipatrice de Jacob. »

Ce discours fut accueilli par un grand tumulte ; les quolibets entrecoupaient les protestations. Un député antisémite d’Autriche interpellait violemment l’Israélite, sans pouvoir obtenir le silence. Par-dessus les cris perçait la voix stridente d’un jeune noir de Port-au-Prince, docteur en droit et en médecine des facultés de Paris. « Et nous aussi, vociférait le docteur noir, en frappant la table du poing, nous, maudits en la personne de Chanaan et exilés de la fraternité humaine, nous, dont on osait fonder la servitude sur la Bible, nous avons été affranchis par la Révolution française. Ce que le christianisme n’avait pu faire en dix-huit siècles, la Révolution l’a fait en cent ans. Elle a été la rédemptrice de l’homme noir, votre frère puîné, un cadet qui, peut-être un jour, devancera ses aînés. L’abolition de l’esclavage est le grand titre de la Révolution. Sa gloire est d’avoir proclamé l’égale liberté des races. Non contente d’abolir les distinctions de classes, elle a supprimé les distinctions de couleurs. Grâce à elle, toute une race a été émancipée, et les anciens esclaves de Saint-Domingue, disciples inconsciens de Rousseau, mènent librement, sous les bananiers de Haïti, la vie de la nature. Gloire à la Révolution ! Vive la France ! Vivent les philosophes ! » — « Que le nègre et le juif acclament la Révolution, ils y ont tout gagné, interrompit l’antisémite autrichien ; mais, pour nous, chrétiens de race blanche, de souche indo-germanique, c’est autre chose. Ce dont le noir ou le sémite lui font un mérite est ce qui me la rend suspecte. L’égalité des races et des nationalités a été l’erreur de la Révolution. Des Allemands ou des Anglais ne l’auraient pas commise. Accorder à tous les peuples des droits égaux, c’est mettre en péril les races ou les peuples supérieurs, compromettre l’unité et le progrès de la civilisation. Demandez ce qu’ils en pensent aux blancs de la Caroline ou de la Louisiane. Voyez même chez nous, en Autriche, la deutsche Cultur risque de sombrer sous le flot du slavisme, et la civilisation chrétienne, d’être submergée par le judaïsme. Il nous faut apprendre les grossiers jargons de barbares tribus. Encore, le Tchèque, le Slovène, et toute la séquelle slave, nous sont-ils païens, par la race ou la religion ; mais le sémite ? La Révolution n’a-t-elle été faite que pour établir le règne d’Israël ? Elle a émancipé le noir et préparé l’esclavage du blanc. Sous prétexte de liberté et d’égalité, elle risque de sacrifier les races les plus nobles à la plus cupide, le chrétien au juif, l’aryen au sémite. »

— « Est-ce bien là l’erreur de la Révolution ? répondit en anglais un gentleman hindou, fellow d’Oxford et délégué de l’université de Calcutta. La Révolution a-t-elle vraiment proclamé l’égalité des races ? Si elle l’a fait, nous ne voyons pas que les Français, et les autres Européens, appliquent fort ce principe dans leurs possessions d’Asie ou d’Afrique. L’erreur de la Révolution, autant que j’en puis parler, est peut-être moins d’avoir méconnu les inégalités, que les différences, des peuples et des races. L’inégalité peut se contester, les différences, non. Ainsi, nous, Asiatiques, nous ne nous sentons pas inférieurs à vous, Européens, mais autres que vous. Tout à l’heure, en entendant un Latin, un Grec, un chrétien, un juif réclamer chacun leur part de la Révolution française, je me demandais ce qu’il y avait de fondé dans ces revendications, car, en pratiquant les Européens, je me suis aperçu que les mêmes maximes, les mêmes formules ont des significations diverses, selon les pays et les époques. Nous aussi, Indous, nous pourrions nous glorifier d’avoir devancé 1789. Comment, direz-vous, l’Inde, la patrie des castes ? Oui ; vous oubliez que des montagnes du Népaul est sortie, il y a vingt-cinq siècles, une doctrine qui renversait toutes les barrières de castes. Le bouddhisme prêchait, lui aussi, l’égalité, la fraternité, la tolérance, et prétendait apporter aux hommes la liberté. Du Gange au Jourdain, comme du Jourdain à la Seine, nous pourrions imaginer de secrètes infiltrations à travers les siècles. Certains de vos savans ne l’ont-ils pas supposé pour des dogmes ou des rites ? Mais non, si loin que soufflent les vents de la mer, et si légères que semblent les graines d’idées, je ne prétends rien de pareil. Je sais que dans l’Inde, dans la mystique fleur de lotus des brahmanes, sur les lèvres pâles des disciples de Siddharta, les mots d’égalité, de fraternité, de liberté ont un autre sens, ou un autre sentiment, que dans votre brumeuse Europe. Si jamais nous les interprétons comme vous, ce sera par imitation ; vous nous l’enseignerez peut-être, sauf à vous repentir de vos leçons ; mais nous en sommes encore loin. Votre égalité nous semble une fiction. Votre fraternité nous paraît bornée, étroite ; elle se limite aux hommes, elle n’atteint pas nos humbles frères, les animaux des champs et les oiseaux du ciel. Votre liberté, orgueilleuse et turbulente, est dupe de ce monde décevant d’apparences trompeuses ; elle consiste dans le développement et l’exercice de la personnalité ; tandis que, pour nos sages, la vraie liberté est dans la délivrance du mal de l’être et dans l’anéantissement de la personnalité. Votre Révolution se vante, parait-il, d’être conforme à la raison et à la nature ; mais notre raison ne raisonne pas toujours comme la vôtre, et la nature humaine a moins d’unité que vous ne l’imaginez. »


« Cet Hindou a raison, dit un Suisse, professeur d’histoire naturelle à l’université de Genève. Une révolution est le produit d’un sol, d’un pays, d’une race ; elle est la résultante d’une civilisation, d’un état social, d’une conception de l’homme et de l’humanité. Par cela même, on comprend mal une révolution universelle et définitive, bonne pour tous les pays et pour tous les temps. Le contre-coup de la Révolution française vient de l’unité de l’ancienne Europe, de la similitude de mœurs et d’institutions dans ce que nos pères appelaient la chrétienté. Alors même, chaque peuple a entendu la Révolution, chacun l’a appliquée à sa manière. Notre Suisse en fournirait un exemple, aussi bien que l’Allemagne et l’Italie. Quoi de plus voisin de la France que la Suisse et Genève ? Et cependant, quand l’Helvétie a imité Paris et voulu devenir une petite France, elle n’a guère mieux réussi que lorsque la France a tenté de devenir une grande Genève. Car, si petits que nous soyons, la France du XVIIIe siècle a pris de nous plus d’une leçon : elle nous a fait l’honneur de s’appliquer des formules qui venaient de chez nous. Nous n’avions pas attendu 1789 pour découvrir la liberté. Toute la Révolution est, quatre siècles d’avance, dans la légende de Guillaume Tell. On eût trouvé, dans nos cantons, toutes les sortes de républiques. Quinet l’a remarqué : Genève a fourni à la France l’homme qui a ouvert la Révolution, Necker, et l’homme qui lui a prêté ses théories, Rousseau. Jean-Jacques, qui s’intitulait citoyen de Genève, s’était inspiré de Genève. Le tort de la France a été de prendre pour elle le Contrat social, écrit pour une cité libre à l’étroite enceinte. Je pourrais rappeler (M. Sorel l’a dit avant moi) que Genève a fait, dès 1782, la répétition de la pièce que Paris allait jouer sur un plus grand théâtre. Dans cette révolution genevoise figuraient déjà quelques-uns des acteurs, ou des souffleurs, de la révolution française, Dumont, Reybaz, Clavière, Marat, qui s’essayait au rôle de démagogue. Nous pourrions même réclamer Mirabeau, qui faisait composer ses discours par Dumont ou Reybaz. Mais trêve aux revendications de l’amour-propre national : le moi est haïssable. Nous revient-il, à nous infinies, quelque part dans la Révolution, nous le devons moins à notre génie qu’à l’esprit du XVIIIe siècle dont Genève était un des foyers. Car une révolution n’est pas seulement le produit d’un pays, d’une race, mais aussi d’une époque ; elle tient non moins au moment qu’au lieu.

« La Révolution française est sortie des idées du XVIIIe siècle, or les idées du XVIIIe siècle ne sont plus celles du XIVe. C’est là un point essentiel. Les théories scientifiques et philosophiques professées en 1889 sont tout autres que celles à la mode en 1789. Science et philosophie ont changé : l’autorité des principes de la Révolution n’en serait-elle pas ébranlée ? A tout le moins, ces principes ont vieilli ; ils appartiennent au passé ; ils ne suffisent plus à notre temps ; ils ne sont plus en complète harmonie avec la pensée contemporaine ; ceux qui s’y tiennent aveuglément sont arriérés. Soyons francs : non-seulement nos idées scientifiques, nos théories historiques, philosophiques, politiques, religieuses diffèrent de celles de 1789, mais, à plus d’un égard, elles leur sont opposées.

« Entre la Révolution et la science, ou, si vous le préférez, entre les idées de 1789 et celles de 1889, l’opposition porte sur le fond et sur la forme. Une première remarque : les hommes de la Révolution voulaient reconstruire la société à neuf, sur un plan rationnel, et ils ignoraient la science sociale et les sciences qui lui servent de base : biologie, anthropologie, physiologie. Comment eussent-ils réussi ? Ils ne connaissaient point les élémens de la science qu’ils prétendaient appliquer ; que dis-je ? Ils suivaient une méthode contraire à ses principes, la méthode déductive, syllogistique. Constituans ou conventionnels, ils partaient d’axiomes théoriques. Leurs lois, leurs déclarations, leurs constitutions sont une sorte de géométrie politique. Quoi de plus opposé à l’esprit de notre temps et au véritable esprit scientifique ! De même, la Révolution est essentiellement dogmatique, et rien ne nous répugne comme le dogmatisme. La Révolution a foi dans l’absolu ; elle croit qu’il y a une vérité politique, des dogmes politiques, indépendans des époques, des pays, des races. Quoi de plus étranger encore à nos idées et de moins conforme aux vues de la science moderne ? Nous ne croyons qu’au relatif, au contingent, en politique plus qu’en toutes choses. A cet égard, les hommes de la Révolution sont plus loin de nous qu’ils ne l’étaient des contemporains de. Louis XIV ou de ceux de saint Louis. Sieyès et Saint-Just, imbus, à leur insu, de la vieille logique scolastique, sont la postérité des docteurs en Sorbonne dont ils ont démoli la vieille maison. De même encore, et par suite, la Révolution est idéaliste et optimiste. Pour transfigurer la France et l’humanité, elle croit qu’il suffit de quelques bonnes lois : les moins confians s’imaginent qu’ils n’ont qu’à couper quelques milliers de têtes. Or, ni l’idéalisme, ni l’optimisme ne sont les conseillers des générations actuelles : les révolutions les en ont désabusés.

« Mais sortons des généralités ; quelle est l’idée maîtresse de la science contemporaine ? L’idée d’évolution ; et, par définition, évolution est en opposition avec révolution. La contradiction est dans les termes. Cela est si manifeste que c’en est presque une banalité. Nous croyons que dans la nature, et dans l’histoire des sociétés, comme dans celle du globe, tout se fait graduellement, par développement successif, par une sorte de végétation intérieure ; qu’en toutes choses, le présent procède du passé, comme la branche sort du bourgeon. Or cela est la négation du point de départ et des prétentions de la Révolution. Quand la transformation des espèces ne serait qu’une hypothèse indémontrable, la théorie de l’évolution n’en dominerait pas moins les sciences politiques. Qu’en résulte-t-il ? Que la Révolution, qui se vantait de ramener l’homme aux lois de la nature, a été une violation des lois naturelles ; ou mieux, comme la nature ne laisse pas violer ses lois, la Révolution a été une insurrection contre les lois éternelles de la nature. Quoi de plus contraire à la raison ? Les Titans de la fable étaient plus sages en voulant escalader l’Olympe. Ces lois naturelles, dont ne peuvent s’affranchir les sociétés humaines, l’Anglais, l’Américain, l’Allemand, nous autres Suisses, nous ne les connaissions pas mieux que le Français ; mais nous leur avons obéi d’instinct, par modestie, nous résignant aux lenteurs des changemens graduels, tandis que le Français de 1789 prétendait procéder par bonds, sauter, à pieds joints, d’un état social à un autre, appliquant à la société et à l’histoire la théorie des révolutions brusques que Cuvier appliquait à la formation du globe. 1789 et 1793 croyaient au renouvellement du monde et de l’humanité par les déluges et les cataclysmes. Que dis-je, ils croyaient, en politique, à des créations ex nihilo, à une sorte de fiat du législateur. Tandis que, pour nous, les États et les sociétés, soumis à l’universelle loi du changement, sont, comme toutes choses, in fieri et non in esse, la dévolution poursuivait la chimère d’un État idéal, dont elle n’avait qu’à décréter la réalisation.

« L’idée d’évolution est-elle la seule qui nous sépare des hommes de 1789 ? Nullement ; à cette discordance s’en rattache une autre non moins grave. S’il est une vérité unanimement admise aujourd’hui, c’est qu’une nation, une société est un être vivant, un organisme. Il y a là, pour nous, plus qu’une métaphore ; or, cette conception est l’opposé des idées de la Révolution. Pour elle, la société n’est qu’une machine. Elle étend à l’État, aux peuples, à l’homme même, la théorie mécanique que Descartes imposait à l’univers. De là son dédain de la tradition, de la coutume, de tout le passé ; elle a perdu la notion de la continuité inhérente à la vie. De là sa confiance dans les moteurs artificiels, dans les rouages législatifs, sa foi à la vertu de la loi écrite et à l’efficacité des formes constitutionnelles. Voilà pourquoi, durant la Révolution et depuis la Révolution, toutes les luttes de partis en France portent sur la constitution, comme si, pour avoir un bon gouvernement, il suffisait d’avoir une bonne machine politique. Alors que, pour nous, une société est un corps vivant, ayant ses organes propres, tenant au sol et à l’histoire par des racines profondes et des libres multiples, pour la Révolution, un peuple n’était qu’une poussière de molécules humaines, ou une argile informe, que le législateur devait pétrir et modeler, lui donnant telle figure qu’il lui plaisait. Quoi de plus enfantin ? C’est l’erreur la plus funeste dont un peuple puisse tomber victime. Le miracle est que la France y ait survécu. Comment sa force vitale n’en aurait-elle pas été diminuée ? Représentez-vous-la, cette France, découpée, disséquée toute vivante par des chirurgiens novices qui l’amputent sans scrupule de ses organes essentiels, lui enlevant le cœur ou le cerveau pour leur substituer des ressorts de leur façon, la traitant comme un cobaye de laboratoire, ou mieux s’ingéniant à remplacer chez elle les fonctions de la vie par des opérations mécaniques, la respiration ou la circulation naturelles par une circulation et une respiration artificielles. Comment, après cela, s’étonner de la débilité des institutions françaises ? Au lieu d’être formées d’élémens organiques, de cellules vivantes, élaborées par la nature, ce sont des pièces inertes, fabriquées par la loi, et dépourvues de vie propre.

« Est-ce tout ? Est-ce uniquement l’esprit de la Révolution, sa méthode, ses procédés, sa conception de la société et de l’État qui ne sont plus d’accord avec nos théories scientifiques ? Non, hélas ! c’est aussi, dans une certaine mesure, les principes de 1789, noble héritage dont la France est justement fière. Au lieu de découler directement de la nature, ces principes vont, en réalité, contre le courant des lois de la nature. Sur quoi repose, aujourd’hui, l’idée d’évolution ? Sur le struggle for life, sur la concurrence vitale. Qui ne voit quel trouble jette dans les idées de la Révolution cette lutte pour la vie, imposée aux hommes et aux peuples, comme aux inconsciens du règne animal ou végétal. Liberté, égalité, fraternité, les grands principes en sont tous affectés. S’ils n’en sont pas ruinés, ils ne peuvent plus être qu’un idéal humain, poursuivi à l’encontre de la nature aveugle, et non une application rationnelle des lois naturelles. Si la doctrine de l’évolution a fortifié la foi au progrès, elle en a renversé les données. Le chemin qu’elle lui a marqué est au rebours de celui pris par la Révolution. Non seulement le progrès ne peut se faire par sauts ; mais, dans l’humanité, comme dans tout le monde organique, le progrès ne s’accomplit que par sélection, c’est-à-dire par une élite ; s’il n’exige pas l’élimination des faibles, il veut le triomphe des mieux doués. Rien de plus contraire à la science que le nivellement démocratique et l’égalité absolue ; la nature est aristocratique, elle attend tout des meilleurs. Pendant que la Révolution s’insurgeait contre le principe d’hérédité, la science donnait à l’hérédité une place prédominante dans la nature ; elle en faisait le facteur le plus important du monde organique, l’instrument de transformation et de perfectionnement des êtres vivans. Matérielle ou intellectuelle, toute supériorité a son principe dans la naissance, dans la transmission ou l’accumulation des qualités et des aptitudes. Le darwinisme a fourni des argumens aux partisans de la hiérarchie, de la subordination des organes sociaux et des classes. Pour le transformiste, la spécialisation héréditaire des fonctions serait peut-être le système le plus conforme à la nature. En tout cas, s’il est une vérité démontrée, c’est que les races, les intelligences, les capacités ne sont pas égales, partant qu’on ne saurait considérer les hommes comme des atomes pareils ; que, si la loi ne doit pas créer d’inégalité artificielles, elle doit tenir compte des inégalités naturelles. Et, remarquez-le bien, la loi d’hérédité, à laquelle aucun être vivant ne saurait se dérober, n’atteint guère moins, la motion de liberté, telle que la concevait la Révolution, que la notion d’égalité. Que devient l’idée de Rousseau, que l’homme naît bon, que le peuple est bon par nature ? La science a restauré, à sa manière, le dogme de la chute originelle. L’atavisme a pris la place du serpent de l’Eden. Nos aïeux revivent en nous, et qu’est-ce que les aïeux de l’homme pour le disciple de Hæckel ? C’est l’esclave, le barbare, le sauvage ; c’est la bête et la brute. Après cela, étonnez-vous des mécomptes de la Révolution ! En libérant l’homme du frein de la coutume, elle débridait l’animal qui sommeille dans l’homme ; elle lâchait le loup ou le chacal enchaîné au fond des peuples civilisés. Elle croyait émanciper la raison et elle aboutissait au débordement des instincts.

« Est-ce la peine de pousser plus loin cette analyse ? Il me répugnerait de montrer que l’idée fondamentale de la dévolution, ce qui, en a fait la force et la noblesse, ce qu’elle appelait les droits de l’homme, l’idée du droit elle-même, est peu compatible avec une science qui incline au déterminisme universel et tend à regarder l’homme comme un automate conscient. Mais je m’arrête ; j’en ai dit assez pour faire voir qu’entre la Révolution et la science moderne il y a un secret antagonisme. Une des choses les plus menaçantes pour notre civilisation, c’est précisément cette sorte d’antinomie entre nos conceptions scientifiques et les notions politiques, héritées de la Révolution. Comme les vieilles religions qu’elle a prétendu remplacer, la Révolution est entrée en conflit avec la Science. Après s’être imposée au nom du progrès, la Révolution, ou, si vous aimez mieux, la tradition révolutionnaire, est devenue, à son tour, le grand obstacle au progrès, à l’évolution régulière des sociétés civilisées. Elle se vante d’avoir anéanti tous les préjugés, et elle en a enfanté un nouveau, le préjugé révolutionnaire, le plus pernicieux de tous, parce qu’étant révolutionnaire, il a moins l’air d’un préjugé. Avec sa notion écourtée de la société et de la nature humaine, la Révolution menace l’humanité occidentale d’une brusque rétrogression. Elle est le passé, elle représente une conception du passé essentiellement défectueuse et bornée, et elle prétend garder les clefs de l’avenir. La Révolution nous a affranchis de l’ancien régime ; qui nous affranchira de la Révolution ? Je bois à notre émancipation de l’esprit révolutionnaire. »

Après tant d’étrangers, il fallait bien qu’un Français parlât. Il en était resté quelques-uns dans la salle. Un d’eux se leva timidement, un bourgeois à cheveux gris, à lunettes d’or, un provincial, ni député ni fonctionnaire, un simple bibliothécaire de chef-lieu d’arrondissement, secrétaire d’une obscure société savante. « Messieurs, dit-il, en vous entendant, je me demandais ce qui restait à la France de la Révolution française. Ses fautes peut-être ; mais, si tout le reste est à d’autres, ses erreurs ne peuvent être entièrement à elle. N’importe, j’admets, avec vous, que la Révolution de 1789 a été encore plus européenne que française. Elle a été, si vous le roulez, le terme logique de notre civilisation occidentale, classique, chrétienne. Du Liban aux Alleghanys, chacun y a collaboré. Ce n’est point une rivière qui a jailli d’une source unique ; c’est un confluent : on y distingue les eaux, encore mal mêlées, de fleuves descendus des quatre coins de l’horizon. La révolution vient du plus loin de l’histoire. Elle procède de tout le passé de notre race ou de notre monde. Comment s’étonner de la d’illusion de ses principes ? État, religion, culture classique, tradition, elle sortait de tout ce qu’elle allait renverser. Elle était, en réalité, moins un point de départ qu’un aboutissement, moins un recommencement de l’histoire, comme elle s’en glorifiait, que la conclusion d’une période de l’histoire. A-t-elle ouvert une ère nouvelle, c’est qu’elle a clos une époque. Tout cela, je vous le concède. La Révolution en est-elle amoindrie ? Non, me semble-t-il. Pour n’être pas, ainsi que l’enseigne un magister de village, une sorte de prodige, d’apparition miraculeuse dans l’histoire, la Révolution ne perd rien de son importance. Pour être moins exclusivement française, elle n’en est que plus manifestement universelle : 1789 est bien une date européenne. En diminuant l’originalité de la Révolution, vous en faites ressortir la nature cosmopolite. De même, plus vous lui découvrez d’antécédens historiques, plus elle prend un caractère de fatalité. Comment la considérer comme un accident local, alors qu’on la voit poindre au fond des siècles ? Tout le passé de notre race blanche convergeait vers une révolution de nature abstraite, rationnelle, par là même cosmopolite. Les différens élémens de notre civilisation devaient, en se combinant, produire un mélange détonant, dont l’explosion subite devait faire sauter l’Europe. Mais pourquoi ce mélange s’est-il formé en France ? Personne ne l’a dit.

« À cela plusieurs raisons : la situation de la France au centre de la vieille Europe, et comme sur son méridien intellectuel, l’achèvement de l’œuvre de la monarchie française la plus ancienne du continent, le caractère de notre civilisation éminemment classique, la politesse de notre société et la douceur de nos impurs qui nous donnaient confiance en la bonté et en la raison humaines, et plus encore, l’élan de notre nation, le tempérament du peuple, le génie de sa langue et de sa littérature, de tout temps adonnée aux simplifications et aux généralisations, jusqu’à l’esprit de sa philosophie imprégnée, depuis Descartes, de l’idée de progrès et de la toute-puissance de la raison. On réclamait, tout à l’heure, pour les libres penseurs anglais la priorité des idées du XVIIIe siècle ; on oubliait que, si Bolingbroke, Tindal et Toland ont précédé Voltaire et Diderot, ils ont été devancés par Fontenelle et par Bayle. La France du XVIIIe siècle était un magasin d’idées : si toutes celles qu’elle exposait à l’étalage ne provenaient pas de sa fabrique, c’est elle qui leur attirait les chalands. Elle y apportait une passion qui faisait de sa littérature comme une propagande religieuse. Elle avait l’enthousiasme de l’humanité, la foi dans la raison. Elle croyait que le monde pouvait être régénéré, et elle en eut l’ambition. Imprévoyance, présomption, chimère, tout ce qu’on voudra : il y eut, en 1789, une heure unique dans l’histoire, quelque chose de sublime dans la témérité même de ses aspirations, tenant à la fois de l’impétueuse générosité de la jeunesse qui se lie hardiment à la vie, de la première ferveur d’une religion qui commence, de l’émerveillement orgueilleux du savant qui croit découvrir des vérités nouvelles. Certes, nous avons crié, nos ambitions ont visé trop loin et trop haut, nous avons eu trop de confiance dans notre élan ; nous en avons été punis ; mais nous n’avons pas à en rougir. 1789 a été bien français ; la Révolution a eu les qualités, non moins que les défauts de la race.

« Ces principes nouveaux pour lesquels s’enflammaient nobles et bourgeois, la langue française les avait réduits en formules qui ont fait le tour de l’univers. D’où qu’elles vinssent, les idées de tolérance, de liberté, d’égalité n’ont remué le monde que lorsqu’elles ont été mises en français. Le français a été le véhicule de la Révolution. L’universalité de notre langue, vrai filtre à clarifier les idées, a merveilleusement aidé à la diffusion de nos principes. Ce qu’avaient commencé nos écrivains, nos armées l’ont continué. Sans Voltaire et sans Napoléon, il y aurait encore des serfs en Silésie. Mais les guerres de la Révolution ont moins fait pour la propagation des principes de 1789 que ces principes mêmes. Ils étaient envahissans de leur nature. Il y avait en eux une vertu, un charme, comme en ces paroles magiques auxquelles rien ne résiste : les murs des villes devaient tomber devant eux. Ils étaient de plus grands conquérans que Napoléon : la France n’a été vaincue que lorsqu’ils se sont retournés contre elle. Etant abstraits, ils étaient universels ; ils trouvaient accès dans chaque tête raisonnante. De là surtout le retentissement de la Révolution à travers le temps et l’espace. Aucune vibration historique n’a porté plus loin ; les ondulations en atteindront jusqu’aux extrémités du monde. Pour n’en pas être touché, il faut, à tout le moins, une autre humanité, d’autres races, des cerveaux faits autrement que les nôtres. Transmis à des mondes extra-terrestres, à des planètes où habiteraient des êtres d’une structure mentale analogue à celle de l’homme, les principes de 1789 y feraient des révolutions. En ce sens, la Révolution française est la révolution par excellence ; elle contient virtuellement toutes les autres ; on n’en saurait imaginer dont elle ne porte le germe, lui ce sens aussi, elle est supérieure à la Renaissance et à la Réforme ; elle les dépasse, elle rayonne au-delà. Tandis que, par leur point de départ, la Renaissance et la Réforme n’avaient de prise que sur les peuples de civilisation classique et de religion chrétienne, la Révolution, n’en appelant qu’à la raison, peut atteindre tous les hommes qui se mêlent de raisonner.

« Comme ils sont universels, ses principes semblent immortels. N’est-il pas ridicule de leur accorder l’immortalité dont ils se vantent ? Peu importe : bons ou malfaisans, je ne vois pas comment les tuer. Je ne me les représente pas biffés de l’histoire. Je me figure que, pour conduire les hommes, il faudra les prendre comme enseigne, sinon comme programme. Quelque mal qu’en puisse penser un philosophe, ils resteront inscrits sur le frontispice changeant de nos constitutions politiques. Que la science en conteste la valeur, que la philosophie en montre les lacunes ou les contradictions, la Révolution est comme la religion : les démonstrations scientifiques ne l’entament point. Il perd son temps, le savant qui lui oppose les lois de la nature ; car, s’ils ne semblent pas toujours d’accord avec les lois de la nature, les principes de la Révolution sont conformes aux instincts naturels de l’homme, et c’est ce qui fait leur force. Ils se fondent sur ce qu’il y a de meilleur et de pire dans l’homme ; ils ont, pour eux, ses générosités et ses convoitises. N’allez pas dire au peuple qu’ils sont contraires aux lois de la nature, le peuple ne vous croirait pas : les lois que vous leur opposez sont des lois compliquées, obscures, aperçues par les savans dans le demi-jour de leur cabinet, difficiles à saisir ou malaisées à vérifier pour l’ignorant, tandis que la liberté et l’égalité sont des notions simples, qui répondent à des instincts vivaces, si bien qu’aujourd’hui, tout comme en 1789, elles semblent aux foules des vérités évidentes d’elles-mêmes.

« Ainsi s’explique comment, en dépit des avertissemens de la science ou de l’expérience, les principes de la Révolution pénètrent de plus en plus les sociétés modernes. Lois et constitutions, dans presque tous les États, se modifient dans le même sens. Partout on fait appel à la raison ; on éprouve le besoin de donner aux institutions et à l’Etat des formes rationnelles et systématiques. Le rationalisme politique, qui1 est l’âme de la dévolution, s’insinue jusque chez ses adversaires. Là où l’on ne rompt pas avec la tradition, on demanda à la raison de justifier la tradition. Si enfantine que semble la prétention de faire sortir un gouvernement parfait et purement rationnel d’une humanité imparfaite et déraisonnable, ce rêve hante plus que jamais les cervelles. Notre France, débilitée par la Révolution, ses voisins l’ont tous plus ou moins imitée, avec cet avantage que, venant après elle, ils peuvent se garder des plus manifestes de ses folies. Partout on supprime ou on abaisse le cens électoral ; on appelle à la vie politique un plus grand nombre d’incapables. Partout on prétend établir la fraternité par la loi. Voyez le pays le plus justement fier de ses libertés, celui qui avait bâti sa grandeur sur le solide béton de la coutume : l’Angleterre est en train de remanier toutes ses institutions. L’imposante façade de sa constitution à triple étage est encore debout, mais ce n’est plus qu’une façade ; derrière tout est changé ; les bases mêmes du gothique édifice sont ébranlées. Le pouvoir est passé au nombre ; les privilèges des groupes, des corporations, des localités disparaissent. C’est que les principes de 1789 ont traversé la Manche ; ils ont fait ce qu’avait en vain tenté Napoléon. Comme les Normands du Bâtard, nos idées sont en train de conquérir l’Angleterre. Le rêve inconscient des radicaux anglais est de faire de l’aristocratique Albion une sorte de France insulaire, avec suppression du droit d’aînesse, suffrage universel, paysans propriétaires et institutions symétriques. Ils nous copient, à leur insu, parce qu’ils obéissent aux mêmes principes. Sous cette impulsion nouvelle, la vieille Angleterre est reconstruite pièce à pièce, au risque d’en détruire les supports séculaires et de faire crouler le lourd édifice de la puissance britannique.

« La grande différence entre la France et l’Angleterre, c’est que la révolution que l’une a effectuée d’un coup, l’autre l’accomplit petit à petit. Ce que la première a fait en un an, la seconde ne l’a pas encore fait en un siècle. Là est le principal avantage de l’Angleterre. Et ce qui est vrai des Anglais l’est des Allemands. Anglais ou Allemands, leur marche est plus lente ; mais le terme est le même ; La faiblesse de la France est d’être partie la première ; il y a parfois péril à être en avant. Mais, si elle a plus de révolutions derrière elle, la France en a peut-être moins devant elle. Sa constitution sociale est la plus solide de l’Europe. C’est le pays où il y a le moins d’inégalités naturelles ou artificielles, où la propriété et l’aisance sont le plus répandues, où les préjugés de classes ont le moins d’empire, où le socialisme a encore le moins de prise. Nos révolutions ne sont, depuis la chute de L’ancien régime, que des révolutions de surface ; elles n’affectent le pays qu’en tant qu’elles détraquent la machine gouvernementale. C’est que, si l’œuvre politique de 1789 a échoué, son œuvre sociale a réussi.

« La France, en 1789, a réalisé son vieux rêve : l’absolue égalité des citoyens devant la loi, devant la justice, devant l’impôt. Chaque Français est maître de son intelligence, de ses bras, de sa propriété, de son travail, de sa conscience. C’en serait assez pour ne point crier à l’avortement de la Révolution. Ouvrez les cahiers de 1789 : que réclamait la nation ? Ce que demandait le tiers aux états généraux sous les Valois, ce que l’ancienne France avait poursuivi durant vingt générations : l’égalité civile, la liberté individuelle, le libre vote et la proportionnalité des impôts, l’égale répartition des charges, l’admissibilité de tous à toutes les fonctions publiques, la liberté de conscience, L’unité de loi et de juridiction. Or tout cela est inscrit dans nos codes et entré dans nos mœurs. On demande où sont les conquêtes de 1789 : ces conquêtes, les voilà, et, pour les conquérir, il n’a pas fallu à la France moins de quatre ou cinq siècles d’efforts ; car, en dépit des apparences, jamais révolution ne fut moins improvisée. Et aujourd’hui qu’ils sont en possession de ce qu’ont si longtemps convoité leurs aïeux, libre aux petits-fils d’anciens roturiers, taillables à merci, de faire fi de 1789.

« En réalité, les biens que 1789 nous a légués sont ceux auxquels nos pères tenaient le plus. Pour eux, on l’a dit non sans raison, la liberté politique était surtout la garantie des libertés civiles. Cette liberté politique, qu’ils ont proclamée en droit, ils n’ont pu la fonder en fait. Ils ont su constituer une société ; ils n’ont pas réussi à constituer un gouvernement. Faut-il s’en étonner ? Les peuples, dans leurs révolutions, font rarement coup double, et le Français visait avant tout l’égalité. Est-ce à dire que la société, issue de la Révolution, soit incapable de liberté ? A Dieu ne plaise. La vérité, c’est que l’œuvre de 1789 est inachevée. Sur la société, nouvelle, il reste à fonder un gouvernement. De là les crises périodiques, les révolutions successives de la France moderne. Mais si malaisée et si mal conduite que semble l’entreprise, rien ne contraint à en désespérer. La liberté est dans l’héritage de 1789, et cet héritage ne peut se scinder ; la France n’est pas maîtresse d’en accepter une moitié pour en répudier l’autre. Elle renoncerait, de lassitude, à entrer en possession, de la liberté politique que la renonciation ne serait pas valable. Les principes de 1789 ne lui laissent, pas le choix ; ils ne lui permettront jamais de se reposer longtemps sur l’amollissant oreiller du despotisme.

« Il y a dans ces principes, dans ces droits de l’homme qui excitaient la verve de Burke et de J. de Maistre, comme un ferment qui travaillera toujours les peuples modernes : l’idée du droit. Cette notion du droit, la Révolution française l’a fait entrer dans la conscience populaire, et si téméraires, si ambigus que vous semblent les droits de l’homme, quelque iniquité et quelque insanité qu’en aient tirées l’esprit de système ou les sophismes des courtisans du peuple, c’est là la gloire de la Révolution. Elle a mis le fondement de la liberté humaine dans la conscience de l’homme ; par là, elle lui a donné une base indestructible. En ce sens, la Révolution, qui a tout détruit, a posé une pierre sur laquelle construiront les siècles. Je sais que, pour une certaine science, cette notion du droit n’est qu’une illusion psychologique ou une superstition métaphysique ; mais malheur aux peuples qui laisseront le matérialisme ou le déterminisme leur arracher cette illusion et leur enlever la foi dans le droit ! Quelques griefs contre la Révolution qu’ait la puissance française, ce qui pourrait encore arriver de pire à la France, ce serait de renier 1789. Une France sans idéal serait, pour tous les despotismes, une proie mordant à l’hameçon du bien-être. Le jour où l’homme moderne ne rêvera plus le règne du Droit marquera l’avènement incontesté du règne de la Force, érigée en souveraine légitime des sociétés humaines. Déjà, dans les masses, la révolution n’est que trop infidèle à son premier principe. La démocratie, trahissant l’idée du droit, va réclamant le pouvoir, parce qu’étant le nombre, elle est la force. La restauration de l’empire de la force au profit des convoitises ignorantes, tel serait le dernier terme de la Révolution. Ce n’est pas ainsi que l’entendait 1789. Où est le péril pour le siècle qui vient ? Il est bien moins dans les vagues formules et les abstractions de 1789 que dans la perversion de la Révolution, abjurant sa foi en la liberté et substituant cyniquement les appétits au droit. Son crime, c’est son apostasie.

« De même pour les rapports de peuple à peuple. D’où vient l’apparente stérilité de la Révolution, dans les relations internationales ? De ce que l’Europe, rejetant les maximes de 1789, continue à courber le Droit devant la Force. De la Révolution est sorti le principe de nationalité ; mais ce principe nouveau, qui, en reconnaissant à chaque nation le droit de disposer d’elle-même, devait inaugurer pour le monde une ère de paix, a été faussé par les ambitions nationales ; d’un principe de liberté, on a fait un agent d’oppression. Le consentement des peuples a été jugé inutile aux annexions des conquérans, et, comme par le passé, l’indépendance des nations n’a d’autre garant que le canon. De toutes les déceptions des cent dernières années, c’est peut-être la plus cruelle. Nous croyions toucher au règne de la fraternité universelle, et l’Europe n’est qu’un camp toujours sur le qui-vive. Quel spectacle différent, si l’Evangile de 1789 était devenu la foi du monde ! Ce ne serait pas alors, par une exposition plus ou moins universelle que nous aurions célébré le centenaire de la Révolution ; c’eût été par une fédération des peuples à jamais réconciliés dans la liberté. A quand cette fédération, autrement grandiose que celle du champ de Mars en 1790 ? Hélas ! jamais ce rêve n’a paru plus chimérique. Que faudrait-il pourtant pour changer cette utopie en réalité ? La conversion des peuples et des gouvernemens à l’esprit de 1789.

« Et maintenant, une dernière réflexion : nous célébrons le centenaire de 1789 ; mais cent ans, est-ce un reculement suffisant pour juger une Révolution pareille ? Est-ce assez d’un siècle pour qu’elle ait épuisé toutes ses conséquences, au dedans et au dehors ? On nous a vanté la Réforme : où en était la Réforme cent ans après la diète de Worms ? En Angleterre, comme en Allemagne, elle semblait n’avoir servi qu’à l’enrichissement des seigneurs et à l’absolutisme des princes. On était au début de la guerre de trente ans : le protestantisme encore enfant était menacé dans son berceau. Les pasteurs en fuite devant Tilly ou Wallenstein auraient pu dire, eux aussi, que la Réforme avait fait faillite. Avant de proclamer la banqueroute de la Révolution, il serait peut-être sage de lui faire crédit d’un siècle. Je bois au deuxième centenaire de 1789. Dans cent ans, la Révolution aura peut-être trouvé son moule, l’état moderne, sa forme, et la France, « un cadre national fixe. »

Il était près de minuit, chacun allait se retirer ; on se levait déjà de table, lorsque presque tout le monde se rassit pour écouter un Chinois, en casaque de soie bleue à manches vertes. Sur sa face jaune et glabre il eût été difficile de mettre un âge. C’était un ancien élève de notre Ecole des sciences politiques, qui parlait fort bien le français. « Messieurs, dit-il, en détachant les mots et les syllabes, vous savez qu’en Chine nous ne sommes pas des copistes de l’étranger. Nous laissons cela à nos voisins japonais qui vous empruntent vos institutions comme vos chapeaux et vos redingotes. La Révolution n’aura achevé son tour du monde que le jour où nous aurons coupé notre queue, et ce jour est loin. La Chine n’a que faire des principes de 1789 ; nous avons mieux depuis longtemps. Tout ce qu’il y avait de pratique dans les rêves de la Révolution française, nous le possédions avant que la France n’existât. Notre empire de 500 millions d’âmes est une démocratie paisible, disciplinée, travailleuse, stable, qui, depuis des milliers d’années, a su conquérir et conserver les biens que vos petits États européens poursuivent vainement depuis cent ans. Vous tous, peuples d’Occident, vous n’êtes, près de nous, que des jeunes gens. Nous étions une nation, policée que vous étiez encore des tribus sauvages. Faut-il parler en toute franchise ? Vous nous semblez des enfans turbulens, capricieux, batailleurs, qui avez toujours besoin de changement. Il y a de l’insouciante gaminerie de l’enfance dans vos jeux politiques et vos renversemens de gouvernement. Vos révolutions sont une fièvre de jeunesse. En Chine, au contraire, nous sommes à l’âge adulte, nous sommes mûrs, nous avons renoncé aux jeux coûteux, comme aux songes et aux chimères. Tout ce que la nature humaine comporte de sagesse dans le gouvernement, nous l’avons réalisé, et nous nous y tenons. La Chine est le seul pays constitué sur des bases rationnelles et à la fois traditionnelles ; les deux, pour nous, ne l’ont qu’un. Le règne de la liaison que la dévolution prétendait inaugurer, il est établi chez nous, depuis les Ming. Il a été consolidé par les rites et affermi par la coutume, qui n’est que l’acquiescement à la raison des ancêtres. Vous semblez regarder vos aïeux comme des barbares ignorans ; peut-être ne leur faites-vous pas tort. Les nôtres étaient des sages ; tout notre soin est de suivre leurs leçons. Grâce à eux, la raison et la philosophie ont été nos législateurs ; notre religion même n’est qu’une philosophie. Confucius en savait plus long que toutes vos académies. Vous dites que nous sommes stationnaires ; c’est que notre croissance est achevée, nous sommes arrivés au terme de l’évolution sociale. Notre immobilité est notre sauvegarde ; toute innovation est un désordre dans un pays où il y a harmonie entre les institutions et les besoins, je ne dis pas les aspirations ; un Chinois n’a pas d’aspirations. Cela est bon pour les Occidentaux, et c’est ce qui fait vos révolutions. Votre mal est d’aimer le changement : vous semblez croire que changer, c’est être mieux. Ce qui vous perdra, c’est l’idée du progrès ; en chinois heureusement, il n’y a pas de mot pour cela. Un peuple qui a besoin de changement est un peuple qui n’est pas sain. L’instabilité est, à la fois, la conséquence et la cause du mal social. Rien de semblable chez nous. Aussi Voyez notre longévité. Qui, en Occident, oserait y prétendre ? La première chose cependant, pour les peuples, comme pour l’individu, n’est-ce pas de durer ? C’est à quoi les démocraties semblent peu s’entendre. Comment y avons-nous si merveilleusement réussi ? En donnant à l’égalité une base rationnelle. Chez nous, ni castes, ni classes : pas d’autre aristocratie que celle du mérite. Ce qui, parait-il, vous passionne, c’est la possession du pouvoir, des places, des emplois ; c’est pour cela, m’a-t-on dit, qu’on fait les révolutions ; le reste, les principes, les maximes, n’est qu’une enseigne. En Chine, tous les emplois sont au concours, chacun peut devenir mandarin. Nos pères n’ont pas remis le gouvernement à l’élection, c’est-à-dire au nombre, à l’ignorance, à la brigue, mais à l’étude, à la science. Encore un rêve de vos philosophes que la Chine a réalisé. Nos examens et nos concours assurent le pouvoir aux plus dignes, et, satisfaisant toutes les ambitions légitimes ; ils nous garantissent la paix sociale. En nous conformant à l’expérience de nos aïeux, nous faisons vivre en paix, sur un sol restreint, 500 millions d’hommes. Lequel de vos États occidentaux, avec ou sans les principes de 1789, en ferait autant ? Croyez-moi : la vieille Chine a du bon ; imitez-la. La Révolution ne sera close, et les peuples tranquilles, que le jour où le monde sera une vaste Chine. »


A la boutade du Céleste répondirent des applaudissemens de belle humeur, mêles au bruit des adieux. On se retirait en se donnant rendez-vous au prochain congrès. Il ne restait plus dans la salle que quelques retardataires, groupés, debout, autour d’un jeune Russe, qui, jusque-là, avait gardé le silence, comme s’il eût craint de se compromettre : « Ces Chinois, disait le Russe, en allumant sa dernière papyrox, trouvent que vous êtes des enfans ; à nous autres Slaves, vous semblez des vieillards. Le rôle de l’Occident, latin ou germanique, est fini. La Révolution française est de l’histoire ancienne. Il faudra au XXe siècle autre chose que l’héritage du XVIIIe. Nous pouvons le dire franchement à nos amis de France : nous ne devons rien, nous Russes, à 1789 ; nous n’en attendons rien. En réalité, depuis Pierre le Grand et l’introduction en Russie des arts mécaniques, nous n’avons rien à prendre à l’Europe. La Révolution française ne nous fournirait que des vieilleries ; et comme le disait Aksakof, nous n’avons que faire de la friperie démodée de l’Occident. 1789 n’a donné au monde que des formules et des maximes, c’est-à-dire des mots et des déceptions. La Révolution politique, religieuse, sociale, qu’attend l’humanité, ne viendra pas de l’Occident. L’Occident, quoiqu’en pensent les Célestes, est trop vieux, et ce n’est pas aux vieux à faire les révolutions. Je ne dis pas comme nos slavophiles, que l’Occident est pourri ; mais il est usé, cassé ; il n’a plus la force génératrice, il est impuissant ; ses révolutions stériles en sont la preuve. Il y a de la sénilité dans le solennel radotage de ses parlemens. A l’humanité, il faut du neuf, et c’est aux jeunes à lui en donner. La Révolution française a été la Révolution de l’Occident ; elle n’est que la préface de la grande Révolution. Celtes, Anglo-Saxons, Teutons, Hellènes, Latins, Sémites, ont dit au monde tout ce qu’ils avaient à dire. Le dernier mot, la parole suprême sera prononcée par le Slave, par l’épais et grossier moujik dédaigné des civilisés. Et ce que sera cette parole, personne n’en sait rien ! La Russie sent qu’elle porte les destinées de l’humanité, mais elle ignore ce qui s’agite en elle. Ce qu’elle sait, c’est que les révolutions de l’Europe ont été de surface, qu’elles n’ont touché que les formes, l’extérieur des choses. L’ancienne société détruite, on a rebâti la nouvelle suivant un plan analogue, avec les vieux matériaux, presque sur les mêmes fondations. Mariage, famille, propriété, héritage, lois et morale, on a respecté les bases séculaires des vieilles sociétés. Cela, en vérité, ne valait guère la peine d’inventer la guillotine et de dater de l’ère de la liberté. La Révolution française n’a été qu’une translation de propriétés ; à quoi a-t-elle abouti ? A une aristocratie d’argent plus dure que l’autre, à une féodalité financière sans charges et sans entrailles. Sa triple devise n’a été, pour le peuple, qu’un leurre excitant ses besoins et ses appétits, sans rien pour les satisfaire. Sa liberté et son égalité ne sont que des abstractions : les hommes égaux en droit n’en ressentent que plus durement les inégalités de fait. Dans toute cette Europe renouvelée par la Révolution, les peuples attendent une rénovation nouvelle : et cette rénovation, cette rédemption de l’humanité souffrante, ne peut sortir des principes individualistes de la Révolution française. Aux aspirations des masses, elle ne peut donner une apparence de satisfaction qu’en reniant 1789. Depuis un siècle, elle tourne inutilement sur elle-même. Son principe est épuisé. Ce n’est ni la Raison ni les abstractions métaphysiques qui établiront le règne de la Justice, c’est le sentiment, l’instinct et l’amour. Des noires izbas de nos paysans illettrés sortira une révolution, autrement large et humaine que toutes les révolutions de vos assemblées de bourgeois. Au fond de notre peuple, dans notre mir de paysans, dans notre artel d’artisans, nous avons le germe vivant qui doit renouveler le monde. La liberté, l’égalité, la fraternité, le moujik, hier encore serf, et le cosaque de la steppe les entendent mieux que votre chambre des députés ou votre House of Commons. C’est eux qui, avec ou sans le tsar, feront passer l’Évangile dans la vie des nations, et feront de la terre, rassemblée autour de l’homme slave, une maison habitée en commun par des frères : — Messieurs, à la Révolution prochaine ! » Et levant son verre au-dessus de sa tête, le Russe le lança à terre et le brisa en morceaux.


ANATOLE LEROY-BEAULIEU.