Le Château (Edmond Mandey)

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Le Château (Edmond Mandey)
Le Radical (p. 1-9).

CONTES ET NOUVELLES

LE CHÂTEAU


Lorsque le comte de Roquemare n’eut plus devant lui que quelques billets de mille francs, dernières épaves de sa fortune, il se décida à vendre son château, l’antique manoir qu’avait fait construire, au temps des croisades, l’ancêtre Guy le Vaillant.

Le comte avait perdu tout son avoir dans des spéculations malheureuses, sur les conseils d’hommes de finances plus habiles qu’honnêtes. Il ne lui restait plus que trois mille francs de rente, le revenu des cent mille francs qui constituaient le prix de la vente de son château ; pour lui, c’était la misère, et il préférait cacher cette misère dans la grande ville plutôt que de paraître diminué aux yeux des paysans qui avaient conservé l’habitude de l’appeler « le Châtelain ».

Devant la difficulté de vivre avec le peu de rentes qu’il possédait encore, l’impossibilité d’ajouter à ses maigres ressources le produit d’un gain honorable, il voulut demander au jeu l’argent qui lui manquait. Il entama ainsi son capital et un jour, après une grosse perte sur un champ de courses, il ne reparut plus chez lui… Le lendemain, on repêchait son corps dans la Seine.

La comtesse de Roquemare restait seule avec son fils, Paul, âgé de treize ans alors. Des cent mille francs qu’avait produits la vente du château, vingt billets de mille francs avaient été épargnés par le comte…

La comtesse était une femme courageuse. Elle avait entouré son mari des soins les plus affectueux pendant la fin de sa vie et tenté, autant qu’elle le pouvait, d’atténuer pour lui l’amertume de la misère, mais elle n’était pas parvenue à redonner du courage au comte, elle n’était pas parvenue à insuffler au désespéré l’énergie qu’il lui aurait fallu pour triompher dans la lutte pour la vie.

Ce courage qui avait manqué au père, elle voulait le donner au fils.

Paul de Roquemare ne manquait pas d’énergie ; la perspective d’une vie de travail ne l’effrayait point. Mais il lui semblait souffrir d’un mal étrange ; il restait de longues heures songeur, la pensée perdue dans un lointain ignoré de ceux qui l’entouraient ; une tristesse perpétuelle voilait son regard et nul ne pouvait savoir à quoi il pensait ainsi, nul, pas même sa mère que pourtant il adorait. Le jeune comte se rappelait son enfance, les années vécues au grand soleil, dans les bois, à travers les champs, respirant l’air que n’empuantissaient pas les relents d’usine ou les poussières des rues. La ville lui semblait comme une immense prison et il avait la haine de cette prison qui l’avait pris comme une proie et ne voulait plus le lâcher. Son rêve eût été de vivre ignoré, perdu dans un coin de terre, dans le coin de terre où il était né, et s’il n’en parlait jamais à sa mère c’était pour ne pas éveiller en elle des souvenirs trop pénibles.

Pourtant lorsqu’il eut vingt ans il fit part de ses projets à celle qui l’avait élevé : il voulait partir pour la Tunisie ; on lui offrait un emploi chez un colon et, avec ce qu’il gagnerait les premières années, il pourrait plus tard, à son tour, avoir une exploitation à lui… Mais, avant de s’expatrier, il désirait revoir une dernière fois le château de Roquemare.

La comtesse n’avait rien à refuser à son fils. Comprenant qu’elle ne pouvait s’opposer à ce qu’il demandait, elle consentit, malgré les souvenirs du passé que douloureusement ce voyage allait raviver en elle, à accompagner son enfant.

Paul marchait allégrement. Son regard s’était animé extraordinairement ; il s’arrêtait parfois pour contempler les collines boisées qu’on apercevait à l’horizon, pour chercher à distinguer, au fur et à mesure qu’on approchait, la silhouette du vieux manoir. Sa mère souriait tristement, mais, à le voir si heureux de respirer à pleins poumons l’air natal, elle oubliait le douloureux calvaire qu’elle avait gravi et que lui rappelait si vivement ce pèlerinage vers le passé. À l’orée d’un bois, une jeune fille peignait un paysage ; son tableau représentait une aile du château. Paul s’arrêta auprès d’elle. Elle ne s’effraya d’ailleurs point et répondit même de façon très gracieuse aux questions du comte. À un léger accent, le jeune homme s’aperçut qu’elle était Anglaise ou Américaine. Elle était d’ailleurs très fine et fort jolie, comme le sont souvent les Anglo-Saxonnes.

— Vous n’êtes pas du pays ? demanda-t-elle.

— Non, nous venons de Paris. Mais, ajouta le jeune homme, est-ce le château de Roquemare que vous peignez là ?

— Oui. Vous le connaissez donc ?

— Non, mais on nous a dit que c’était un des rares manoirs qui aient conservé leur aspect du moyen âge. C’est pourquoi nous serions heureux de le visiter.

— Oh ! mais, dit la jeune fille, on ne le visite pas ainsi. Il faut demander l’autorisation au propriétaire.

— Qu’à cela ne tienne ; il ne refuse sans doute pas.

— Il ne dit jamais oui.

— Il ne laisserait pas repartir ainsi des touristes venus de Paris.

— Il en a laissé partir bien d’autres.

— Pourtant, hasarda la comtesse, j’avais entendu dire qu’autrefois la porte était toujours ouverte aux visiteurs.

— Oui, jadis, au temps du comte de Roquemare et aussi un peu avec le dernier propriétaire. Mais maintenant il n’en est plus ainsi : le nouveau possesseur du domaine en a barricadé les portes.

— Et qui est cet homme peu aimable ?

— Wilbur Acferson.

— Quoi, dit la comtesse, le milliardaire américain ?

— Parfaitement, répondit la jeune fille.

— Vous le connaissez sans doute, et peut-être pourriez-vous lui demander de lever pour ma mère et moi l’interdiction d’entrer.

— Il me le refusera certainement.

— Mais, enfin, quelle raison a-t-il ?

— Il en a une excellente. Peut-être consentira-t-il à vous la dire parce que vous venez de Paris… Si vous voulez vous présenter cet après-midi, il est probable que j’aurai obtenu de lui qu’il vous reçoive.

— Soit, répondit Paul, à cet après-midi. Mais je serais désolé, mademoiselle, de partir sans voir le château. Toutefois, si je ne puis y parvenir, au moins voudrais-je en emporter un souvenir. Vous vendez sans doute ces études que vous faites ?

— Non, monsieur, dit-elle, je ne les vends pas… Je les garde pour moi.

Et comme le jeune comte paraissait attristé de ne pouvoir acheter un des tableaux où la jeune fille avait représenté le vieux manoir, elle eut un élan spontané :

— Je ne sais pourquoi, monsieur, vous semblez avoir beaucoup de peine. Si ce n’est que pour ces mauvaises petites études, je vais vous en donner une, mais à une condition, c’est que vous ne la revendrez pas.

— Oh ! s’écria Paul, pensez-vous que jamais je commettrais un tel sacrilège ?…

Cela fut dit sur un tel ton que la jeune fille, stupéfaite, regarda le comte sans comprendre, mais elle fut convaincue de sa sincérité.

— Alors, ajouta-t-elle, je vais la signer.

Et dans l’angle de la toile son pinceau traça ces deux noms, que lurent, surpris, la comtesse de Roquemare et son fils : Fanny Acferson.

Paul voulut questionner, mais l’Américaine lui dit :

— À ce soir, monsieur, je ferai en sorte que mon père vous reçoive.

Lorsque le comte de Roquemare et sa mère se présentèrent, un domestique nègre vint leur ouvrir et les avisa que M. Acferson les attendait.

Ils ne passèrent même pas le pont levis. L’Américain se tenait sous un bosquet, à quelques pas de l’entrée.

Après avoir invité les visiteurs à s’asseoir, il leur parla ainsi :

— Je regrette beaucoup que vous vous soyez dérangés pour venir voir le château, mais je ne donne à personne l’autorisation de le visiter.

— Cependant, monsieur, hasarda la comtesse, autrefois…

— Autrefois, répliqua l’Américain, c’était autre chose. Ce sera peut-être encore autre chose dans l’avenir, mais, pour le moment, on ne visite pas le château.

— Au moins, dit Paul, nous en donnerez-vous la raison.

— Je vous la donnerai, certes, parce que vous venez de Paris et pourrez peut-être m’aider dans la réalisation de mes projets.

« Lorsqu’il y a deux ans j’ai acheté ce manoir, l’imbécile qui l’avait possédé avant moi l’avait abîmé. Un architecte me confia qu’il avait, en faisant bâtir une aile et comblé les fossés, détruit la beauté de l’œuvre. Moi je ne m’y connais pas, mais je voulais un vieux château féodal qui fût authentique ; alors j’ai fait abattre les bâtiments qui étaient de trop et j’ai fait à nouveau creuser les fossés.

« Maintenant, le château est comme autrefois. Mais cela ne me suffit pas encore. Dans un château comme celui-ci, mon avis est qu’il faut un noble authentique. Moi, je ne le serai jamais, mais ma fille peut épouser un gentilhomme. Or, c’est une idée à moi, elle n’épousera que l’héritier des comtes de Roquemare. Je sais qu’il vit à Paris, sous un nom d’emprunt ; depuis un an je le fais rechercher vainement.

« Et si j’interdis à tous l’entrée du château, si moi-même j’habite un pavillon isolé, c’est que j’ai encore cette idée que la porte du manoir ne s’ouvrira que devant le comte de Roquemare, fiancé de miss Acferson… »

Un mois plus tard, miss Acferson devenait comtesse et Paul rentrait dans le château de ses pères, deux fois heureux, car il aimait sa femme et le rêve de sa vie était réalisé.

Edmond Mandey.