Le Chant de l’équipage/1

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Grès et Cie (p. 1-11).

PREMIÈRE PARTIE


I

LA CÔTE

La pluie ruisselait le long des vitres de la lanterne posée sur la soue où le cochon fouillait du groin une marmite sonore et mal équilibrée.

La maison, plongée dans l’ombre impénétrable, ne se révélait pas tout de suite.

On apercevait incontestablement une sale petite lueur, celle de la lanterne : des flaques d’eau qu’un reflet doré décelait traîtreusement.

Une porte ouverte quelque part dans le noir, vomit comme un four à puddler la lumière d’une lampe à pétrole. Une silhouette féminine s’encadra entre les chambranles ; des sabots claquèrent et traînèrent sur la pierre du seuil.

― Oh ! gast ! attends, va !

L’interjection et le conseil s’adressaient au porc exalté, qui se tint coi.

Alors une voix nasillarde pleura derrière le petit comptoir que l’on apercevait vaguement derrière une grande table encombrée de bouteilles vides.

― Adrienne, avez-vous donné à manger au chat ? Quel temps, ma doué ! et M. Krühl qui n’est pas rentré.

― Oui, M’dame ! Certainement, M’dame, fit Adrienne.

― Et quand il va rentrer avec ses vêtements mouillés, gémit l’autre femme, il pourrira encore le plancher de la chambre. L’entendez-vous, Adrienne ?

― Oui, M’dame. J’entends son pas.

En effet, de gros souliers entraient en lutte avec les cailloux de la côte. Quelques injures adressées aux auteurs responsables de cette mise en scène indiquèrent nettement que celui qu’on attendait ne tarderait pas à sortir du mystère.

Subitement, après avoir posé sans hésitation un pied dans une flaque d’eau profonde, M. Krühl soufflant et de fort mauvaise humeur, pénétra dans la grande salle de l’hôtel Plœdac dont Adrienne, la servante, se hâta de fermer la porte.

― Vous appelez ça un temps, dit-il en s’adressant à la vieille femme qui portait la coiffe de Moëlan, et la collerette blanche des dames de Quimperlé.

― Mon pauvre monsieur Krühl, ma doué ! Adrienne va vous faire chauffer un grog.

― Parfaitement, déclara M. Krühl. Elle va me faire chauffer un grog avec du tafia. Ça lui ira mieux au teint que de rester là à me contempler avec des yeux comme des melons d’eau.

― Ma doué !

La jeune Bretonne s’engouffra dans la cuisine et M. Krühl, ayant accroché son imperméable à un clou, allongea ses jambes, revêtues de gros bas de laine, dans la direction des quelques bûches qui achevaient de se consumer.

C’était un fort gaillard d’une cinquantaine d’années. Ses cheveux grisonnaient aux tempes. Il rasait sa barbe et sa moustache. Son cou énorme se mouvait à l’aise dans le col d’un chandail de laine d’un vert délicat.

Il était vêtu en homme de sport, en joueur de golf ou en peintre futuriste ; il portait sur sa tête imposante une casquette de lainage verdâtre. Ses souliers de chasse valaient, étant donnée l’époque, une centaine de francs et ce détail enthousiasmait Mme Plœdac qui en avait conçu de la vanité.

― Bouh ! bouh ! peuh ! souffla M. Krühl en cherchant sa pipe. Et ce grog, oh gast !

Adrienne, portant le liquide, s’empressa.

― Merci, Robert, dit M. Krühl.

C’était une de ses manies d’orner la servante d’un nom masculin qu’il variait, selon son humeur et la couleur de ses cravates.

Quand il eut absorbé son grog, il bourra sa pipe, l’alluma et frissonna d’aise.

― J’ai été pris par la pluie, entre Belon et Ker-Goez. Vous pensez si j’ai fait vite pour revenir. Sale nuit. On n’y voit pas à un mètre. J’ai exploré toutes les fondrières de la route et j’ai constaté la profondeur de tous les fossés… Tu peux aller te coucher, ma belle, dit-il en regardant Adrienne, ça t’ira aussi bien que de rester là à te balancer comme un fanal au bout d’une corde.

― Ah ! glapit la vieille dame, et la lanterne qui est restée dehors, Adrienne !

La servante, ayant réparé cet oubli, revint dans la grande salle. Mme Plœdac tricotait. Krühl baillait, les joues enfoncées dans le col de son chandail.

― Pointe est-il venu ? demanda-t-il entre deux bâillements.

― Nous ne l’avons pas vu aujourd’hui.

― Évidemment, cette vache-là a dû rester à Pont-Aven. Je le vois très bien avec une cuite dans le creux de l’estomac. Le douanier n’est pas venu non plus ? Non… Et toi, Bilitis, tu ne sais pas jouer aux cartes, naturellement.

La servante se mit à rire.

― Comment, qu’vous avez dit, monsieur Krühl, Bili… ?

― Tiens, chante-nous quelque chose, Adrienne… quelque chose en breton… Non ? Mon Dieu, que tu es bête ! Alors ne chante pas.

― La petite Marie-Yvonne est venue, avec son chien qu’elle appelle son compère, déclara Mme Plœdac sans lever le nez ; c’est une vraie fille de la côte ; elle mange la cotriade et boit du cidre avec les pêcheurs. Car nous avons eu aujourd’hui une barque de Gâvres : des vieux. Il n’y a plus que des vieux, maintenant. Le fils à Moreau a été tué aussi. Son père, vous savez bien, celui que vous avez vu ici en permission, il est à bord d’un patrouilleur.

M. Krühl ne répondit pas. Il se leva aussitôt et s’approcha d’Adrienne, qui tout aussitôt se colla le dos contre la cloison en planches qui séparait la salle à manger des pensionnaires de la grande pièce où l’on servait à boire aux matelots.

― Quelle tourte ! Quelle tourte ! se désola Krühl. Ne dirait-on pas que je suis cet être repoussant dont parle l’Apocalypse. Tiens, jeune fleur d’anchois, donne-moi un autre grog, avec du ruys et du citron. Tu n’avais pas mis de citron dans l’autre.

Il regarda le plafond et lança la fumée de sa pipe sur une araignée qui glissait comme une goutte d’eau au bout de son fil.

― Ah ! Mme Plœdac, c’est la guerre, et je n’en vois pas la fin, qui reste-t-il : comptez un peu… Il y a Pointe. Pointe est plus saturé d’alcool qu’un alambic ; ma parole, je n’ose plus allumer ma cigarette à côté de lui. Moreau répète tout le temps la même chose et Bébé-Salé prépare avec ardeur sa troisième attaque d’apoplexie. Vous me direz que je peux aller à Paris, puisque j’ai de l’argent. Bien entendu. Ça ne me vient pas à l’idée. Aujourd’hui j’ai été à Belon. J’ai vu Boutron. C’est un gars qui n’est pas bête, dame non. Il m’a raconté des histoires sur Tahiti et sur la négresse qui habitait ici avec le peintre. Les hommes de ma génération ont un peu perdu le goût des négresses…

― C’est tout nouèr, dit Adrienne.

― Elle n’est pas encore couchée ! hurla Krühl. Donne-moi mon grog et je t’ordonne de disparaître, de te dissoudre dans l’ambiance, de t’amalgamer avec l’escalier en bois et les accessoires sordides de ta chambre à coucher.

― Allez, Adrienne, dit Mme Plœdac.

― C’est un sale temps de cafard, soupira Krühl. Je ne sais plus… je ne sais même plus si je suis fort. Il regarda ses bras et ses mollets.

« C’est pourquoi, maman Plœdac, je vais aller me mettre dans les toiles. Il n’y a rien de neuf sur le journal ?

Krühl monta. Sa chambre donnait sur la mer. Il eut à lutter avec ses contrevents qui claquaient


Le lendemain, le temps se découvrit. Un soleil de fin d’hiver, pâle comme une rouelle de citron, éclaira les tas de goémons et les rochers de la Côte. L’île de Groix, à l’horizon, s’allongeait sur l’eau comme un croiseur de bataille.

Alors l’auberge Plœdac révéla les détails de son architecture, sa terrasse où des têtes de thons achevaient de pourrir depuis l’été dernier.

― Ce n’est pas un paysage suffisant pour y élever des négresses, pensa Krühl. Ce cochon de Boutron m’a fait boire du rhum. J’ai vu les Antilles dans un coquillage calédonien et c’est mon estomac qui réglera les frais de ce voyage. Aujourd’hui, c’est vendredi, jour consacré à Vénus. Si je vois Pointe, je l’emmènerai faire une manille à Belon, avec Bébé-Salé.

Il passa sa blouse de chasse, mit sa casquette et descendit dans la salle à manger où son déjeuner du matin l’attendait.

Les deux Bretonnes s’affairaient dans la cuisine. Krühl, son café au lait absorbé, promena son regard autour de lui.

La petite salle blanchie à la chaux et la grande table déserte accrurent son indécision. Les mains dans les poches, il arrêta ses regards sur la cloison de bois que les artistes de passage avaient décorée.

On voyait un soldat d’infanterie croisant la baïonnette ; une date : 27 juillet 1914, puis des signatures et des numéros de régiment.

Krühl resta quelques minutes en contemplation devant l’esquisse et les inscriptions qu’il connaissait cependant par cœur.

― C’est un panneau qui vaudra la peine d’être retrouvé dans cinquante ans, pensa-t-il à voix haute. Il n’en faut pas plus pour imaginer une petite histoire qui ne manquera pas d’émotion.

En sifflant il prit sa canne et se dirigea vers la Côte.

La mer était déserte.

La grande silhouette de Krühl animait seule le paysage. Dominant le roulement familier du flot montant, des mouettes invisibles piaillaient.

À grandes enjambées, les mains croisées derrière le dos, Krühl contourna le sémaphore et prit la lande.

Il rencontra des petites filles en coiffes, habillées comme des femmes. Elles chantaient. Quand elles eurent aperçu Krühl, elles cessèrent de chanter et passèrent silencieusement à côté de lui, l’une derrière l’autre.

Le paysage autour de Krühl se dessinait en grandes lignes simples, sous un ciel de nacre, infiniment délicat. Deux traits souples, comme tracés par le pinceau élégant d’un artiste japonais, indiquaient les collines jumelles qui bordaient la rivière de Belon dont l’estuaire s’étalait comme une nappe d’étain fondu.

Une mélancolie pénétrante enveloppait les choses et le petit moulin mort, dont les ailes s’immobilisaient dans le sens de la croix latine.

Le vent soufflait du large, les barques amarrées dans le petit port dansaient sur leurs ancres ou le long du quai. Krühl, les mains dans les poches, la casquette enfoncée sur les oreilles, se hâta de descendre la côte, pour atteindre au plus vite le cabaret de Boutron.

Le vieux matelot, sur le seuil de sa porte, détachait avec un couteau ébréché la boue qui moulait ses sabots.

En voyant Krühl, il entr’ouvrit sa bouche édentée pour sourire sans lâcher sa pipe en patte de tourteau. Une pipe où l’on avait gravé, avec une pointe de clou, une frégate parée de toutes ses voiles, une crucifère avec les initiales de Boutron sur les pétales.

Sans parler, les deux hommes se tendirent la main. Krühl commanda du vin blanc de Nantes et deux douzaines d’huîtres. Boutron remplit son verre d’un tafia très édulcoré.

Ils burent, trinquèrent, claquèrent la langue.

― C’est pus que d’l’eau, dit Boutron en désignant le tafia.

― Bouh ! bouh ! peuh ! souffla Krühl. C’est comme ce muscadet…

Boutron ouvrait les huîtres, le dos appuyé contre les panneaux de son lit sculpté.

― Tu connais la Guadeloupe ?

― Ah ! ah ! ricana Boutron, et la Matinique.

― As-tu visité l’île de la Tortue ?

― Mo pas connin !

Et Boutron, dont la formidable cuite de la veille n’avait fait que de se mettre au point pendant la nuit, fit le geste d’enlacer une femme, naturellement une créole. Il esquissa un pas de gavotte. D’une petite voix cassée et ridicule, inimitablement fausse, il chanta :

Mais nous, Kéoles de la Matinique,
À tous nos amis nous faisons kédit…

― L’île de la Tortue, mon vieux, c’est au nord de Saint-Domingue. Tu aurais pu passer par là. C’était autrefois le centre de la flibuste. Les gentilshommes de fortune fréquentaient cette petite île, et à mon avis, ça devait être plutôt curieux. As-tu vu Bébé-Salé ?

Boutron s’arrêta de danser, les yeux rieurs. Il haussa les épaules.

― Tiens, fit Krühl, il n’y a pas moyen de causer avec toi, tu es encore soûl, tu es toujours soûl.

― Rrr roua roua ! aboya Boutron, qui, entre plusieurs dons naturels, possédait celui d’imiter le fox-terrier. C’était un de ses succès à chaque pardon, de Lenriotte à Moelan. Il se chargeait à lui seul de poser des questions et de donner la réponse à tous les chiens du pays pour la plus grande joie des filles de la sardinerie que cet excès de rigolade faisait tomber en mollesse.

― Ah ! ferme ! ferme, menaça Krühl. Tu ne gueulerais pas comme ça si ta femme était là.

À cette idée le sourire de Boutron se figea, ses yeux clairs connurent une seconde d’affolement. Il passa plusieurs fois ses mains de singe dans le collier rude de sa barbe blanche.

Puis il se mit à préparer les poissons pour la soupe. Krühl, devant la fenêtre, contemplait la petite rue déserte en se rongeant les ongles.

Il regarda sa montre, bâilla, revint à la table où il acheva de vider son verre.

― Vous ne déjeunez pas ici, monsieur Krühl ?

― Non, je ne sais pas. J’ai envie d’aller jusqu’à Pont-Aven. Pointe doit être là-bas avec Bébé-Salé. Est-ce qu’il y a du monde à Pont-Aven ?

― Ah ! dame non, dit Boutron, c’est comme partout, comme à Riec, comme au Pouldu.

― Est-ce qu’il pleuvra, Boutron ?

― Oh ! dame non, à moins que ça ne soye qu’un p’tit grain.

― Au revoir !