Le Château des cœurs/Quatrième Tableau

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Le Château des cœurs
ThéâtreLouis Conard (p. 223-236).

QUATRIÈME TABLEAU.

Une chambre d’aspect misérable. À droite et à gauche, une fenêtre en tabatière. Au fond, une cheminée de plâtre, où brûlent quelques charbons à demi éteints. À côté de la cheminée, une porte. Sur la cheminée, une boîte de pistolets. À gauche, au premier plan, une table et une chaise de paille. À droite, une paire de bottes vernies dans leurs embauchoirs. Auprès des bottes, contre le mur, un lit de sangle, et, sur le premier plan, à côté, un placard. Le jour commence à paraître par les vitres sans rideaux.


Scène première.

DOMINIQUE, seul.

Il arrive sur la scène en manches de chemise, en pantalon avec un madras autour de la tête, et il s’avance vers la cheminée en grelottant.

Quel froid, miséricorde ! Quand Monsieur va revenir, il est capable de geler.

Riant ironiquement.

Ah ! Monsieur !… Eh bien, et moi ? Est-ce que je ne gèle pas ? Est-ce que je ne souffre pas ? Est-ce une existence que de traîner une misère pareille ! Qu’il s’en arrange, puisque ça l’amuse ; mais moi, un homme fait tout au moins pour l’antichambre des ambassadeurs, quelle humiliation !

Il cherche de droite et de gauche dans l’appartement.

Et pas un cotret dans cette infernale mansarde, où il vous tombe des vents coulis…

Il regarde encore.

Non !… — Et voilà quatre mois que j’attends ! et qu’il est à me lanterner avec toutes ses démarches ! — D’abord, ç’a été une place dans la diplomatie, puis une mission scientifique, puis un poste d’inspecteur de je ne sais quoi, puis un emploi dans une colonisation, je ne sais où ; et ce soir, enfin, il doit revenir de chez le banquier Kloekher les mains pleines, ou l’avenir assuré. — Je commence à n’y plus croire, à notre avenir ! J’ai bien envie de séparer le mien du sien et de lui donner mon compte, carrément. Monsieur est un brave jeune homme, c’est vrai ! Mais (Se touchant le front) toqué ! toqué ! — Saperlotte ! j’ai l’onglée !

Ses yeux rencontrent la boîte de pistolets sur la cheminée.

Tiens !… voilà une boîte qui me donne une tentation !… Ah ! doucement !… nos moyens ne nous permettent pas une flambée en acajou. Oh ! non !

En se reculant, il trébuche contre le paillasson.

Eh ! tu m’embêtes, toi ! — Attends un peu…

Il jette le paillasson dans le feu ; puis, le regardant brûler.

En être réduit là ! Mais ça ne peut pas durer plus longtemps ! c’est trop bête ! Et si notre sort ne change pas avant huit jours, bonsoir !

Le feu flambe. Il se chauffe.

Ꭺh ! ça fait du bien ! C’est une bonne idée que j’ai eue, décidément ! Comme on a tort de se gêner ! — Et pas un bon fauteuil pour se rôtir les tibias en tisonnant. C’est honteux, un aussi piètre escabeau ! — Et puisque mon maître est en courses toute la journée, je ne vois pas pourquoi…

Il jette dans le feu la petite chaise.

Allons donc !

Tout en remuant les charbons.

Il faut convenir que je suis un véritable nigaud, avec mon dévouement ! On n’a jamais vu un domestique comme moi ! Nom d’un chien ! quelle gelée ! Ça disparaît comme une allumette ! — Car, enfin, de toutes ses promesses, qu’ai-je attrapé, moi ? Qu’est-ce que je gagne ? Il se moque de moi, à la fin ! Car, pendant que je suis là, à me morfondre en l’attendant, il fait le joli coco, dans les salons, près les belles dames. — Si je flanquais la table pour soutenir l’attisée ? — Non ! Ça ne durera pas !

Il aperçoit une paire de bottes dans leurs embauchoirs.

Ah ! les bottes !

Il les retire des embauchoirs.

Pourquoi pas ?

Les lançant dans le feu.

Aïe donc ! Et s’il se fâche, tant pis !


Scène II.

DOMINIQUE, PAUL, en habit noir, sans paletot, mouillé, les mains sous les aisselles, avec un peu de neige sur ses vêtements.
Paul.

Que fais-tu là, toi ? Je ne t’avais pas dit de m’attendre ! Va te coucher !

Dominique.

Mais…

Paul, brutalement.

Va-t’en donc ! Va-t’en ! Laisse-moi !

Dominique, à part.

Oh ! oh ! il est bien fier ! — Y aurait-il pas quelque chose de bon, enfin ?


Scène III.

PAUL, seul.
Après être resté longtemps les bras croisés,
avec un grand soupir.

Ah !…

Il jette son chapeau sur le lit de sangle.

Quelle nuit !… (il regarde les murs lentement) et quelle chambre !…

Puis la fenêtre.

Tiens ! le jour qui se lève ; et la neige, encore !… Mais il ne tombera donc pas du ciel quelque chose pour les écraser tous !

Il pleure.

Ah ! comme je suis fatigué !…

Il s’assoit près de la cheminée, un bras sur le chambranle.

Sont-ils assez lâches, égoïstes, ingrats, hypocrites et cruels !… Par-dessus tout cela, des sourires, des phrases, des étreintes affectueuses, et même, ô sacrilège, des offres d’amour !… Et je prétendais trouver dans ce néant quelque chose qui désaltérât mon cœur ! — Dans combien de pays n’ai-je pas traîné mes rêves !… Partout, avec des masques et des impudeurs différents, j’ai rencontré les mêmes ignominies ! À présent, voilà qu’elles viennent jusqu’à moi, elles m’attaquent. Assez, assez ! je n’en veux plus ! Pourquoi vivre alors, puisque je ne peux pas changer le monde ? Ah ! si j’avais eu pourtant quelqu’un qui m’eût aimé !…

Il se lève.

Allons, pas de faiblesse ! Disparaissons tout de suite, pour prévenir peut-être les défaillances, avant la première rougeur de honte et dans l’intégrité de mon orgueil, comme ces vieux rois d’Orient qui se faisaient mourir avec toutes leurs richesses !… Il ne faut que la résolution d’une minute. Ce ne doit pas être difficile ? D’ailleurs, tout m’y engage, tout m’y pousse…

Apercevant la boîte de pistolets ouverte.

Ah !… et jusqu’au hasard lui-même !

Il retire les pistolets et les manie.

L’armurier qui me les a vendus me faisait valoir, pour ma sécurité personnelle, la longueur de leur portée. À cette distance, je n’ai pas besoin qu’ils soient si merveilleux ! C’est une superfluité. Essayons.

Il fait jouer la batterie.

Bien !… Ma poudrière, où est-elle ?

Il verse de la poudre dans le fond de sa main, puis dans le pistolet, et jette le reste dans la cheminée. Le feu se ranime, et flambe extraordinairement. Paul continue à charger son pistolet.

La balle, une capsule, maintenant ; et je n’ai plus qu’un geste, presque un signe pour être libre !…

Six heures sonnent à une horloge voisine.

Au premier coup de la demie, tout sera dit !

Il promène ses yeux tout à l’entour,
et aperçoit la table où sont des papiers et une cassette pleine de lettres.

Ah ! ceci que j’oubliais ! Non ! que rien de moi, ni de mon passé, ne subsiste ! Au feu, au feu, toutes mes lettres !

Il les jette dans la cheminée. Il se rassoit.

Ah ! que cette flamme me réchauffe ! Je ne souffre plus. Non, au contraire ! Et penser que ces cendres peut-être seront encore tièdes quand mon cadavre sera froid ! et puis tout se confondra, dispersé ! Ma vie aura passé comme ces formes fugaces, qui se dessinent sur les charbons. Tiens ! il me semble voir dans la braise des plages de pourpre s’étalant près d’un lac de feu. On dirait, à présent, de vagues édifices, des aiguilles de cathédrale, un navire. Il s’enfonce et reparaît, comme le mien autrefois. J’entends encore le vent dans les manœuvres, et les bois de ma cabine qui craquent au milieu de la nuit. — Tiens !… c’est étrange, voilà une lettre qui s’obstine à ne pas brûler ! Elle blanchit même dans la flamme. — Pourquoi ?…

Paul la reprend.

Elle est froide ! Comment se fait-il ?

La cheminée, peu à peu, s`est haussée et élargie, laissant voir, au milieu des flammes, les choses mêmes que Paul rêvait. Le bord supérieur, montant toujours, a presque disparu dans les frises ; et l’on aperçoit un château tout noir, d’une architecture farouche, avec des meurtrières embrasées.

Une forteresse ! Laquelle donc ? Je ne l’ai jamais vue.

Le château disparaît. La lettre qu’il tient devient lumineuse.
Paul lit :

« C’est l’endroit où les Gnomes détiennent captifs les cœurs des hommes. Nous comptons sur toi pour les délivrer. — Ta récompense sera un amour au-dessus même de tes rêves. Tu rencontreras souvent celle que nous te destinons ; tâche de la reconnaître, ou sinon tu es irrévocablement perdu. — Es-tu prêt ? — La Reine des Fées. — Moi !… Mais comment me guider ?

Chœur des Fées l’encourageant.
Paul, reste pendant quelques minutes en proie à une anxiété terrible ; puis, avec un geste de résolution héroïque.

J’accepte ! partons !

Deux coups frappés à la porte, l’un après l’autre.
Une voix, du dehors.

Ouvre, Dominique !

Troisième coup.
Paul.

Qui est-ce ?

Il va ouvrir.

Scène IV.

PAUL, JEANNETTE, portant à chaque bras un gros panier.
Jeannette, toute surprise.

Monsieur Paul !…

Paul.

Jeannette !… Comment se fait-il ?…

Elle dépose sur la table ses deux paniers, d’un air accablé.

Que viens-tu faire à Paris ?

Jeannette, après un silence.

Mais… vendre mon lait, Monsieur.

Paul.

Avec ces deux paniers-là !… et chez moi !

Elle baisse la tête sans répondre.

Tu me caches quelque chose, Jeannette ?

Jeannette, défendant de la main un des paniers près d’elle.

Non, Monsieur, je vous jure !…

Paul, éclairé par le geste de Jeannette.

C’est là dedans, alors ? Qu’y a-t-il ?

Il relève la toile couvrant le panier.

Des foulards, mes chemises, tout mon linge !

Il la regarde d’une façon sévère.
Jeannette, vivement.

Oh ! ne vous fâchez pas !… Si vous le trouvez trop mal, je recommencerai.

Silence. Elle baisse la tête.
Paul.

Ainsi, c’est Mademoiselle Jeannette qui était ma blanchisseuse !… Pourquoi ne pas l’avouer ?

Jeannette, embarrassée.

C’est que…

Paul.

Eh bien ?

Même silence. À part.

Comment ?… Quand Dominique m’avait dit… Voyons l’autre ?

Jeannette, l’arrêtant par le bras.

Prenez garde de les casser !

Paul.

Quoi donc ?

Jeannette.

Les œufs !

Paul, examinant l’intérieur du panier.

Des fruits… une galette… jusqu’à des petits pots de crème !… Et c’était… (il l’interroge du regard ; elle lui répond par un signe de tête affirmatif) pour moi ! Jusqu’à présent, en effet, je n’ai rien payé de ces choses ! — Ah ! je devine !… l’amitié de mon domestique me réduit aux charités d’une paysanne !

Brutalement.

Remporte tout cela, Jeannette ! Je n’en veux plus ! Va-t’en !

Jeannette, pleurant.

Si j’avais su vous fâcher, je ne l’aurais pas fait !

Paul, à part.

Elle pleure !… Et dans ma vanité imbécile, je la repousse !… Combien donc y en a-t-il d’un dévouement pareil ?

Haut.

Non, reste ! Pardonne-moi ! C’est que je suis malade, quelquefois !… Et il y a longtemps que tu viens ainsi tous les jours ?

Jeannette.

Depuis un mois, bientôt !

Paul.

Et tu ne t’en vantes pas, toi !… Tu faisais le bien naïvement, dans la candeur de ton âme !

Il lui prend les mains.

Mais comme ta poitrine bat vite ! Tu as de beaux yeux, ma Jeannette !…

À part.

Je ne l’avais pas seulement regardée, sot que j’étais ! Et ces pauvres petites mains, sais-tu qu’enfermées dans des gants de peau fine, plus d’une belle dame les envierait !

Jeannette.

Vous êtes bien bon, Monsieur.

Paul, s’écartant d’elle, à part.

Il faut pourtant que je trouve quelque chose à lui donner.

La contemplant de loin.

Mais elle est charmante !… Il y a sous ces simples vêtements une distinction, je ne sais quoi de pur, de fin… que je n’ai jamais vu !… Et cette douceur des attitudes, ce rayonnement dans le regard ! Serait-ce ?… Pourquoi pas ?… Jeannette ?

Jeannette.

Monsieur ?

Paul.

Tu dois être lasse de ta condition ? N’arrive-t-il jamais dans ton esprit des pensées qui te surprennent ? Ne sens-tu pas au fond de toi-même comme une sollicitation vers des destinées plus hautes ? une envie de t’enfuir… quelque part… bien loin ?

Jeannette.

M’enfuir !… Et où ça ?… Je ne connais pas les routes.

Paul, avec un geste de dépit. À part.

Eh ! c’est mon langage qu’elle n’entend pas !

Haut.

Dis-moi, quand tu es toute seule, dans les champs, à quoi penses-tu ?

Jeannette.

Dame ! à rien.

Paul.

Cherche un peu.

Jeannette.

Ah ! si… Je pense aux vaches !… à la noire, surtout, qui me suit comme un caniche. Et puis je regarde si les avoines poussent, et combien il y aura de boisseaux de pommes aux arbres.

Paul.

Mais… la nuit… dans tes rêves ?

Jeannette, riant.

Mes rêves ?… Ah ! bien oui. Je dors trop fort !

Paul.

Quels livres as-tu donc lus jusqu’à présent ?

Jeannette.

Je ne sais pas lire !… est-ce que j’ai eu le temps d’apprendre !… ni écrire non plus. Et je le regrette, allez ! Ça me serait si utile pour tenir les comptes !

Paul, à part.

Voilà tout !… c’est le fond. Certes, il ne manque pas de gentillesse ; mais ce serait si long à cultiver, que j’y renonce.

Riant amèrement.

Moi, qui avais cru un instant…

Il reste perdu dans des réflexions.
Jeannette.

Qu’avez-vous donc, Monsieur Paul, que vous ne dites plus rien ? Tout à l’heure vous parliez comme une musique. Je ne comprenais pas ; mais c’est égal, ça me plaisait, ça me plaisait…

Paul, brusquement.

Bien, bien !

Appelant.

Dominique !… Je te remercie, Jeannette… Plus tard, dès que je pourrai, je reconnaîtrai tes bons offices… et quand tu te marieras…


Scène V.

Les Précédents, DOMINIQUE.
Dominique.

Que désire Monsieur ?

Paul, montrant Jeanne.

Fais-lui tes adieux. Nous partons.

Dominique.

En voyage encore ?

Paul.

Oui, pour un long voyage.

Dominique.

Mais Monsieur, sans doute, n’a pas réfléchi que notre garde-robe…

Paul, tournant autour de lui des yeux inquiets.

En effet !

Il aperçoit sur le lit une superbe pelisse de fourrure.

Ah ! mais non ! Tu vois bien ! le ciel s’en mêle. C’est un avertissement, un ordre !

Dominique.

La belle fourrure !

Il lève la fourrure d’un bras, et l’examine.

Vous ne m’en aviez pas parlé. Avec ça sur le dos, on doit se moquer joliment du thermomètre ! si j’en avais une pareille !

Il la remet sur le lit, et en voit une seconde à côté.

Une autre !…

Paul.

C’est pour toi alors ?… Prends-la !

Dominique endosse vivement sa pelisse, en relève le collet
et croise ses mains sous les manches. À part.

Je serai un peu calé là dedans ! Hein ? on aura l’air d’un ambassadeur russe !

Paul, frappant du pied.

Allons, hâte-toi ! Je veux m’élancer par le monde, courir au but, l’atteindre. Viens ! viens !

Dominique.

Oh ! nos paquets ne sont pas longs à faire. Me voilà !… Adieu, petite sœur !

Jeannette, d’une voix entrecoupée par un sanglot.

Adieu !

Paul, qui a mis son chapeau sur sa tête et sa pelisse sur son bras,
s’arrête sur le seuil, au bruit d’un grand sanglot de Jeannette.

Ah ! de la sensibilité, plus que je ne croyais. Eh ! c’est pour son frère.

Ils sortent.

Scène VI.

JEANNETTE, seule.

Partis !… Et je ne sais plus où, cette fois !… Très loin !… Il me semble pourtant que, pendant un moment, il m’a offert d’aller avec lui, là-bas ! Mais non, puisqu’il m’abandonne, qu’il me dédaigne !… Ah ! c’est parce que je ne suis pas une belle dame de la ville !… parce que je n’ai pas de robes à volants… de la dentelle, des cachemires et des bijoux !… parce que je suis une bête de paysanne ! parce que je ne sais rien de ce qui lui plairait : la danse, les bonnes manières, la parure et le piano !… Oh ! si j’avais tout cela !…

Elle se rapproche de la cheminée et se met à rêver, tout debout,
le coude appuyé sur le chambranle.

Voilà ce qu’il lui faut, sans doute ! Alors il m’aimerait. Mais comment faire pour avoir une belle toilette… une belle toilette…

Le Roi des Gnomes sort du placard resté entr’ouvert.
Le Roi.

Très bien !… elle débute par un souhait des plus stupides. Tant mieux !… Il nous est impossible de l’arrêter ; mais nous allons nous arranger si bien, que jamais il ne la reconnaîtra. Commençons…

Changement de décor à vue.