Le Chevalier Des Touches/VI

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Alphonse Lemerre (p. 152-165).

VI

Une halte entre les deux expéditions.


ademoiselle de Percy s’arrêta un instant encore. Le Bacchus d’or moulu sonna de son timbre flûté et argentin. Il s’en allait, dérivant vers minuit, l’heure, dit-on, des spectres… Et n’étaient-ce pas des spectres, en effet, que ces gens du passé, rassemblés dans ce petit salon à l’air antique, et qui parlaient entre eux de leur jeunesse évanouie et des nobles choses qu’ils avaient vu mourir ?… Ursule et Sainte de Touffedelys pouvaient bien, elles surtout, faire l’effet de deux spectres ; pauvres fantômes doux ! Pâles et séchées sous leurs cheveux pâles, elles tenaient toujours dans leurs doigts amincis ces écrans transparents dont la gaze verte, tamisant la lueur du feu qui s’éteignait, jetait à leurs visages exsangues un reflet de lune de cimetière… Le baron de Fierdrap, l’abbé et sa sœur, d’une couleur plus chaude, d’yeux plus brillants, semblaient plus vivants, plus passionnés, mais, au fond, n’agitaient-ils pas des souvenirs aussi vains que ces fantômes de nuit qui se dissipent à l’aube ?… Et Aimée elle-même, la plus jeune d’entre eux, dont la beauté disait éloquemment qu’elle était moins avancée dans la vie, Aimée, penchée sur son feston, auquel elle ne pensait pas, Aimée la solitaire et la silentiaire par la surdité, dont l’âme cherchait une autre âme dans la mort, n’était-elle pas encore, d’eux tous, la plus morte et la plus du pays des rêves ?…

— Ce fut un grand jour à Touffedelys, reprit mademoiselle de Percy, que le jour qui précéda notre départ pour Coutances, et, pour moi, je vivrais cent ans que je me rappellerais le plus léger détail de cette espèce de veillée d’armes ! On commença, bien entendu, par panser les blessés, les blessés qui plaisantaient et riaient de leurs blessures, la meilleure manière de s’en parer ! Le plus blessé de tous, et pour cette raison celui qui de tous plaisantait et piaffait davantage, était M. de Cantilly, à qui, par parenthèse, vous donnâtes si joliment votre mouchoir à la Marie-Antoinette, ma chère Sainte ! Vous le rappelez-vous ? Oui, n’est-ce pas ? Il n’eut qu’à vous dire galamment : « Si vous voulez que mon bras ne me fasse plus souffrir, mademoiselle, donnez-moi votre mouchoir de cou pour en faire une écharpe. Mon autre bras n’en ira que mieux ; » et vous, sans vous faire prier davantage, vous l’ôtâtes de votre cou, mon innocente, et vous le lui donnâtes, tiède de vos épaules. Après les blessés, on s’occupa des armes. Ces armes, que nous avions cachées, et en réserve, dans ce château, tombé, à ce qu’il semblait, en quenouille, furent mises en état de bien faire. Une vingtaine de belles mains, parmi lesquelles il y avait les deux belles qui festonnent là-bas, sous cette lampe, monsieur de Fierdrap, se noircirent à faire des cartouches pour nos hommes. Nous étions à peu près, à ce moment-là, une quinzaine de femmes à Touffedelys. Quoique les Douze n’eussent pas réussi dans leur entreprise sur Des Touches, nous avions (l’inquiétude sur leur sort une fois passée et l’événement connu) repris cette gaieté qui nous revenait toujours après les catastrophes, et qui est peut-être l’obstination de l’espérance ! Toutes nous avions foi en nos héros. « Ils n’ont pas réussi hier, eh bien, ils réussiront demain ! » disions-nous, et chacune de vous autres, qui étiez plus femmes que moi, mesdemoiselles, retrouvait les rires et les légers propos de la jeunesse, au milieu de nos guerrières occupations.

Aimée elle-même, toujours sérieuse comme une reine, mais qui avait vu revenir de la première expédition son fiancé sans une seule blessure, s’épanouit, malgré sa réserve, dans un sentiment qui était plus que de l’amour, qui était de la fierté heureuse ! Oui, le seul jour où j’aie vu Aimée, cette magnifique rose fermée et toute sa vie restée en bouton, nous montrer un peu de l’intérieur de son calice, fut ce jour qui précéda notre départie pour Coutances et le malheur qui allait la frapper !

Nul pressentiment ne l’avertit de ce qui devait sitôt suivre…, et quand M. Jacques, triste ce jour-là plus que les autres jours, parmi ses compagnons joyeux, nous dit, à lui, son pressentiment, c’est-à-dire qu’il mourrait dans cette seconde expédition…

— Oui, interrompit mademoiselle Ursule de Touffedelys, c’est à moi qu’il le dit et à Phœbé de Thiboutot, qui étions ses voisines de table, au souper après lequel vous deviez partir dans la nuit. On était au dessert. Tous ces messieurs, très-animés, parlaient du lendemain comme d’un jour de fête. On avait bu à la santé du Roi et à l’enlèvement du chevalier Des Touches. Lui seul, M. Jacques, restait sombre, son verre plein. Phœbé de Thiboutot, qui n’était que depuis peu à Touffedelys, et qui d’ailleurs, était légèrement follette, lui dit, comme une enfant qu’elle était : — « Pourquoi êtes-vous si triste, vous ? Vous ne croyez donc pas au succès de l’enlèvement du chevalier ?… » Et il lui répondit en regardant Aimée, comme si cela expliquait tout : — « Pardon, mademoiselle ; je crois très-fort à l’enlèvement de Des Touches, mais je suis sûr que j’y mourrai. — Alors pourquoi y allez-vous ? lui dis-je. Car après tout ce qu’il avait fait et qu’on racontait de lui, dans le Maine, il n’y avait pas à douter de sa grande bravoure. Mais je me sentis coupée par le ton qu’il prit, et je me souviendrai toujours de l’expression de sa figure, quand il me répondit : — « Mademoiselle, c’est une raison de plus ! »

— Eh bien, reprit mademoiselle de Percy, ce pressentiment de M. Jacques, qui fut un avertissement de sa destinée, ce pressentiment dont j’aurais haussé les épaules alors, et auquel j’ai bien pensé sérieusement depuis, Aimée ne le partagea pas, et elle crut, sans doute, qu’elle pourrait le lui ôter du cœur en réalisant, comme elle fit ce soir-là, l’idée qui devait le plus enivrer un homme épris comme il l’était, et lui faire oublier toutes les chances de l’avenir dans la minute présente, qui lui apportait un tel bonheur ! À partir du jour où elle nous avait appris, avec la simplicité d’un amour si résolu et si dévoué dans une âme aussi pudique que l’était la sienne, que sa foi était engagée à M. Jacques, tout avait été dit et compris entre elle et nous… Elle, elle était trop imposante dans sa réserve, et nous, nous étions trop confiants dans la noblesse de son âme pour lui adresser jamais la moindre question sur M. Jacques. Quoi qu’il fût, il avait l’honneur d’être le fiancé d’Aimée de Spens, et cela suffisait… Mais ce jour-là, Aimée voulut qu’il fût davantage. Elle voulut qu’il fût son mari aux yeux de tous et que le mariage, impossible dans ce temps où il n’y avait plus de chapelle à Touffedelys pour le faire, et à dix lieues à la ronde de prêtre pour le célébrer, s’accomplît au moins par la promesse et par le serment, devant ces dix hommes, ses frères d’armes, avec qui, peut-être, le lendemain il allait mourir.

— Eh ! elle commence à m’intéresser, votre demoiselle Aimée ! fit candidement le baron de Fierdrap.

— C’est bien heureux ! dit plaisamment l’abbé. Préfères-tu encore ton dauphin, qui n’en était pas un, ô pêcheur plein de sagacité ?…

— Ah ! elle vous intéresse ? dit impétueusement mademoiselle de Percy, qui tira son histoire des parenthèses de l’interruption, comme elle tirait son aiguille à laine de sa tapisserie ; je ne m’en étonne pas, monsieur de Fierdrap ! Nous n’avons vu agir qu’une fois cette Aimée, et c’était ce soir-là, mais je vous jure que ce soir-là, elle ne descendit pas sa race… Cette soirée paya toute sa vie. Toute sa vie depuis a été le malheur, le veuvage, la surdité, un bout de feston derrière lequel on cache sa rêverie et la pauvreté d’une violette au pied d’un tombeau ; mais, ce soir-là, où elle voulut se fiancer publiquement à M. Jacques, comme elle s’y était déjà fiancée en secret, elle nous donna, en une fois, la mesure de ce qu’elle aurait pu être si, comme à tant d’autres, le cadre des circonstances ne lui avait pas manqué et n’eût pas été plus petit qu’elle !

Ce qu’elle avait voulu eut lieu comme elle l’avait voulu et donna un caractère d’exaltation nouvelle à cette journée d’enthousiasme et de joie virile. Aimée n’avait dit à personne le projet qui devait donner à l’homme dont elle était aimée un bonheur à essuyer toutes ses tristesses et à lui mettre au front les rayonnements des cœurs heureux. Avait-elle entendu ce que M. Jacques vous avait répondu, Ursule, ou même avait-elle besoin de l’entendre pour savoir ce qu’il y avait dans ce cœur triste où elle vivait ?… mais toujours est-il qu’elle se leva de table, peu d’instants après, et que sa meilleure amie, Jeanne de Montevreux, la suivit. On n’y prit pas garde ; on parlait de l’expédition du lendemain et de ce départ attendu, souhaité, qui aurait lieu dans quelques heures…, lorsqu’au bout d’un certain temps qu’on ne calcula pas, elle rentra avec Jeanne de Montevreux dans la salle de Touffedelys. En rentrant, dès le seuil, elle nous fit l’effet d’une apparition. Ce n’était plus la même femme. Elle était tout en blanc et en voile… Et, par la manière dont elle marcha vers la table où nous étions, nous sentîmes, et moi toute la première, baron, que quelque chose de grand allait se passer.

— Messieurs, dit-elle d’une voix altérée, pleine d’émotion, mais de résolution aussi, vous allez partir tout à l’heure. Quand reviendrez-vous et combien reviendrez-vous ?… Dieu seul le sait. Un de vous, de douze que vous étiez, n’est pas revenu d’Avranches. Il peut en manquer un… peut-être plusieurs, à votre prochain retour. Eh bien, j’ai voulu, pendant que vous êtes tous ici encore, vous prier d’être les témoins de mon mariage avec M. Jacques… Acceptez-vous ? »

Elle dit si bien cela, cette Aimée ! elle fut si bien la comtesse Aimée-Isabelle de Spens, en disant ces simples paroles, que, sous le dais féodal de sa maison, elle n’aurait pas été plus comtesse…, et que tous, romanesques comme des héros, se levèrent spontanément et l’acclamèrent, quoique plusieurs d’entre eux fussent devenus pâles, car je vous l’ai déjà dit, monsieur de Fierdrap, tous l’aimaient… avec un espoir fou ou sans espoir… mais tous l’aimaient ; et je crois vous l’avoir dit encore, sa cousine madame de Portelance m’a assuré qu’ils avaient tous demandé sa main.

Quand elle avait fini de parler, j’avais regardé M. Jacques. Vous savez ! il ne me plaisait pas. Mais, dans ce moment-là, j’en fus contente ; sa physionomie était indescriptible. Dieu m’est témoin que si elle lui avait mis une couronne de roi sur la tête, il n’aurait pas eu l’air plus fier !…

Surpris, plus surpris qu’eux, il s’était levé avec les autres, et il alla, en chancelant, à elle…

— Voici ma main qui est à vous ! lui dit-elle en la lui tendant.

Peut-être serait-il tombé de joie et d’orgueil à ses pieds, mais il se retint à cette main.

— Soyez témoins, messieurs, dit-elle, encore plus touchante et plus majestueuse à chaque mot, que moi, Aimée-Isabelle de Spens, comtesse de Spens, marquise de Lathallan, ici présente, je prends aujourd’hui pour époux et pour maître M. Jacques, actuellement soldat au service de Sa Majesté notre Roi. Forcée par la nécessité de ces tristes temps, qui n’ont plus ni églises, ni prêtres, d’attendre des jours meilleurs pour ratifier et consacrer l’engagement solennel que je contracte aujourd’hui, j’ai voulu au moins devant vous, qui êtes chrétiens et gentilshommes, — et des chrétiens, en temps d’épreuve, sont presque des prêtres, — jurer, en pleine liberté d’âme, obéissance et fidélité à M. Jacques et lui engager ma foi et ma vie. »

Ils se tenaient tous deux, l’un à côté de l’autre, elle splendide, et lui comme éclairé de sa splendeur.

— Et, dit-elle avec la tristesse du regret, il n’y a pas seulement une croix sur laquelle je puisse prononcer mon serment !

— Si, madame ! reprit fougueusement Beaumont, qui eut une idée de soldat.

— Croise ton épée avec la mienne, » dit-il à la Varesnerie, qui était en face de lui.

Et ils les croisèrent. Et cela fit une croix.

Et devant ces deux lames nues entrecroisées, qui pouvaient être rouges dans quelques heures, Aimée de Spens et M. Jacques se jurèrent l’un à l’autre ce qu’ils se seraient juré devant un autel, si à Touffedelys il y avait eu un autel encore. Et tout cela fut si rapide et si sublime dans sa rapidité, monsieur de Fierdrap, qu’après trente ans, ce moment-là m’est resté flamboyant dans la pensée, comme l’éclair de ces deux épées qui leur tomba sur le front, à ces deux fiancés d’avant la bataille, défiancés par la mort, le lendemain !

— « Voilà de belles noces ! fit la Bochonnière, qui était le plus jeune des Douze. Mais on danse aux noces. Si nous dansions ? »

Cette idée tomba comme une étincelle sur la poudre dans ces esprits qui flambaient à toute étincelle. En un clin d’œil, la table fut enlevée et chacun d’eux sur place, tenant sur le poing sa danseuse. S’il y avait là des cœurs brisés, les jambes ne l’étaient pas, et ils dansèrent… comme ils s’étaient battus à la foire d’Avranches, et ils cassèrent des bras encore, mais ce furent les deux miens…

— Comment ? fit le baron de Fierdrap, qui, de ce coup, ne comprit pas, et dont le nez devint le plus beau point d’exclamation qui ait jamais dessiné son crochet sous la giroflée d’une engelure.

— Oui, baron, reprit-elle, car c’est moi qui les fis danser comme des perdus jusqu’à trois heures du matin, sans reprendre haleine. C’est moi qui fus le ménétrier de cette noce. Quoique je ne fusse pas alors, grâce à la guerre, aussi ventripotente qu’aujourd’hui, je n’avais pas cependant, dès ce temps-là, une taille de danseuse, et je n’étais guère bonne qu’à faire, dans un coin de bal, un ménétrier. Je jouais assez bien du violon, comme beaucoup de femmes de ma jeunesse ; car vous vous rappelez, baron, que les femmes du siècle passé eurent un jour la fantaisie de jouer du violon, et qu’elles inventèrent même une manière d’en jouer qu’elles appelaient : jouer par-dessus viole, et qui consistait à tenir son instrument sur le genou, maintenu par la main gauche qui arrondissait le bras, pendant que la droite menait magistralement l’archet, dans une pose de sainte Cécile. C’était même assez gracieux, cela, quand on était jolie ; mais vous vous doutiez bien que ce n’était pas ainsi que je jouais. J’aurais fait, moi, une drôle de sainte Cécile. Je n’étais pas si fière de montrer mon gros bras, qu’on voyait déjà bien assez, et je n’avais pas de menton à gâter. Je tenais donc mon violon et j’en jouais comme j’ai fait tant de choses… comme un homme. Et c’est ainsi que j’en jouai à cette noce d’Aimée, qui a été mon dernier coup d’archet dans ce monde. Je ne touche plus maintenant à cet alto qui allait si bien à ma figure de polichinelle, disiez-vous, mon frère, et je me suis punie, en l’accrochant à mon lambris, d’avoir, à cette noce d’Aimée, si follement accompagné les derniers moments de son bonheur et sonné si joyeusement une agonie.

— Tu es une bonne fille après tout, Percy, que le bon Dieu a mise dans le fond d’un vaillant homme, dit l’abbé, que sa sœur touchait, malgré lui… Elle n’avait plus sa fanfare de voix. Les ciseaux ne battaient plus aux champs.

— Et, en effet, reprit-elle, c’était une agonie. Mais qui donc, excepté M. Jacques, qui peut-être n’y pensait plus, aurait eu l’idée de la mort sous la joie de ce singulier bal de noces, animé par l’enthousiasme des cœurs et les grandioses illusions du courage ?… Aimée, selon l’usage, l’avait ouvert en dansant la première contredanse avec celui dont elle venait de faire son époux. Elle avait désiré qu’on ne l’appelât cette nuit-là que Madame Jacques, et nous ne lui donnâmes pas d’autre nom. Elle y resta éblouissante dans cette robe de mariée, dont elle a fait plus tard un suaire, pour l’homme heureux qu’elle tenait alors par la main. Vers trois heures du matin, il fallut songer au départ et à l’expédition projetée… Je changeai tout à coup l’air de la contredanse que je jouais :

— Voici la diane qui sonne, messieurs ! » leur dis-je en attaquant brusquement un air militaire et royaliste que nous avions souvent chanté.

En trois secondes, chacun fut prêt. J’allai prendre les vêtements de chouan sous lesquels j’avais fait, en divers temps, plus d’une expédition nocturne. Le seul plan que nous eussions alors était de marcher réunis jusqu’au grand jour pour nous disperser et nous rejoindre près de Coutances, dans la campagne, à une place que La Varesnerie, qui connaissait bien le pays, nous indiqua, chez des paysans sûrs, chouans même à l’occasion, et où nous pourrions cacher nos armes. Deux ou trois au plus d’entre nous devaient se risquer dans la ville et prendre des renseignements sur le prisonnier et sur la prison.

C’était à la tombée de la nuit que nous avions résolu de nous armer et d’entrer dans Coutances, car, avec une ville aussi calme, où la moindre chose était toujours sur le point de faire événement, et qui de plus avait pour se garder une forte garnison d’infanterie, ce n’était vraiment que pendant la nuit et par surprise qu’on pouvait enlever Des Touches.