Le Centenaire de Frédéric Ozanam

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Le Centenaire de Frédéric Ozanam
Revue des Deux Mondes6e période, tome 14 (p. 652-663).
LE CENTENAIRE
DE
FRÉDÉRIC OZANAM[1]

Le centenaire de Frédéric Ozanam, qu’on va célébrer dans quelques jours, n’intéresse pas seulement le monde catholique. Le fondateur des Conférences Saint-Vincent de Paul appartient à l’histoire du sentiment religieux et des institutions charitables en France, au XIXe siècle ; mais le successeur de Fauriel à la Sorbonne appartient à l’histoire des lettres. Son œuvre, qui porte si bien sa date et reflète si fidèlement une époque, est un chainon indispensable dans la suite de nos idées littéraires. Elle ne vaut pas seulement comme document et pour l’influence qu’elle a pu exercer ; elle se recommande encore par de brillantes qualités de forme et contient des pages qu’on aura toujours plaisir à relire. Si elle a eu à souffrir du discrédit qui, dans ces dernières années, nous a rendus sévères jusqu’à l’injustice pour tout ce qui touche au romantisme, l’occasion est bonne qui s’offre à nous de la remettre à son rang.

L’homme fut admirable et charmant. A nul autre plus qu’à lui ne s’applique l’éloge d’avoir été de la race des purs. Toute sa vie ne fut consacrée qu’aux soucis les plus nobles et dépensée qu’aux tâches les plus bienfaisantes. Et sur cette destinée si remplie et trop courte plane la mélancolie des existences prématurément brisées... Il était né à Milan de parens lyonnais. Cela explique la double tendance qui caractérise son esprit. On a souvent signalé le mysticisme familier à l’âme lyonnaise : Ozanam est né religieux. Le tourment de l’infini, l’aspiration à l’au-delà, le besoin de tout rapporter à Dieu, sont des traits essentiels de sa nature. A cette piété native se joint un goût de la beauté, un sentiment de l’art qui chez lui n’est pas moins instinctif. C’est la part de l’Italie. A moitié Italien par le lieu de sa naissance et par les origines de sa famille, une nostalgie le ramenait sans cesse vers ce pays, but préféré de ses voyages et de ses études, seconde patrie de son imagination. Religion et beaux-arts, christianisme et littérature, c’est tout Ozanam.

Pour le bien connaître, et pénétrer aussitôt dans son intimité, il faut aller tout droit au séjour qu’il vint faire à Paris, ses études classiques une fois terminées, comme élève de l’École de droit. La partie de sa correspondance relative aux cinq années qu’il passa dans ce Paris en ébullition, où la révolution de 1830 avait échauffé toutes les têtes, est de beaucoup la plus intéressante ; et je ne crois pas qu’on puisse trouver dans aucun recueil épistolaire rien de plus noble et de plus touchant. Ce qui frappe d’abord, dans ces lettres de la vingtième année, c’est la qualité de l’ange de celui qui les a écrites avec toute l’ardeur de la jeunesse, mais d’une jeunesse qui n’est éprise que de perfection morale. Sa bonne étoile avait conduit le petit Lyonnais chez Marie Ampère ; celui-ci, à qui il plut tout d’abord, l’installa chez lui, rue des Fossés-Saint-Victor, et lui donna pour camarade son fils, J.-J. Ampère. En dépit de cette heureuse chance, Ozanam se sent isolé dans Paris ; la grande ville, immense et corrompue, lui inspire une sorte de terreur. Il éprouve le besoin de se grouper avec quelques camarades ayant mêmes convictions que lui, et de former une phalange d’élite qui pourra opposer sa résistance aux mauvais courans du siècle : un but charitable sera entre eux le meilleur gage d’union. Ce fut l’origine des Conférences Saint-Vincent de Paul. « A Paris, écrit Ozanam, nous sommes des oiseaux de passage, éloignés pour un temps du nid paternel et sur lesquels l’incrédulité, ce vautour de la pensée, plane pour en faire sa proie. Nous sommes de pauvres jeunes intelligences, nourries au giron du catholicisme et disséminées au milieu d’une foule inepte et sensuelle... Eh bien ! il s’agit avant tout que ces faibles oiseaux de passage se rassemblent sous un abri qui les protège, que ces jeunes intelligences trouvent un point de ralliement pour le temps de leur exil... Il importait donc de former une association d’encouragement mutuel pour les jeunes gens catholiques, où l’on trouvât amitié, soutien, exemple... Or, le lien le plus fort, le principe d’une amitié véritable, c’est la charité. » En même temps, il organisait, toujours entre jeunes gens, des conférences d’histoire et de droit. Une ardeur généreuse l’enflammait. Quand même on ne partagerait pas les croyances d’Ozanam, comment lire sans émotion des déclarations comme celle-ci, qui jaillit toute brûlante de son cœur : « La terre s’est refroidie : c’est à nous, catholiques, de ranimer la chaleur vitale qui s’éteint ; c’est à nous de recommencer aussi l’ère des martyrs ? » Et comment ne pas saluer avec respect des jeunes gens qui, dans une correspondance familière, s’expriment sur ce ton ?

Les premières visites d’Ozanam avaient été pour Chateaubriand et Ballanche. Il vit Montalembert et Lamennais à la veille de leur départ pour Rome. Il connut Lamartine et Sainte-Beuve. Il s’imprégna de cette atmosphère enfiévrée où les idées les plus contradictoires se rencontraient, prêtes à la discussion, avides de lutte. L’éloquence était le produit naturel de cette société troublée : c’est l’époque des grands cours où se pressait tout le public lettré. La parole de quelques maîtres fameux avait, surtout auprès des jeunes gens, un retentissement énorme ; ces maitres étaient, pour la plupart, des héritiers de la pensée du XVIIIe siècle : allait-on laisser la jeunesse catholique sans orateurs et sans guides ? Ozanam, qui faisait partie de cette jeunesse, qui en était l’un des chefs, sentit le danger et voulut le conjurer. On sait tout ce que peut faire l’initiative d’un seul. C’est à la demande d’Ozanam que s’ouvrent les conférences de l’abbé Gerbet. C’est Ozanam qui présente à Mgr de Quélen une pétition tendant à l’établissement de conférences à Notre-Dame. Il est à peine besoin de rappeler quels devaient être le succès et l’éclat de cette nouveauté. Ozanam le constate avec une joie où n’entre aucune vanité personnelle, mais seulement la certitude d’un service rendu aux idées qui sont les siennes. « Le grand rendez-vous des jeunes gens catholiques et non catholiques, cette année, a été à Notre-Dame. Tu as sans doute entendu parler des conférences de l’abbé Lacordaire. Elles n’ont eu qu’un défaut : d’être trop peu nombreuses. Il en a fait huit, au milieu d’un auditoire de près de six mille hommes, sans compter les femmes... La dernière a été d’une éloquence supérieure à tout ce que j’ai jamais entendu. » L’orateur de Notre-Dame était doué magnifiquement, sans doute ; mais on sait de reste ce qu’un orateur doit à l’auditoire par lequel il se sent soulevé : l’enthousiasme des Ozanam fait en partie l’éloquence des Lacordaire.

Ces années de Paris furent pour Ozanam les plus heureuses de toute sa vie, celles dont il évoquait le plus volontiers le souvenir. De retour à Lyon, il en traçait ce brillant tableau : « Toutes ces humbles scènes de notre vie d’étudians, quand elles me reviennent au demi-jour du passé, ont pour moi un charme inexprimable : les réunions du soir, aux conférences de M. Gerbet, qui avaient un peu le prestige du mystère... les luttes historiques, philosophiques, où nous portions une ardeur de si bon aloi... et cette visite improvisée (à Mgr de Quélen) où nous nous rendîmes en tremblant, où nous soutînmes un si rude assaut, d’où nous sortîmes si émus ; et les premiers débuts de Lacordaire à Stanislas, et ses triomphes de Notre-Dame, que nous faisions un peu les nôtres, et la rédaction de la Revue Européenne dans le salon de M. Bailly, et les vicissitudes de la Société de Saint-Vincent de Paul. Avec cela, les réveillons de Noël, les processions de la Fête-Dieu, les églantines qui fleurissaient si jolies sur le chemin de Nanterre, les reliques de saint Vincent de Paul portées sur nos épaules à Clichy, et puis tant de bons offices échangés, tant de fois le trop-plein du cœur épanché en des conversations que la complaisance de l’un permettait à l’autre de rendre longues... enfin jusqu’aux promenades autour des lilas du Luxembourg ou sur la place de Saint-Étienne-du-Mont, quand le clair de la lune en dessinait si bien les trois grands édifices ! » Je n’ai pas craint d’insister sur ce chapitre de la biographie d’Ozanam. Outre qu’il contient déjà plus que le germe et l’ébauche de ce qui allait suivre, c’est un aspect de la vie d’étudiant qu’ont généralement négligé les romanciers, chroniqueurs et autres peintres des mœurs parisiennes.

Ozanam était avocat ; il plaida ; il plaida même avec succès, Mais il n’avait pas de vocation pour le métier. Il était d’avis qu’il n’est pas de si bonne cause où il n’y ait des torts réciproques, pas de plaidoyer si loyal où il ne faille dissimuler quelques points faibles. Etrange avocat qui eût voulu reconnaître d’abord les torts de son client ! Il fit bien de renoncer. Il fut aussi professeur de Droit, et de Droit commercial encore. L’enseignement lui convenait mieux que la chicane, mais à condition que ce fût l’enseignement des lettres. Il s’y préparait en s’occupant de ses thèses pour le doctorat, dont l’une fut consacrée à la philosophie de Dante. Au mois d’octobre 1840, il fut nommé à la Sorbonne suppléant de Fauriel. Il avait vingt-sept ans. Heureuse époque où l’on ne se méfiait pas de la jeunesse du maître qui va porter la parole devant des jeunes gens !

Ce que fut Ozanam dans sa chaire, un bon juge, J.-J. Ampère, va nous le dire : » Préparations laborieuses, recherches opiniâtres dans les textes, science accumulée avec de grands efforts, et puis improvisation brillante, parole entraînante et colorée, tel était l’enseignement d’Ozanam. Il est rare de réunir au même degré les deux mérites du professeur, le fond et la forme, le savoir et l’éloquence. Il préparait ses leçons comme un bénédictin et les prononçait comme un orateur, » Ce savant professeur était éloquent ; même, au dire de Cousin qui s’y connaissait, il était le plus éloquent des hommes. C’est de cela qu’il porte aujourd’hui la peine. Une autre tendance a prévalu dans notre haut enseignement. L’érudition s’y est installée dans toute sa sécheresse et prétend s’y faire aimer pour elle-même. Mais ses grâces ne sont appréciées que des seuls spécialistes : elles rebutent les auditeurs qui ne sont que des hommes cultivés désireux d’acquérir une plus large culture. L’ensemble du public lettré se détourne de la « nouvelle Sorbonne. » C’est la principale cause de cette multiplication des conférences qui pullulent dans Paris. Souhaitons que le souvenir d’Ozanam soit un argument et une aide pour ceux qui réclament le retour à la forme traditionnelle de l’enseignement français.

Il est un autre caractère des leçons d’Ozanam qu’il convient de ne pas dissimuler, de mettre au contraire en son plein jour, de souligner, ainsi que le faisait Ozanam lui-même : c’est, comme on dit dans le jargon d’aujourd’hui, leur caractère tendancieux ou confessionnel. Alors même que l’objet de son cours est d’exposer les événemens de l’histoire ou le mouvement de la littérature, le professeur garde une idée de derrière la tête, ou, pour mieux dire, il a devant les yeux cette idée qui est sa préoccupation constante : démontrer la vérité de la religion. Il fait plus que de l’avouer, il tient à le déclarer nettement dans la préface des Études germaniques : « Ceux qui ne veulent pas de croyances religieuses dans un travail scientifique m’accuseront de manquer d’indépendance, mais je ne sais rien de plus honorable qu’un tel reproche. Je ne connais pas d’homme de cœur qui veuille mettre la main à ce dur métier d’écrire sans une conviction qui le domine, dont il dépend par conséquent. » Empressons-nous de remarquer qu’ici encore on ne saurait séparer Ozanam de son temps. Il défendait le catholicisme dans son cours, comme l’attaquaient dans les leurs un Michelet et un Quinet, — dont il n’avait pas la violence. C’était la conception d’alors. Quand Ozanam fut nommé à la Sorbonne, on savait qui il était et ce qu’il se proposait de faire : on ne lui demanda aucunes concessions. Pendant tout le temps que dura son enseignement, il n’eut de difficultés ni avec ses chefs hiérarchiques ni avec son public. Cela est à l’éloge du public, du professeur et de ses chefs. A l’heure actuelle, et puisqu’il s’agit d’enseignement universitaire, c’est-à-dire d’un enseignement d’Etat donné pour tous, nous ne saurions accepter sans ménagemens une théorie d’après laquelle un cours officiel servirait à l’apologie d’un idéal politique, social ou religieux. Certes, les intimes convictions de l’homme se laissent toujours deviner à travers l’enseignement du professeur ; mais cet enseignement ne doit pas être un moyen mis au service de ces convictions, si nobles soient-elles. Sans doute un enseignement neutre, à prendre le mot dans la rigueur du terme, serait un enseignement sans âme, sans personnalité, sans portée, si ce n’était surtout une chimère ; quelque sujet qu’on traite, on y apporte une tournure d’esprit qui est « de l’homme même ; » mais ce n’est pas la même chose que de faire, en Sorbonne, dans une chaire d’histoire ou de littérature, — et que ce soit au bénéfice d’une doctrine ou d’une autre, — œuvre de polémique ou d’apologétique.

L’œuvre tout entière d’Ozanam est une œuvre d’apologétique. C’est ce qui en fait l’unité, et cette unité apparaîtra singulièrement saisissante, si l’on songe que, dès l’âge de dix-huit ans, le jeune homme avait déjà conçu et arrêté dans ses grandes lignes le plan général que, plus tard, il devait suivre. C’est de Lyon, le 15 janvier 1831, qu’il écrit à son ami Fortoul : « Connaître une douzaine de langues pour consulter les sources et les documens, savoir assez passablement la géologie et l’astronomie pour pouvoir discuter les systèmes chronologiques et cosmogoniques des peuples et des savans, étudier enfin l’histoire universelle dans toute son étendue et l’histoire des croyances religieuses dans toute sa profondeur : voilà ce que j’ai à faire pour parvenir à l’expression de mon idée... » Cette idée, c’est « la perpétuité, le catholicisme des idées religieuses, la vérité, l’excellence, la beauté du christianisme. » Il y revient en plusieurs endroits de sa correspondance, vers la même époque. Ce n’est pas un de ces mille projets vagues et en l’air qui naissent et s’évanouissent dans un brouillard de rêve au ciel de nos vingt ans : c’est un dessein bien arrêté. Du jour où il a commencé à penser par lui-même, Ozanam a voulu être un apologiste de la religion chrétienne, et il a choisi sa méthode. Son point de vue est celui de l’historien et du lettré ; son système consiste à montrer « la religion glorifiée par l’histoire. »

Tel était le plan de l’édifice. Il est sans exemple qu’une vie d’homme ait suffi à élever en son entier quelqu’une de ces vastes constructions qui sont comme des palais d’idées ; et la vie d’Ozanam fut courte : il mourut à quarante ans. Du moins eut-il le temps d’en achever d’importantes parties. Il est aisé de voir comment chacune se rapporte à l’ensemble et concourt à une même démonstration. Dans la Civilisation au cinquième siècle, Ozanam, prenant le contre-pied de la théorie des philosophes du XVIIIe siècle, établit que le christianisme, bien loin d’avoir été l’ennemi de la civilisation antique, l’a empêchée de périr, et qu’il a ainsi sauvé du naufrage la science, les institutions sociales, les arts. « L’historien Gibbon avait vu sortir des portes de la basilique d’Ara Cœli une procession de franciscains. Il forma le dessein de venger l’antiquité outragée par la barbarie chrétienne : il conçut l’Histoire de la décadence de l’empire romain. Et moi aussi, j’ai vu les religieux d’Ara Cœli fouler les vieux pavés de Jupiter Capitolin ; je m’en suis réjoui comme de la victoire de l’amour sur la force, et j’ai résolu d’écrire l’histoire du progrès à cette époque où le philosophe anglais n’aperçut que décadence... » Voilà l’idée du livre, considéré comme livre d’histoire générale. « Je ne sais rien, ajoute Ozanam, de plus surnaturel, ni qui prouve mieux la divinité du christianisme que d’avoir sauvé l’esprit humain. » Et voilà le même livre prenant son sens apologétique. Cette méthode était déjà celle des Études germaniques. L’auteur y établit que le génie romain n’avait pas suffi pour faire l’éducation des peuples du Nord, que la barbarie allait triompher, si un principe nouveau n’était intervenu. Mais à mesure que l’ancienne Rome perd du terrain et des batailles, à mesure qu’elle vit et qu’elle épuise contre les barbares ses trésors, ses armées, tout ce qu’elle avait de pouvoir, une autre Rome, toute spirituelle, sans autre puissance que la pensée et la parole, recommence la conquête. C’est la conquête de la barbarie gagnée à la civilisation par le christianisme. L’art, la philosophie, la littérature du moyen âge en seront les fruits. A travers le labeur d’une lente gestation, Ozanam s’achemine vers les splendeurs religieuses du XIIIe siècle où il trouvera, comme il dit, son paradis : ce sera la matière de ses livres sur les Poètes franciscains et sur Dante. L’œuvre ainsi restituée dans son ordre logique, sinon dans sa chronologie, — les deux volumes sur la Civilisation au cinquième siècle ne parurent qu’après la mort de leur auteur, — présente un ensemble aussi solide que brillant.

On voit tout de suite d’où elle procède. C’est la continuation du mouvement créé par Chateaubriand. C’est l’application de l’idée même qu’avait développée et illustrée de tout l’éclat de son imagination, celui qu’on exalte aujourd’hui comme un grand enchanteur, merveilleux ouvrier de mots et assembleur d’images, mais afin de lui enlever l’honneur d’avoir été un apologiste du christianisme, et l’un de ceux dont l’action fut le plus efficace. Avec une parfaite sûreté de coup d’œil, l’auteur du Génie du christianisme avait su choisir le terrain sur lequel, à cette date, devait être portée la discussion. Déjà, au XVIIe siècle, le Jansénisme, en répandant une conception religieuse d’une austérité admirable, mais étroite et dangereuse, avait commencé d’isoler l’idée chrétienne du sentiment artistique. Le XVIIIe siècle fit plus : il les opposa. Le christianisme fut présenté comme une religion de barbarie, d’ignorance et de laideur. On donnait comme preuves : l’organisation de la société au moyen âge et l’architecture de nos cathédrales. C’est contre ce lieu commun de la polémique anti-religieuse qu’il fallait réagir : il est difficile de contester que Chateaubriand y ait réussi. Le christianisme a été source d’inspiration littéraire et artistique ; la beauté des œuvres qu’il a inspirées sert à prouver la vérité des dogmes sur lesquels il repose : telle est l’idée dont Chateaubriand, une fois pour toutes, a fait sa propriété. On lui en a voulu d’avoir mis trop souvent à une pensée grave une parure frivole ; on a incriminé son épicurisme d’imagination ; même on n’a pas craint de suspecter la sincérité de son christianisme. Il est clair que de tels reproches ne sauraient s’appliquer à Ozanam. « Toutes les littératures, sacrées et profanes, que sont-elles autre chose, se demande-t-il, que les caractères avec lesquels Dieu écrit son nom dans l’esprit humain, comme il l’écrit dans le ciel avec les étoiles ? » Voilà la doctrine dans toute sa profondeur et l’idée dans toute sa pureté radieuse.

Inspirée de Chateaubriand, l’œuvre d’Ozanam baigne dans le romantisme. J’en pourrais citer toute sorte d’exemples, rien n’étant plus complexe que le phénomène de l’évolution littéraire auquel on a donné ce nom de mouvement romantique. Au romantisme Ozanam doit ce goût de l’histoire qui transformait alors tous les genres, le drame et le roman, aussi bien que la critique et la philosophie. Du romantisme vient cette réhabilitation du moyen âge, que certains, raillés par Sainte-Beuve, enjolivent et banalisent, dont un Ozanam évoque le chaos fécond et la confusion créatrice. J’insisterai seulement sur quelques points essentiels, dont le premier est la curiosité pour les littératures étrangères.

Cette fois, c’est à Mme de Staël que nous songeons. Son nom est représentatif de l’introduction en France des littératures du Nord ; mais quand elle publiait son livre De l’Allemagne, elle ne faisait que consacrer un mouvement commencé depuis longtemps et désormais irrésistible. Notre XVIIIe siècle français est tout pénétré de la pensée anglaise, à laquelle vient s’ajouter, à la veille de la Révolution, la pensée allemande. Le XIXe siècle avait à installer dans l’école l’enseignement des littératures étrangères. Ce fut la nouveauté qu’y apporta Fauriel ; c’est la voie où Ozanam s’engagea après lui. Il savait les langues étrangères, — s’en étant muni de bonne heure, dans le dessein que j’ai indiqué, — l’anglais et l’allemand comme l’italien et l’espagnol ; il avait même une teinture des langues orientales. Ainsi des perspectives s’ouvraient pour lui dans beaucoup de sens, et lui révélaient tout un monde d’idées que l’esprit classique avait ignorées, et que peut-être il n’eût point voulu connaître.

A cette forme de l’exotisme s’en rattache une autre : c’est l’entrée du « voyage » dans la littérature. Le sentiment de la nature extérieure, tenu en bride par la raison classique, s’était, comme on sait, affranchi avec Rousseau. Maintenant il était déchaîné. On trouvait, à contempler les champs et les bois, les montagnes et les mers, des jouissances toutes neuves. On s’en donnait à cœur joie de peindre le paysage. On ne se contentait pas d’en goûter le charme, on lui prêtait une influence, une action historique. Désormais, ce sera la mode de demander au milieu physique le secret des événemens qui s’y sont passés : c’est le décor qui expliquera la pièce. Le voyage ne sera plus seulement plaisir de badaud : il deviendra moyen d’information pour l’historien. Au mois d’octobre 1840, ayant à faire un cours de littérature allemande du moyen âge, Ozanam croit « nécessaire pour ses besoins d’imagination et pour la satisfaction de sa conscience » de voir, au moins en courant, les bords du Rhin, théâtre de toute cette poésie barbare, germanique, franque, à l’étude de laquelle il va se livrer. N’est-il pas curieux de rappeler qu’à la même époque Victor Hugo faisait ce même voyage pour en rapporter les notes du Rhin et aussi les Burgraves ? Ozanam veut étudier son sujet sur les lieux mêmes, afin de mettre à profit leur puissance évocatrice. Une visite à Assise, en 1847, précède ses articles sur les Poètes franciscains qui paraissent au Correspondant en 1848. Il a écrit : « Je ne puis me représenter un pays que je n’ai pas vu ; » et ailleurs : « En trois jours de séjour, j’ai vu trois cents ans d’histoire. » Un voyage en Sicile le passionne parce que là, plus que partout ailleurs, il retrouve l’antiquité et le moyen âge chrétien. En Bretagne, il voit se lever du sol les souvenirs, les traditions, les légendes relatives au christianisme. Burgos met sous ses yeux la scène principale du moyen âge espagnol : c’est la terre des chevaliers, c’est la terre des saints. Ce besoin d’une vision concrète, cet art de déchiffrer le contenu idéal qui s’est inscrit dans les choses et de les interroger comme des survivantes et des témoins du passé, est très significatif du moment où écrit Ozanam. La nature et l’archéologie viennent de recevoir leur droit de cité littéraire. On fait connaissance avec l’âme des paysages, la poésie des ruines, le langage des pierres.

Le romantisme est encore le lyrisme : son plus grand honneur restera probablement d’avoir été une magnifique école de poètes. Ozanam est naturellement poète. Les images naissent d’elles-mêmes sous sa plume. On en rencontre à chaque page dans sa correspondance : « Nos âmes sont comme deux jeunes étoiles qui se lèvent ensemble et s’entre-regardent à l’horizon... » « L’avenir est devant nous, immense comme l’Océan ; hardis nautoniers, naviguons dans la même barque et ramons ensemble. » Naïves images que je choisis à dessein dans les premières lettres ; on voit bien qu’elles ne sont pas de factices ornemens du langage, les vaines élégances d’une imagination fleurie : elles sont l’expression spontanée d’une âme mystique et qui aperçoit partout de secrètes correspondances. « La nature dans sa simplicité, dans sa virginité, est profondément chrétienne ; elle est remplie de solennelles tristesses et d’ineffables consolations... Les montagnes surtout disent beaucoup de choses à l’âme dont elles sont en quelque sorte l’image : richesse et nudité, hauteurs sans mesure, abîmes sans fond... » C’est pour le croyant que la nature est une forêt de symboles. Chez Ozanam la poésie ne se sépare pas de la foi : elle est faite de la même étoffe.

Connaissance des littératures étrangères, sentiment de la nature, sentiment poétique qui prend sa source dans le sentiment chrétien lui-même, s’unissent pour faire du livre sur les Poètes franciscains le chef-d’œuvre d’Ozanam. C’est d’abord la description du pays, l’évocation de la scène, cette Ombrie si captivante et déjà théâtre de grands événemens. Puis voici, peinte pour la première fois, avec toutes les délicatesses d’un pinceau saintement amoureux, la figure du bienheureux d’Assise : sa folie inspirée, son amour de la pauvreté, sa communion avec nos frères inférieurs, sont analysés par un psychologue qui n’a pas d’effort à faire pour entrer dans ces secrets d’une âme toute possédée de la ferveur divine. François meurt et la basilique qu’on lui élève à Assise sert de berceau à une renaissance des arts. De Cimabue à Giotto, un cortège de grands artistes défile devant nous ; puis, de la colline d’Assise nous voyons descendre à leur suite toute une génération de poètes. Frère Pacifique avait été dans le siècle un littérateur : c’est lui que saint François, quand il improvisait ses cantiques, chargeait de les réduire à un rythme plus exact, « donnant ainsi un grand exemple de respect pour ces règles de l’art dont les bons esprits ne se dispensent jamais. » Saint Bonaventure rédigea la Légende de saint François ; mais surtout on lui doit le culte poétique de la Vierge et la touchante coutume de l’Angelus. Après lui, Jacopone de Todi, l’auteur du Stabat, est un grand poète. Ozanam a peint avec un relief vigoureux la figure aux contrastes violens de cet homme extraordinaire qui passe de l’extase à l’invective et qui, brutalement satirique et trivial dans sa lutte contre Boniface VIII, est le même auquel la liturgie catholique doit sa complainte la plus touchante et la plus suave. Ce dernier, qui laisse ses devanciers loin derrière lui, a le mérite d’ouvrir la voie au plus grand de ses successeurs. Dante le connut et trouva en lui une ébauche de son propre génie. Ainsi l’histoire des poètes franciscains aboutit, comme à son couronnement, à la Divine Comédie...

Depuis plus d’un demi-siècle qu’a paru ce beau travail, les études franciscaines ont pu se développer et s’enrichir : on n’a pas contredit les résultats acquis une fois pour toutes par les recherches d’Ozanam. Ou reviendra toujours à son livre qui fut le premier et conserve un charme incomparable de fraîcheur. Renan l’avait beaucoup lu, et on voit assez qu’il en était tout pénétré, à l’époque où il écrivait ses Études d’histoire religieuse. Ici comme dans le reste de son œuvre, Ozanam a eu le mérite d’exprimer, quand elles étaient neuves et hardies, beaucoup d’idées qui depuis nous sont devenues familières : c’est le vrai succès pour un homme de pensée. De toutes ces idées la plus importante, et à laquelle il revient sans cesse, est celle de la continuité qui se poursuit, en dépit des apparences, dans l’histoire du genre humain. Il y voyait l’action de la Providence, la main de Dieu dans les affaires des hommes : la science d’aujourd’hui accepte cette idée, en se bornant à la dépouiller de son caractère divin. Nos plus récens évolutionnistes témoignent ainsi pour la valeur générale et la « modernité » de l’œuvre d’Ozanam. Écrivain, il a eu, quoiqu’en prose, des dons de poète d’une rare séduction. Ce qui ajoute aux meilleures de ses pages une suprême grâce et les éclaire d’un rayon mystique, c’est qu’on y voit transparaître une des âmes les plus lumineuses que le catholicisme puisse citer comme un exemple de la beauté qui lui est particulière.


RENE DOUMIC.

  1. Œuvres de Frédéric Ozanam : Études germaniques, 2 vol. — La Civilisation au Ve siècle, 2 vol. — Les Poètes franciscains, 1 vol. — Dante et la philosophie catholique, 1 vol. (chez Lecoffre). — Correspondance, 2 vol. (chez A. de Gigord).