Le Château des cœurs/Deuxième Tableau
DEUXIÈME TABLEAU.
Scène première.
Adieu, père Michel !
Bonne chance, les enfants !
Et à présent que vous êtes servis, Messieurs, vous excuserez, mais comme il est encore grand matin et que je n’attends plus de monde, je reprends mon somme.
Il monte dans son comptoir, appuie sa tête sur ses deux mains et s’endort.
Ainsi, tu comprends : à peine arrivé, tu les distribueras !
Entendu !
À monsieur le vicomte Alfred de Cisy !… Bon ! en voilà un dont vous avez souvent payé les dettes ! Mais son adresse ?
Tu la demanderas au Club !
À monsieur Onésime Dubois, peintre, rue de l’Abbaye ! Lui en avez-vous acheté de ces croûtes, à celui-là !… Au professeur Letourneux, membre de plusieurs sociétés religieuses et philanthropiques. Connu ! c’est votre père qui l’a présenté partout à Paris !… Au docteur… Colombel.
Le médecin de la famille, tu sais !
À monsieur Bou… Bou… Bouvignard…
Eh ! oui ! l’amateur de vieilles faïences !
Ah ! ce petit maigre qui venait toujours à l’heure du déjeuner, suffit !… À monsieur Macaret, en son usine ; il a été bien heureux de trouver certains écus, quand il s’est établi !
Bien ! bien ! je connais les rues, je vois ça !… Ah ! comme vous en avez de ces amis, des pairs de France, des banquiers, des savants, des artistes, Paris entier !
Après cinq ans d’absence, ils m’auront oublié peut-être !… Heureusement qu’il y a des bons !… Aussi… (désignant les lettres) fais-en deux parts. Celles-là d’abord, les autres ensuite !
Voilà, Messieurs !
On ne vous demande rien.
Ah !
Et tu auras soin de lire les écriteaux des appartements à louer ; tu me prendras un cabinet qui ne soit pas cher !
L’étage est indifférent à Monsieur ?
Oui, indifférent !
Voilà !
Ah ! il a le sommeil occupé, décidément.
Ouf ! on est bien !… J’ai les genoux rompus de fatigue, avec la tête d’un creux…
C’est d’avoir marché toute la nuit ! Pauvre garçon ! finis la bouteille, va !
Et à moi aussi, le cœur défaille ! Au moment de me jeter dans une existence nouvelle, je ne sais quel trouble m’envahit ; c’est comme le malaise qui nous survient quand on va partir pour les longs voyages ! Allons, lève-toi !
Scène II.
Bon ! la pluie ! Il nous faut attendre, puisqu’un équipage nous manque pour faire notre entrée a Paris.
Quand nous en sommes sortis, la dernière fois, c’était dans une chaise de poste à quatre chevaux.
Moi, j’étais sur le siège ; je payais les postillons ! et aujourd’hui, nous voilà à guetter l’omnibus.
Les omnibus de la banlieue, Monsieur, ne se mettent en marche qu’à huit heures et demie du matin.
Ces messieurs sont étrangers ?… Monsieur voyage pour son plaisir, sans doute ? Si Monsieur avait besoin de quelques renseignements dans la capitale, je pourrais… vu mes relations nombreuses…
Brounn… brounn… il fait un froid !… Je prendrais volontiers quelque chose de chaud ! Hé ! garçon, un punch !
Du sucre, un citron, du cognac ! vivement !… et si ces messieurs veulent me faire l’honneur…
Avec plaisir, Monsieur ; vous êtes trop bon !
une flamme paraît dessus.
Mais il n’y avait rien là dedans tout à l’heure… voilà qui est drôle !
Ah ! ça, dites donc, vous [’aviez dans votre poche, celui-là… vous êtes un physicien, un grec !… Ah ! elle est forte ! il vient au cabaret avec des punchs bizeautés !
Je ne comprends pas un mot, cher Monsieur, de ce que vous dites.
Faites-moi le plaisir d’aller me chercher des panatellas dans la boutique de la deuxième rue, a droite, le troisième casier en haut ; j’ai ma boîte, on me connaît !
À nous deux, maintenant !
Scène III.
Vraiment, Monsieur, est-ce que je n’aurai point l’avantage…
Voyons, mon pauvre maître… pas de fierté !…
Il n’en faut plus avoir, c’est vrai !
Ainsi, vous venez chercher fortune dans la grande ville ?…
Qui vous l’a dit ?
Vous-même !
Comment cela ?
Tout à l’heure, quand vous causiez avec votre domestique !…
Il me semblait cependant…
Pardonnez ! je sais tout !… et comme mon industrie, Monsieur, consiste à tenir un bureau de renseignements universels et à faire un vaste courtage dans les différentes classes de la société, il y va de mon intérêt de vous servir.
Voilà de la franchise au moins !
Monsieur se propose de chercher un emploi dans une administration quelconque ?
Non !
De prendre les finances, la diplomatie ou les chemins de fer ?
Eh ! qu’en sais-je moi-même ?
Le commerce, peut-être ?
Ah ! bien oui ! un homme qui en deux heures de temps vous couvre de peinture une toile plus haute que ça !
Ah ! Monsieur est artiste !… ah ! et il compte faire fortune ; respectons-le !
Eh bien ! pourquoi pas ? Quand je vois tant de barbouilleurs que l’on applaudit, ce serait bien le diable… D’ailleurs j’ai de longues études derrière moi et en employant toutes mes forces, la gloire viendra… peut-être, la richesse ensuite.
Très bien, jeune homme ! Mais j’espère que vous allez, pour parvenir, ne rien négliger de tout ce qu’il vous faut : pillez-moi les anciens, dénigrez les modernes, exaltez les petits génies et conspuez les grands ; ça pose, premier pas ! Vous peindrez ensuite les boutiquiers en artilleurs et les lorettes en Vénus, avec les chevaux célèbres et les actions vertueuses, sans nul souci du dessin ni de la couleur ; on dirait que vous manquez d’idées, prenez garde ! Il faudra ensuite adopter le grec ou le gothique, le pompadour ou le chinois, l’obscénité ou la vertu, la chose à la mode, peu importe ! Mais agenouillez-vous devant le public, servilement, et ne lui donnez rien qui dépasse la force de son esprit, les facultés de sa bourse, la largeur de son mur ! Alors vos œuvres, reproduites à l’infini, couvriront |’Europe. Vous entrerez dans la cervelle de votre siècle. Vous serez un maître, une gloire, presque une religion. Le despotisme de votre médiocrité pourra abêtir toute une race ; il s’étendra même sur la Nature, car vous la ferez haïr, ô grand homme, car elle rappellera de loin vos barbouillages.
Jamais !
Vous avez raison ! une place, des appointements fixes, c’est plus sûr. Je vous recommande avant tout l’exactitude, non pour travailler, mais pour surveiller vos confrères. D’abord une petite médisance çà et là, puis une dénonciation formelle — dans l’intérêt du service ; enfin une bonne calomnie, n’ayez pas peur ! De l’arrogance envers les humbles, de la bassesse devant les chefs, cravate empesée et souple échine, morbleu ! cervelle étroite et conscience large ; respectez les abus, promettez beaucoup, tenez rarement, courbez-vous sous l’orage et, dans les circonstances difficiles, faites le mort ! Mais tâchez de connaître le vice de votre supérieur ; s’il prise, achetez une tabatière, et s’il aime les jolies femmes, mariez-vous !
Horreur !
De l’indépendance !… j’aime ça ! On ne la trouve plus, Monsieur, que dans une fortune acquise par le commerce. Nous avons le système des faillites honorables, les secrets des faux poids et du bon teint ; mais rappelez-vous que le moyen d’avancement le plus rapide pour un jeune homme, dans une grande maison, c’est de séduire la femme du bourgeois.
Tais-toi donc, misérable !
Oui, la fille vaut mieux, parce qu’il est forcé de vous la donner en mariage !
Il y a au fond de bonnes idées dans ce qu’il dit.
Et alors, quoi que vous soyez, les obstacles s’aplaniront, chacun vous sourira ; la santé sera bonne, vous dînerez bien, vous aurez la face rose comme une jeune fille.
Peu à peu vous deviendrez riche, considéré, heureux, vous ferez craquer sur l’asphalte vos bottes vernies, en roulant dans vos gants blancs le pommeau d’or de votre bambou.
On vous craindra, on vous aimera ; vous vous repasserez vos caprices : habits neufs tous les jours, bagues à tous les doigts, chaînes de montre, breloques et linge fin.
Vous achèterez une maison de campagne, des statues, des hôtels, des amis, et des chevaux de race, ce qui est plus cher. Pour duper les générations futures, vous pourrez même fonder un hôpital ; et vous vieillirez tout doucement, servi par un peuple de valets, entouré de famille, lourd d’honneurs, avec une grosse bedaine et l’aspect d’un honnête homme.
Est-ce une illusion ? J’ai dans la tête comme des chars qui roulent, et des flammes qui voltigent.
Quel particulier ! quelle expérience !
Non ! je ne veux pas ! arrière ! C’est même une faiblesse de t’écouter. Va-t’en !
À votre aise ! Faites le vertueux, mon gaillard, et serrez-vous le ventre ! Toutes les portes de la fortune, on les refermera sur vous, en vous écrasant la face ! D’abord, cela va sans dire, Monsieur gardera les apparences. Vous irez jusqu’à neuf heures du soir avec deux sous de lait et un petit pain rond qu’on mange dans la poche de sa redingote, tout en trottinant sur le pavé ! Ah ! vous les connaîtrez, les mystères de la toilette, les faux cols en papier, l’encre que l’on repasse sur les coutures blanchies, les sous-pieds tendus pour retenir les semelles trop vieilles, et l’habit noir boutonné jusqu’au menton, pour cacher l’absence du linge.
Vous ne faiblirez pas ! vous lutterez ! Mais personne ne voudra de vous !… On ne va pas chercher ceux qui se cachent ! qui donc s’inquiète des pauvres ? et comme une première chute est la cause naturelle d’une seconde, peu à peu vous dégringolerez, mon bonhomme ; la misère augmentera, elle deviendra irrémédiable et constitutionnelle ! « Clic ! clac ! clac ! gare-toi de là, manant !… » et du fond de votre ruisseau, par un temps de verglas, en plein hiver, vous distinguerez à des hauteurs vertigineuses, derrière la mousseline des larges croisées, tournoyer sous des lustres, dans le flamboiement des festins, toutes les convoitises de votre cœur.
Alors commenceront pour vous, dans Paris, ces longues promenades du pauvre le long des quais et des boulevards. Plus vague et funeste que le Bédouin dans le désert, vous chercherez quelque bonne occasion, un parapluie perdu, une bourse tombée, en marchant jusqu’au milieu de la nuit, où vous irez dormir côte à côte avec des forçats, les pieds dans la paille, assis sur un banc, et les deux bras contre une corde !
Et l’habit râpé, depuis longtemps, sera parti.
À la place du chapeau, une casquette sans visière.
Plus de gilet, une seule bretelle ! et pas même de souliers… des chaussons !
Faut-il un fiacre, mon bourgeois ?
Horrible ! Horrible !
Mais ce n’est pas gai du tout, cet avenir-là !
Que faire ?
À la fin de la tirade de l’Inconnu, la servante est rentrée avec un paquet de cigares, qu’elle a déposé sur la table. L’Inconnu, qui est près de Paul, debout à droite, fait un pas à reculons avec un geste d’espoir ; mais aussitôt, en face de lui et derrière Dominique, la servante, se transmuant en fée, allonge le bras impérativement vers l’Inconnu qui se change en gnome.
Dominique, stupéfait, pousse un cri. Paul relève la tête et en pousse un autre, en apercevant la Fée, qui disparaît dans la muraille à droite en même temps que le Gnome disparaît à gauche.