Le Chant de l’équipage/7

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Grès et Cie (p. 71-84).

VII

LE DOCUMENT


Krühl, devant Eliasar qui bâillait distraitement, étala le fameux petit bouquin sur sa grande table de travail.

― Savez-vous, mon cher Samuel, ce que peut valoir ce modeste volume relié en peau de porc ?

― Ma foi non.

― Peut-être une quarantaine de millions, déclara Krühl lentement, afin de ménager son effet.

― Je regrette alors de vous l’avoir laissé acheter, répondit Eliasar en plaisantant.

― Bouh ! bouh ! peuh ! mon camarade, vous ne perdrez rien. Il est bien entendu que c’est à vous que revient la bonne fortune d’avoir découvert ce précieux document.

― Hasard ! hasard ! chantonna Samuel très condescendant, les jambes allongées sous la table et les poings enfoncés dans les poches de son pantalon.

― Évidemment, fit Krühl. Puis gravement :

« Le hasard vous a désigné, voilà tout. »

― Enfin, où voulez-vous en venir, mon vieux, avec votre bouquin. Vous m’intriguez. Si ça vaut quarante millions, comme vous paraissez le croire, revendons-le. Je me contenterai d’un tiers dans la combinaison. Vous voyez, je ne suis pas méchant.

Krühl bourra sa pipe, l’alluma, s’assit à côté d’Eliasar qui prit le livre et le feuilleta, examinant la première page manuscrite avec des yeux de tortue devant un fer à friser.

― Vous ne voyez pas ? demanda Krühl.

― C’est écrit en anglais, mon vieux, je vous ai dit déjà une dizaine de fois que je ne connaissais pas la langue anglaise. Alors je peux toujours regarder.

― D’ailleurs fit Krühl, j’ai pris un cliché de chaque page de ce livre qui pourrait s’abîmer. Vous verrez peut-être mieux sur ces épreuves.

Il mit une épreuve devant Eliasar.

― Je vois une tête de mort sur fond noir, puis des signatures et d’incontestables traces de doigts gras.

― Bien, et sur celle-ci ?

Krühl lui tendit une autre épreuve.

― Ah ! c’est une île, dit Eliasar, une île qui ressemble à une tortue ! Dans le cas, c’est peut-être un rébus. Je vous laisse le soin d’en chercher la solution. Je connais trop ce piège. On commence en amateur et l’on finit par s’arracher les cheveux un à un. D’ailleurs, c’est probablement un rébus à l’usage des Anglais.

― Bien répondit Krühl, que dites-vous de ce cliché ?

― Un poème en anglais, avec un cochon qui porte un étendard. Des signatures. Je ne comprends toujours pas.

― Les autres pages du livre offrent moins de clarté pour la solution du problème, dit Krühl, je les ai clichées aussi, mais elles ne présentent pour vous aucun intérêt, bien qu’elles apportent elles-mêmes leur cachet d’authenticité.

« J’ai étudié toute la nuit ce document, et si je n’ai pu mettre en lumière toutes les obscurités qu’il contient encore pour mon entendement, j’ai tout de même acquis la certitude que vous avez trouvé un carnet appartenant à un gentilhomme de fortune anglais, qui s’acquit quelque célébrité, le fameux capitaine Edward Low. Vous lisez sa signature sous la marque noire qui servait de sceau aux écumeurs de mer. Dans le coin gauche de la première feuille, un nom de ville : Charlestown, et une date effacée. Sous la marque noire, la signature de Low et celle de Billy Bones, charpentier du navire. Hein, c’est curieux.

― C’est curieux consentit Eliasar, en tout cas, pour votre bibliothèque, vous avez rencontré un document bien amusant.

― Bien, mon camarade, mettons amusant. La deuxième feuille représente une île. Par sa forme, j’ai tout lieu de penser qu’il s’agit de l’île de la Tortue. Pourtant, à l’époque contemporaine de ce livret, l’île de la Tortue avait été depuis longtemps abandonnée par les gentilshommes de fortune. D’un autre côté, si je tiens compte des flèches indicatrices qui se dirigent au nord-ouest vers les Bahamas, au sud-ouest vers la Vera-Cruz et au sud-est vers Caracas, l’île en question doit être, si ce n’est l’île de la Tortue, une île quelconque des grandes ou des petites Antilles, il faudra mettre cela au point. Le rébus qui vous inquiète sert en quelque sorte de légende pour cette carte, ainsi que le curieux poème en anglais du XVIIIe siècle qui occupe le cliché no 3.

― Alors ? fit Eliasar.

― Alors, mon camarade, la lecture de cette carte et la traduction de cette charmante poésie m’ont permis de me faire une opinion sur le tout. Vous avez trouvé un document, comme beaucoup de gentilshommes de fortune en établirent pour leur permettre de retrouver plus tard l’endroit exact où ils avaient caché le montant de leurs prises, le trésor, parfois inestimable, qu’ils avaient amassé au cours de leur vie. Beaucoup de ces individus terminèrent leurs jours brutalement, par autorité de justice, sans avoir pu jouir du fruit de leurs travaux. C’est ce qui explique la quantité relativement élevée de trésors enfouis çà et là, sur les côtes de l’Amérique centrale, de l’Amérique du Sud, à l’intérieur des îles Barbades, à Saint-Christophe, à Madagascar et même sur les côtes d’Asie, comme le fit le capitaine Kid, qui emplissait d’or et de bijoux des poches de cuir encore enterrées de nos jours, faute de documents précis pour orienter les recherches. Ce carnet, sans aucun doute, fut la propriété d’Edward Low, dont le pavillon noir brodé d’une tête de mort en argent — la reproduction de la marque dessinée sur la première page — était devenu la terreur de tous les navires de commerce battant n’importe quel pavillon. Car le bandit ne reconnaissait d’autre loi que la sienne.

« Edward Low naquit, je crois, à Westminster et s’attira comme pirate une renommée à faire pâlir la réputation des plus atroces forbans qui illustrèrent de leurs exploits l’étamine noire du pavillon des gentilshommes de fortune. Plus féroce que Kid, l’homme au baquet, que l’ignoble Gow, son contemporain, qui fut condamné, en 1726, à avoir le corps pressé jusqu’à ce que mort s’ensuive, Edward Low dut amasser une fortune considérable, si l’on additionne le total de ses prises. Il avait fait ses débuts avec Spriggs, alors quartier-maître à bord du sloop le Rôdeur, que commandait Lowther. Je vous donne ces quelques renseignements pour vous permettre de vous faire une idée sur le sinistre possesseur de cet émouvant petit volume.

« Mais revenons à notre trésor. La carte, à mon avis, contient toutes les indications nécessaires afin de retrouver les richesses enfouies par Low. Les lettres indiquent, sans aucun doute, des points de repère. Ainsi M se trouve répété au-dessous du grossier croquis situé en bas de la page et qui veut représenter un champignon, en anglais mushroom, mot que l’on peut lire à gauche, au-dessous de quelques chiffres suggestifs. Vous voyez aussi la lettre P et la légende porte Pig, cochon, avec une réduction du cochon porte-étendard dessiné sur la page no 3.

« Passons, maintenant, mon camarade, à l’examen de la page no 3. Tout d’abord voici la traduction littéraire des quelques vers d’anglais ancien qui se rapportent, sans hésitation possible, au petit cochon dessiné au bas de la page 2.

Un cochon à longue queue ou un cochon à queue courte,
Un cochon sans queue du tout,
Un cochon femelle ou un cochon mâle,
Ou un cochon à la queue frisée…
Oh ! que tout digne contremaître ne manque pas de tirer à lui
Ses affaires par une queue en or.

« J’ai médité toute la nuit sur le texte de cette poésie symbolique, et j’ai pu préciser la valeur du souhait adressé au digne contremaître de « tirer à lui ses affaires par une queue en or. »

« Pour l’intelligence de l’histoire, il est bon de vous dire qu’un contremaître était considéré comme officier à bord des bâtiments pirates. Aujourd’hui ce terme est tombé en désuétude.

« À mon avis, cette curieuse pièce de vers est à elle seule la clef du mystère. Elle se présente selon l’imagination et l’humeur des gentilshommes de fortune, qui ne détestaient pas cette manière de symbole assez compliqué. Le cochon de Low est un peu comme le chevreau noir du capitaine Kid. Les nombreux chercheurs de trésors qui fouillèrent la côte des Barbades, dans l’espoir de mettre la main sur les fameux sacs de vif-argent que Kid y avait enfouis, se faisaient précéder dans leur expédition d’un chevreau noir qui, dans leur esprit, était le truchement désigné entre eux et le hasard. Low, en choisissant le cochon pour diriger ses héritiers possibles, obéissait simplement à la connaissance parfaite de la réalité. Vous savez que le cochon est, par excellence, un animal remarquablement doué pour découvrir les truffières. En rapprochant cette particularité du champignon de la page 2, j’en conclus que le champignon désigne simplement la truffe, et que le cochon porteur du pavillon noir est spécialement chargé de la découvrir. Or, ce cochon est un cochon à queue d’or. L’allusion est claire. À l’endroit même où le cochon grattera la terre pour découvrir des truffes, le trésor est enfoui. Il est bon d’ajouter que les truffes sont assez rares aux Antilles, et que c’est sans doute la rareté du fait d’en avoir rencontré qui suggéra cette mise en scène à l’astucieux forban.

« Il reste quelques détails à mettre au point. La tâche ne me semble pas du tout au-dessus des forces d’un homme méthodique et assez documenté sur cette époque. C’est mon cas, et cette histoire me passionne au delà de tout ce que vous pouvez imaginer.

Eliasar contemplait toujours le cliché no 3, regardant l’épreuve dans tous les sens.

― Et ces noms-là, fit-il… Meg… Read, Black…

― Ça, fit Krühl, c’est curieux, voilà tout, je ne pense pas que cette liste de noms propres puisse apporter un intérêt nouveau à la lecture de la carte. Mary Read, c’est le nom d’une fille qui navigua avec Rackam et fut sa maîtresse. Les autres noms sont également des noms de femme dont la qualité méritait d’être consignée sur ce carnet avec un chiffre en guinées qui, à mon avis, récompensait leurs faveurs.

« À droite on retrouve le nom de Mary Read avec celui d’Anne Bonny, une autre femme pirate, une date, des chiffres, dont je ne peux préciser le sens.

« Low dut connaître Mary Read, Anne Bonny et Rackam. Ils étaient tous gentilshommes de fortune, nom de Dieu ! Ils aimaient les belles filles souples de la Vera-Cruz, les chulas mexicaines, les liqueurs hollandaises, les étoffes de la Chine et les moïdores. Quand on pendit le capitaine Kid, à Londres, quai de l’Exécution, il portait un bel habit rouge et des gants. De ce fait, il déçut les spectateurs venus pour voir prendre un pirate au masque terrifiant. Et les amateurs d’émotions fortes se trouvèrent devant un supplicié élégant qui ressemblait plus à un petit-maître fréquentant la maison de Moll-King, dans Covent Garden, qu’à un gentilhomme de fortune noirci par le soleil, mordu par les embruns… »

Et Joseph Krühl s’arrêta pour rallumer sa pipe éteinte.

― Il ne faut tout de même pas se monter la tête, dit Eliasar en se balançant sur sa chaise. Êtes-vous sûr que le trésor, puisque trésor il y a, n’a pas été découvert par d’autres chercheurs nous ayant devancés ?

― C’est peu probable, répondit Krühl, car dans ces conditions le document ne serait pas parvenu jusqu’à nous.

― Alors, vous croyez à cette histoire de trésor.

― Ma foi, oui.

― À votre avis, qu’est-ce que ça peut valoir, un trésor de ce genre-là ?

― Bouh ! bouh ! peuh ! En voilà une question… C’est inestimable : argent en barres, monnaies anciennes en or, pierres précieuses et surtout bijoux d’une valeur prodigieuse pour notre époque. Le trésor de Kid était estimé à une
quarantaine de millions. Celui d’Edward Low ne vaut pas moins. Kid navigua beaucoup moins longtemps que Low.

― Dites donc, fit Eliasar, ça valait la peine de naviguer comme gentilhomme de fortune.

― Tenez, mon vieux, certains jours, ou plutôt certaines nuits, la mer appelle et gémit comme une femme amoureuse. J’ai compris la légende des sirènes, mais pour moi, c’est Mary Read qui appelle John Rackam, et c’est aussi la rumeur qui vient lentement des Antilles, quand l’île de la Tortue bruissait comme une auberge louche, quand les hommes juraient le coutelas à la main, et quand les filles se pavanaient, une rose entre les dents.

― Faut tout de même pas s’en faire, coupa nettement Samuel Eliasar. Il ne faut pas s’emballer. Évidemment un trésor est toujours bon à prendre. Êtes-vous sûr de votre compétence en la matière ?

Il ne pouvait pas toucher plus juste pour piquer l’amour-propre de Krühl.

― Si je suis sûr de moi ? Bouh ! bouh ! peuh ! Vous voulez plaisanter, mon vieux. Voyons, dites-moi, hein, hein ? Ai-je la tête d’un farceur, d’un dandin, d’un béjaune ? Je ne connais personne, per-son-ne, vous m’entendez, Eliasar, qui puisse me damer le pion sur cette question. Je vous le dis, Eliasar.

― Ne vous fâchez pas, mon vieux Krühl, vous connaissez mon esprit méthodique. J’ai moins d’imagination que vous, et la vie m’a enseigné l’art d’éviter les déceptions. Il est de toute évidence que les explications que vous venez de me donner sont véritablement troublantes. Toute cette histoire est curieuse. Je regrette presque d’avoir découvert ce petit bouquin. Vous êtes dans un état d’exaltation extraordinaire. Calmez-vous, mon vieux. Venez vous promener avec moi. La jolie figure de Marie-Anne dissipera les fantômes des mauvais garçons serviteurs du pavillon noir. Venez.

Il tendit à Krühl sa casquette et une canne. Krühl, muet et les yeux fixes, suivit docilement son compagnon.

On rencontra Bébé-Salé qui, les mains dans les poches de sa vareuse bleue, se dirigeait vers le cabaret.

― Tiens, te voilà, la flotte, dit Krühl.

― Toujours debout, monsieur Krühl.

En entrant dans la petite auberge, Krühl se précipita pour embrasser Marie-Anne qui le repoussa à coups de torchon.

― Laissez-moi, laissez-moi, grand savage !

― Tiens, donne-nous des cartes, commanda Eliasar.

― Non, je ne joue pas ce soir, déclara Krühl.

Bébé-Salé et Eliasar se regardèrent dans un mouvement commun de stupéfaction sincère.

― Ben non, quoi ! Je n’ai pas envie de jouer aujourd’hui et c’est tout.

― Tu vois, Marie-Anne, dit Eliasar, tu lui tournes la tête.

Krühl menaça du doigt l’accorte jeune femme et vida d’un trait son verre de tafia.

― Dis donc, Bébé-Salé, est-ce qu’il y a longtemps que tu as pris du service à bord ?

Bébé-Salé plissa le front et commença une série compliquée de calculs dont Krühl ne lui laissa pas le temps d’annoncer le résultat.

― Moi mon vieux, dit-il en se levant et en regardant le vieux matelot dans les yeux, moi, Krühl, je t’emmène, si tu en as dans le ventre, je t’emmène avec moi.

― Et où donc ? demanda Bébé-Salé.

― Ah ! voilà, répondit Krühl en se frottant les mains.

Eliasar ne put réprimer un gentil sourire de satisfaction que Marie-Anne eut la fatuité de prendre pour elle.