Le Chat maigre/11

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Calmann-Lévy (p. 271-276).

XI


Huit jours après le départ de Remi, M. Godet-Laterrasse, pris d’une subite ardeur pédagogique, s’achemina, un Tacite dans sa poche, vers l’hôtel de la rue des Feuillantines. Il apprit là que son élève était disparu. Un nuage passa sur son front sublime, sur ce front qui, s’il eût été un miroir, n’eût reflété que le ciel, les goëlands du Pacifique et les constellations des deux mondes. Les esprits supérieurs ont plus souvent que les autres des pressentiments. C’est pourquoi, abjurant une vieille inimitié, il se rendit à l’atelier de Labanne.

Le sculpteur, qui n’avait aucune idée du temps et de l’espace, ne put rien lui dire. Mais il le conduisit chez la nourrissante Virginie, qui attribua la disparition de Remi à un chagrin sur la nature duquel elle ne s’expliquait pas. Mais elle insinua qu’elle pouvait ne pas être étrangère à cet événement. Si, comme elle le craignait, M. Sainte-Lucie avait cédé à un désespoir d’amour, elle en était désolée. Mais on ne peut pourtant pas contenter tout le monde, quand on n’est pas une femme comme il y en a tant. Elle n’avait rien fait pour que M. Remi fût jaloux de M. Potrel. Elle termina en déclarant qu’elle était une honnête femme et qu’elle n’avait rien à se reprocher. Elle prit le tableau du Chat Maigre à témoin de son innocence, et retourna dans l’ombre où elle avait coutume de rincer des verres.

M. Godet-Laterrasse regagna soucieux les hauteurs de Montmartre. Il en descendit le lendemain sur une impériale d’omnibus et retourna à l’atelier, qu’il avait choisi pour centre d’opérations. Il y trouva le moraliste Branchut occupé, dans sa couverture, à rédiger un traité sur l’amour. Plein de son sujet, Branchut l’exposa.

— L’amour, dit-il, n’est absolu qu’entre deux êtres qui ne se sont jamais vus. Deux âmes ne sont en parfaite harmonie que dans l’absence éternelle. La solitude est la condition nécessaire de la passion définitive.

M. Godet-Laterrasse résista aux séductions d’un duel oratoire dans ces régions sublimes. Il demanda au moraliste s’il n’avait pas vu Sainte-Lucie.

La disparition du créole, que Branchut ignorait totalement, fit jaillir de la tête du philosophe une infaillible intuition. En un clin d’œil bien des choses lui furent révélées. Selon lui, cette disparition n’était pas sans une étroite connexité avec la mort de la princesse Vranga. La conduite ténébreuse de M. Sainte-Lucie, dans les circonstances qui précédèrent et accompagnèrent la fin lamentable et poétique de la princesse, était de nature, aux yeux du moraliste, à laisser un remords éternel dans l’âme de ce jeune homme, léger en apparence, mais machiavélique en réalité.

— La princesse Vranga devait mourir, ajouta le philosophe avec sérénité. Il était nécessaire qu’elle mourût pour que l’amour qu’elle avait conçu pour moi se réalisât dans l’absolu. Mais, en interceptant à plusieurs reprises les lettres que la princesse m’écrivait et dont j’ai rétabli le texte par intuition, et en ne me livrant que la dernière avec une ironie satanique, M. Sainte-Lucie a commis un crime qui l’a très probablement conduit au suicide.

Ainsi parla Branchut, dont le nez vibrait sur une face livide, plaquée de rouge, sous des yeux injectés et hagards. Labanne survint à temps pour entraîner dans la rue le malheureux précepteur, qui agitait éperdument son parapluie au-dessus de sa tête.

— Mon pauvre moraliste, s’écria Labanne, jamais il n’a eu de plus belles idées ! Un grain de phosphore dans le cerveau, et c’était un homme de génie ! Mais il a deux grains de phosphore. Voilà le malheur.

Labanne se rappela que Sainte-Lucie lui avait parlé avec enthousiasme d’un général noir, aubergiste à Courbevoie. Le sculpteur pensait que ce nègre saurait quelque chose ; d’ailleurs il avait envie de le voir.

Ils montèrent sur l’impériale d’un tramway qui les conduisit à la place de l’Étoile. Labanne s’arrêta instinctivement au premier café qu’il vit et s’abandonna devant les chopes à d’interminables bavardages. M. Godet-Laterrasse lui répondit longuement. Labanne ne l’écouta pas et lui répondit. De belles théories furent ainsi déroulées. Tout à coup le sculpteur donna un coup de pouce dans l’air et dit :

— Il y aurait un moyen de rendre cette chose supportable à l’œil.

La chose était l’Arc-de-Triomphe.

— Ce moyen est simple. Mais vous verrez qu’on n’y pensera pas. Il suffirait toutefois d’établir au pied de l’édifice un nombre suffisant de savetiers, d’écrivains publics et de marchands de pommes de terre frites ; ceux-ci très utiles à cause de la fumée. Les échoppes devraient être sordides et accompagnées d’enseignes incorrectes ainsi que de figurations grossières. On permettrait à ceux qui les construiraient d’enlever des pierres au monument, surtout aux angles, ce qui en atténuerait très avantageusement la dureté. Il serait bon de combler les trous qui résulteraient de ces divers descellements avec des pelletées de terre dans lesquelles on sèmerait des faînes et des glands. Les hêtres, les chênes, en déployant à différentes hauteurs leurs bouquets verts, rompraient la monotonie des surfaces grises et, en poussant leurs racines dans la maçonnerie, détermineraient des lézardes d’une sinuosité pittoresque. Il faut beaucoup de lierre, mais cette plante grimpante ne nous fera pas défaut ; elle vit sur la pierre. Les vents et les oiseaux sèmeront dans la poussière des fissures la giroflée, qui aime les vieux murs, et mille autres graminées. Le saxifrage, avide d’humidité, la ronce et la vigne vierge naîtront et pulluleront à l’aventure. Le faîte de l’édifice sera dentelé de pigeonniers. Les hirondelles maçonneront leurs nids sous les voûtes. Des compagnies de corbeaux, attirés par les cadavres des loirs et des mulots, s’abattront sur les corniches à la tombée de la nuit. Alors, l’Arc-de-Triomphe, entretenu de la sorte avec un soin intelligent, pourra être regardé par les poètes, copié par les peintres et considéré comme une œuvre d’art. Garçon, un bock !

La nuit tombait. L’artiste et le penseur renoncèrent à pousser plus avant et reprirent le tramway de Montparnasse.