Le Cheval sauvage/7

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H. Lecène et H. Oudin (p. 50-53).

VII

LA LUTTE


Je fis quelques brassées, puis, me redressant, je marchai prudemment et atteignis en grimpant le bord sablonneux. Tremblant de tout mon corps et ruisselant d’eau, je demeurai immobile, ne sachant ce qu’il me restait à faire. J’étais sorti du côté opposé du lac, craignant un brusque retour de l’ours. Il pouvait fort bien s’être contenté de porter l’antilope dans sa caverne et reprendre fantaisie de venir à ma recherche. Ces animaux ont l’habitude d’enfouir leur butin ou de le cacher dans leur retraite. D’ailleurs, il ne lui fallait que quelques minutes pour dévorer l’antilope.

J’étais indécis. Fuir en ce moment ne me dispensait point de retourner sur mes pas pour rentrer en possession de ma jument et de mon fusil, car il m’était impossible de me risquer dans la prairie à pied. Au reste, j’aimais trop ma monture pour pouvoir songer à l’abandonner, à la laisser en péril. Plutôt que de me séparer d’elle, j’aurais vingt fois risqué ma vie. Mais comment la rejoindre ? Le seul chemin qui pût me conduire jusque-là passait par le gouffre, et celui-ci était occupé par mon ennemi.

Il ne me restait qu’une seule chance, ou, pour parler plus exactement, une seule hypothèse favorable. Peut-être, en continuant de suivre le gouffre, trouverais-je plus loin un autre passage ?

Je réfléchissais à ce projet et j’allais me décider à l’exécuter, lorsque j’eus un tressaillement d’horreur. L’ours venait de reparaître. Seulement il n’était plus du côté où je me trouvais. Il avait escaladé l’autre paroi du gouffre et s’avançait maintenant vers l’endroit où paissait ma jument. Le monstre, debout, la gueule ouverte, se préparait à fondre sur sa proie. J’avais attaché la pauvre bête à quatre cents pas environ du gouffre, et le lasso qui la retenait avait près de vingt yards de long. À la vue de l’ours, la jument avait fui aussi loin que la lanière le lui permettait ; elle ruait, se cabrait et hennissait d’épouvante.

L’ours se précipita vers elle. Mon cœur battait violemment. Le monstre était maintenant si proche qu’il n’avait plus qu’à étendre les pattes pour la saisir. La jument fit un bond désespéré et décrivit au galop un cercle dont le lasso formait le rayon, tandis que l’ours courait d’un point à l’autre pour tâcher de s’en emparer.

Cette scène se prolongea durant quelques minutes sans que la situation relative des deux adversaires se trouvât sensiblement modifiée. Déjà j’avais l’espoir que l’ours, de guerre lasse, renoncerait à ses vaines tentatives, et abandonnerait la partie, d’autant plus que la jument lui avait adressé plusieurs ruades qui avaient effrayé l’agresseur, quand tout à coup le spectacle changea, et la lutte prit une autre tournure. L’ours avait déjà été fouetté à différentes reprises par le lasso ; au lieu de l’écarter, il le saisissait et le tirait à lui avec les dents et avec les griffes. Je crus d’abord qu’il voulait l’arracher ou le rompre en le mordant ; mais j’eus bientôt la conviction qu’il usait d’un autre artifice : à chaque fois qu’il le reprenait, il se laissait couler, sans le lâcher, de manière à se rapprocher de plus en plus de sa victime qui poussait de véritables cris de terreur.

Je ne pus supporter plus longtemps la vue de ce pénible tableau. Je me souvins à ce moment qu’après avoir abattu l’antilope j’avais déposé mon fusil sur l’herbe, à peu de distance du cheval. Je courus sans réfléchir davantage jusqu’au gouffre, je dévalai de la paroi avec affolement, j’escaladai l’autre bord sans m’arrêter, je saisis mon fusil et je m’élançai vers le lieu du combat.

J’arrivai juste à temps. L’ours n’avait pas encore atteint sa proie, mais il n’était plus qu’à trois ou quatre yards d’elle.

Je m’approchai, visai et tirai. Le lasso se déchira comme si ma balle l’avait coupé, et la jument partit au galop dans la prairie en jetant un hennissement sauvage.

J’avais, comme je le constatai dans la suite, atteint l’ours, mais à un endroit peu vulnérable, et ma balle semblait n’avoir produit aucun effet sur lui. En réalité, c’était la jument qui, par un effort suprême, avait rompu elle-même son attache et avait ainsi recouvré sa liberté.

En somme, je n’avais fait qu’offrir au monstre un autre adversaire. Il parut le comprendre, car, à peine le cheval soustrait à sa convoitise, il courut sur moi avec un hurlement de rage. Dans ces conditions, il ne me restait pas d’autre alternative que d’accepter le combat à outrance, car je n’avais plus le temps de recharger mon fusil. J’assénai à l’ours un furieux coup de crosse, puis je lançai mon arme au loin et, tenant des deux mains crispées mon couteau, je le plongeai de toute la longueur de la lame dans le corps de mon ennemi. L’instant d’après, je me sentis saisir et étreindre, les griffes acérées du fauve me déchiraient la chair pénétrant d’une part dans ma hanche, de l’autre dans mon épaule, tandis que ses énormes crocs brillaient sous mes yeux. Par bonheur, mon bras droit était resté libre. Je retirai mon couteau et l’enfonçai entre les deux côtes de mon adversaire avec la force surhumaine que donne le désespoir. Alors nous tombâmes tous deux, roulant sur le sol. Je vis un flot de sang jaillir de la poitrine de l’ours, et je me félicitai de l’avoir percé au cœur. N’écoutant plus que ma frénésie, je portai coup sur coup au monstre qui ne me lâchait point. Je sentais qu’il m’étouffait, ses griffes me labouraient les chairs, ses crocs hideux cherchaient ma tête que je renversai de mon mieux en arrière, son souffle me passait sur le visage, et je ne cessais de jouer du couteau. L’herbe était inondée de sang, dans lequel je baignais en me débattant ; mais mes mains faiblissaient peu à peu, mes yeux se voilaient ; à la fin une secousse horrible ébranla toutes les cavités de mon cerveau ; tout tournoya autour de moi : je m’évanouis.