Le Chat maigre/01

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Calmann-Lévy (p. 163-174).

I


Les bourrasques de novembre fouettaient depuis trois jours le faubourg populeux, que les premières ombres de la nuit revêtaient déjà. Des flaques d’eau miroitaient sous les becs de gaz. Une boue noire, délayée par les pas des hommes et des chevaux, couvrait le trottoir et la chaussée. Les ouvriers, portant leurs outils sur le dos, et les femmes, revenant de chez le traiteur avec des portions de bœuf entre deux assiettes, marchaient sous la pluie en tendant le dos, dans la morne attitude des bêtes de somme.

Monsieur Godet-Laterrasse, serré dans ses vêtements noirs, montait avec le peuple la voie boueuse qui mène au faîte de Montmartre. Sous son parapluie qui, fatigué par d’anciens orages, palpitait au vent comme l’aile d’un gros oiseau blessé, monsieur Godet-Laterrasse portait haut la tête. Sa mâchoire étant proéminente et son front déprimé, sa face prenait sans peine une attitude horizontale et ses yeux pouvaient, sans se lever, voir, à travers les trous du taffetas, le ciel fuligineux. Marchant tantôt avec une hâte fébrile, tantôt avec une lenteur songeuse, il s’engagea dans un impasse noir et boueux, longea les lattes moisies de la charmille effeuillée qui borde l’établissement des bains, et, après un moment d’hésitation, entra dans une gargote où des gens vêtus comme lui, d’un drap noir, mince et fripé, mangeaient silencieusement dans une atmosphère de graisse tiède, compliquée d’une écœurante odeur de barèges, due au voisinage des bains.

Monsieur Godet-Laterrasse salua la dame du comptoir selon sa méthode, qui consistait à renverser la tête en arrière avec un sourire grave. Puis, ayant accroché à la patère son chapeau luisant et sillonné de cassures, il s’assit devant une petite table de marbre gras et lissa ses cheveux par le geste qui accompagnait d’ordinaire ses méditations. Le gaz, qui chantait en brûlant, éclairait les cheveux laineux de cet homme, sa face de mulâtre dont la peau, à demi lavée par la neige et l’eau des hivers d’Europe, semblait sale, et jusqu’à ses mains ridées, dont les ongles plats étaient marqués à l’extrémité de virgules laiteuses.

Sans appeler le garçon, sans regarder du côté du comptoir, il tira de sa poche un journal qu’il lut de très haut. Il interrompit à peine sa lecture pour manger de cette tête de veau qui avait déjà paru par portions devant tous les convives silencieux et résignés. Ceux-ci s’évanouissaient l’un après l’autre dans l’ombre et dans la pluie. Un seul, édenté et morne, s’attardait encore sur des raisins secs. Et le mulâtre, ayant vidé son carafon, au fond duquel restait un résidu de lie et d’écorce, s’essuya la bouche, plia sa serviette, mit son journal dans sa poche, contre sa poitrine, avec le geste d’un lutteur qui étreint son adversaire, se leva, décrocha son chapeau et fit un pas vers la porte. Il s’élançait déjà dans la nuit humide quand un petit homme violacé et tout suintant de graisse déboucha d’une porte bâtarde, noircie par des mains grasses, et s’avança dans la salle en boitant. Monsieur Godet-Laterrasse fit au patron du restaurant son salut en arrière.

— Bonjour, monsieur Godet, dit l’homme gras. Voilà un bien mauvais temps, et qui fait beaucoup de mal ! À propos, monsieur Godet, si vous pouviez demain me donner un petit acompte, vous me feriez plaisir. Je ne suis pas homme à vous tourmenter, vous le savez bien ; mais j’ai un fort paiement à faire cette semaine.

Monsieur Godet-Laterrasse répondit avec un accent à la fois oratoire et enfantin et sans prononcer les r, qu’on lui devait de l’argent, qu’il irait sans faute, le lendemain même, chercher une somme quelconque chez son éditeur ou au journal, qu’il ne savait vraiment pas comment il avait pu oublier la note du restaurateur, et que c’était une bagatelle.

L’homme gras ne parut pas ébloui par cette promesse. Il reprit d’un ton dolent :

— Ne m’oubliez pas, monsieur Godet. Bonsoir, monsieur Godet.

Et monsieur Godet-Laterrasse entra à son tour dans les ténèbres rayées de pluie, où s’étaient dissipés jusqu’au dernier les maigres pensionnaires de l’impasse du Baigneur. Tous les chemins de la terre étaient ouverts devant lui. Il prit celui des buttes, que la tempête assiégeait et que noyait une pluie obstinée. Un tourbillon de vent voulut déraciner le mulâtre ; un souffle traître prit son parapluie en dessous et le retourna brusquement. Monsieur Godet-Laterrasse rétablit la concavité première de cet appareil domestique ; mais le taffetas, rompu de toutes parts, flotta comme un drapeau noir sur l’armature dénudée. Monsieur Godet-Laterrasse gravissait, sous ce pavillon grotesque et sinistre, les roides escaliers du passage Cotin, changé en torrent. Il n’entendait que le claquement de ses semelles sur l’eau et les dialogues mystérieux des vents. Visibles pour lui seul, les ombres vagues d’un éditeur et d’un directeur de journal fuyaient bien loin devant lui. Il monta quatre-vingts marches et s’arrêta devant une petite porte sous une lanterne en potence qui clignait comme un œil malade et dont la poulie grinçait. Entré dans la maison, il glissa furtivement devant la loge du concierge.

Mais quelques coups frappés contre la cloison le rappelèrent. Il ouvrit la porte vitrée avec une sorte d’angoisse. Une voix aigre et sans sexe, sortie d’une alcôve, l’avertit qu’il y avait une lettre pour lui sur la commode.

Il prit la lettre, descendit cinq marches gluantes et entra dans sa chambre. Aux premières lueurs de sa bougie il examina d’un œil soupçonneux l’enveloppe de la lettre.

C’est que depuis longtemps la poste ne lui apportait rien d’heureux. Mais, quand il eut rompu le cachet et commencé de lire, il découvrit ses dents blanches par un sourire naïf. Sa nature enfantine, flétrie par la misère, s’égayait à la moindre clémence des choses. En ce moment-là, il était heureux de vivre.

Il retourna toutes ses poches pour recueillir une poussière de tabac mêlée de croûtes de pain et de flocons de laine dont il bourra sa pipe courte ; puis, s’étant coulé voluptueusement sous les draps sales de son lit-canapé, il se mit à chantonner à mi-voix la lettre qui l’avait fait sourire.


Cher monsieur,

Je suis de passage à Paris avec mon fils Remi que j’amène de Brest où il a fait ses études. J’ai songé à vous pour le préparer au baccalauréat. En éducation, comme dans le reste, je suis partisan des idées avancées. Voulez-vous venir déjeuner avec nous demain samedi à 11 heures, au Grand-Hôtel, pour nous entendre ?

Tout à vous.

A. Sainte-Lucie.


Monsieur Godet-Laterrasse, ayant terminé le chant de cette lettre, alluma sa pipe et s’enveloppa de fumée et de rêves. Quelle caresse de la fortune que cette lettre inattendue ! Il avait connu à Paris, vers la fin de l’Empire, chez quelque notabilité du monde démocratique, monsieur Sainte-Lucie, qui lui avait même rendu visite. « C’était, songeait le mulâtre, c’était du temps où j’écrivais des articles pour la Grande encyclopédie universelle. J’habitais alors une belle chambre meublée dans un hôtel de la rue de Seine. Et je dois même avoir encore la carte de cet aimable visiteur. » Étendant son bras maigre et brun, il saisit sur la cheminée une vieille boîte à cigares, pleine de papiers qu’il se mit à fouiller.

On avait, sans doute, en déménageant, renversé d’un coup dans cette boîte tout le contenu d’un tiroir lentement rempli, car les papiers qu’il trouva les premiers étaient les plus anciens. Il ouvrit une enveloppe qui ne lui rappelait que des souvenirs lointains et confus. « Ah ! songeait-il, c’est une lettre de mon pauvre frère qui vend du café à Saint-Paul. Il n’était pas attiré vers Paris, lui ; il n’était pas travaillé comme moi par l’Idée ! » Et M. Godet-Laterrasse lut au hasard :

« Tu as dû apprendre par les journaux qu’un cyclone a passé sur Bourbon et détruit toutes les plantations. Je me suis mis dans le guano. Et toi, écris-tu toujours des blagues dans les canards parisiens ?

— Le malheureux ! le malheureux, murmura monsieur Godet-Laterrasse, accoudé sur son oreiller. Et, déployant une autre lettre de la même main, il lut encore :

« Je ne puis t’envoyer d’argent parce que les cafés ayant donné, j’ai dû employer tous mes capitaux disponibles à acheter ferme, pendant que le marché était encombré de produits à vil prix. J’ai fait une magnifique affaire. Tu comprendras donc qu’il m’est impossible de t’envoyer de l’argent. Durand, qui revient de Paris, m’a dit que tu donnais dans les réunions publiques et dans les émeutes des boulevards. Tu te feras casser la tête et tes amis diront que tu étais de la police. Quand tu seras fatigué de ton rôle de jobard, reviens à Bourbon. Tu garderas mes magasins. C’est un métier de paresseux qui te convient parfaitement. »


— Garder ses magasins, quel blasphème ! s’écria monsieur Godet-Laterrasse.

Et il rejeta la lettre impie. Le fond de la boîte était bourré de convocations à des enterrements civils, de jugements et d’assignations, de factures et de petits papiers découpés dans des journaux. Sur un de ceux-là, au revers duquel était une annonce de pédicure avec un pied nu sur un tabouret, il relut ces lignes qui réveillèrent un sourire sur sa face naïve.


Un de nos plus vaillants esprits, un des plus hardis pionniers du progrès, monsieur Godet-Laterrasse, créole de la Réunion, met la dernière main à son grand livre : De la régénération des sociétés par la race noire. Un des principaux chapitres de cet important ouvrage paraîtra incessamment dans l’Entonnoir littéraire.


Hélas ! pensa monsieur Godet-Laterrasse, quand le chapitre allait paraître, l’Entonnoir littéraire mourut. Que de journaux périssent ainsi dans leur fleur !

Enfin, il trouva dans une poignée de cartes de visite la carte qu’il cherchait. Il la considéra attentivement et la relut :


ALIDOR SAINTE-LUCIE
avocat,
Ancien ministre de l’Instruction publique et de la Marine, membre de la Chambre des députés, président de la Commission artistique haïtienne.
À Paris, au Grand-Hôtel.


Et, dans la fumée qui remplissait la chambre, monsieur Godet-Laterrasse se représenta le gigantesque mulâtre qui venait d’Haïti plein d’or et de sourires. Puis il souffla la bougie et s’endormit.

Ses rêves furent peuplés de spectres. L’ombre du cabaretier de l’impasse du Baigneur s’avançait en boitant et répétait avec une douceur terrible : « Pensez à moi, monsieur Godet. »

Il était près de neuf heures et il pleuvait encore quand une lueur de jour entra dans la chambre ; c’était le reflet dégoûtant d’une lumière plusieurs fois souillée avant d’arriver jusque-là. La chambre n’avait de vue que sur le mur de soutènement de la maison voisine, qui dominait de ses cinq étages de plâtre tous les toits du passage. Ce mur de moellon bombé, lézardé, crevé, suintant, verdâtre et terminé par la galerie de brique d’une terrasse à l’italienne, s’élevait de cinq ou six mètres au-dessus de la chambre de monsieur Godet-Laterrasse et la revêtait d’une ombre éternelle. La fenêtre n’était séparée du mur que par une allée marécageuse, large de deux pas, semée de feuilles de salades, de coquilles d’œufs et de débris de cerfs-volants. Le mulâtre, à son réveil, regarda les vitres ruisselantes et souleva ses bottes lourdes, dont les semelles avaient laissé une trace humide sur le parquet. Il les chaussa pourtant, et, ayant achevé sa toilette austère et saisi les ruines de son parapluie, il sortit de sa chambre. En passant devant la loge, d’où sortaient des grognements confus :

— Madame Alexandre, dit-il, je m’occupe de votre petit compte.

Il monta les dix plus hautes marches du passage Cotin, longea, dans un fleuve de boue, la façade désolée du chalet suisse et les chantiers de l’église du Vœu national. Au bas de la rue Lepic, il s’arrêta court pour ne pas marcher sur deux brins de paille collés en croix par la pluie au trottoir, devant la boutique d’un emballeur. Ayant conjuré ce péril (car il ne doutait pas que marcher sur une croix ne fût un présage de malheur), il reprit sa grandeur d’âme et releva sa tête sublime. Il s’avançait en conquérant intellectuel vers le cœur de Paris et portait haut l’armature à huit pointes de son parapluie dévasté, qui semblait l’arme compliquée d’un guerrier sauvage.