Le Cheval sauvage/9

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H. Lecène et H. Oudin (p. 61-65).

IX

LE PLATEAU


Je m’endormis bientôt et je ne me réveillai que vers minuit. Le froid s’était considérablement accru, mais j’étais bien emmailloté dans ma couverture, et la peau de buffle tendue derrière moi contribuait à m’abriter. En rouvrant les yeux, je me sentis réconforté. Le feu était éteint. Très probablement les deux trappeurs avaient jugé bon de prendre cette précaution pour ne pas attirer par ses lueurs les Indiens qui rôdaient aux alentours. La nuit était sereine. Je voyais distinctement mes deux compagnons et les quatre chevaux qui paissaient. Garey dormait. Je m’adressai à Ruben qui faisait la garde et était assis près de moi.

— Comment se fait-il, lui demandai-je, que vous m’ayez trouvé ?

— Nous avons suivi votre piste.

— Depuis où ?

— Bill et moi nous étions campés dans l’un des îlots du bois quand nous vous vîmes passer au galop derrière le Cheval blanc, comme si vous aviez eu tous les diables d’enfer à vos trousses. Je vous reconnus du premier coup d’œil, et Bill me dit : « Voilà l’Américain qui m’a sauvé la vie dans la montagne. » Je voyais que vous aviez une bonne monture, mais je savais aussi que vous donniez la chasse au plus rapide des mustangs de toute la prairie, et je dis à Bill : « Ils en ont pour un long temps de galop, et ce jeune homme pourrait finir par s’égarer à ce jeu, suivons-le. » Quand nous rentrâmes dans la prairie, vous vous étiez éclipsé, mais vous aviez laissé votre piste derrière vous. Seulement la nuit tomba avant qu’il fût possible de vous rattraper. Le lendemain matin, la pluie avait presque complètement effacé la piste, et nous mîmes plusieurs heures à la retrouver près du gouffre. Nous étions sur le point d’y descendre, quand nous aperçûmes votre jument qui détalait dans la prairie sans selle ni bride. Nous courûmes dans cette direction, et, en nous rapprochant, nous vîmes à terre quelque chose que votre brave bête semblait flairer. Ce quelque chose, c’était vous et le vieil Ephraïm qui dormiez tous les deux dans les bras l’un de l’autre, comme deux bébés au berceau. Nous crûmes d’abord que c’en était fait de vous ; mais un examen plus attentif nous convainquit que vous étiez simplement en syncope.

— Mais comment avez-vous pris le Cheval blanc ?

— Le gouffre est obstrué, barré complètement à une assez bonne distance d’ici par des roches élevées. Nous savions cela. Bill suivit la piste du mustang, lui jeta le lasso et le mena ici. Voilà, jeune homme, toute l’histoire.

— Et le Cheval blanc, dit Garey en se levant, est à vous, capitaine. Sans la course que vous lui avez fait faire et qui l’a épuisé, il n’aurait pas été possible de le prendre.

— Merci, mille fois merci, non pour le cadeau, mais pour le service impayable que vous m’avez rendu. Je vous dois la vie. Sans vous j’aurais succombé.

Tout s’expliquait. Au cours de la conversation, j’appris que les deux trappeurs avaient l’intention de prendre part à notre expédition militaire contre le Mexique. Les traitements barbares qu’ils avaient eu à subir lorsque le hasard les avait fait tomber entre les mains des soldats mexicains — les oreilles coupées en témoignaient — avaient fait d’eux des ennemis acharnés de cette nation, et la guerre qui venait d’éclater leur fournissait l’occasion tant de fois désirée d’assouvir leur vengeance. Sans faire aucune objection, ils se déclarèrent prêts à entrer dans ma compagnie et à me servir, l’un d’éclaireur ou d’espion, l’autre de guide.

Comme mes blessures, quoique nombreuses et profondes, n’étaient pas dangereuses, mes forces me revinrent rapidement, grâce aux remèdes intelligents et à la sollicitude des deux trappeurs expérimentés. Au bout de trois jours, je fus en état de me remettre en selle.

Nous nous dirigeâmes alors vers le village où j’étais en garnison, mais sans reprendre mon ancienne piste. Mes compagnons connaissaient une route meilleure où nous étions sûrs de trouver de l’eau, ce qui, dans une excursion à travers les pampas, est le point le plus important. Le ciel était gris, le soleil invisible, et nous courions le danger de nous écarter de la bonne voie. Pour éviter ce péril, mes deux amis fabriquèrent une boussole de leur invention. Ils plantèrent une branche d’arbre en terre, et attachèrent au haut un morceau de peau d’ours. Après avoir arrêté la direction que nous avions à suivre, ils enfoncèrent dans le sol un autre bâton également pourvu d’un morceau de peau d’ours, et le fixèrent à plusieurs centaines de pas du premier. À mesure que nous avancions, nous regardions de temps à autre derrière nous, car nous savions que nous continuions à marcher en ligne droite aussi longtemps que le premier et le plus éloigné des deux bâtons disparaissait derrière l’autre. Quand les deux points noirs représentés par la peau d’ours furent hors de portée de notre vue, nous recommençâmes l’opération ; et le procédé ainsi répété de mille en mille nous conduisit vers midi jusqu’à un bois entrecoupé d’allées et de pelouses. Nous marchâmes près d’une demi-heure dans l’épaisseur du taillis, et nous arrivâmes au bout d’un mille à l’entrée d’une prairie qui différait visiblement de la plaine que nous avions laissée derrière nous. Elle appartenait à ce genre de pampas que dans la langue des chasseurs on désigne sous le nom de « prairie fleurie », parce qu’au lieu d’être couverte d’herbes, elle est semée de fleurs et d’arbustes florissants. Au lieu de la traverser, nous en longeâmes la lisière et nous atteignîmes peu de temps après un ruisseau. Nous n’avions, à vrai dire, pas fait beaucoup de chemin, mais mes guides craignaient qu’en espaçant trop nos étapes, la fatigue de la course ne me donnât la fièvre ; ils décidèrent donc de camper en cet endroit, d’y passer la nuit et de ne reprendre notre voyage que le jour suivant. On attacha les chevaux au bord du ruisseau, après leur avoir enlevé leurs selles. Ruben alla à la chasse, Garey à la pêche, tous deux me laissant prendre un repos dont j’avais encore bien besoin. Un daim tué par Ruben et les poissons pris par Garey nous firent un excellent souper ; et après avoir passé toute la nuit à dormir d’un sommeil paisible, je me levai le lendemain matin, complètement rétabli.

Nous déjeunâmes des restes du daim, nous sellâmes nos chevaux et nous nous dirigeâmes vers une haute colline qui dominait la plaine. Mes compagnons connaissaient bien la topographie de cette région. Nous devions longer le pied de cette colline, pousser une dizaine de milles plus loin et arriver enfin au but de notre course. J’avais souvent considéré cette hauteur de ma terrasse, qui me servait généralement d’observatoire ; et comme sa configuration m’intéressait, je m’étais promis de la visiter à la première occasion. Elle offrait l’aspect singulier d’une armoire gigantesque dressée debout sur la prairie. Ses côtés étaient parfaitement d’aplomb et perpendiculaires à son sommet, dont le niveau, exactement horizontal, formait une surface parallèle à la plaine.

Ces collines dont la cime ressemble à une table plane portent au Mexique le nom de « plateaux tabulaires ». Quelquefois, la distance qui sépare deux hauteurs de ce genre est de plusieurs centaines de milles ; mais le plus souvent elles se trouvent rapprochées par groupes comme un jeu de quilles colossales portant un pavois, toutes d’égale élévation et couvertes, en général, à leur cime d’une végétation nettement distincte de celle de la plaine environnante.

En nous approchant de cette singulière éminence, nous vîmes qu’elle perdait beaucoup de son caractère marquant et que sa forme de parallélipipède régulier s’éloignait considérablement de la symétrie géométrique. Des contreforts étroits partaient des flancs du rocher, et en plusieurs endroits les lignes droites se brisaient. Ce qui paraissait indéniable, c’est que le sommet du plateau était inaccessible, car ses parois figuraient des murs escarpés de cinquante pieds de haut que, dans l’opinion de mes compagnons, aucun homme n’avait jusqu’alors escaladés.