Le Chevalier Des Touches/VIII

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Alphonse Lemerre (p. 192-212).

VIII

Le Moulin bleu.


ademoiselle de Percy passa naturellement par-dessus la réflexion de l’ingénue mademoiselle Sainte de Touffedelys, et elle continua :

— Pendant que nous nous efforcions, baron, de délivrer Des Touches de ses chaînes, et je vous jure que cela nous parut un instant plus difficile que son enlèvement, nous vîmes poindre de loin un homme le long du chemin de halage. Saint-Germain, qui avait l’œil d’une vedette, l’avisa le premier qui s’en venait tranquillement de notre côté, et quand je dis tranquillement, je dis trop, il n’était déjà plus tranquille. Ce groupe d’hommes que nous formions de si bon matin, au bord de cette rivière, qui ne voyait pas d’ordinaire grand monde sur ses bords, ce groupe armé dont le soleil qui se levait, en dissipant le brouillard, faisait étinceler les carabines, inquiétait cet homme aux pas circonspects et presque cauteleux, car vous savez comme il marche, Sainte ? Je l’ai toujours vu le même, ce Couyart ! Il était là, au bord de cette rivière, où je le voyais pour la première fois, comme ici dans votre salon, quand il y vient pour la pendule. Oui, notre groupe, dont il ne se rendait pas de loin très-bien compte, l’inquiétait et le fit même se retourner, comme un chat prudent qui voit le danger et qui l’évite, et remonter le chemin de halage.

— On ne s’en va pas comme cela, mon mignon, dit Saint-Germain, quand on a le bonheur de rencontrer des Chasseurs du Roi avant son déjeuner, et je te promets que tu n’iras dire à personne, ce matin, que tu nous as vus. »

Et il arma sa carabine et il l’ajusta.

Il allait lui mettre certainement une balle au beau milieu des deux épaules, quand La Varesnerie, qui travaillait à casser une vis avec le dos de son couteau de chasse, dans un des ferrements de Des Touches, releva de ce couteau le canon de la carabine.

— Laisse cette bécasse ! lui dit-il. Ce n’est pas un espion. C’est Couyart, Couyart de Marchessieux, qui s’en vient de Marchessieux à Coutances, où il est compagnon horloger chez Le Calus, sur la place de la Cathédrale, vis-à-vis de l’hôtel de Crux. Je le connais, c’est un royaliste. Il m’a bien des fois remonté ma montre de chasse. Il arrive comme la marée en carême. C’est peut-être Dieu qui nous l’envoie, car un ouvrier horloger doit toujours avoir quelque outil ou quelque ressort de montre dans sa poche, et il va probablement nous donner le coup de main dont nous avons besoin dans l’endiablée besogne de cette ferraille.

Et comme il voyait que l’homme, craignant quelque encombre, s’était retourné, il éleva la voix et courut à lui :

— Hé ! Couyart, fit-il, hé ! hé ! Couyart ! Ce sont des amis ! »

L’horloger s’arrêta ; et, deux secondes après, nous le vîmes, chapeau bas, devant La Varesnerie, qui l’amena à nous, toujours chapeau bas.

Il n’était pas encore très-rassuré ; mais quand son petit œil d’oiseau pris, que l’on tient dans sa main, eut fait circulairement le tour de notre groupe :

— Eh ! mon Dieu ! dit-il, c’est donc vous aussi, monsieur Lottin de la Bochonnière (qui, de vrai, s’appelait Lottin) et c’est vous aussi monsieur Desfontaines. Or donc, j’ai bien l’honneur de vous présenter mes très-humbles civilités et respects, et je vous prie de croire, or donc, que je… hem ! ne pensais du tout, pas… hem ! hem ! à vous rencontrer de si bon matin.

— Oui, c’est un peu jour pour nous, qui sommes les chevaliers de la Belle-Étoile, dit La Varesnerie, mais avant tout le service du Roi ! C’est le service du Roi qui nous a fait passer la nuit à Coutances, et voilà pourquoi nous ne sommes pas encore rentrés quand le soleil qui se lève marque l’heure de notre couvre-feu, à nous. Vous êtes un bon royaliste, Couyart, et vous apprendrez avec plaisir que nous avons fait de la besogne cette nuit à Coutances ; mais, mon brave Couyart, nous avons besoin de vous ce matin pour l’achever.

— De moi, monsieur ? — fit l’horloger, cette créature de douceur et de paix, qui se voyait au milieu de nous tous, appuyés sur des carabines, — je ne vois pas, hem ! très-bien, hem ! hem ! comment je… pourrais… Est-ce pour l’heure ? fit-il en se ravisant. Or, donc, j’ai l’heure, — et il lança la plaisanterie inféodée à l’horlogerie depuis la fabrication de la première horloge : Je règle le soleil.

— Tenez, Couyart ! dit La Varesnerie ; écartez-vous un peu, messieurs, car nous lui cachions le bateau à tangue et Des Touches ; et il montra alors à l’horloger ébahi, dont les yeux devinrent ronds ainsi que la bouche, le chevalier comme emmailloté dans ses fers, Tenez, voilà notre besogne, et la vôtre ! Vous devez certainement avoir des outils de votre état sur vous, quelque lime ou un ressort de montre, ce qui vaudrait encore mieux ! Eh bien, mon fils, limez-nous toute cette enragée ferraille-là, et vous pourrez vous vanter, quand le roi reviendra, d’avoir été l’un des libérateurs de Des Touches ! »

Et voilà, baron, comme il le fut à sa manière, ce Couyart, comme nous, nous l’avions été à la nôtre. La Varesnerie avait prévu juste. Couyart, il nous le dit, avait toujours un tas d’outils dans ses poches.

— Travaillez donc, mon brave garçon, fit La Varesnerie, et soyez tranquille ; je vous jure par Dieu et par tous les saints du calendrier que personne ne vous donnera de distraction, pendant que vous travaillerez. Vous ne serez pas interrompu, allez ! Ceci nous regarde de vous préserver des importuns. »

Et nous battîmes un peu l’estrade autour de lui pendant qu’il travaillait. Ce travail, que nous n’aurions jamais pu faire sans lui, dura une moitié de journée. Jamais montre ou horloge, prétendit-il, ne lui avait donné plus de tablature et de tintouin que ces maudites chaînes ; mais il y mit la patience d’un homme patient, qui m’étonne toujours beaucoup, moi, et il y ajouta celle d’un horloger, qui m’est, pour celle-là, tout à fait incompréhensible ! Ce fut dur, mais il y parvint. Il s’en tira à son honneur. Mais la peine que cela lui coûta marqua tellement dans sa vie, à ce pauvre diable de Couyart, que depuis ce temps-là quand il voulait parler ou d’un raccommodage compliqué dans ses horlogeries, ou de quelque chose de prodigieusement difficile en soi, il disait invariablement toujours : « C’est difficile, ça, comme de scier les fers de Des Touches ! »

Tout cela est à présent bien loin de nous, monsieur de Fierdrap, et le temps, qui a mis son éteignoir sur nos jeunesses, a si bien éteint l’éclat que nous avons eu et le bruit que nous avons fait dans les jours lointains d’autrefois, que cette locution de Couyart « difficile comme de scier les fers de Des Touches, » cette locution qui passe pour un tic de langage du pauvre homme, personne ne sait plus ce qu’elle veut dire ; mais nous trois, Ursule, Sainte et moi, nous le savons !

Ce n’était pas la première fois qu’une note mélancolique vibrait dans l’histoire de cette noble vieille fille, d’ordinaire si peu mélancolique ; mais ce n’était là jamais qu’une note qui passait vite dans ce récit, animé par la gaieté d’un cœur si vaillant.

— Quant au chevalier Des Touches, reprit-elle après le temps d’étouffer seulement un soupir, dès qu’il fut rentré dans sa liberté et dans sa force, il nous remercia avec courtoisie. Il nous serra la main à tous. Quand il prit la mienne, comme à l’un des Douze, il me reconnut sous ces habits d’homme que j’avais déjà portés dans d’autres circonstances, mais sous lesquels il ne m’avait pas vue encore. Il ne s’en étonna pas. Qui s’étonnait de quelque chose dans ce temps ? Il savait que j’aimais les fusils plus que les fuseaux. Et quelle meilleure occasion, pour satisfaire ce goût-là, que la nécessité de vivre de cette vie armée de partisans, qui était alors notre vie ?

— Messieurs, nous dit-il, le Roi vous doit un serviteur qui va recommencer son service. Ce soir, j’aurai repris la mer. Le soleil va bientôt décliner ; mais il est trop haut encore pour que nous puissions nous montrer sur les chemins réunis et en armes. Il faut nous égailler. Seulement dans deux heures nous pouvons nous rejoindre à ce moulin à vent qui est ici à votre droite, sur une hauteur et qui la couronne, et je vous y donne rendez-vous.

— C’est le Moulin bleu, dit La Varesnerie.

— Bleu, en effet, reprit sombrement Des Touches, car c’est dans ce moulin-là, messieurs, que les Bleus m’ont pris par trahison et vous ont donné la peine de me reprendre. J’ai juré dans mon cœur que je leur payerais, argent comptant, cette peine qu’ils vous ont donnée. J’ai juré, — fit-il d’une voix éclatante comme un cuivre, — que je vengerais la mort de M. Jacques. Vous verrez si je tiendrai mon serment ! Avant que ce soleil, qui dit trois heures d’après-midi, ait disparu sous l’horizon, et moi dans la brume des côtes d’Angleterre, je vous donne ma parole de Chouan que le Moulin bleu sera devenu le Moulin rouge, et que, dans la mémoire des gens de ces parages, il ne portera plus d’autre nom ! »

Je le regardais pendant qu’il parlait, et jamais, avec sa taille étreinte dans la ceinture de sa jaquette de pilote, il n’avait été plus l’homme de son nom de guerre, la Guêpe ; la guêpe qui tirait son dard et qui veut du sang ! Il me rappelait aussi ces lions passant de blason, au râble étroit et nerveux, comme celui des plus fines panthères, et onglé, à ce qu’il semble, pour tout déchirer. Sa figure de femme, que je n’aimais pas, mais que je ne pouvais m’empêcher de trouver belle, respirait, soufflait, aspirait avec une telle férocité la vengeance, qu’elle était cent fois plus terrible que si elle avait été de la plus crâne virilité.

Tous les Douze, nous tombâmes sous l’action de ce visage de Némésis. Mais La Varesnerie eut probablement la prévision de quelque chose d’épouvantable, qui devait amener d’abominables représailles et noircir un peu davantage la noire réputation des Chouans, qui l’était bien assez comme cela.

— Et si nous n’allions pas à votre rendez-vous, monsieur ? demanda La Varesnerie, qu’en arriverait-il ?

— Rien, monsieur ! fit fièrement Des Touches, et dans le gonflement de ses narines je vis passer comme le vent de l’épée. Je vous voulais comme témoins d’une justice, mais je n’ai besoin de personne pour faire moi-même ce que j’ai résolu. »

La Varesnerie réfléchit un instant. Il y avait du chef dans cette tête de La Varesnerie. Il était jeune. Quelque temps après cette époque, M. de Frotté le nomma major.

— Seul contre plusieurs peut-être, murmura-t-il. Non, monsieur, nous vous avons sauvé et nous vous devons au Roi. Nous irons tous ; n’est-ce pas, messieurs ? »

Nous en convînmes, baron, et nous nous quittâmes, en prenant des sentiers différents. Je m’en allai, moi, avec ce Juste Le Breton, que vous appelez mon favori, mon frère. Vous avez raison ; il l’était, et je n’ai pas besoin d’ajouter le honni soit qui mal y pense, car avec les grâces de ma personne, qui pouvait mal penser de moi ? Juste me disait en marchant :

— Que va-t-il faire, le chevalier Des Touches ? Il a les outrages de deux emprisonnements accumulés sur un cœur diablement altier. »

Juste, comme moi, s’intéressait à Des Touches, parce qu’il ne voyait en lui que ce que j’y voyais uniquement, l’homme de guerre, indifférent à tout ce qui n’était pas la guerre et ses farouches ambitions !

— Ils l’ont pris par trahison, continuait Juste. Il a été livré aux Bleus, mais quand ? et comment ? et à quel moment ? Car Des Touches, c’est la vigilance et c’est l’insomnie ! »

Nous étions si préoccupés de ce qui allait suivre, que nous remontâmes, sans nous apercevoir de la longueur du chemin, les pentes de la hauteur où se trouvait perché le Moulin bleu, comme on l’appelait dans le pays. En proie au magnétisme de la curiosité, de l’idée fixe, du lieu qu’on n’a pas vu et qu’on veut voir, attirés par ce lieu, presque aspirés, comme un enfant qui tombe dans la vague du bord est aspiré par la mer, nous arrivâmes les premiers au lieu du rendez-vous, et nous nous tînmes, à quelque distance du moulin à vent en question, attendant nos compagnons, et probablement avant eux, Des Touches !

C’était un endroit bien tranquille. Sa hauteur était le résultat d’un mouvement de terrain très-doux, mais très-continu, qui, par conséquent, ne semblait rien pour les pieds une fois qu’on l’avait atteinte, mais qui était beaucoup pour les yeux, quand, en se retournant, on regardait derrière soi la route par laquelle on était venu. La surface de toute cette hauteur était revêtue d’une herbe courte, mais assez verte. Il y paissait chichement deux ou trois brebis. Il n’y avait là ni un arbre ni un arbuste, ni une haie, ni un fossé, ni une butte, ni quoi que ce soit qui pût faire obstacle au vent, qui était roi là, qui jouait là parfaitement à son aise et faisait tourner son moulin avec un mouvement d’une lenteur silencieuse. Rien ne craquait, ni ne grinçait, dans ce moulin, aux vastes ailes, dont les toiles tendues palpitaient parfois, à certains souffles plus forts, comme des voiles de navires ! C’était donc là le Moulin bleu. Pourquoi l’appelait-on bleu ?… Était-ce parce que la porte, les volets, la roue qui fait tourner le toit, et jusqu’à la girouette, tout était de ce bleu qu’on a nommé longtemps bleu de perruquier, par la raison que les perruquiers, depuis saint Louis, dit-on, en badigeonnaient leurs boutiques ?

Tout ce qui n’était pas la muraille du moulin et ses ailes était de ce bleu pimpant et joyeux, qui paraissait plus clair dans le bleu plus foncé du ciel et dans cette chaude lumière que lui envoyait un soleil de cinq heures du soir qui ne le dorait pas encore. Pourquoi tout ce bleu inconnu aux moulins à vent de la Normandie ? Était-ce pour justifier le jeu de mots, recherché de tous les populaires ? C’était le Moulin bleu, c’est-à-dire le moulin qui n’était pas blanc ! Le moulin patriote ! La porte coupée faisait en même temps porte et fenêtre, et la partie qui faisait fenêtre était ouverte. Du reste, personne ! ni meunier, ni meunière ; rien que le moulin dans son large tournoiement solitaire, dont la rotation semblait s’accomplir au fond d’un sac d’ouate, tant elle glissait dans le silence ! et dont les ailes, courant, comme les heures, les unes après les autres dans ce tournoiement placide et mesuré, ne tremblaient même pas !

Ce ne fut pas long, ce silence… Un pizzicato de violon s’entendit, et passa par la porte à moitié ouverte. Maigre et aigre, c’était une chanterelle qui s’éveillait sous une main qui dormait encore… une main de meunier qui a de la farine de son moulin dans les oreilles, et qui pour cela ne s’entend pas !

— « Quel bon air a ce moulin de la trahison ! dit Juste. Je ne suis pas surpris que Des Touches lui-même s’y soit trompé ! »

Cependant le pizzicato continuait, incertain, vague, endormi, et perceptible seulement à cause du profond silence de cette après-midi d’été et de ce moulin, qui semblait tourner dans le vide ! Il y avait vraiment de quoi vous faire partager cette sensation de somnolence dans laquelle évidemment se trouvait plongé ce meunier invisible, qui rêvait de jouer plutôt qu’il ne jouait !

C’est à ce moment d’une sensation unique pour moi, monsieur de Fierdrap, quand je pense à ce qui l’a suivi, que Des Touches, que nous attendions avec impatience, parut seul sur la piètre pelouse de cette hauteur. Il devançait les dix autres des Douze, mais il vit que nous étions là, Juste Le Breton et moi. Il nous fit le signe du silence. Il était sans armes et il avait les mains vides. Depuis que nous l’avions quitté, il n’avait pas arraché dans une haie de quoi se faire seulement un bâton !

Il ouvrit la porte au loquet du moulin et entra… Nous n’entendîmes plus le pizzicato… cela s’arrêtant comme une montre qui faisait, il n’y a qu’une minute, tac, tac, et qui ne va plus…

— Eh bien, ni toi non plus ! dit l’abbé à sa sœur, qui s’était arrêtée, humant l’impression qu’elle produisait, car elle voyait bien qu’elle en produisait une sur M. de Fierdrap et sur son frère. — Va donc, ma sœur. Va donc ! et ne nous brûle pas à petit feu.

— Ce sont nos amis, » fit Juste Le Breton, qui les vit venir, reprit-elle, à cet instant que je puis appeler suprême à présent, mais qui n’était alors rempli que d’une anxiété sans nom.

Quand ils arrivèrent sur la hauteur et qu’ils nous aperçurent :

— Nous venons au rendez-vous, dit La Varesnerie. Où est le chevalier ?

— Le voici ! » lui répondis-je, attendu que depuis qu’il était dans le moulin, mes yeux n’avaient cessé de rester braqués sur la porte laissée ouverte derrière lui.

Il en sortait. Mais pouvait-on dire qu’il était avec quelqu’un ? Il tenait par le cou, dans ses deux mains dont il lui faisait une cravate, le meunier du moulin bleu, grand et pansu, et qu’il traînait ainsi après lui, dans la poussière.

— Diable ! fit Desfontaines, toujours Vinel-Aunis ; le moulin n’est plus bleu tout seul, c’est aussi le meunier ! »

Quand Des Touches parut sur le sol du moulin silencieux, d’où personne ne sortit que lui et ce meunier, qui ne semblait pas peser aux mains qui l’agrafaient, nous crûmes que c’était fini… qu’il l’avait tué, et c’était déjà assez tragique, n’est-ce pas, baron ? Mais, bah ! nous allions avoir tout à l’heure un bien autre tragique sous les yeux !

Le meunier s’était évanoui sous les serres de Des Touches. — Son sang, — c’était comme un tonneau plein jusqu’à la bonde que cet homme apoplectique, — son sang l’étouffait, mais il vivait sans connaissance et le chevalier Des Touches, qui connaissait la proportion de la force de son effort à la force de son ennemi, le chevalier des Touches savait que cet homme immobile vivait…

— Messieurs, dit-il, c’est le traître, c’est le Judas qui m’a livré aux Bleus ! Tout ce qui a été massacré à Avranches, Vinel-Aunis probablement tué, M. Jacques, frappé cette nuit et enterré par vous ce matin, et quinze jours où ils m’ont fait boire l’outrage comme l’eau et dévorer comme du pain les plus infâmes traitements, tout cela doit être mis au compte de cet homme que voilà, et dont le supplice m’appartient… »

Nous écoutions, croyant qu’il allait faire appel à nos carabines, mais il tenait toujours, dans ses mains fermées, le cou de cet homme, dont le corps pendait sur le sol et dont il avait la tête énorme appuyée sur sa cuisse, comme si c’eût été un tambour.

— Messieurs, reprit-il, il avait peut-être, avec la lucidité du sang-froid qu’il gardait au milieu de tout cela, vu quelques-unes de nos mains se crisper sur le canon des carabines, gardez votre poudre pour des soldats… Souvenez-vous, monsieur de La Varesnerie, que je n’ai voulu les Douze de la Délivrance que pour être les témoins de la Justice ! Moi seul, je me charge du châtiment… Pierre le Grand, qui me valait bien, que je sache, a été souvent, dans sa vie, à la même minute, le juge et le bourreau. »

Nul de nous, qui l’entendions et qui le regardions, ne comprenions ce qu’il voulait faire ; mais pour tenter seulement de faire ce à quoi il pensait, il fallait être un miracle de force…, il fallait être ce qu’il était !… Il resta, d’une main tenant cette tête de taureau du meunier et il la plaça entre ses deux genoux, en montant brutalement à cheval sur sa nuque… Nous crûmes qu’il allait la luxer. Mais ce n’était pas cela encore, monsieur de Fierdrap ! Ce meunier avait une ceinture, une de ces ceintures comme en portent encore les paysans de Normandie ; tricots flexibles et forts, qui soutiennent les reins de ces hommes de peine, et nous dîmes : « Il va l’étrangler ! » en lui voyant dénouer cette ceinture de son autre main ; mais à chaque geste, nous nous trompions !

Non, ce fut quelque chose d’inattendu et de stupéfiant ! Il prit, ayant l’homme entre les genoux, une des ailes du moulin qui passait et il l’arrêta net dans son passage ! Ce fut si magnifique de force, que nous nous écriâmes…

Il tenait toujours son aile avec ses deux mains.

— On vous cite, monsieur Juste Le Breton, lui dit-il, comme un des plus forts poignets de tout le Cotentin. Eh bien, seriez-vous homme à me tenir une seule minute cette aile de moulin que je viens d’arrêter ?… »

Juste ne résista pas. Des Touches le saisissait par son amour, son idolâtrie de sa force, par cet enivrement de la Force dont il a été puni plus tard en tombant sous une blessure de rien… Juste prit avec orgueil l’aile du moulin des mains du chevalier, et, sous le coup de cette rivalité qui décuple les forces humaines, il la contint ! Il la contint pendant le temps que Des Touches lia avec sa ceinture le meunier qu’il avait couché sur toute la longueur de cette aile, laquelle, dès qu’elle ne fut plus contenue, reprit son grand mouvement, mesuré et silencieux,

Ah ! c’était là un carcan étrange ! n’est-il pas vrai, baron ? une exposition comme on n’en avait jamais vue que cet homme lié sur son aile de moulin, qui tournait toujours ! Le mouvement, l’air qu’il coupait en décrivant ainsi dans les airs le grand orbe de cette aile, qui l’y faisait monter tout à coup pour en redescendre, et en redescendre pour y monter encore, le firent revenir à lui. Il rouvrit les yeux. Le sang qui menaçait de lui faire éclater la face comme le vin trop violent fait éclater le muid, retomba le long de son corps et il pâlit… Des Touches eut un mot de marin.

— C’est le mal de mer qui commence, fit-il cruellement. »

Le meunier, qui avait d’abord ouvert les yeux, les referma comme s’il eût voulu se soustraire à l’horrible sensation de cet abîme d’air qu’il redescendait sur l’aile, l’implacable aile de ce moulin, remontant éternellement pour redescendre, et redescendant pour remonter… Le soleil qui brillait en face dut mêler la férocité de son éblouissement à la torture de cet étrange supplicié, qui allait ainsi par les airs ! Le malheureux avait commencé par crier comme une orfraie qu’on égorge, quand il avait repris connaissance ; mais bientôt il ne cria plus… Il perdit l’énergie même du cri… l’énergie du lâche ! et il s’affaissa sur cette toile blanche de l’aile du moulin, comme sur un grabat d’agonie. Je crois vraiment que ce qu’il souffrait était inexprimable… Il suait de grosses gouttes que l’on voyait d’en bas reluire au soleil sur ses tempes… Ces messieurs regardaient les yeux secs, la lèvre contractée, impassibles… Mais moi, monsieur de Fierdrap (et mort Dieu ! c’était pour la première fois de ma vie), je sentais que je n’étais pas tout à fait aussi homme que je le croyais ! Ce qu’il y avait de femme cachée en moi s’émut, et je ne pus m’empêcher de dire à ce terrible vengeur de chevalier Des Touches :

— Pour Dieu, chevalier, abrégez un pareil supplice. »

Et je lui tendis ma carabine, à lui qui était désarmé !

— Pour Dieu donc et pour vous, mademoiselle ! répondit-il. Vous avez fait assez cette nuit même, pour que je ne puisse vous rien refuser. »

Et, se plaçant bien en face, à trente pas, avec l’adresse d’un homme qui tuait au vol les hirondelles de mer dans un canot que la vague balançait comme une escarpolette, il tira son coup de carabine si juste, quand l’aile du moulin passa devant lui, que l’homme étendu sur cette cible mobile fut percé d’outre en outre, dans la poitrine.

Le sang ruissela sur la blanche aile qu’il empourpra et un jet furieux qui jaillit comme l’eau d’une pompe, de ce corps puissamment sanguin, tacha la muraille d’une plaque rouge. Il n’avait pas menti, le chevalier Des Touches ! Il venait de changer ce riant et calme Moulin bleu en un effrayant moulin rouge. S’il existe encore, ce moulin qui fut le théâtre du supplice d’un traître, dont la trahison dut avoir des détails que nous n’avons jamais sus, mais bien horribles pour rendre un homme si implacable, on doit l’appeler encore le Moulin du Sang… On ne sait plus probablement la main qui l’a versé ; on ne sait plus pourquoi il fut versé, ce sang qui tache ce mur sinistre, mais il doit y être, visible toujours, et il y parlera encore longtemps, dans un vague terrible, d’une chose affreuse qui se sera passée là, quand il n’y aura plus personne de vivant pour la raconter !

— C’était décidément un rude homme que la belle Hélène ! fit pensivement l’abbé.

— Le rude homme, mon frère, n’était pas encore apaisé après cette vengeance et ce supplice, continua mademoiselle de Percy. Nous crûmes qu’il l’était… il nous détrompa quelques instants après. Nous quittâmes ensemble cette hauteur pour retourner, les uns à Touffedelys, les autres où ils voudraient, puisque nous avions réussi dans notre seconde expédition. C’étaient les derniers pas que nous faisions en troupe. Comme l’avait dit cet exact chevalier Des Touches, le soleil n’était pas encore tombé sous l’horizon. Déjà loin sur les routes d’en bas, moi, qui marchais à côté de Juste Le Breton, je me retournai et je jetai un dernier regard sur la hauteur abandonnée. Le soleil, qui rougissait comme s’il eût été humilié de se baisser vers la terre, envoyait comme un regard de sang à ce moulin de sang… Le vent qui venait de la mer, de cette mer qu’allait tout à l’heure reprendre Des Touches, faisait tourner plus vite dans le lointain les ailes de ce moulin à vent qui roulait dans l’air assombri son cadavre, quand je crus voir de son toit pointu se lever des colonnettes de fumée. Je le dis dans les rangs.

— Il n’y a que le feu qui purifie, » dit Des Touches.

Et il nous apprit qu’il avait mis le feu dans l’intérieur du moulin, et le chouan, qui ne défaillait jamais en lui, ajouta avec le joyeux accent de la guerre :

— Ce sera de la farine de moins pour le dîner des patriotes ! »

Le feu avait couvé depuis que nous étions partis, et quand la flamme s’élança de l’amoncellement de fumée qui s’était fait tout à coup sur la hauteur et qui l’avait cachée :

— « On allume des cierges pour les morts, dit Des Touches, voici le mien pour M. Jacques ! Cette nuit dans les brumes de la Manche, j’aimerai à en suivre longtemps la lueur. »