Le Château d’Otrante/Chapitre II

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Traduction par Marc-Antoine Eidous.
(Partie 1p. 53-103).



CHAPITRE II


MAthilde, qui s’étoit retirée dans ſon appartement par ordre d’Hippolyte, avoit l’eſprit ſi agité, qu’elle ne put fermer l’œil de toute la nuit. La cataſtrophe de ſon frère l’avoit vivement affectée. Elle étoit ſurpriſe de ne pas voir Iſabelle ; le diſcours de ſon père, joint aux menaces qu’il avoit faites à la Princeſſe ſa femme & à l’emportement de ſa conduite, lui cauſoit les plus vives allarmes. Elle attendoit impatiemment le retour de Blanche, qu’elle avoit envoyée pour ſavoir des nouvelles d’Iſabelle. Elle revint enfin, & dit à ſa Maîtreſſe qu’on ne l’avoit point trouvée. Elle lui raconta l’aventure du jeune Payſan, qu’on avoit trouvé dans le ſouterrain ; elle y joignit pluſieurs circonſtances qu’elle avoit appriſes des domeſtiques, & inſiſta principalement ſur la jambe & le pied du Géant qu’on avoit vu dans la chambre attenante à la galerie. Cette derniere circonſtance l’avoit ſi fort effrayée, qu’elle fut tranſportée de joie lorſque Mathilde lui dit qu’elle ne ſe coucheroit point, & qu’elle attendront le réveil de la Princeſſe.

La jeune Princeſſe forma mille conjectures ſur la fuite d’Iſabelle, & ſur les menaces que Manfred avoit faites à ſa mère. Mais quel beſoin ſi preſſant peut-il avoir du Chapelain ? dit Mathilde. A-t-il deſſein de faire enterrer ſecrétement mon frère dans la Chapelle ? Oh ! Madame, dit Blanche, je devine ce que c’eſt. Comme vous êtes ſon unique héritière, il meurt d’impatience de vous marier : il a toujours eu envie d’avoir des fils, & à leur défaut, il veut ſe procurer des petits-fils. Je compte, Madame, vous voir mariée dans peu ; mais j’eſpère que vous ne renverrez point votre fidelle Blanche, & que maintenant que vous voilà grande Princeſſe, vous ne donnerez point la préférence à Donna Roſara. Ma pauvre Blanche, lui dit Mathilde, il faut avouer que tu es fertile en conjectures ! Moi une grande Princeſſe ! Qu’as-tu vu dans la conduite de Manfred depuis la mort de mon frère, qui me promette plus de tendreſſe de ſa part qu’il n’en a eu juſqu’ici ? Non, Blanche, il ne m’a jamais aimée… Mais il eſt mon père, & il ne me convient pas de me plaindre. Mais ce qui me conſole eſt, que le Ciel me dédommage de ſa dureté, par la tendreſſe que ma mère a pour moi… Oh qu’elle m’eſt chère ! Oui, Blanche, c’eſt par rapport à elle que je gémis de la dureté de Manfred. Je la ſupporte avec patience tant qu’elle n’a que moi pour objet ; mais je ne puis voir ſans douleur celle dont il uſe envers ma mère. Madame, reprit Blanche, tous les maris en uſent ainſi avec leurs femmes lorſqu’ils en ſont las… Et cependant, lui dit Mathilde, vous me félicitez de ce que mon père veut diſpoſer de moi. Qu’il en ſoit ce qui pourra, je ſerai ravie de vous voir grande Dame, plutôt que dans un Couvent, où vous ſeriez déjà, ſi vous en étiez la maîtreſſe, & ſi Madame votre mère, qui ſait qu’il vaut mieux avoir un mauvais mari que de n’en avoir point du tout, ne vous en empêchoit… Bon Dieu ! quel bruit entends-je ! Pardonnez-moi Saint Nicolas ! j’ai voulu badiner. C’eſt le vent, reprit Mathilde, qui ſouffle dans les créneaux de la tour : vous l’avez déjà oui mille fois. Cela eſt vrai, dit Blanche, & il n’y a pas de mal non plus dans ce que je dis : ce n’eſt point un péché que de ſonger au mariage… Si bien donc, Madame, continua-t-elle, que ſi Monſeigneur Manfred vous offroit pour époux un Prince jeune, beau & bien fait, vous auriez aſſez peu de politeſſe pour lui dire que vous aimez mieux être Religieuſe. Je ne crains point que cela arrive, lui dit Mathilde : tu ſais combien de partis il a rejetté… Et vous l’en remerciez, Madame, comme une fille obéiſſante & ſoumiſe, n’eſt-ce pas ?… Mais venez ici, Madame ; ſuppoſons pour un moment que demain matin il vous faſſe appeler dans la grande Salle du Conſeil, & que là vous trouviez à ſa droite un jeune Prince aimable, avec de grands yeux noirs, un front blanc & uni, des cheveux friſés & noirs comme du jais, en un mot, Madame, un jeune héros parfaitement reſſemblant au portrait du bon Alphonſe qui eſt dans la galerie, & que vous prenez tant de plaiſir à regarder pendant des heures entières… Ne badinez point de ce portrait, lui dit Mathilde en ſoupirant : je ſens que j’ai pour lui une vénération extraordinaire… mais je ne ſuis point amoureuſe d’un tableau. Le caractère de ce Prince vertueux, le reſpect que ma mère m’a inſpiré pour ſa mémoire, les oraiſons qu’elle m’a ordonné de réciter, je ne ſai pourquoi, ſur ſon tombeau, tout me perſuade que ma deſtinée eſt liée avec quelque choſe qui lui appartient. Bon Dieu ! Madame, reprit Blanche, comment cela pourroit-il être ? J’ai toujours oui dire que votre maiſon n’eſt point alliée à la ſienne ; & je ne puis concevoir pourquoi la Princeſſe vous envoie matin & ſoir prier ſur ſon tombeau : je n’ai jamais vu ſon nom dans l’Almanach ; que ne vous adreſſez-vous plutôt à Saint Nicolas ? c’eſt lui que j’invoque pour avoir un mari. Peut-être mon cœur ſeroit-il moins touché, lui dit Mathilde, ſi ma mère m’en diſoit la raiſon : mais c’eſt le ſilence qu’elle garde là-deſſus qui m’inſpire ce… je ne ſai comment l’appeler. Comme elle n’agit jamais par caprice, je ſuis perſuadée qu’il y a quelque myſtère en cela… Oui, j’en ſuis ſûre. Dans l’accablement où la jetta la mort de mon frère, elle lâcha quelques paroles qui me l’ont donné à entendre… Ah ! ma chère Madame, s’écria Blanche, daignez m’en faire part… Je n’en ferai rien, lui dit Mathilde ; lorſqu’une mère laiſſe échapper une parole par mégarde, il ne convient point à une fille de la divulguer. Quoi ! fut-elle fâchée de ce qu’elle avoit dit, reprit Blanche… vous pouvez me le confier, Madame… Je puis, lui dit Mathilde, vous confier mes petits ſecrets, mais il ne me convient point de vous faire part de ceux de ma mère : une fille ne doit faire uſage de ſes yeux & de ſes oreilles qu’autant que cela plaît à ſes parens. Vous êtes née, Madame, pour être une Sainte, & c’eſt en vain que je voudrois m’oppoſer à votre vocation. Je vois que vous finirez vos jours dans un Couvent. Iſabelle eſt beaucoup moins réſervée que vous. Elle m’entretient toujours de jeunes gens, & il n’eſt jamais arrivé quelque Cavalier au château, qu’elle ne m’ait avoué qu’elle ſouhaitoit que votre frère Conrad lui reſſemblât. Parlez avec plus de reſpect de mon frère, lui dit la Princeſſe. Iſabelle aime à badiner, mais ſon âme eſt auſſi pure que la vertu même. Elle vous connoît pour une babillarde, & peut-être qu’elle ſe prête à votre humeur pour diſſiper ſa mélancolie, & égayer la ſolitude dans laquelle mon père nous tient… Sainte Vierge ! s’écria Blanche, en treſſaillant ? le voilà encore !… Ma chère Madame, n’entendez-vous rien ? Ce Château eſt ſûrement enchanté !… Paix, lui dit Mathilde, écoutons, il me ſemble entendre une voix… peut-être n’eſt-ce qu’une idée ; vous m’avez inſpiré vos frayeurs. Oui, Madame, reprit Blanche, les larmes aux yeux, j’entends ſûrement une voix. Quelqu’un couche-t-il dans la chambre au-deſſous ? lui demanda la Princeſſe. Perſonne n’oſe plus y coucher, lui dit Blanche, depuis que l’Aſtrologue qui étoit chargé de l’éducation de votre frère s’eſt noyé : je ſuis ſûre, Madame, que ſon eſprit & celui du jeune Prince ſont tous deux dans cette chambre… Pour l’amour de Dieu, allons-nous-en dans l’appartement de votre mère. Ne bougez point, lui dit Mathilde ; ſi ce ſont des eſprits en ſouffrance, nous pouvons calmer leurs peines en les queſtionnant. Ils ne ſauroient avoir deſſein de nous nuire, puiſque nous ne les avons jamais offenſés… Et s’ils veulent le faire, nous ne ſerons pas plus en ſûreté dans une chambre que dans l’autre. Donnez-moi mon Chapelet ; après que nous aurons prié Dieu, nous les queſtionnerons. Ah ! ma chère Princeſſe, s’écria Blanche, je ne voudrois point parler à un eſprit pour toutes choſes au monde. Comme elle achevoit ces mots, elles entendirent ouvrir la fenêtre de la petite chambre qui étoit au-deſſous de celle de Mathilde. Elles prêtèrent l’oreille, & au bout de quelques minutes, elles crurent ouir quelqu’un qui chantoit, mais ſans pouvoir diſtinguer les paroles. Ce ne ſauroit être un Eſprit malin, lui dit Mathilde tout bas ; c’eſt ſûrement quelqu’un de la maiſon… Ouvrons la fenêtre, nous reconnoîtrons ſûrement la voix. Je n’oſerois, Madame, lui dit Blanche. Que vous êtes folle ! reprit Mathilde, en ouvrant la fenêtre elle-même. La perſonne qui étoit deſſous ayant entendu le bruit que la Princeſſe avoit fait, ſe tut. Y a-t-il quelqu’un là-bas ? lui cria la Princeſſe : parlez. Oui, répondit une voix inconnue. Qui eſt-ce ? lui dit Mathilde. Un Étranger, répondit la voix. Quel Étranger, dit-elle ; & comment êtes-vous venu ici à une heure auſſi indue, lorſque toutes les portes du Château ſont fermées ? Je ne ſuis point ici volontairement, répondit la voix… Je vous demande pardon, Madame, d’avoir troublé votre repos. Je n’ai pas cru qu’on m’entendît… Ne pouvant dormir, je me ſuis levé, & j’attends le jour avec impatience, pour qu’on me renvoie de ce Château. Tes paroles & tes accens, lui dit Mathilde, me touchent juſqu’au fond de l’ame : ſi tu es malheureux, je te plains : ſi c’eſt la pauvreté qui t’afflige, dis-le-moi, je te recommanderai à la Princeſſe ; elle s’intéreſſe au ſort des malheureux, & elle te ſoulagera ſûrement. Je ſuis effectivement malheureux, reprit l’Étranger, & je n’ai jamais connu les richeſſes ; mais je ne me plains point de mon ſort : je ſuis jeune & vigoureux, & ne rougis point de travailler pour vivre… Ne croyez cependant pas que je ſois orgueilleux, ni que je mépriſe vos offres généreuſes ; je me ſouviendrai de vous dans mes oraiſons, & prierai le Ciel qu’il veuille vous combler, de même que votre Maitreſſe, de ſes plus précieuſes faveurs… Si je ſoupire, Madame, c’eſt pour d’autres, & non pour moi. Je ſai maintenant de quoi il s’agit, dit Blanche à ſa Maîtreſſe. C’eſt ſûrement le jeune Payſan, & je ſuis perſuadée qu’il eſt amoureux. Voilà une aventure charmante ; tâchons, je vous prie, de découvrir ce qui en eſt. Il ne vous connoît point, & il vous prend pour une des Dames d’honneur d’Hippolite. N’êtes-vous pas honteuſe, Blanche ? reprit la Princeſſe. Quel droit avons-nous ſur les ſecrets de ce jeune homme ? Il paroît vertueux & ſincère, & il nous dit qu’il eſt malheureux : ces circonſtances nous autoriſent-elles à nous jouer de lui, & à vouloir qu’il nous confie ſes ſecrets ? Bon Dieu ! Madame, lui dit Blanche, que vous vous connoiſſez peu en amour ! Les amans n’ont pas de plus grand plaiſir que de s’entretenir de leurs maîtreſſes. Vous voulez donc que je ſois la confidente d’un Payſan ? lui dit la Princeſſe. Eh bien ! reprit Blanche, laiſſez-moi lui parler. Je ſuis, il eſt vrai, votre Dame d’honneur, mais je ne l’ai pas toujours été ; & d’ailleurs ſi l’amour égale tous les rangs, il les élève auſſi quelquefois… Tais-toi, ſimple que tu es, lui dit la Princeſſe. S’enſuit-il de ce qu’il eſt malheureux, qu’il ſoit amoureux ? Souviens-toi de ce qui vient de nous arriver, & dis-moi ſi l’amour eſt le ſeul qui cauſe des malheurs ? Étranger, reprit la Princeſſe, ſi vos malheurs ne ſont point occaſionnés par votre propre faute, & que la Princeſſe Hippolite puiſſe y remédier, je vous aſſure de ſa protection. Lorſque vous ſerez ſorti du Château, rendez-vous au Couvent qui eſt attenant à l’Égliſe de Saint Nicolas, demandez le Père Jérôme, & racontez-lui votre hiſtoire : il ne manquera pas d’en faire part à la Princeſſe, qui eſt la mère de tous les pauvres. Adieu : il ne convient pas que je m’entretienne plus longtemps avec un homme à une heure auſſi indue… Puiſſent tous les Saints vous garder, ma gracieuſe Dame, reprit le Payſan… Si cependant un pauvre & un malheureux Étranger oſoit vous demander une minute de plus d’audience, ſeroit-il aſſez heureux pour l’obtenir ? La fenêtre n’eſt point encore fermée ; oſerai-je vous demander cette grâce ? Dites promptement ce que vous avez à me dire, reprit Mathilde ; le jour avance à grands pas : ſi les Laboureurs, qui vont aux champs nous apercevoient… Qu’avez-vous à me dire ?… Je ne ſai comment… je ne ſai ſi j’oſerai… dit le jeune Étranger d’une voix tremblante… Cependant l’humanité avec laquelle vous m’avez parlé m’enhardit, Madame. Puis-je me confier à vous ?… Ciel ! s’écria Mathilde, que veux-tu dire ? Quelle confidence as-tu à me faire ? Parle hardiment, ſi ton ſecret eſt de nature à pouvoir être confié à une perſonne vertueuſe… Je voudrois ſavoir, reprit le Payſan, s’il eſt vrai, ainſi que les domeſtiques me l’ont dit, que la Princeſſe ſe ſoit abſentée du Château ? Que t’importe de le ſavoir ? lui dit Mathilde. Tes premières paroles m’annonçoient un homme ſenſé & judicieux. Es-tu venu ici pour épier les ſecrets de Manfred ? Adieu. Je me ſuis trompée ſur ton ſujet, & en diſant ces mots elle ferma bruſquement la fenêtre, ſans donner au Payſan le temps de lui répondre. J’aurois beaucoup mieux fait, dit la Princeſſe à Blanche, d’un ton un peu fâché, de t’avoir laiſſé parler au Payſan : il me paroît auſſi curieux que toi. Il ne me convient pas de diſputer avec Votre Alteſſe, reprit Blanche, mais peut-être l’aurois-je queſtionné un peu mieux que vous ne l’avez fait. Je n’en doute point, lui dit Mathilde, car je connois votre prudence : mais pourriez-vous me dire ce que vous lui auriez demandé ? Un ſimple ſpectateur voit ſouvent plus clair au jeu que ceux qui jouent, reprit Blanche. Votre Alteſſe croit-elle que la queſtion que lui a faite le Payſan au ſujet d’Iſabelle, parte purement d’un eſprit de curioſité ? Non, non, Madame ; il y a là-dedans quelque myſtère que vous ne comprenez point, malgré toute votre ſagacité. Lopez m’a dit que tous les domeſtiques ſont perſuadés que ce jeune homme a favoriſé la fuite d’Iſabelle… Vous ſavez auſſi bien que moi qu’elle ne s’eſt jamais beaucoup ſoucié du Prince votre frère… Il eſt tué préciſément dans la minute qu’il devoit l’épouſer… Je n’accuſe perſonne. Un Caſque tombe de la Lune… Soit : du moins le Prince votre père le dit ; mais Lopez & tous ſes camarades prétendent que ce jeune homme eſt un Magicien, & que c’eſt lui qui l’a volé ſur le tombeau d’Alphonſe… Auras-tu bientôt fini tes impertinences ? lui dit Mathilde. Comme il vous plaira, Madame, reprit Blanche… Mais c’eſt une choſe aſſez particulière qu’Iſabelle ait diſparu le même jour, & qu’on ait trouvé ce jeune Sorcier à l’entrée de la trappe… Je n’accuſe perſonne… mais je ſoupçonne quelque myſtere dans la mort du jeune Prince. Garde-toi bien, par l’obéiſſance que tu me dois, lui dit Mathilde ? d’avoir le moindre ſoupçon ſur la chaſteté d’Iſabelle… Chaſte ou non, reprit Blanche, elle s’en eſt allée… Et voilà un Étranger que perſonne ne connoît : vous l’interrogez vous-même : il vous dit qu’il eſt amoureux ou malheureux, c’eſt la même choſe… Bien plus, il avoue qu’il eſt malheureux pour autrui : or quelqu’un peut-il être malheureux pour un autre, à moins qu’il ne l’aime ? La dernière choſe qu’il demande, le pauvre homme, eſt ſi Iſabelle eſt dans le Château ou non… Je crois effectivement, reprit Mathilde, que tes réflexions ſont bien fondées… La fuite d’Iſabelle m’étonne : la curioſité de cet Étranger a quelque choſe de ſingulier… Cependant Iſabelle ne s’eſt jamais cachée de moi, elle m’a fait part de toutes les penſées… Elle vous l’a dit ainſi, reprit Blanche, pour ſavoir ce que vous aviez dans le cœur… mais qui ſait, Madame, ſi cet Étranger n’eſt pas quelque Prince déguiſé ? Permettez que j’ouvre la fenêtre, & que je lui faſſe quelques queſtions. Non, lui dit Mathilde, je veux lui demander s’il connoît Iſabelle : il ne mérite pas que je m’entretienne plus long-temps avec lui. Elle alloît ouvrir la fenêtre, lorſqu’elles entendirent ſonner à la poterne du Château, qui étoit à main droite de la tour où couchoit Mathilde, ce qui empêcha la Princeſſe de renouer converſation avec l’Étranger.

Après quelques momens de ſilence : je ſuis perſuadée, dit-elle à Blanche, que quel qu’ait été le motif de la fuite d’iſabelle, il n’eſt pas indigne d’elle. Si cet Étranger y a donné la main, elle doit être contente de ſa fidélité & de ſes ſervices. N’avez-vous pas remarqué comme moi, Blanche, que tous ſes diſcours reſpirent un air de piété. Ils ne ſont point d’un Payſan, mais d’un homme bien né. Je vous ai dit, Madame, reprit Blanche, que c’eſt ſûrement un Prince déguiſé… Mais, dit Mathilde, s’il a favoriſé ſa fuite, pourquoi ne l’a-t-il point ſuivie ? pourquoi, s’expoſe-t-il ſans néceſſité, & d’une manière ſi imprudente au reſſentiment de mon père ? Quant à cela, Madame, puiſqu’il a trouvé le ſecret de ſe ſauver de deſſous le Caſque, il ſaura ſûrement ſe ſouſtraire à la colère de votre père. Je ne doute point qu’il n’ait quelque taliſman ſur lui… Vous trouvez de la magie par-tout, lui dit Mathilde… Mais un homme qui a commerce avec les Eſprits infernaux, n’a pas coutume de faire uſage de ces mots ſaints & reſpectétables dont il s’eſt ſervi. N’as-tu pas obſervé avec quelle ferveur il m’a promis de ſe reſſouvenir de moi dans ſes prières ?… Oui, Iſabelle étoit ſûrement perſuadée de ſa piété. Comptez ſur la piété d’un jeune homme & d’une jeune fille qui ont deſſein de s’enfuir enſemble, dit Blanche. Non, non, Madame, Iſabelle eſt toute autre que vous ne la croyez. Il eſt vrai que lorſqu’elle étoit avec vous, elle ſoupiroit & levoit les yeux au Ciel, parce qu’elle vous connoît pour une ſainte ; mais vous n’aviez pas plutôt le dos tourné… Vous lui faites tort, reprit Mathilde, Iſabelle n’eſt point hypocrite : elle a de la dévotion, mais elle n’affecte jamais de paroître ce qu’elle n’eſt pas. Au contraire, elle m’a toujours détournée de me faire Religieuſe. Quoique ſa fuite m’étonne, quoique le ſoin qu’elle a eu de me la cacher ne s’accorde point avec l’amitié qui étoit entre nous, je n’oublierai jamais la chaleur déſintereſſée avec laquelle elle s’eſt oppoſée à ce que je priſſe le voile ; elle a toujours déſiré de me voir mariée, quoique ma dot fût autant de retranché pour elle & pour ſes enfans. L’eſtime que j’ai pour elle me donne bonne opinion de ce jeune Payſan. Vous croyez donc qu’ils s’aiment ? lui dit Blanche. Comme elle achevoit de parler, un domeſtique vint dire à la Princeſſe qu’on avoit trouvé Iſabelle. Où l’a-t-on trouvée ? lui dit Mathilde. Dans l’Égliſe de Saint Nicolas, où elle s’étoit réfugiée, reprit le domeſtique ; le Père Jérôme eſt venu nous donner de ſes nouvelles : il eſt là-bas avec ſon Alteſſe. Où eſt ma mère ? lui demanda Mathilde. Dans ſon appartement, Madame ; elle demande à vous parler.

Manfred s’étant levé au point du jour, ſe rendit chez Hippolite pour ſavoir ſi elle avoit appris quelque nouvelle d’Iſabelle. Pendant qu’il la queſtionnoit, on vint l’avertir que le Père Jérôme demandoit à lui parler. Manfred, qui ne ſoupçonnoit point la cauſe de ſon arrivée, & qui ſavoit d’ailleurs qu’Hippolite l’employoit pour diſtribuer ſes aumônes, donna ordre qu’on le fît entrer, pendant qu’il iroit chercher Iſabelle. Eſt-ce avec moi, ou avec la Princeſſe que vous avez affaire ? lui dit Manfred. Avec tous les deux, reprit le ſaint homme. La Princeſſe Iſabelle… Qu’y a-t-il ? lui demanda Manfred avec précipitation, & ſans lui donner le temps d’achever… s’eſt réfugiée à l’Autel de Saint Nicolas, reprit Jérôme. Cela ne regarde point la Princeſſe, lui répondit Manfred, d’un air extrêmement confus : paſſons dans ma chambre, Père, & apprenez-moi comment elle s’y eſt rendue. Je n’en ferai rien, Monſeigneur, lui dit le bon homme, d’un ton de fermeté & d’autorité qui intimida Manfred, car il regardoit Jérôme comme un Saint. Ma commiſſion eſt pour vous deux, & s’il plaît à votre Alteſſe, je m’en acquitterai en préſence de la Princeſſe… Mais avant toutes choſes, Monſeigneur, il faut que je lui demande ſi elle ſait la cauſe pour laquelle Iſabelle s’eſt enfuie de votre Château… Je l’ignore, répondit Hippolite : m’accuſe-t-elle de l’avoir favoriſée ? Père, reprit Manfred, en l’interrompant, je ſai le reſpect que je dois à votre caractère ; mais je ſuis ſouverain ici, & je ne ſouffrirai point qu’un Prêtre s’ingère dans les affaires de mon domeſtique. Si vous avez quelque choſe à me dire, paſſons dans mon appartement… Ma coutume n’eſt point que ma femme ſe mêle des affaires ſecrettes de mon état ; elles ne ſont point du reſſort d’une femme. Monſeigneur, lui dit le ſaint homme, je ne m’ingère jamais dans les ſecrets des familles. Ma profeſſion eſt de procurer la paix, d’appaiſer les diviſions, de prêcher la repentance, & d’enſeigner aux hommes à dompter leurs paſſions. Je pardonne à votre Alteſſe votre apoſtrophe peu charitable : je fais mon devoir, & je ſuis le Miniſtre d’un Prince plus puiſſant que Manfred. Écoutez celui qui parle par mes organes. Manfred trembloit de honte & de rage. On voyoit à la contenance d’Hippolite & ſon étonnement, & l’impatience où elle étoit de ſavoir à quoi cela aboutiroit : ſon ſilence fut une preuve du reſpect qu’elle avoit pour les ordres de ſon époux.

La Princeſſe Iſabelle, reprit Jérôme, ſe recommande à vos Alteſſes ; elle vous remercie des politeſſes qu’elle a reçues dans votre Château ; elle déplore la perte de votre fils, & le malheur qu’elle a eu de ne point appartenir à des Princes vertueux & illuſtres, pour leſquels elle a toujours eu le même reſpect que pour ſes parens ; elle vous ſouhaite une union & une félicité continuelles (à ces mots Manfred changea de couleur) ; mais comme elle ne peut plus s’allier avec vous, elle vous prie de lui permettre de reſter dans l’aſyle qu’elle a choiſi, juſqu’à ce qu’elle ait reçu des nouvelles de ſon père, ou, en cas qu’il ſoit mort, juſqu’à ce qu’elle puiſſe, du contentement de ſes tuteurs, diſpoſer de ſa personne, & ſe marier d’une manière convenable à ſa naiſſance. Je n’y conſentirai jamais, reprit le Prince, & ma volonté eſt qu’elle retourne inceſſamment au Château. Je ſuis reſponſable de ſa perſonne à ſes tuteurs, & je ne ſouffrirai jamais qu’elle ſoit dans d’autres mains que dans les miennes. Votre Alteſſe comprend elle-même, reprit le Frère que la choſe n’eſt pas faiſable. Je n’ai pas beſoin de donneur de conſeils, lui dit Manfred, en changeant de couleur. La conduite d’Iſabelle donne lieu à d’étranges ſoupçons… & ce jeune Payſan qui l’a favoriſée, ſi tant eſt qu’il n’en soit pas la cauſe… La cauſe ! cria Jérôme ; eh ! qui vous a dit qu’il en étoit la cauſe ? Cela n’eſt pas ſupportable, reprit Manfred. Quoi ! un Moine inſolent aura l’audace de m’inſulter dans mon propre Palais ! Je croirois preſque que tu es complice de leurs amours. Je prierois le Ciel de diſſiper vos ſoupçons peu charitables, lui dit Jérôme, ſi je n’étois perſuadé que votre Alteſſe eſt convaincue elle-même de l’injuſtice de ſon accuſation. Dieu veuille vous pardonner votre peu de charité. Je conjure votre Alteſſe de laiſſer la Princeſſe en paix dans un lieu où elle n’eſt point expoſée aux vains caprices du monde, ni aux fades propos des amoureux. Ceſſe tes vains propos, lui dit Manfred, & engage, ſi tu le peux, la Princeſſe à rentrer dans ſon devoir. Le mien eſt d’empêcher qu’elle ne retourne ici, reprit Jérôme. Elle eſt dans un lieu où les vierges & les orphelines ſont à l’abri des pièges & des tentations du monde ; & il n’y a que l’autorité ſeule de ſon père qui puiſſe l’en tirer. Je ſuis ſon père, s’écria Manfred, & je la veux. Elle ſouhaitoit de vous avoir pour père, lui dit le Frère ; mais le Ciel, qui s’oppoſoit à cette alliance, a rompu pour jamais les liens qui devoient vous unir : & j’annonce à votre Alteſſe… Arrête, audacieux, reprit Manfred, & redoute mon courroux. Mon Père, lui dit Hippolite, votre devoir eſt de ne reſpecter perſonne, & de parler conformément à ce qu’il vous preſcrit. Le mien eſt de ne rien ouir que ce qu’il plaît à Monſeigneur que j’entende. Suivez le Prince dans ſon appartement. Je vais me retirer dans mon Oratoire, & prier la Sainte Vierge de vous inſpirer des conſeils ſalutaires, & de rendre à mon époux la paix & la tranquillité qu’il a perdue. Princeſſe vertueuſe ! s’écria le Frère… Monſeigneur, je ſuis à vos ordres.

Manfred paſſa dans ſon appartement avec le Frère, & après avoir fermé la porte ; je vois, Père, lui dit-il, qu’Iſabelle vous a inſtruit de mon deſſein. Écoutez maintenant mes réſolutions, & obéiſſez. Des raiſons d’État, ma ſûreté & celle de mon Peuple, exigent que j’aye un héritier. C’eſt en vain que j’en attends un d’Hippolite. J’ai fait choix d’Iſabelle, c’eſt à vous à me la ramener, & j’attends même de vous quelque choſe de plus. Je ſais l’aſcendant que vous avez ſur Hippolite : vous dirigez ſa conſcience. Je n’ai aucun défaut à lui reprocher, & je ſais qu’elle eſt parfaitement vertueuſe. Son ame eſt uniquement attachée au Ciel, & mépriſe les vaines grandeurs de ce monde : vous pouvez l’en détacher entièrement. Engagez-la à conſentir à la diſſolution de notre mariage, & à ſe retirer dans un Monaſtère… Je lui permets d’en fonder un, & je la mettrai à même de faire à votre Ordre telles libéralités qu’elle jugera à propos. En agiſſant ainſi, vous détournerez les malheurs qui menacent nos têtes, & vous aurez la gloire d’avoir garanti la Principauté d’Otrante de ſon entière deſtruction. Je connois votre prudence, & malgré les expreſſions indécentes que la colère m’a dictées, je reſpecte votre vertu, & je vous devrai le repos de ma vie, & la conſervation de ma famille.

La volonté du Ciel ſoit faite, dit le Frère ; je ne ſuis que ſon inſtrument. Il ſe ſert de ma langue pour te reprocher ton infame conduite. Les injures que tu as faites à la vertueuſe Hippolite ſont parvenues au Trône du Père de miſéricorde. C’eſt lui qui m’ordonne de te reprocher l’intention que tu as de la répudier : c’eſt par moi qu’il te défend de perſiſter dans le deſſein inceſtueux que tu as d’épouſer ta belle-fille. Le Ciel qui l’a garantie de ta fureur, dans le temps que les châtimens que tu venois d’éprouver, auroient dû t’inſpirer d’autres penſées, continuera de veiller ſur elle. Moi-même, tout pauvre & miſérable Religieux que je ſuis, je me ſens en état de la garantir de tes violences. Quoique pécheur, & injuſtement accuſé par Ton Alteſſe de favoriſer ſes amours, je mépriſe les promeſſes que tu me fais pour me ſéduire. J’aime mon Ordre ; j’honore les ames vertueuſes ; je reſpecte la piété de ton épouſe… mais je ne trahirai point la confiance qu’elle a en moi. Je ne ſervirai point la cauſe de la Religion en me prêtant à des complaiſances honteuſes & criminelles… Quant à ce que tu dis que le bonheur de ton État dépend de ce que tu ayes un héritier, le Ciel ſe moque de la vaine prévoyance des hommes. Pas plus loin qu’hier, quelle maiſon étoit plus riche & plus floriſſante que celle de Manfred ?… Où eſt maintenant le jeune Conrad ?… Monſeigneur, je reſpecte vos larmes… mais je ne prétends pas les arrêter… Laiſſez-les couler, Prince, elles contribueront infiniment plus au bonheur de vos Sujets, qu’un mariage dicté par la convoitiſe & l’intérêt, & qui ne ſauroit jamais proſpérer. Le Sceptre qui a paſſé de la maiſon d’Alphonſe à la vôtre, ne peut ſe conſerver par un mariage que l’Égliſe n’avouera jamais. Si c’eſt la volonté du Tout-puiſſant, que le nom de Manfred s’éteigne, ſoumettez-vous, Monſeigneur, à ſes décrets, & méritez par votre réſignation une couronne que perſonne ne pourra vous ôter… Venez, Monſeigneur, votre chagrin me plaît… Retournons chez la Princeſſe : elle ignore vos cruelles intentions ; je n’ai voulu que vous allarmer. Vous avez été témoin de la patience, des efforts qu’elle a faits ſur elle-même pour ne point approfondir votre conduite criminelle. Je ſais qu’elle aſpire au moment de vous embraſſer, & de vous aſſurer de ſa tendreſſe. Père, lui dit le Prince, vous ignorez la cauſe de mes remords ; j’honore les vertus d’Hippoplite ; je la regarde comme une Sainte, & je déſirerois pour le bien de mon ame, pouvoir reſſerrer les liens qui nous uniſſent… Mais hélas ! Père, vous ignorez la cauſe de mes tourmens. J’ai depuis quelque temps des ſcrupules ſur la légalité de notre union, Hippolite m’eſt alliée au quatrième degré… il eſt vrai que nous avons obtenu une diſpenſe : mais j’ai appris qu’elle avoit été fiancée à un autre. C’eſt là ce qui me chagrine. C’eſt à ce mariage que j’attribue la mort de mon fils Conrad… Soulagez ma conſcience de ce fardeau : rompez notre mariage, & achevez l’ouvrage que vos ſaintes exhortations ont commencé dans mon cœur.

Ces dernières paroles causèrent au Père un chagrin d’autant plus vif, qu’il s’aperçut de l’artifice du Prince. Il trembla pour Hippolite, & craignit que Manfred, au défaut d’Iſabelle, & dans l’impatience d’avoir une héritière, ne jettât la vue ſur quelqu’autre qui n’auroit pas autant de force qu’elle pour réſiſter aux promeſſes éblouiſſantes de Manfred. Le ſaint homme reſta quelque temps abſorbé dans ſes réflexions. Il prit à la fin le parti de temporiſer ; il crut qu’il étoit de la prudence d’entretenir le Prince dans l’eſpoir de revoir Iſabelle. Il connoiſſoit l’affection de celle-ci pour Hippolite, & l’averſion qu’elle avoit pour Manfred, & ne douta point qu’elle ne ſe prêtât à ſes vues, en attendant que l’Égliſe pût fulminer ſes cenſures contre ce divorce. Dans cette intention, & feignant d’être touché des ſcrupules du Prince, Monſeigneur, lui dit-il, j’ai réfléchi à ce que Votre Alteſſe m’a fait la grâce de me dire ; & s’il eſt vrai qu’une délicateſſe de conſcience ſoit le vrai motif de la répugnance que vous avez pour une épouſe vertueuſe, à Dieu ne plaiſe que je veuille endurcir votre cœur. L’Égliſe eſt une mère indulgente : faites-lui part de vos peines, elle ſeule peut conſoler votre ame, ſoit en calmant votre conſcience, ſoit après avoir examiné vos ſcrupules, en vous donnant la liberté de perpétuer votre race par des moyens légitimes. Dans ce dernier cas, ſi l’on peut obtenir le contentement d’Iſabelle… Manfred, ſoit qu’il crût avoir trompé le bon homme, ou que la colère qu’il avoit d’abord témoignée ne fût qu’un tribut qu’il payoit aux apparences, fut ravi de ce changement, & lui promit tout au monde, s’il pouvoit réuſſir par ſa médiation. Le Religieux le laiſſa dans ſon erreur, réſolu de traverſer les deſſeins, au lieu de les ſeconder.

Puiſque nous voilà d’accord, reprit le Prince, je vous prie, Père, de me ſatisfaire ſur un article. Qui eſt ce jeune homme que j’ai trouvé dans le ſouterrain ? Il a ſûrement favoriſé la fuite d’Iſabelle. Dites-moi, eſt-il ſon amant, ou agit-il pour autrui ? J’ai ſoupçonné Iſabelle de ne point aimer mon fils : mille circonſtances confirment mes ſoupçons. Cela eſt ſi vrai, que pendant que je m’entretenois avec elle dans la galerie, elle les a prévenus, & s’eſt efforcée de ſe juſtifier là-deſſus. Le Frère, qui ne connoiſſoit le jeune homme que par ce que la Princeſſe lui en avoit dit, qui ignoroit ce qu’il étoit devenu, & qui ne connoiſſoit point le caractère fougueux de Manfred, crut qu’il étoit à propos de lui donner de la jalouſie, tant pour le prévenir contre Iſabelle, au cas qu’il perſiſtât à l’épouſer, que pour le détourner d’une nouvelle intrigue. Dans cette idée, il répondit à Manfred d’une manière à lui faire croire qu’il y avoit quelque liaiſon entre Iſabelle & le jeune Payſan. Le Prince, dont les paſſions étoient aiſées à s’enflammer, entra dans un tranſport de rage qu’il eſt impoſſible d’exprimer. Je veux, s’écria-t-il, découvrir le fond de cette intrigue ; & quittant bruſquement Jérôme, avec ordre de l’attendre, il ſe rendit dans la grande ſalle du Château, & ordonna qu’on lui amenât le Payſan.

Impoſteur ! lui dit-il dès qu’il le vit paroître, qu’eſt devenue cette ſincérité dont tu te vantois ? Eſt-ce la Providence, eſt-ce la clarté de la Lune qui t’a fait découvrir la trappe que tu ſais ? Dis-moi, jeune téméraire, qui es-tu, & depuis quel temps connois-tu la Princeſſe ?… Réponds-moi d’une manière moins équivoque que tu n’as fait la nuit paſſée, ou je ſaurai t’arracher la vérité à force de tourmens. Le jeune homme s’apercevant que le Prince ſavoit la part qu’il avoit eue à la fuite d’Iſabelle, & réfléchiſſant que tout ce qu’il pouvoit dire ne pouvoit ni lui ſervir, ni lui nuire, lui répondit : je ne ſuis point un impoſteur, & je n’ai rien fait pour mériter ce titre ignominieux. J’ai répondu la nuit dernière aux queſtions que Votre Alteſſe m’a faites avec la même ſincérité que je le fais à préſent : ce n’eſt point la crainte des tourmens, c’eſt l’amour de la vérité qui m’y oblige. Daignez me faire telles queſtions qu’il vous plaira, je ſuis prêt à y répondre. Tu ſais, reprit le Prince, les queſtions que je t’ai faites, & tu ne cherches qu’à les éluder. Dis-moi, qui es-tu, & depuis quel temps connois-tu la Princeſſe ? Je ſuis un Laboureur d’un village d’ici près, reprit le Payſan, & je m’appelle Théodore. La Princeſſe m’a trouvé dans le ſouterrain la nuit dernière : c’eſt la première fois que je l’ai connue. J’en croirai ce qu’il me plaira, lui dit Manfred, mais je veux ſavoir ton hiſtoire, avant que d’examiner ſi tu me dis vrai ou non. Dis-moi, quelles raiſons la Princeſſe t’a-t-elle données de ſa fuite ? Ta vie dépend de la réponſe que tu me feras. Elle m’a dit, reprit Théodore, qu’elle étoit ſur le bord de l’abyme, & que ſi elle ne s’enfuyoit du Château, elle alloit être malheureuſe pour jamais. Et c’eſt ſur ce léger fondement, & ſur ce rapport imparfait, lui dit Manfred, que tu t’es expoſé à encourir mon indignation ! Je ne crains point le courroux des hommes, reprit Théodore, lorſqu’une femme malheureuſe ſe met ſous ma protection… Sur ces entrefaites, Mathilde ſortit de ſon appartement pour ſe rendre dans celui d’Hippolite. Au haut de la ſalle où étoit Manfred, il y avoit une galerie, dont les fenêtres étoient fermées par des jalouſies, devant lesquelles il falloit que Mathilde & Blanche paſſaſſent néceſſairement. Ayant entendu la voix de ſon père, & voyant quantité de domeſtiques autour de lui, elle s’arrêta pour ſavoir ce que c’étoit. Le priſonnier attira auſſitôt ſon attention. La contenance ferme & aſſurée avec laquelle il répondoit aux queſtions de Manfred, & ſur-tout ſa dernière réplique, l’intéreſſèrent en ſa faveur. Elle crut entrevoir dans ſa phyſionomie quelque choſe de noble & d’impoſant, malgré la ſituation où il étoit. Cieux ! dit la Princeſſe tout bas à Blanche, rêvé-je ? voilà un jeune homme qui reſſemble parfaitement au portrait d’Alphonſe qui eſt dans la galerie. Elle ne put en dire davantage, s’étant aperçue que ſon père s’échauffoit. Cette bravade, lui dit-il, eſt au-deſſus de ta première inſolence. Tu vas apprendre ce que c’eſt que de m’offenſer. Qu’on le ſaiſiſſe & qu’on le lie, dit le Prince à les domeſtiques… Les premières nouvelles que la Princeſſe apprendra de toi, ſeront que tu as perdu la tête pour l’amour d’elle. L’injuſtice de ton procédé, lui dit Théodore, me prouve l’importance du ſervice que j’ai rendu à la Princeſſe en la délivrant de ta tyrannie. Mon ſort m’intéreſſe peu, pourvu qu’elle ſoit heureuſe. C’eſt ſon amant ! s’écria Manfred tranſporté de colère ; un ſimple Payſan, qui eſt à la veille de mourir, n’eſt point capable de pareils ſentimens. Dis-moi, dis-moi, jeune téméraire, qui tu es, ou je te ferai mettre à la torture. Tu m’as déjà menacé de la mort, reprit le jeune homme, pour t’avoir dit la vérité. La manière dont tu récompenſes ma ſincérité, ne me tente point de ſatisfaire ta curioſité. Tu ne veux donc pas parler ? lui dit Manfred. Non, reprit le Payſan. Qu’on le mène dans la cour, je vais dans un inſtant lui faire trancher la tête. À ces mots, Mathilde s’évanouit. Au ſecours ! au ſecours ! s’écria Blanche, la Princeſſe ſe meurt. Manfred treſſaillit à ces cris, & demanda ce que c’étoit. Le jeune Payſan frémit d’horreur, & fit la même demande ; mais Manfred ordonna de le conduire dans la cour, & de le garder à vue, juſqu’à ce qu’il eût ſu d’où venoient les cris de Blanche. Lorſqu’il en eut appris la cauſe, il ſe moqua de ſa frayeur, fit conduire Mathilde dans ſon appartement, ſe rendit dans la cour, & faiſant appeler un de ſes gardes, il ordonna à Théodore de ſe mettre à genoux, & de ſe préparer à recevoir le coup fatal.

Le jeune homme reçut ſa ſentence avec une intrépidité & une réſignation qui touchèrent tout le monde, excepté Manfred. Il auroit voulu ſavoir ce qu’on avoit dit de la Princeſſe ; mais craignant d’irriter davantage le Tyran, il n’oſa s’en informer. La ſeule grâce qu’il demanda, fut qu’on lui donnât un Confeſſeur, pour ſe réconcilier avec Dieu. Manfred ſe flattant de ſavoir par ce moyen ſon hiſtoire, lui accorda la demande. Il fit appeler le Père Jérôme, qu’il croyoit dans ſes intérêts, & lui dit de confeſſer le priſonnier. Le ſaint homme, qui avoit déjà prévu les ſuites de ſon imprudence, ſe jetta aux genoux du Prince, & le conjura dans les termes les plus pathétiques de ne point verſer le ſang d’un innocent. Il s’accuſa dans les termes les plus forts, de ſon indiſcrétion, s’efforça de diſculper le jeune homme, & n’épargna ni les larmes, ni les prières pour appaiſer le Tyran. Manfred, plutôt irrité qu’appaiſé par l’interceſſion de Jérôme, qu’il ſoupçonna de lui en avoir impoſé, lui ordonna de faire ſon devoir lui diſant qu’il n’accordoit au priſonnier que quelques minutes pour ſe confeſſer. Je n’en demande pas davantage, Monſeigneur, reprit le malheureux jeune homme. Mes péchés, grâces au Ciel, ne ſont pas en grand nombre, ils n’excèdent point ce qu’on peut attendre de mes années. Eſſuyez vos larmes, mon Père, & dépêchons-nous : ce monde-ci eſt extrêmement mauvais, & je n’ai pas grand ſujet de le regretter. Ah ! malheureux jeune homme, reprit le Père, comment pouvez-vous ſoutenir ma vue avec patience ? C’eſt moi qui ſuis votre meurtrier ! C’eſt moi qui ſuis cauſe de votre perte ! Je vous pardonne d’auſſi bon cœur, lui dit le jeune homme, que je ſouhaite que le Ciel me pardonne. Écoutez ma confeſſion, mon Père, & donnez-moi votre bénédiction. Comment puis-je vous préparer comme je dois à ce paſſage ? lui dit Jérôme. Vous ne pouvez être ſauvé que vous ne pardonniez à vos ennemis… Et pouvez-vous pardonner à l’impie que voilà ? Je le puis, ajouta Théodore, & je le fais… Et cela ne te touche point, Prince cruel ! s’écria le Frère. Je vous ai fait appeler pour le confeſſer, lui dit Manfred, & non point pour prendre ſa défenſe. C’eſt vous qui m’avez irrité contre lui… Que ſon ſang retombe ſur votre tête ! Je le veux, je le veux, reprit le ſaint homme. Ni toi, pi moi, n’irons jamais où va ce bienheureux jeune homme. Hâtez-vous, dit Manfred, je ne ſuis pas plus touché des doléances d’un Moine, que des cris d’une femme. Quoi ! reprit le jeune homme, eſt-il poſſible que mon ſort ait occaſionné ce que j’entends ! La Princeſſe eſt-elle de nouveau en ſon pouvoir ? Tu ne fais que rallumer ma colère, lui dit Manfred ; prépares-toi, c’eſt ici ton dernier moment. Le jeune homme qui ſentit réveiller ſon indignation, & qui n’étoit pas moins touché du chagrin des ſpectateurs que de l’affliction du Religieux, ſe modéra, quitta ſon pourpoint, déboutonna le col de ſa chemiſe, & ſe mit à genoux pour faire ſa prière. Comme il ſe baiſſoit, ſa chemiſe gliſſa, & l’on apperçut ſur ſon épaule la marque d’un trait enſanglanté. Juſte Ciel ! s’écria le ſaint homme, tout tranſporté hors de lui même, que vois-je ! c’eſt mon fils ! c’eſt mon cher Théodore !

Il eſt plus aiſé de ſentir que de décrire les paſſions que cet accident fit naître. La ſurpriſe plutôt que la joie, tarit les larmes des aſſiſtans. Ils conſultèrent les yeux du Prince, & réglèrent leurs mouvemens ſur les ſiens. On vit régner tour à tour ſur le viſage du jeune homme la ſurpriſe, l’incertitude, la tendreſſe & le reſpect. Il reçut avec un œil modeſte & ſoumis les larmes & les embraſſemens du bon vieillard. Craignant cependant de trop ſe livrer à ſes eſpérances, & jugeant par le paſſé de l’inflexibilité de Manfred, il lui jetta un coup d’œil, comme pour lui dire, ne ſerez-vous point touché de ce ſpectacle ?

Manfred n’étoit point inſenſible à la pitié. La colère fit place à la ſurpriſe ; mais il eut aſſez d’orgueil pour cacher l’émotion que cet accident lui avoit cauſée. Il douta ſi ce n’étoit point quelque ruſe que le Frère avoit imaginée pour ſauver le jeune homme. Que ſignifie cela ? lui dit-il. Comment ce jeune homme peut-il être votre fils ? Convient-il à votre profeſſion de reconnoître un Payſan pour le fruit de vos amours illégitimes ?

Ô Dieu ! reprit le ſaint homme, pouvez-vous douter qu’il ne ſoit mon fils ? Éprouverois-je les angoiſſes que j’éprouve, ſi je n’étois pas ſon père ? Sauvez-lui la vie, cher Prince ? ſauvez-lui la vie, & calomniez-moi tant qu’il vous plaira. Sauvez-le, ſauvez-le, s’écrièrent les aſſiſtans, pour l’amour de ce bon homme. Paix, leur dit Manfred, j’ai beſoin d’être inſtruit de pluſieurs choſes avant que de lui pardonner. Le bâtard d’un ſaint ne ſauroit être ſaint lui-même. Prince outrageux, lui dit Théodore, n’ajoutez point l’inſulte à la cruauté. Si je ſuis le fils de cet homme vénérable, ſachez, quoique je ne ſois pas Prince comme vous, que le ſang qui coule dans mes veines… Oui, dit le Moine en l’interrompant, ſon ſang eſt noble, & il n’eſt point auſſi abject que vous le penſez. Il eſt mon fils légitime, & il n’y a point en Sicile de maiſon plus ancienne que celle de Falconara… Mais, hélas ! qu’eſt-ce que le ſang ! qu’eſt-ce que la Nobleſſe ! Nous ſommes tous des reptiles, des créatures malheureuſes & péchereſſes. Ce n’eſt que la piété ſeule qui nous diſtingue de la pouſſière d’où nous ſommes ſortis, & où nous devons retourner… Trêve à votre ſermon, lui dit Manfred : vous oubliez que vous n’êtes plus le Frère Jérôme, mais le Comte de Falconara. Racontez-moi votre hiſtoire : vous aurez tout le temps de moraliſer, ſi vous n’obtenez pas la grâce du criminel que voilà. Mère de Dieu ! s’écria le Religieux, ſe peut-il que Votre Alteſſe refuſe à un père la vie d’un fils unique, d’un fils qu’il a perdu depuis ſi long-temps ! Foulez-moi aux pieds, Monſeigneur, affligez-moi, otez-moi la vie, mais épargnez celle de mon fils. Vous ſentez donc, lui dit Manfred, ce que c’eſt que de perdre un fils unique… Il n’y a que quelques heures que vous me prêchiez la réſignation : ma maiſon, ſi le deſtin l’ordonne, doit périr… mais les Comtes de Falconara… Hélas ! Monſeigneur, reprit Jérôme, j’avoue que je vous ai offenſé… Mais n’augmentez point les ſouffrances d’un vieillard. Je ne prétends point vanter ma famille ; je mépriſe ces vanités… C’eſt la Nature qui parle pour mon fils… C’eſt le ſeul gage que m’ait laiſſé de ſon amour une épouſe que je chériſſois… Eſt-elle morte, Théodore, eſt-elle morte ?… Il y a long-temps que ſon ame eſt dans le Ciel, lui dit Théodore. Comment eſt-elle morte ? s’écria Jérôme, dites-lemoi… Non… elle eſt heureuſe. Tu es maintenant l’unique objet de mes ſoins… Monſeigneur, vous plaît-il m’accorder la vie de mon fils ? Retourne dans ton Couvent, lui dit Manfred, ramène-moi la Princeſſe, fais tout ce que je t’ai dit, & je te promets la grace de ton fils… Quoi ! Monſeigneur, faut-il que j’achete la vie de mon fils aux dépens de ma probité !… Pour moi, s’écria Théodore, j’aime mieux ſouffrir mille morts que de bleſſer votre conſcience. Qu’eſt-ce que le Tyran exige de vous ? La Princeſſe eſt-elle en ſon pouvoir ? Protégez-la, vieillard vénérable, & que toute ſa colère retombe ſur moi. Jérôme mit tout en uſage pour modérer l’impétuoſité de ſon fils ; & Manfred alloit répliquer, lorſqu’on entendit tout à coup les pas des chevaux, & le ſon de la trompette qui étoit pendue hors de la porte du Château. Dans le même inſtant, le panache du Caſque enchanté qui étoit à l’autre extrémité de la cour, s’agita avec violence, & le Caſque changea trois fois de place, comme ſi quelque main inviſible l’eût remué.


Fin de la première Partie.