Le Chat maigre/09

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Calmann-Lévy (p. 259-265).

IX


Après avoir longtemps médité la lettre gris perle, la nuit du jour des Rois, et le rendez-vous à la fontaine, le moraliste Branchut se fit de ces événements une conception idéale. Non seulement il ne songeait plus à répandre le sang de Sainte-Lucie, mais le créole devenait, dans l’esprit du philosophe, absolument étranger à ces événements mémorables. Branchut parvint, avec le seul aide du sens intime, à connaître la vérité sur son aventure. Plein de mépris pour les affirmations de Remi, qui s’avouait hautement l’auteur de la lettre gris-perle, il savait avec toute la certitude de l’intuition que cette lettre était écrite par une femme exquise et désolée, d’une nature et d’une condition rares. Par une suite d’inductions dont les lobes cérébraux d’un métaphysicien étaient seuls capables, le moraliste se démontra jusqu’à la plus limpide évidence que cette femme était une princesse danoise, qu’elle se nommait Vranga et qu’ayant revêtu des parures d’une poésie étrange et mélancolique pour se rendre à la fontaine des quatre évêques, elle était tombée morte dans son boudoir au milieu des plantes tropicales, dont le parfum, symbole de son amour pour Branchut, était délicieux et mortel.

À mesure que ces faits élégants et tristes lui apparaissaient par suite d’un examen subjectif et d’une enquête intérieure, le moraliste en faisait part à son ami Labanne, qui n’y trouvait rien d’extraordinaire.

Les découvertes successives que faisait Branchut au sujet de la princesse Vranga eurent pour effet de le plonger dans une tristesse éloquente.

— Je dois expier, disait-il, par des tortures choisies, l’incomparable crime d’avoir causé la mort d’une créature d’élite, fine comme un cheval de race et savante comme Hypatie.

Des frissons douloureux coulaient tout le long de son nez expressif. Vranga était son unique entretien. Il ne vivait plus qu’avec la morte. Dans son désespoir, il oubliait d’emprunter des habits à Labanne. Drapé dans sa couverture de cheval comme dans un suaire, il errait avec une mélancolie hautaine sur le boulevard Saint-Michel.

— Vous voyez, disait-il aux amis qui l’arrêtaient, je suis en deuil.

Et il montrait sur sa tête quelque chose qui ressemblait à un crêpe autour de quelque chose qui ressemblait à un chapeau.

Pendant que le philosophe Branchut menait ainsi le deuil de la princesse Vranga, Sainte-Lucie témoignait à l’hôtesse du Chat Maigre une froideur croissante. Il ne se hasardait jamais seul dans l’établissement et évitait de s’écarter de ses compagnons pour aller prendre des allumettes sur une table voisine de la fontaine où Virginie rinçait perpétuellement des verres.

Il devenait sérieux et faisait de la peinture avec zèle. D’ailleurs, il y avait maintenant dans l’atelier de Labanne un rude travailleur, un gaillard musclé et râblé qui, la chemise ouverte sur sa poitrine velue et les manches retroussées, peignait tout le jour sans rien dire. Sa tête de paysan, terreuse et ravinée, plantée d’une barbe rude, n’exprimait aucun sentiment ; ses yeux ronds regardaient toujours et ne faisaient jamais rien voir. C’était Potrel, Potrel dont Virginie dénonçait l’ingratitude. Revenu de Fontainebleau où il avait passé deux ans à peindre, il peignait chez Labanne en attendant que l’atelier qu’il avait loué à Montmartre fût vacant.

Potrel parlait peu et mal. Penché sur sa toile, sa palette à la main et clignant de l’œil, il répondait aux théories de Labanne ce seul mot : « Possible », qu’il articulait en ranimant, par une aspiration, le fourneau culotté de son brûle-gueule.

Labanne lui dit un jour :

— L’absolu étant irréalisable, l’artiste ne peut atteindre à la beauté absolue.

— Possible, répondit Potrel.

Et il continua de peindre.

Il faisait venir un modèle, un admirable petit italien, pleurnicheur et narquois, qui lui volait son tabac. Sainte-Lucie put alors essayer des académies. Quand Potrel se levait de son tabouret pour se dégourdir les jambes, il donnait à Remi quelques indications brèves et nettes et se remettait à son morceau.

Un matin pourtant, il se grattait la barbe et se rongeait les ongles. Remi lui demanda pourquoi il ne faisait rien. Potrel étendit la main dans la direction du châssis vitré et dit :

— Ce sacré bibelot m’empêche de peindre.

Le bibelot n’était autre chose que le soleil, qui répandait sur l’atelier une lumière aveuglante.

Potrel mangeait beaucoup. Il allait dans les cabarets des cochers. Quand Remi lui parlait du Chat Maigre, Potrel se contentait de sourire. Un jour pourtant il demanda si Virginie avait toujours de belles formes. Après beaucoup de tentatives vaines, Remi put l’entraîner un soir dans l’établissement de la rue Saint-Jacques. Virginie, rouge comme une pivoine, servit à l’ingrat une large tranche de jambon.

— Mangez, M. Potrel, lui disait-elle. C’est bon, c’est fin. Voyez, le gras en est tout blanc. Vous ne buvez pas ? Goûtez cette bière ; je l’ai mise en bouteilles le mois dernier. Vous aimiez la bière autrefois.

Et Potrel mangeait et buvait, tandis que, debout contre sa chaise, Virginie, illuminée d’un sourire séraphique, se pâmait à chaque bouchée qu’avalait cet homme silencieux et robuste.

Remi sortit de la brasserie sans que l’hôtesse y prît garde. Et il soupira d’aise, comme un homme délivré d’un grand poids.

En rentrant chez lui, il rencontra le portier de la maison des deux dames qui entrait chez le marchand de vin et la portière qui babillait avec la fruitière à une assez bonne distance. Alors il lui vint une idée subite ; il entra dans la loge abandonnée et chercha s’il ne pourrait pas y découvrir le nom des dames du quatrième étage. Il trouva sur le casier des lettres cette mention : Madame Lourmel, rentière.

Le lendemain, il vit par la fenêtre mademoiselle Lourmel qui versait à boire aux oiseaux dans un petit godet de porcelaine. Il la regarda sans le vouloir avec la chaleur d’une vive sympathie. Elle le vit et ne détourna de lui que lentement son regard naïf et brave. Il remarqua qu’elle n’était plus une enfant et qu’elle était jolie.

Il allait dans ce temps-là plusieurs fois la semaine à Courbevoie. Et le portrait de Télémaque sortait peu à peu de la toile. C’était un très mauvais portrait. Mais Télémaque en était enchanté. Le soir, quand sa boutique était fermée, il mettait le portrait sur une table entre deux chandelles et il dansait la calenda ou bien il chantonnait avec un nasillement doux :


Canga do ki la,
Canga li.


Miragoane, assise sur son derrière, assistait gravement à cette cérémonie. Il lui arriva un jour de lécher affectueusement le nez encore frais du portrait. Le dommage qui en résulta fut aisément réparé.

Télémaque regretta un moment qu’il n’y eût pas sur la toile, à côté de lui, Olivette en châle rouge. Mais il en prit son parti et dansa de nouveau la calenda.