Le Chant de l’équipage/14

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Grès et Cie (p. 161-177).

XIV

LE SOLEIL DE CARACAS


L’Ange-du-Nord ayant évité Tobago et Grenade passa au large de l’île Margarita.

Krühl, Eliasar, le capitaine et Gornedouin, revêtus de toile blanche ou kaki, tâchaient d’apercevoir les côtes du Venezuela à travers l’aveuglante lumière d’un soleil implacable.

Bébé-Salé, que l’excessive chaleur suffoquait, s’était traîné hors de sa cambuse, comme une vieille tortue. Il tirait la langue, soufflait tel un phoque et s’éventait avec un vieux torchon.

À l’horizon, une ligne d’or semée de petits cubes blancs se dessina. Puis l’on distingua les arbres, les maisons et des détails aux couleurs somptueuses qui se détachaient, sur le fond bleu sombre des montagnes, avec la préciosité d’une fresque de Benozzo Gonzoli.

On longea la côte où des arbres puissants dressaient leurs palmes. On vit courir sur l’or de la grève, un cheval rouge qu’un enfant nu poursuivait. Puis le port de La Guayra apparut, avec ses navires, ses docks et ses grues qui dressaient vers le ciel leurs bras où pendaient, au bout d’un fil délicat, des bennes minuscules.

― Caracas ! cria Krühl.

Et les hommes d’équipage lancèrent leurs casquettes en l’air.

Fernand courut à la recherche de l’accordéon de Bébé-Salé et rythma l’allégresse générale sur les touches de l’instrument.

Krühl regarda les matelots de l’Ange-du-Nord.

Une émotion puissante lui fit monter les larmes aux yeux, ses lèvres tremblèrent. Pour une fois, sous le soleil évocateur de la vieille flibuste, son rêve se réalisait dans le plus rare de tous les tableaux. Son équipage de fortune lui apparaissait tel qu’il avait imaginé les équipages damnés poursuivant, de mer en mer, le but fuyant de leurs luxures médiocres et de leur vénalité cruelle.

Doré sur l’écran du grand foc, Fernand le nègre, vêtu d’un maillot rouge et d’un pantalon de toile bleue lessivée, laissait errer ses grandes mains roses et noires sur l’accordéon.

Les Suédois, dont la barbe blonde égratignait d’or les visages cuits par le soleil, se mêlaient familièrement aux Espagnols. Powler le mulâtre précisait le caractère équivoque de ces matelots étrangers les uns aux autres et dont la personnalité véritable ne s’était jamais révélée à Krühl.

L’accordéon gémissait des airs d’une gaieté navrante et Krühl revoyait la côte bretonne, la vieille mère Plœdac, Marie-Anne au joli cou, Pointe, le bon camarade.

Les matelots chantèrent, et Krühl, au moment même où l’Ange-du-Nord, chargé de toile jusqu’aux cacatois de son mât de misaine, doublait la jetée, sentit sa poitrine se gonfler d’une émotion qui dépassait sa volonté.

Caracas ! Dans un de ces petits cubes blancs, qui n’étaient que des maisons fraîches enfouies parmi la verdure protectrice d’un jardin aux graviers brûlants, le vieux Flint avait vécu ses dernières heures, devant son compagnon Mac Graw qui chassait les mouches d’émeraude avec un linge trempé dans de la nicotine. Sous les gazons voluptueux semés de bananiers aux tiges aqueuses, permanait le mystère séculaire des crimes et des atrocités impunis.

Pour Krühl, ce paysage éclatant et sournois reculait les limites conventionnelles de l’horrible.

Le contraste stupéfiant d’une chaleur qui écrasait les rares passants dans les rues désertes, avec le mystère sensuel des beaux jardins remplis d’ombre bleue, bleu sombre entre les arbres, excitait l’imagination de Krühl. Il désirait cette fraîcheur qui se laissait deviner sous la forme troublante d’une créole nue, coiffée de soie rouge, ou vêtue d’une robe blanche enguirlandée de roses, gonflée par une crinoline indiscrète.

Krühl imaginait la belle fille, transportant les élégances fanées du deuxième empire, avec toute la connaissance de l’éventail et de ses jeux, sous une belle voûte de palmiers au milieu des fleurs domestiques, honorée par le regard candide d’une métisse vêtue de cretonne imprimée.

Ainsi, pour l’armateur de l’Ange-du-Nord, Caracas se révélait, dans son intimité la plus secrète. Et Krühl savait bien que les déceptions dont le cortège l’attendait à terre, ne troubleraient jamais, dans l’avenir, sa belle émotion devant la mer où les galions d’Espagne laissaient encore sur l’eau la trace vermeille de leurs coffres éventrés…

Mais une chaloupe à vapeur se dirigeait vers l’Ange-du-Nord. Diligente, elle glissait sur l’eau comme un jouet mécanique.

― Je vous laisse avec les autorités, dit Joseph Krühl à son capitaine. Je descends dans ma cabine pour me mettre en tenue.

Eliasar l’avait devancé et Krühl était encore en chemise, se rasant devant sa glace, quand Samuel Eliasar, vêtu d’un complet de flanelle grise et coiffé d’un panama, pénétra dans sa cabine.

― Allons, mon vieux, dépêchez-vous. Heresa a déjà réglé la situation. Je retire tout ce que j’ai pu proclamer d’indécent sur son compte. C’est une perle que ce bonhomme-là. Il est évidemment ridicule, mais au prix où est le beurre, nous ne pouvions guère nous payer un Bougainville ou un Jean-Bart.

― Farceur, jubila Krühl, dont le ravissement rajeunissait la figure.

Sans se préoccuper de Samuel Eliasar, il acheva de s’habiller, prit une ceinture très solide en peau de daim et la boucla sur sa peau, par dessous sa chemise.

Il tapota d’une main spirituelle les flancs rebondis de la ceinture et jeta un regard malicieux dans la direction du « docteur ».

― Hé ! Hé ! fit-il, il y a là un petit trésor qui, pour n’avoir pas été acquis par des efforts malhonnêtes, ne permettrait pas moins à celui qui le rencontrerait sur sa route de vivre à la manière de ces nababs, vous savez, ces fameux nababs, bouh, bouh, peuh !

Samuel Eliasar sourit et devint rouge. Il se serait giflé avec plaisir pour cette émotion stupide que Krühl, occupé à nouer sa cravate, ne remarqua d’ailleurs pas.

Devant l’entrée du panneau, on entendit la voix de Gornedouin :

― Monsieur Krühl, monsieur le docteur, le canot est armé.

Dans le port, la sirène d’un gros charbonnier s’époumonnait avec une indignation mal dissimulée ; une cloche piqua l’heure à bord d’un bâtiment et, de la ville dont la rumeur lointaine pénétrait par le hublot entr’ouvert, des cloches répondirent : toutes les bonnes cloches catholiques appelant les fidèles vers la Purissime protectrice des Européens.

Dans une des vicoles sordides qui ont accès sur le port de la Guayra, à côté des docks, se trouve une manière de maison de danse transformée, selon l’heure et la clientèle, en bar anglais.

Le patron de cet établissement remarquable est Vénézuélien, né d’une métisse et d’un père inconnu. On l’appelle Pablo, tout simplement. Sa femme est une vieille dame maigre, au visage jaune sillonné de rides multiples. Cependant, les yeux de cette femme sont très beaux et ses cheveux noirs sans fils d’argent cachent à demi des oreilles bien dessinées où s’accrochent des boucles d’or d’un travail ancien et merveilleux. Les clients l’appellent la senora.

Presque toujours vêtue de soie noire avec une mantille de même couleur sur ses cheveux, elle se tient toute la journée derrière les jalousies qui protègent la salle où l’on consomme contre l’ardeur déprimante du soleil de l’équateur.

On trouve de tout chez la senora : du champagne, des pastèques, des bananes confites au soleil, des gâteaux de noix de coco, de la confiture de goyaves. On peut également espérer s’y faire servir de l’absinthe de mauvaise qualité dans des bouteilles de marque truquées. On y boit du Champagne, du whisky et du vin, quelquefois même du vin de France.

En sachant s’y prendre, la senora vous présente des danseuses instantanément pâles d’amour pour l’étranger. Elle connaît même des actrices venues soi-disant de Paris et de belles Berlinoises brunes et d’allure cavalière.

La senora connaît toutes les adresses des ruffianes, tapies derrière leurs persiennes comme l’araignée derrière sa toile. Venant de sa part, l’étranger peut se présenter sans crainte au domicile d’une Incarnation quelconque, pâmée pour deux dollars, avec invocation de la Purissime et signe de croix au moment opportun.

Tous les ports du monde possèdent leur Pablo et leur senora, leurs bars cosmopolites, leurs rafraîchissements, leurs belles filles et leurs ruffians.

Mais au bar de l’authentique Pablo et de sa femme, la vieille senora aux cheveux d’ébène, il y a une fille que l’on appelle Conchita, ou plus familièrement Chita. Et pour trouver une danseuse aussi belle, aussi animale, aussi parfaite, aussi dorée, il est inutile de faire le tour du monde en passant par Port-Saïd, Colombo, Hanoï, et San-Francisco. Car des mulâtresses comme cette chula féline, il n’en est qu’une, et c’est Chita, la novia la plus souple, la plus sauvage et la plus servile.

Quand elle danse au son des banjos et des guitares, les hommes les plus obtus et les plus brutes pensent à des choses incroyablement douces dont ils s’étonnent eux-mêmes.

Chita danse pour ceux qui n’ont pas de famille, pas de fiancée, pas de patrie ; pour ceux qui sont seuls avec leurs larges épaules, leur couteau et la sensibilité que la nature leur a choisie. Mais cette fille est ainsi. Elle dépouille les hommes et chacun étale, devant ses beaux yeux indifférents, sur son mouchoir sale à carreaux rouge et jaune, les pensées les plus secrètes de son cœur, les menus attendrissements et les chagrins définitifs qu’il est décent de cacher soigneusement.

Chez la senora, quand la mulâtresse retrousse un peu ses jupes pour le fandango et le zapataedo, il n’est pas rare de voir la gaieté disparaître sur tous les visages.

Lorsqu’un matelot, plus ivre que les autres, essaye de se lever afin d’exprimer sa pensée par un geste direct dans la direction de Conchita, les autres l’obligent à se rasseoir, et le matelot devient mélancolique. On fait de lui ce que l’on veut et tant qu’il lui restera une piastre dans la poche, il restera à sa place, aussi calme qu’un enfant.

Plus tard, en mer, le garçon se rappellera la jolie novia de son cœur, mais il sera trop tard et sa rage impuissante ne le sauvera pas de l’amer cafard, qui n’est, selon les soldats, qu’un atroce malentendu entre la passivité brutale et l’activité d’une mémoire trop sensible.

Après avoir pris le chemin de fer qui mène de la Guayra à Caracas, Krühl, Eliasar et Joaquin Heresa promenèrent leurs complets de flanelle dans la ville aux quarante ponts.

Krühl, sur les conseils du capitaine, enrichit son trésor de perles et de pierres précieuses de quelques échantillons d’une beauté incontestable qu’il serra précieusement dans la ceinture dont il ne se séparait jamais.

L’affaire fut traitée par un Hollandais d’Amsterdam : un tout petit vieillard avec une figure en cire à peine colorée qui dissimulait l’intelligence trop réelle de ses yeux sous d’énormes lunettes en écaille.

― Dans trois ans, écoutez-moi, monsieur, dans trois ans, le cours de ces diamants aura doublé, écoutez-moi bien, monsieur.

― Vous lui avez procuré une excellente affaire, dit Eliasar au capitaine, tandis que Krühl payait le Hollandais.

― Jé lé pense, répondit Heresa avec un doux sourire, ce qui vient dé la flûte né doit-il pas rétourner au tambour ?

Les trois amis passèrent quarante-huit heures à Caracas, et Krühl déclara nettement qu’il n’avait pas traversé la mer pour voir des tramways, des rues incontestablement rectilignes, la statue de Bolivar, la « Maison jaune » et des demoiselles en costume de tennis. Il éprouva le désir de rentrer à la Guayra. La vision de l’Ange-du-Nord, amarré à quai, manquait à son bonheur. Il lui manquait aussi la foule bigarrée de la pègre du port, les fillettes demi-nues qui jacassaient à la fontaine sous les palmes vertes des arbres jaillissants.

Un train rapide, plein de circonspection irritante à chaque aiguille, les reconduisit au port. Et Krühl, promena sur les quais de la Guayra, entre les piles de bois d’ébénisterie, les régimes de bananes et l’incivilité des galopins, sa déception de n’avoir pas trouvé dans la ville de ses songes les traces émouvantes et révélatrices de l’agonie d’un vieux gentilhomme de fortune agrémenté d’un nom anglais.

Ces sortes de surprises décourageantes sont, pour l’ordinaire, le lot des intelligences trop enclines à sortir du néant des individus et des choses légitimement ensevelis.

Certains noms particulièrement évocateurs sont des cimetières de la pensée érudite. Caracas était un de ces cimetières pour Joseph Krühl qui venait d’acheter, aux dépens de son imagination, la connaissance de l’instabilité des choses. Il apprenait que la vue d’un tombeau fermé n’aide en rien à la résurrection du passé qu’il renferme.

Krühl promenait donc sa massive silhouette d’homme désabusé, quand il croisa sur le quai plusieurs matelots de l’Ange-du-Nord débarquant à leur tour pour prendre contact avec les joies de la terre ferme.

En passant devant Krühl, ils saluèrent gauchement, portant la main à leurs casquettes.

Krühl reconnut parmi eux le Guatémalien Perez. Il l’appela. L’homme se hâta d’accourir.

― Tiens, fit Krühl en lui tendant une dizaine de piastres, je suis content de l’équipage, tu boiras cela à ma santé avec tes camarades et les poules que tu rencontreras.

L’homme se mit à rire niaisement.

― Tu connais le pays ? demanda Krühl.

― Si mounsié.

― Alors, qu’est-ce que c’est que cette boîte ? Krühl désignait le bar américain du senor Pablo.

― Ah ! dit Perez, c’est oune café, oune café… Il cherchait ses mots, s’exprimant mal en français. Il acheva sa pensée par un geste précis dont Krühl s’esclaffa en envoyant une bonne claque entre les deux épaules du matelot.

― Allons, va rigoler, et bonne chance.

― Good luck, sir, firent les Suédois qui accompagnaient Perez.

Krühl se fit conduire en canot par un gamin jusqu’à l’Ange-du-Nord, où il trouva Heresa et Eliasar nonchalamment allongés dans des rocking-chairs montés sur le pont. Ils fumaient et dégustaient béatement à l’ombre d’une voile d’étai tendue au-dessus de leur tête, la béatitude d’exister devant une boîte de bons cigares et devant des cocktails inventés par Powler. On entendait le mulâtre piler de la glace dans la cambuse.

― C’est encore ici qu’on est le mieux, déclara Krühl.

― J’étais en train de travailler pour vous et pour nous, dit Heresa. J’ai la conviction que nous allons trouver notre île. Il montra l’épreuve photographique de la carte de l’île étalée sur la table avec les autres pièces du document.

― Oui, dit Eliasar, le capitaine me disait que l’île que nous cherchons se trouve dans les petites Antilles, au nord-est de la Bourboude. Il me recommandait aussi d’être, à partir d’aujourd’hui, très discret sur les motifs de notre voyage.

― Nous l’avons toujours été, je suppose, répondit Krühl. Maintenant, devons-nous recruter tout de suite des travailleurs pour entreprendre les fouilles ?

― Naon, monsieur Krühl, attendons plutôt d’avoir découvert l’emplacement du trésor dans l’île, qué j’appélérai l’île inconnue. Commé jé lé pense, elle est peu éloignée de l’île de la Bourboude, où il y a uné population dé un millier de nègres pauvres. Jé prendrai les travailleurs qu’il faudra parmi ces imbéciles, parcé qué jé né veux pas dé mes matelots pour exécuter cé travail, on ne pourrait plus les ténir pour lé retour.

― C’est très bien, approuva Krühl. Nous embarquerons le trésor à la nuit et nous viendrons en négocier une partie, — les objets d’art religieux, — chez le Hollandais de Caracas qui m’a vendu les pierres. Savez-vous, mon cher, que j’ai plus de cinq cent mille francs de cailloux sur moi. C’est d’ailleurs une affaire excellente, car je les revendrai en Europe avec un bénéfice considérable. Déjà quand j’ai quitté Paris, un an après la déclaration de guerre, le cours du diamant montait de jour en jour.

― Il faudra vendre vos pierres aux États-Unis, monsieur Krühl, croyez mon expérience en cette matière. Le Hollandais né vous a pas tout dit. Jé suis sûr qu’aujourd’hui il est prêt à vous les racheter au prix que vous les avez payées.

― Enfin, on verra. La conquête du trésor d’Edward Low, tous frais compris, me coûtera encore moins cher que je ne l’avais prévu. Je vous laisse pour faire un peu de toilette. J’ai l’intention de coucher à terre ce soir. Vous ne descendez pas ?

― Je n’en ai pas envie, bredouilla Eliasar en s’étirant.

Krühl n’insista pas.

Quand Bébé-Salé et Fernand eurent conduit à terre M. Joseph Krühl, Eliasar et le capitaine descendirent dans le salon dont ils fermèrent soigneusement les portes.

― Alors, fit Samuel d’un ton résolu.

― Alors, mon pétit camarade, c’est à vous dé parler.

Eliasar réfléchit quelques secondes, puis, se levant brusquement, il s’adossa contre la porte de la cabine.

― C’est donc entendu, Heresa, nous allons essayer de faire disparaître Krühl en créant sous ses pas, ou au-dessus de sa tête, je vous laisse le choix des moyens, un de ces accidents d’une banalité écœurante, comme on en voit tous les jours.

― Naturellement, on né peut pas lé jéter à la mer, cé n’est pas possible. Il faut que sa disparition soit naturelle.

― Bien, et en admettant que l’accident ne réussisse pas, je me verrai obligé d’agir tout seul dans l’île avec le couteau.

― Mais pourquoi ?

― Bien comment, expliquerez-vous son absence à vos hommes ?

― Nous dirons qué nous l’avons laissé à terre chez un ami, avec son matelot Bébé-Salé.

― Comment, Bébé-Salé ?

― Naturellement, il faut faire disparaître cet homme qui gâterait tout dans l’avénir, en allant raconter des histoires ridicules. S’il n’avait ténu qu’à moi, Bébé-Salé n’aurait jamais mis les pieds sur l’Ange-du-Nord.

― Bon Dieu ! Ça se complique, s’écria Eliasar.

― Jé mé chargerai dé Bébé-Salé ; vous voyez commé jé suis gentil.

Eliasar ne tenait plus en place. Il se balançait d’une jambe sur l’autre, mâchait fiévreusement son cigare éteint.

― C’est tout de même une sacrée partie. Et si je mène l’aventure à notre honneur, vous reconnaîtrez qu’il faut être un homme pour conclure une telle affaire.

Il sortit son couteau de sa poche, l’ouvrit d’un coup sec sur l’anneau et le planta dans la table avec une violence qui fit trembler la lame.

― Ça c’est du théâtre, dit Heresa sans s’émouvoir.

― Si vous voulez, mon gros, répondit Eliasar en remettant son arme dans la poche de son pantalon, mais n’oubliez pas que si je joue le rôle principal dans ce drame, l’autre grand rôle n’en est pas moins rempli par un mec qui tient debout. Vous entendez, mon petit vieux, je me donne gratuitement le conseil de ne pas le rater.

À ce moment, on entendit la voix de Perez qui accostait avec le youyou de l’Ange-du-Nord.

Gornedouin et la bordée de terre rentraient à bord.

Gornedouin, raide comme un passe-lacets, paraissait changé en statue sous l’influence de l’alcool. Les autres matelots tanguaient effroyablement.

― Qu’est-ce qu’ils tiennent, murmura Eliasar.

― C’est la coutume, mon cher, il n’y a rien à dire. Nous allons descendre à notré tour. Nous rétrouverons Krühl qui doit traîner dans un casino quelconque, aux trousses d’une novia avec du sang dé goudron.

― Beaucoup de chances pour qu’on ne le rencontre pas à la messe. Je connais les curiosités locales que le vieux garçon aime à visiter.

Le vent apportait par bouffées les flon-flons d’une musique militaire. Des mouches lumineuses commençaient à bourdonner dans le crépuscule.

Ce fut Powler qui conduisit les deux hommes à terre. Eliasar sauta le premier sur le quai et rectifia d’un revers de main le pli de son pantalon.

― Nous irons chez Pablo, dit Joaquin. Jé parie vingt piastres qué nous trouvons Krühl attablé devant une fille et une bouteille de Champagne.

Ils allumèrent leurs cigares en se retournant sur de belles Espagnoles vêtues de piqué blanc, que des mères, aux formes opulentes, ou des duègnes dans la tradition de La Célestine accompagnaient et protégeaient contre les hasards de la rue.

La lumière électrique attirait contre les vitres des grands magasins le beau visage pâle des femmes. Et la lumière de leurs désirs rayonnait elle aussi dans leurs yeux épris.