Le Chevalier de Saint-Georges/41

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H.-L. Delloye (IVp. ).

XVI.

Les bâtonnistes.

« Ha ! chevalier, répondit-elle, si le monde en estoit peuplé de telz, l’outrecuidance des méchans n’auroit telle vigueur qu’elle a ! »
(Nicolas de Herberay, Combat d’Amadis contre Balan.)

Un quart d’heure avait suffi pour faire de ces salons, si peuplés auparavant, un véritable désert.

Le bruit des voitures ne retentissait déjà plus qu’à de faibles intervalles ; les bougies se mouraient aux branches des candélabres ; quelques pas de valets ébranlaient à peine les cours…

Bientôt tout devint silence, et il ne demeura que deux personnes éveillées dans les petits appartemens du Palais-Royal.

C’étaient Saint-Georges et Mme de Montesson.

À peine Maurice venait-il de jeter au chevalier ces insultantes paroles que le bras de la marquise était venu s’interposer entre le sien et celui de Saint-Georges ; elle-même avait entraîné ce dernier vers un cabinet dont elle referma la porte sur lui…

Parmi les nombreux spectateurs de cette scène, il ne s’en trouva pas un qui n’applaudît à ce mouvement de Mme de Montesson. C’était chez elle que cet éclat venait d’avoir lieu ; la force physique de Saint-Georges était encore doublée par son irritation ; il ne tenait qu’à lui d’écraser ce faible jeune homme. La marquise usait de ses droits de maîtresse de maison en le séparant de son agresseur.

Moins que tout autre le duc d’Orléans eût songé à désapprouver cette généreuse précaution ; il n’entrait pas dans l’esprit de son altesse d’en pénétrer le motif : d’ailleurs, le spectacle joint au concert avait déjà endormi réellement le prince, qui se contenta de recommander à la marquise les plus grands égards pour son prisonnier. Il regagna sa chambre appuyé sur le bras de M. de Durfort.

La marquise et Saint-Georges demeuraient donc seuls, Saint-Georges les lèvres encore agitées par la colère, la marquise fixant sur lui un regard pénétrant et inquiet.

Le chevalier ne se sentait guère disposé à rompre le premier ce froid silence ; il s’était assis devant la cheminée et se contentait de battre de temps à autre le parquet de son talon. Comme le bronze reluit à la flamme, son visage, dont chaque muscle était en jeu, réfléchissait les lueurs qui sortaient de l’âtre ; ses dents blanches claquaient violemment, son front ruisselait de sueur, sa main par un mouvement machinal demeurait encore sur la garde de son épée.

La marquise venait elle-même de dégrafer sa robe de Pomone, elle se jeta sur un sopha.

— Vous avez là, dit-elle au chevalier, une charmante bague… laissez-la-moi voir.

Il lui présenta sa main.

Aucun de ses gestes n’avait échappé à la marquise dans cette fatale soirée. La contrainte que son rôle d’opéra imposait à Mme de Montesson ne l’avait pas tellement liée qu’elle n’eut pu voir distinctement le manège amoureux du chevalier ; elle en avait suivi chaque progrès avec une incroyable avidité. Elle-même n’avait choisi cette soirée que comme une pierre de touche, bien résolue d’y épier l’impression que la nouvelle inattendue de ce mariage ferait sur l’esprit de Saint-Georges. Dans les entr’actes, elle avait collé son œil au trou de la toile comme une actrice ordinaire ; elle avait pu le voir échangeant avec Agathe une sorte de conversation muette, chaque soupir sorti du cœur de Saint-Georges était venu retentir à son oreille… L’humiliation et le dépit l’avaient brisée.

Au milieu de ce monde préoccupé du seul intérêt de la comédie, cette intelligence et cette sympathie de deux êtres ne s’entretenant que de leur amour lui avait paru une injure.

La vue de cette bague passée au doigt du mulâtre lui avait fait presque autant de mal qu’à Maurice : un secret instinct lui disait que c’était celle d’Agathe. Elle n’eut pas de peine à s’en convaincre en voyant le chiffre qui s’y trouvait gravé.

— C’est une fort belle bague, ajouta-t-elle avec ironie, pour une bague de Saint-Malo !

Saint-Georges ne répondit pas. Il était agité de mille pensées ; la rage, l’indignation, le désir de la vengeance doublaient alors la vivacité de son regard. Il demanda brusquement à la marquise de quel droit elle l’avait empêché de châtier un insolent, un homme qui venait de l’injurier dans son salon même, sans qu’il eût donné le moindre motif à ses invectives.

— Je ne veux point justifier le marquis de Langey, répondit-elle froidement peut-être cependant trouverait-il de bonnes raisons pour appuyer cette insulte…

— Lesquelles ? reprit impérieusement Saint-Georges…

— Mais quand ce ne serait, chevalier, que la façon étrange avec laquelle vous regardiez sa femme pendant la soirée. Vous ne l’ignorez pas, Mlle Agathe de La Haye épouse le marquis !

Saint-Georges se contenta de se promener à pas pressés par la chambre… Mme de Montesson fut trompée dans son attente, elle espérait que le chevalier se justifierait.

— Vous gardez le silence, Saint-Georges ; vous ne voulez pas même me rassurer ; vous avez raison, vous n’y réussiriez pas. Croyez-vous donc continua-t-elle, que je n’aie pas tout vu ? Me prenez-vous pour une de ces femmes que l’on abuse ? Si j’ai invité cette enfant à mes spectacles, pensez-vous que ce fût pour supporter votre inconvenance audacieuse, votre silence concerté, vos regards enflammés allant au-devant de cette singulière héroïne ? Grâce à elle, vous ne m’avez pas seulement vue, vous m’avez à peine applaudie, moi, la reine de cette fête ! De cette heure aussi j’ai acquis la preuve de votre inconstance. Vous êtes lassé de moi, sans doute ; il vous faut un jouet, une figure de roman. L’intéressante beauté, que cette petite fille qui va devenir dans trois jours l’épouse de M. de Langey !

— Vous oubliez, madame, qu’elle peut devenir sa veuve !

— Il est impossible de m’avouer plus naïvement que vous détestez le mari. Réfléchissez cependant. Qu’allez-vous faire ? Vous emporter contre le fils de M. de Boullogne, le fils d’un homme grave, puissant !… car vous n’ignorez pas que c’est son fils ?

— Je le sais, on me l’a dit ; mais que m’importe à moi M. de Boullogne ? que me fait le crédit d’un contrôleur général ? Peut-il empêcher que je n’aie été insulté par son fils et qu’il me faille une réparation !


— Ce jeune homme, Saint-Georges, vous fera sans doute des excuses ; la vivacité d’un premier mouvement… Je vous ai bien vu, il y a trois ans, reprit-elle avec une malicieuse tranquillité, chercher querelle à un officier du Royal-Allemand qui me regardait à l’Opéra ! Pourquoi voulez-vous que la susceptibilité de M. de Langey ne se soit point émue de votre persévérance d’admiration vis-à-vis d’Agathe ?

— Pourquoi ? pourquoi ? répondit-il avec rage et en continuant de se promener par l’appartement ; c’est parce que j’ai été l’ami de cet infâme, que j’ai exposé ma vie pour lui Mais, interrompit-il, vous ne savez pas tout cela !

— Je sais, Saint-Georges, que vous me trompez, que mon amour n’est plus qu’un fardeau qui vous pèse. Vous parlez de l’ingratitude de ce jeune homme, oubliez-vous donc la vôtre ? Ah ! de ce soir, hélas ! je sais ce que vous valez. Vous ne craignez pas de fouler aux pieds le souvenir de mes bienfaits. Je ne le vois que trop, je ne suis plus rien dans vos souvenirs ; et cependant, continua-t-elle avec hauteur, c’est moi, Saint-Georges, moi seule qui vous ai fait ce que vous êtes. Le titre que vous avez vient de moi, votre place, votre nom…

— Assez, madame, assez ; épargnez-moi l’humiliation des reproches. Si vous voulez m’insulter, même après M. le marquis de Langey, je ne pourrais combattre avec vous à armes égales, je préfère me retirer.

— Pour la rejoindre, n’est-ce pas ? s’écria-t-elle en se dirigeant vers la porte. Vous avez quelque intelligence secrète dans la maison, chevalier ; il vaudrait mieux me le dire. Oh ! si vous me trompez, je me vengerai. Dieu veuille qu’après avoir éprouvé ce qu’était mon amour, vous ne ressentiez pas les effets de ma colère !

— J’ai un rendez-vous, madame, un rendez-vous d’honneur que je dois assigner à ce jeune homme, permettez que je me retire chez moi.

— Vous pouvez lui écrire à cette table, un de mes gens portera la lettre.

— Je n’ai pas à cœur d’éveiller les soupçons du duc en demeurant chez vous à cette heure tardive ; de grâce, souffrez que je parte !

— Vous n’y songez pas, à deux heures du matin !… vous pourriez courir quelque danger… La nuit est noire, n’entendez-vous pas ces gouttes de pluie ?

— Il faut que je sorte ! reprit vivement Saint-Georges en saisissant son manteau. J’ai quelqu’un à voir cette nuit ; demain je vous promets de revenir.

— Quelqu’un ! avez-vous dit ? oh ! par pitié, ajoutez que ce n’est point elle… Jurez-le-moi, continua la marquise en joignant les mains.

— Je vous le jure !

— Saint-Georges, vous oubliez que demain vous avez cette triste affaire… Je ne vous verrai pas de la journée… Restez près de moi, je vous en supplie… Autrefois, il ne fallait pas vous supplier !

Elle avait penché doucement sa tête sur l’épaule de Saint-Georges… Mme de Montesson était encore belle ; en ce moment, son visage avait pris une telle expression de terreur que si le chevalier n’eût pas été en proie à tout un orage de pensées, il eût reporté sur cette femme un regard de compassion et d’intérêt. Mais le souvenir récent de son injure l’agitait comme la fièvre. Il avait hâte de quitter ce lieu dont chaque mur, chaque écho semblait lui répéter encore l’outrage de son imprudent ennemi. L’amour intéressé de cette femme aurait-il la force de l’arrêter en ce moment ? Ne venait-il pas se placer devant une image chérie, celle d’Agathe, la seule qui eût pu enchaîner peut-être sa vengeance ? Le ton avec lequel la marquise lui avait rappelé ses bienfaits entretenait dans son âme un dégoût hautain auquel il lui fallait se soustraire. Il voulait regagner son hôtel ; la femme dans le sein de laquelle il voulait épancher son désespoir et sa honte, c’était sa mère ! Il la réveillerait, il lui dirait sa douleur. Après tout, on ne l’avait insulté que parce qu’il était son fils ! Ce n’était que devant elle et Dieu qu’il devait agiter la question de sa vengeance !

De son côté, Mme de Montesson tremblait, évidemment moins pour l’issue de ce duel (si toutefois ce combat devait avoir lieu) que pour le renversement de ses espérances. Elle n’entrevoyait qu’avec une secrète angoisse le triomphe assuré du chevalier. La main de la marquise se mouillait d’une sueur froide en pressant la main de cet homme, qui peut-être reviendrait l’époux d’Agathe. Il faut être femme, et femme déjà vieille, pour comprendre tout ce qu’il y a d’alarmes et de désespoir dans l’examen du lien fragile qui vous attache un amant plein de force et de beauté. Le caractère entreprenant du chevalier autorisait les frayeurs de Mme de Montesson ; qu’allait-il faire cette nuit ? tenter peut-être l’enlèvement de la jeune fille ! La marquise maudit alors les entraves qui la retenaient : elle eût voulu le suivre, ne plus le quitter, assister sous le voile à chacune de ses démarches. Mais il était trop tard, Saint-Georges avait fui ; elle se retrouva bientôt en habits de fête devant sa glace, si pâle, si abattue, qu’elle eut presque peur de s’y regarder…

Cependant Saint-Georges, ramenant sur lui les plis d’un ample manteau, tournait le coin de la rue Saint-Honoré. La pluie et le vent contrariaient sa marche. Malgré le peu de distance qui le séparait de son hôtel, il songeait à doubler le pas quand il se vit assailli par six hommes armés de bâtons qui sortaient d’un cabaret borgne de la rue Pierre-l’Escot. Le peu de lueur que jetaient les réverbères, autant que la promptitude de cette attaque imprévue, ne lui permit pas de distinguer d’abord les traits de ces inconnus ; mais à la manière dont ils jouèrent du bâton, le chevalier ne put douter un instant que ce ne fussent des maîtres bâtonnistes… Qui pouvait avoir payé ces hommes pour cette attaque nocturne ? c’est ce dont Saint-Georges n’eut guère le temps de s’embarrasser, car il les vit bientôt se précipiter sur lui avec une telle vitesse est des croisés si impétueux qu’un autre que lui s’en fut trouvé étourdi. Heureusement le chevalier connaissait cette arme ; il parvint à saisir celle de l’un des agresseurs. Se défendant alors de son mieux, il gagna du pied jusqu’au corps de garde où se tenait le guet dans la rue Saint-Honoré. Les bâtonnistes avaient choisi le moment d’une patrouille : il ne restait qu’un factionnaire dans la guérite. Aux cris du chevalier, cet homme fit feu ; mais, soit que le coup fût mal dirigé, soit qu’il n’eût atteint que légèrement un des malfaiteurs, quatre d’entre eux n’en poursuivirent pas moins Saint-Georges avec une étrange promptitude… Ils cernèrent bientôt la porte du chevalier de manière à lui en interdire l’entrée ou à ne lui céder qu’après une vive résistance… La fureur saisit Saint-Georges au point qu’il en étendit un sur le carreau d’un seul revers de manchette. L’ombre devenue plus épaisse et la pluie tombant à flots avaient presque fini par l’aveugler. Déjà même il avait dépassé sa porte, poussé et repoussé qu’il était par ce flot de combattans dont l’acharnement semblait s’accroître. Les efforts multipliés qu’il venait de faire avaient engourdi son bras ; le sang coulait de l’une de ses manches : une minute encore, et il allait se trouver sans force…

La lueur inespérée qu’il entrevit en ce moment critique au premier étage d’une maison de la rue de l’Oratoire vint ranimer son courage. Rassemblant toute sa vigueur, il parvint, en rouellant toujours du bâton avec une grande adresse, à s’acculer dans l’allée sombre et profonde de cette maison, qui lui était inconnue…

La porte de l’allée avait un verrou, le chevalier le tira sur lui…