Le Chemin de la fortune (Conscience)/02

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Traduction par Félix Coveliers (1827-1887).
Calmann Lévy, éditeur (p. 33-55).


II

LES FOUILLES


Le lendemain, quand Jean Creps, dont c’était le tour de faire la cuisine, éveilla ses camarades pour prendre le café et manger des galettes, le matelot ronflait encore sur la dure, sous une couple de couvertures.

On fut obligé de le rouler de droite à gauche pour lui faire ouvrir les yeux. Il se leva et frotta son front alourdi, comme un homme qui ne sait où il est, ni ce qui se passe. Ses compagnons lui rappelèrent sa brutalité de la veille et ne lui épargnèrent pas les reproches. Le baron surtout paraissait indigné et exhalait sa colère en paroles amères parmi lesquelles le mot canaille blessa profondément le matelot. Cependant il dissimula sa colère pour le moment. Il s’excusa en disant qu’il était ivre et qu’il s’était querellé avec des Américains, gris comme lui. Le jeu était la cause de tout ; il avait risqué son dollar ; la chance lui avait souri et il en avait gagné une quinzaine d’autres. Il avait dépensé tout cet argent en grogs ; et cependant il assurait qu’on devait y avoir versé quelque chose pour le rendre si étourdi et si furieux. En tout cas, c’était un petit malheur ; cela pouvait arriver à tout le monde, croyait-il, et désormais il se défierait de la boisson empoisonnée des placers. Pardoes, qui était son ami, le défendit. Ainsi fut pardonné et oublié l’incident.

— Ne perdons pas trop de temps, dit le Bruxellois. — Donat, va chercher le mulet et charge-le ; nous enlèverons la toile de la tente et nous nous préparerons en toute hâte pour le voyage. Aujourd’hui, mes amis, nous devrons encore marcher pendant trois heures, les chemins sont difficiles, ce qui veut dire que, comme ailleurs, il n’y a pas de chemins. Nous tâcherons, autant que possible, de suivre le cours de la rivière. Je connais cette contrée et je sais où est situé le placer que le Français m’a désigné.

C’est aujourd’hui mardi : avec les provisions que les muletiers nous ont données, nous pouvons vivre encore une semaine. Dimanche prochain, nous irons aux stores, qu’on trouve plus haut près de la rivière, acheter de nouvelles provisions avec l’or que nous aurons trouvé.

Ils partirent quelques minutes après, assez contents, soupirant après l’endroit où ils allaient enfin commencer leur métier de chercheurs d’or.

Après plusieurs détours entre les plis des montagnes, après s’être rapprochés, puis éloignés vingt fois de la rivière ; pour éviter les lits profonds des torrents à sec, ils arrivèrent enfin, vers midi, sur une hauteur d’où l’on voyait une petite vallée au milieu de laquelle le Yuba coulait en murmurant.

Le Bruxellois regarda un instant avec attention dans la vallée, puis il dit :

— Camarades, nous y sommes. Regardez là, tout en bas, ces trous creusés, vous en comptez sept, n’est-ce pas ? Cette petite rivière qui descend de la montagne, cette haute cime avec ses sapins majestueux, oui, oui, c’est le placer que le Français a quitté. Coupons sur cette hauteur le bois qu’il nous faut pour dresser notre tente, pour établir notre claie et faire du feu. Alors nous descendrons et nous chercherons une place convenable pour commencer notre travail. Nous sommes tout à fait seuls, nous n’avons rien à craindre des autres chercheurs d’or.

Heureux de toucher enfin au but de leur voyage, ils se mirent gaiement et en chantant à abattre du bois ; en peu de temps, ils en eurent plus qu’il n’en fallait pour la journée. Arrivés dans la vallée, ils voulurent se mettre immédiatement à chercher de l’or ; mais Pardoes leur fit auparavant dresser la tente pour y placer les provisions et les armes, et commanda à Donat de mener le mulet plus loin, vers une partie de la vallée couverte de plantes vertes.

— Venez, maintenant, dit-il aussitôt qu’ils eurent obéi, prenez les bêches, les pioches et un plat en fer-blanc.

Pendant qu’ils le suivaient et qu’il regardait alternativement la terre, la rivière et les roches, comme pour reconnaître une place favorable, il ajouta :

— Ne soyez pas trop impatients, camarades, il n’est pas certain que nous trouvions dès aujourd’hui la terre aurifère. Cette terre se trouve souvent à vingt pieds de profondeur ; mais ne vous découragez pas pour cela ; car très-souvent on finit par se féliciter d’un travail que l’on croyait inutile et perdu. Les pépites, quand il y en a, gisent d’ordinaire très-profondément, même sur les roches dures, sous la terre d’alluvion. Je crois que nous ferons bien de creuser à l’endroit où nous sommes maintenant : cet endroit est dans la ligne des puits où le Français et ses compagnons ont trouvé beaucoup d’or. Je vais tracer la circonférence de notre puits ; mettez-vous gaiement à l’œuvre.

Donat fit le signe de la croix et marmotta une priera pendant qu’il donnait le premier coup de pioche dans la terre. D’autres se mirent à travailler et, d’après eux, le trou devait être bientôt creusé ; mais les cailloux et les pierres sur lesquels leurs outils frappaient constamment firent évanouir immédiatement cette illusion.

Ils travaillaient néanmoins avec tant d’ardeur, qu’au bout de peu de temps la sueur coulait à grosses gouttes de leurs fronts. Le baron s’était mis à la tâche avec une passion fébrile ; il semblait poussé par une folle hâte et murmurait des paroles inintelligibles ; mais, après une couple d’heures, ses mains délicates étaient couvertes de cloches. Épuisé et succombant à la lassitude, il proposa de se reposer pendant un quart d’heure pour reprendre haleine.

Le matelot, qui n’avait pas oublié les durs reproches sur son ivrognerie, s’écria qu’il ne s’agissait pas de se reposer, qu’on ne venait pas en Californie pour faire le paresseux et que noble et canaille devaient travailler également.

Le baron, blessé par cette raillerie, lui adressa quelques mots aigres. Il s’éleva une grande dispute, et les deux amis étaient près de s’entre-tuer dans le puits même. L’intervention de Pardoes calma les esprits ; et, comme on s’était reposé, on reprit le travail avec une nouvelle ardeur.

Chaque demi-heure, Donat demandait au Bruxellois :

— N’y sommes-nous pas encore ?… Voilà une poignée de terre. Regarde bien s’il n’y brille pas d’or !

Les autres n’étaient pas moins impatients et examinaient de près les petits cailloux et l’argile que remuaient leurs pioches pour découvrir l’étincellement si désiré des paillettes d’or ; mais le Bruxellois leur dit que leurs peines étaient inutiles, et qu’ils ne trouveraient l’or qu’après avoir traversé une couche de sable gris ou rougeâtre.

La nuit allait tomber ; les travailleurs avaient déjà creusé si profondément, qu’ils ne voyaient plus que le ciel au-dessus de leurs têtes. Le découragement commençait déjà à refroidir leur enthousiasme et à leur faire sentir leur extrême fatigue, lorsque Pardoes s’écria avec joie :

— Nous y sommes ! Nous avons atteint l’or !

Dre cris frénétiques répondirent à cette nouvelle, et un triple hourra s’éleva du puits béant.

— Vite, donnez-moi une couple de pelletées de ce sable rougeâtre ; je verrai, en le lavant dans la rivière, ce que nous devons en attendre.

Tous sortirent du trou avec une curiosité fébrile et le cœur battant d’émotion. Pardoes trempa le plat de fer-blanc dans la rivière, le secoua et délaya la terre qui y était, de telle sorte qu’elle s’écoulait avec l’eau, tandis que l’or et les cailloux, qui étaient plus pesants, restaient au fond du plat. Alors il enleva, autant que possible, les pierres et continua à laver jusqu’à ce qu’il crût pouvoir juger de la quantité d’or. Ce travail dura assez longtemps et la nuit était déjà si avancée que Pardoes ne pouvait distinguer qu’avec peine ce qu’il y avait au fond du plat.

— Eh bien ! eh bien ! s’écria Donat frémissant d’impatience, l’avons-nous atteint ? Y a-t-il de l’or, beaucoup d’or ?

— Il y a de l’or, répondit le Bruxellois en leur montrant le plat. Voyez les paillettes dans le sable. Beaucoup ou peu, je ne puis en juger, faute de lumières. Allumons le feu, nous le saurons.

Tous le suivirent du côté de la tente. Donat faisait des bonds extravagants et était à moitié fou de joie. Il n’y avait plus de doute pour lui qu’il ne recueillit en peu de temps de grands trésors, et qu’il ne pût bientôt quitter un pays où tout était mauvais et horrible, l’or seul excepté.

Lorsque le feu fût allumé et qu’on put voir, à la flamme du bois résineux, ce qu’il y avait dans le plat, Pardoes grommela avec déception :

— Il y a de l’or, vous le voyez briller ; mais la quantité est minime. Si nous ne trouvons pas de terre qui contienne de plus nombreuses et de plus grosses paillettes, nous ne gagnerons pas assez pour acheter notre nourriture quotidienne dans les stores. Ne vous découragez pas cependant après une tentative défavorable ; cette couche de sable peut être très-épaisse, et au fond elle deviendra probablement plus riche.

Les compagnons prirent tour à tour le plat et regardèrent avec étonnement les petites paillettes presque sans poids qui brillaient au fond, à la lueur des flammes.

— C’est drôle, s’écria Kwik, on dirait que ce sont des petites écailles de poisson !

— Pas de bêtises, dit le matelot. Venez, continuons à travailler encore une heure ou deux ; l’obscurité ne nous empêchera pas d’approfondir le trou.

— Travailler ? encore travailler maintenant ? soupira le baron en montrant ses mains dont l’une était rouge de sang.

— Non, non, nous allons manger et nous coucher, comme d’habitude, dit Pardoes d’un ton impérieux. Il n’est pas prudent d’épuiser ainsi en un seul jour toutes ses forces, jusqu’à risquer de se rendre malade. Nous devons travailler de manière à pouvoir travailler longtemps.

Il n’y avait rien à répondre à cela ; le souper fut apprêté et dévoré avec un appétit féroce. On plaça le matelot en sentinelle, et tous les autres se traînèrent sous la tente et se couchèrent en rêvant à l’or qu’ils trouveraient le lendemain…

Le jour suivant, à la première lueur du matin, la claie fut portée au bord de la rivière et placée sur un soutien en bois, de manière qu’on pût la secouer.

Cette machine a la forme d’une barquette : la partie supérieure est un tamis grossier ; au-dessous, sur le sol, sont clouées une quantité de lattes croisées, et au milieu il y a une ouverture. On verse la terre aurifère sur le tamis et on l’arrose abondamment d’eau, en secouant la claie avec force. Le tamis retient les cailloux et les pierres et ne laisse passer que le gravier et la terre aurifère. Dans la claie, cette terre est changée en une boue liquide par le clapotement de l’eau et elle passe par l’ouverture avec le plus gros du gravier, tandis que les paillettes d’or, mêlées avec un peu de sable, restent derrière les lattes croisées. On sèche ce reste au soleil dans un plat ; en soufflant puissamment, on disperse le sable et on a enfin de l’or pur, en paillettes, ne ressemblant pas mal à des écailles de poisson.

Tel était du moins l’appareil des chercheurs d’or flamands, et ce procédé leur fut indiqué par le Bruxellois.

Cette matinée-là, ils travaillèrent avec autant de passion que la veille en s’excitant l’un l’autre par des cris joyeux ; ils couraient avec leur charge de terre, du puits à la rivière, secouant fortement la claie, et versaient des torrents d’eau sur le tamis. Pardoes seul paraissait moins excité que les autres. Quand ses compagnons, à chaque examen du sable aurifère de la claie, battaient des mains avec joie et que Donat dansait de plaisir, il hochait la tête et un sourire de doute errait sur ses lèvres. Il s’efforçait de tempérer leur joie en leur faisant comprendre qu’il n’y avait pas lieu d’être si contents ; mais ils voyaient de l’or, beaucoup d’or, croyaient-ils ; et, chaque fois qu’on ouvrait la claie, il brillait de nouveau à leurs yeux. Qu’est-ce qui pouvait les empêcher d’amasser de grands trésors quand chaque heure les mettait ainsi en possession d’une nouvelle quantité d’or ?

Lorsque le soleil fut monté très-haut dans le ciel et que le moment de dîner fut venu, le Bruxellois fit cesser le travail près de la claie et commença devant eux à séparer le sable de la poussière d’or en soufflant dessus pour leur montrer la manière de s’y prendre. Les amis ne furent pas médiocrement étonnés de voir les paillettes étincelantes considérablement réduites par cette opération. Le baron soupirait, le matelot grommelait, Victor regardait la terre avec découragement, Donat avançait la lèvre, Jean Creps riait de la déception générale.

Cependant, lorsqu’ils eurent lavé beaucoup de plats de sable, dont les uns donnèrent plus que les autres, ils obtinrent enfin pour résultat une quantité de paillettes d’or que Pardoes estima au poids net de deux onces, pour lesquelles on recevrait dans les stores, en argent ou en marchandises, vingt-huit dollars ou environ cent cinquante francs.

— Eh bien ! eh bien ! s’écria Kwik, pourquoi avez-vous l’air si triste, messieurs ? C’est, pardieu ! un salaire quotidien de trois cents francs pour nous six ; cinquante francs pour chacun ! Je ne sais si les ministres, là-bas, en Belgique, en gagnent autant.

— Cela ne promet rien de bon, dit Victor découragé. Ainsi, par ce rude travail et cette vie de chien, nous aurions amassé en six mois cinquante mille francs. Pas même dix mille francs pour chacun !

— Ah çà ! perdez-vous l’esprit ? s’écria Pardoes avec impatience. Vous m’ennuyez avec vos calculs d’enfants. Il ne nous restera rien du tout au bout de six mois. Croyez-vous donc que nous ne devons pas manger ? Et vous verrez ce que nos estomacs peuvent dévorer, grâce au travail des mines. Pour rester en bonne santé et conserver nos forces, en un mot pour acheter ce qui nous est nécessaire, tant pour notre nourriture que pour nos autres besoins, nous devons trouver au moins chacun une demi-once d’or par jour. Vous paraissez étonnés ? Voyez, mes souliers sont usés, il faudra que j’en achète une paire, de neufs. Combien croyez-vous que coûte dans les stores une paire de mauvais souliers ? Les deux tiers d’une once d’or, plus de cinquante francs ! Il serait bon que nous eussions une paire de bottes de marais, pour ne pas nous rendre malades en restant ainsi continuellement les pieds dans la rivière. Une paire de bottes pareilles coûte peut-être dix onces d’or : cinq cents francs !

Tous courbèrent la tête avec une amère déception ; Donat s’arracha une mèche de cheveux et murmura :

— Âne que tu es, voilà la récompense méritée de ta folle cupidité ! Tu t’échines là à quelques milliers de lieues de l’heureux Natten-Haesdonck…

— Venez, allons dîner dit le Bruxellois, je meurs de faim et vous n’aurez pas moins d’appétit que moi.

En peu de temps, le café et les crêpes furent prêts. Pendant qu’ils dévoraient en silence, avec l’avidité de loups affamés, une prodigieuse quantité de galettes, Pardoes reprit :

— C’est triste, en effet, messieurs, de n’être pas tombés, comme nous l’espérions, sur un riche gisement d’or ; mais vous avez tort d’être si découragés pour cela. Chercher de l’or, c’est comme une loterie. Il y a des gens qui travaillent des mois presque pour rien et qui trouvent ensuite tout à coup, en un seul jour, une grande fortune. J’ai connu un homme qui n’avait pour compagnon que son fils, et qui a tiré, en deux mois de temps, pour soixante mille francs de pépites du même trou. Il faut avoir de la patience ; notre numéro n’est pas encore sorti, mais le bonheur peut nous sourire à l’improviste. Dans tous les cas, si nous ne trouvons pas ici de l’or en assez grande quantité, nous ne perdrons pas trop notre temps et nous partirons aussitôt que possible pour le placer inconnu de la rivière de la Plume. Là, il y a beaucoup de pépites et de très-grosses.

— Mais est-ce bien certain que tu trouveras l’endroit désigné ? demanda Jean Creps.

— Tout à fait certain : le chercheur d’or suisse m’a parfaitement décrit et dessiné, sur un morceau de papier que je tiens dans ma poche, les chemins pour aller de Yuba jusque-là.

— Eh bien, partons donc tout de suite ! s’écria Kwik. Ce placer me rebute déjà énormément.

— Partir ? répéta Pardoes avec un sourire ironique. Pour aller au placer inconnu, il nous faut assez de provisions pour vivre tout un mois. Il est au moins à huit journées de marche d’ici, et il n’y a pas de stores. Nous ne pouvons donc partir avant d’avoir épargné quelques centaines de dollars.

— Eh bien, faisons de nécessité vertu et continuons le travail avec un nouveau courage ! dit Creps en se levant.

Ils suivirent son conseil et secouèrent la claie avec tant d’ardeur que, le soir, ils avaient rassemblé six onces d’or pour prix d’une journée de travail. Quoique ce ne fût pas un brillant résultat, leur espoir d’une meilleure couche de terre s’en trouva fortifié, et le lendemain ils reprirent leur travail pleins de confiance.

Ils éprouvèrent bientôt qu’en cherchant de l’or, on tombe d’une incertitude dans une autre. À midi, le lavage de la terre n’avait presque rien produit, et la plupart d’entre eux étaient d’avis d’essayer à une autre place dans la vallée. Pardoes ne voulut pas y consentir et prétendit qu’on devait creuser aussi profondément que possible pour voir si l’on n’atteindrait pas la roche souterraine.

— Là, nous pourrions trouver des pépites, dit-il, et ainsi, nous serions au moins récompensés de notre travail. Ordinairement on découvre sous la terre d’alluvion de petites couches de pierres placées verticalement et qui forment de petites crevasses. C’est dans ces crevasses que se trouvent les pépites ou morceaux d’or.

Suivant ce conseil, ils travaillèrent deux jours encore dans une terre pauvre, de sorte que, le cinquième jour, lorsqu’ils rassemblèrent tout leur or dans un plat de fer-blanc, le Bruxellois l’évalua au poids d’une livre environ ; moins qu’il ne leur fallait pour vivre économiquement pendant une semaine.

Ils se découragèrent de nouveau et travaillèrent avec peu d’ardeur, taciturnes et de très-mauvaise humeur. Kwik même semblait plier sous le poids de sa charge de terre, et il allait et venait du trou à la claie sans dire mot. Mais, en revanche, les paroles aigres ne se faisaient pas attendre.

Tout à coup, Victor, qui était en dessous dans le puits, se mit à appeler ses camarades. Tous accoururent, craignant que Roozeman ne fût peut-être enterré sous un éboulement ; mais comme leur cœur battit violemment lorsqu’il leva la main et leur montra une pépite grosse comme une fève, en s’écriant d’une voix étouffée par l’émotion :

— Ah ! Dieu soit loué, le trésor est trouvé ! Je vois briller dans le puits beaucoup de morceaux d’or semblables à celui-là.

Donat jeta un cri et se laissa tomber étourdiment dans le puits, au risque de se casser bras et jambes, et heurta violemment l’épaule de Victor.

Le baron riait d’un air singulier et parlait tout bas de Paris, de trésors, de femmes, de chevaux…

Ils avaient touché la roche du fond et la prédiction de Pardoes s’était réalisée ; car les pépites trouvées gisaient sur une couche de pierres calcaires. Là, ou chercha avec une ardeur fiévreuse ; on gratta la terre avec les doigts dans les interstices de la pierre, on rit, on cria, on chanta, la joie ne connut plus de bornes. Les chercheurs d’or, transportés, trouvèrent encore quelques pépites, moins pesantes pourtant que la première. C’étaient, pour la plupart, de petits morceaux gros comme un grain de seigle, d’autres un peu plus petits, et trois ou quatre gros et ronds comme des pois.

Lorsque le soir vint et que le trou fut tout à fait vidé, on examina les pépites recueillies et on invita le Bruxellois à les évaluer. Après les avoir attentivement pesées dans la main, il dit que cette après-midi leur avait donné environ une livre et demie, ce qui pouvait valoir au moins dix-huit cents francs.

Les autres reçurent cette déclaration avec des applaudissements bruyants. Kwik et le matelot se prirent par le milieu du corps, et, malgré leur fatigue, se mirent à danser et à chanter comme s’ils étaient au pays, à une kermesse de village.

— Cessez ces folies ! s’écria le Bruxellois, et écoutez ce que j’ai à vous dire.

— Il est aussi déraisonnable, messieurs, de se laisser transporter par une joie exagérée que de courber la tête à la moindre contrariété. Calculez un peu avec moi. Nous avons travaillé cette semaine comme des chevaux ; nous ne pouvons pas continuer ainsi. Supposez que nos cinq journées de travail comptent pour six. Nous avons donc travaillé toute une semaine. Nos paillettes et nos pépites réunies, nous avons amassé deux livres et demie d’or, c’est-à-dire quarante onces. Je suppose que nous employions vingt onces d’or par semaine pour notre entretien à tous, café et tabac compris, il nous reste donc vingt onces. Cela ne ferait, à la fin d’une saison de six mois, que sept mille francs pour chacun de nous. Vous voyez bien qu’il n’y a pas de quoi se réjouir si fort.

— Mais les pépites sont là sous la terre ! nous le savons et nous les déterrerons ; murmura le matelot.

— C’est bien ; c’est aussi mon idée ; mais remarquez bien que nous devrions encore travailler toute une semaine pour y arriver.

— Nous pouvons en trouver de plus grosses, dit Creps.

— Oui, et de plus petites aussi ; peut-être pas du tout… Vous ne comprenez pas : la place est bonne : pas pour y recueillir une fortune en peu de temps, mais assez cependant pour nous fournir les ressources nécessaires à notre voyage vers le placer inconnu du Yuba et de la rivière de la Plume.

Pendant cette conversation, Victor faisait les apprêts du souper.

À la fin du repas, le Bruxellois dit encore :

— Demain, nous nous reposerons, mes amis ; on ne travaille pas le dimanche aux placers. Ce jour-là, les chercheurs d’or vont ordinairement aux stores, s’y amusent plus ou moins, y boivent un verre de grog et y mangent une nourriture un peu meilleure, jusqu’à ce que la nuit tombe et qu’il soit temps de transporter à la maison, c’est-à-dire à la tente, les provisions pour la semaine. Nous ferons comme les autres, excepté en un point. Les chercheurs d’or qui forment une société partagent ordinairement en petits tas égaux les paillettes et les pépites trouvées, et en prennent chacun leur part, pour la porter au cou dans leurs petits sacs de cuir. Il y en a parmi nous qui savent boire outre mesure, et qui pourraient faire des malheurs. Je propose que vous me laissiez garder l’or, aussi longtemps que nous nous trouverons dans les stores, sinon notre bonne résolution de faire des économies pourrait être vaine.

Le matelot grogna bien un peu, parce qu’il comprit que cette mesure était dirigée contre lui : mais lorsque Pardoes lui dit que c’était aussi le moyen de ne pas se perdre dans les stores, il se soumit et la proposition du Bruxellois obtint l’approbation générale.