Le Chevalier de Saint-Georges/46

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H.-L. Delloye (IVp. 57-78).

XXI.

Le chirurgien noir.

À présent, ô mon âme ! tu peux partir en paix quand il plaira au Ciel de l’appeler !
(Henri VI, acte III, scène II.)

M. de Boullogne venait d’entrer.

À l’air profondément altéré de son visage, à la pâleur morne qui couvrait ses joues, on eût pu croire le contrôleur général vieilli de dix ans.

Après avoir jeté autour de lui un regard défiant comme s’il eût craint d’être aperçu, il se laissa tomber dans le fauteuil que Saint-Georges lui offrit…

M. de Boullogne sortait sans doute du conseil de sa majesté, car il n’avait oublié aucun des soins de sa toilette habituelle.

Le large cordon bleu qu’il portait la veille et qui l’avait fait invectiver par la populace se dessinait à l’œil sur un habit de couleur sévère ; sa coiffure, symétriquement élevée, lui élargissait encore le front ; les dents de ses manchettes, éblouissantes de blancheur, cachaient de magnifiques bagues ; et la boîte en or entourée de perles qu’il roulait entre ses doigts le cédait encore, en fait de guillochages, à la canne sur laquelle il s’appuyait.

Était-ce le danger couru par lui dans ce rassemblement formidable qui avait imprimé à sa figure un abattement si visible ?

La surprise de Saint-Georges ne lui permit guère de débattre en lui-même cette question.

En effet, si la présence de Mme de Langey chez lui avait eu lieu de surprendre le chevalier, la subite apparition de M. de Boullogne était de nature à redoubler sa stupeur.

On se rappellera peut-être que Saint-Georges s’était imposé la loi d’éviter toute occasion de se rencontrer avec ce vieillard dont l’humeur sarcastique lui déplaisait ; ce n’était guère qu’à des intervalles éloignés qu’il l’entrevoyait au Palais-Royal.

De son côté, le contrôleur général semblait prendre plaisir à afficher pour le mulâtre un mépris singulier…

L’orgueil prépondérant de la finance perçait dans i les moindres manières de M. de Boullogne ; il portait le front haut comme un ministre d’État, adressait rarement la parole aux subalternes et se retranchait dans une probité exacte pour faire sentir le poids de sa supériorité. D’une famille de robe, il avait épousé, fort jeune, une Charlotte de Beaufort, fille de Charles, de Beaufort, l’un des plus riches fermiers généraux du royaume : ce mariage avait déchaîné l’envie. Devenu veuf, il ne s’était point remarié, vivait triste et affichait une morgue d’aristocratie qui le faisait passer pour un homme dur. On a vu de quel amour et de quelle sollicitude il couvrait Maurice ; ce fils si faussement attribué au marquis de Langey, mais à qui, par un raffinement d’orgueil, M. de Boullogne s’applaudissait d’avoir conservé un nom de noble. Nul doute que le motif impérieux qui avait conduit Mme de Langey aux genoux du chevalier n’eût arraché de M. Boullogne aux conseils du roi…

Saint-Georges se tint debout devant le vieillard, qui s’était assis.

Malgré lui peut-être il éprouvait pour cet homme une sorte de respect, mais ce respect n’étouffait pas chez lui une aversion qu’il ne pouvait s’expliquer…

M. de Boulogne prit le premier la parole.

— Vous devez vous battre, monsieur, dans une heure, avec le marquis de Langey, dit-il à Saint-Georges, après avoir fixé sur lui son œil pénétrant. Je viens vous dire que vous ne vous battrez pas.

— Et pourquoi cela, monsieur ; m’apporteriez-vous par hasard une lettre de cachet ? êtes-vous chargé de me conduire à la Bastille ?

— Je pouvais, monsieur, obtenir un ordre du roi… Votre adresse connue, votre supériorité à toutes les armes m’en donnaient le droit… Rassurez-vous… je n’ai voulu avoir recours à aucun des moyens que je pouvais invoquer ; j’en possède un plus sûr, qui fera tomber, je l’espère, votre épée et votre haine…

— M’apportez-vous des excuses, monsieur ?

M. de Langey est mon fils, reprit M. de Boullogne. Encore une fois, vous ne pouvez vous battre avec M. de Langey !

— Il a bien pu, lui, me jeter impunément devant tous des paroles de honte ; il faut qu’il les efface, et il ne peut les effacer qu’avec du sang !…

— Ainsi, monsieur, vous voulez commettre un assassinat ?

— Le marquis de Langey porte une épée, il doit savoir s’en servir, monsieur.

— Je la briserais entre ses mains, plutôt que de voir sa pointe se lever sur votre poitrine !…

— Vous prenez de moi un trop grand souci, monsieur le contrôleur général, je vous croyais mon ennemi, et non mon allié ; me permettrez-vous de m’étonner de ce tardif intérêt ?

— J’avoue mes torts, monsieur, jusqu’à ce jour j’ai pu méconnaître la noblesse de vos sentimens ; je vous ai poursuivi de mon ironie publique dans les cercles : votre mérite m’était importun. Vous paraissez surpris de me voir chez vous, monsieur de Saint-Georges ; votre étonnement cessera quand vous m’aurez entendu. Ma vie se rattache à votre histoire, monsieur.

— Que peut-il y avoir de commun entre nous deux, monsieur le contrôleur général ?

— Vous allez le savoir, continua le vieillard, c’est devant vous seul que la voix de ma conscience m’ordonne de m’humilier. Dieu est juste, monsieur, et ce que j’ai à vous dire fera plus d’une fois rougir mon front… Je suis arrivé à un âge où le ciel nous garde souvent ses plus terribles épreuves. Celle qui m’accable à cette heure sera peut-être agréée par lui comme une expiation de mes fautes.

Je vous écoute, monsieur, répondit Saint-Georges d’une voix profonde et grave.

M. de Boullogne reprit :

— Bien des années ont passé sur ces souvenirs, et cependant ils sont tous présens à mon esprit. En les évoquant aujourd’hui devant vous, je ne crains pas, monsieur, que ma mémoire me fasse défaut ; il est de ces images que le remords se charge d’incruster en traits d’acier dans notre âme !

Le vieillard soupira, et levant alors sur Saint-Georges son regard, qu’il avait tenu jusque-là baissé vers la terre :

— Vous êtes né à la Guadeloupe, n’est-ce pas ?

— À la Guadeloupe… balbutia le chevalier, qui comprit à la seule assurance de cette interrogation solennelle que la négation devant cet homme lui devenait impossible.

— Et vous n’avez quitté ce pays que pour venir habiter Saint-Domingue ?

Saint-Georges garda le silence.

— C’est à Saint-Domingue… à la Rose… que vous avez connu Mme de Langey ?

— Ce n’est que de vous qu’il doit s’agir ici, monsieur, interrompit Saint-Georges, vous me l’avez dit ; pourquoi me parler de Mme de Langey ?

— Pourquoi ? dit le vieillard, c’est parce que le souvenir de cette femme se lie intimement au récit que je dois vous faire, c’est parce que la marquise de Langey, qui vous a chassé, la marquise de Langey, qui a levé son fouet sur vous, la marquise de Langey m’a fait commettre, à moi… un crime bien plus odieux, un crime que Dieu seul peut pardonner !

— Remettez-vous, monsieur, dit Saint-Georges ; je vous ai promis de vous écouter… toutefois je ne sais si je le dois. C’est une confession que vous m’annoncez ; cette confession ne regarde que Dieu.

— Encore une fois, monsieur, vous tenez vous-même une large place dans cette histoire, permettez-moi de continuer.

» J’ai prononcé devant vous le nom de Saint-Domingue… et du domaine de la Rose, reprit le vieillard. Au temps dont je veux vous entretenir, Mme de Langey ne l’habitait point encore… Elle venait alors d’arriver à la Guadeloupe avec son mari. Le domaine choisi par eux à la Pointe-à-Pitre était voisin du mien, celui des Palmiers, dont votre mémoire doit garder le souvenir… Je m’étais résolu à fixer ma résidence aux Palmiers depuis mon veuvage, y avait à peine trois ans, quand Mme de Langey parut dans la colonie… J’étais jeune alors, Mme de Langey était belle, elle avait tout ce qu’il faut pour entraîner. Par quelle fatalité me trouvai-je bientôt subjugué à la seule vue de cette femme, qu’un mariage récent semblait devoir protéger contre tout coupable désir, c’est ce que le manège de coquetterie si habilement essayé sur moi par la marquise de Langey pourrait peut-être expliquer. Quoi qu’il en soit, elle ne tarda pas à occuper entièrement mes pensées, je sacrifiai tout au soin de lui plaire. Les fréquentes absences de son mari ne servaient que trop mes projets…… Elle-même semblait jalouse d’aplanir devant moi tous les obstacles. J’avais une foi sans bornes dans cette créole, elle eut bien vite en moi un esclave plus soumis que tous ceux qui l’entouraient. À son arrivée dans la colonie, j’étais déjà pourtant sous le charme d’un autre amour, d’un amour qui n’était peut-être, il est vrai, qu’un tribut payé à ce ciel ou le soleil communique ses ardeurs à nos désirs ; j’aimais une négresse…… une esclave de ma propre habitation, où je ne comptais pas moins de trois cents esclaves.

— Une négresse ! murmura Saint-Georges étonné.

— Une négresse, reprit M. de Boullogne. C’était la plus jeune et la plus belle… Je l’eus bien vite distinguée de ses compagnes ; elle joignait à un irrésistible attrait de grâce un dévouement absolu pour moi. Pendant une maladie longue et périlleuse, elle était restée constamment à mon chevet. Le climat de Saint-Domingue me laissait exposé à des attaques fréquentes dont la violence ne pouvait céder qu’à l’influence magique exercée sur moi par cette esclave. À sa vue seule, ma fièvre s’abattait, le mal semblait fuir, car elle connaissait l’usage des simples les plus utiles à ma crise ; elle était versée dans cette science et renommée dans la colonie… L’habitude de ces soins établit bientôt entre la négresse et moi un entraînement si vif qu’insensiblement l’amour me fit revenir à la santé. Je l’avais tirée de sa misérable condition, je lui avais offert un asile chez moi : chaque jour je bénissais cet ange qui m’avait sauvé ! Comment ne l’aurais-je point aimée, cette femme dont la moindre parole avait eu pour moi le pouvoir d’endormir une douleur ? Je l’aimai… Malheureusement ce commerce qui devait se baser sur la reconnaissance n’intéressa que mes sens… J’aimai la négresse comme le maître aime l’esclave. Mon libertinage orgueilleux crut l’honorer. Cette perle de grâce et de beauté fut jetée au gouffre de la débauche ! La vie des seigneurs qui m’entouraient n’était guère propre à me faire considérer sous un autre aspect cette chaîne passagère. Ses soins ne me quittaient pas, moi je m’étais attiédi. Elle ne savait que m’aimer et ramper à mes genoux, elle se gardait de m’irriter et craignait mes violences ; le dévouement de cette créature ne m’était-il pas d’ailleurs prouvé par l’asservissement dans lequel je la tenais ? Je ne tardai pas à mettre ce dévouement à la plus cruelle des épreuves. Je négligeais la négresse, et ma passion pour la marquise m’en éloignait. Je crus à la jalousie affectée de Mme de Langey et résolus d’éloigner une femme qu’elle pouvait rencontrer chez moi… Je bannis de ma présence celle qui m’avait sauvé !

» La douleur de la malheureuse fut sans bornes, peu s’en fallut que la violence de ce renvoi n’altérât même sa raison. Depuis quelque temps, et sans en pouvoir sonder la cause, elle ne s’était que trop aperçue de mon refroidissement : je n’avais plus pour elle que des paroles sévères. Cependant le jour même où je lui fis signifier ce renvoi, je la vis accourir dans mon appartement ; son regard brillait d’espoir, il semblait qu’elle eût trouvé un moyen de m’arracher moi-même au remords et à la honte.

» — Vous ne me bannirez pas, s’écria-t-elle, non ; je resterai ! vous ne serez pas assez inhumain pour prononcer mon renvoi !… Lisez, monsieur, lisez, je n’ai pas besoin d’attester le ciel, car je n’ai jamais menti !

» Et la négresse tirait de son sein un papier jauni, presque morcelé, un papier qu’elle avait dû souvent mouiller de ses larmes. Elle s’était roulée à mes pieds avec des sanglots ; elle joignait les mains, et elle invoquait le ciel… Ma surprise fut extrême… Ce n’était plus une simple maîtresse qui me parlait, c’était une mère !… La mère de mon enfant !… Elle venait me déclarer sa grossesse…

Saint-Georges fit un mouvement ; le vieillard reprit :

« C’est ici, monsieur, que je devrais remercier Dieu de ne pas m’avoir foudroyé dans sa colère ! À peine eus-je entendu cette nouvelle que j’osai m’écrier que c’était une imposture.

» — Oh ! je ne vous trompe pas, reprit-elle, je ne vous mens pas : vous ne pouvez renier ce témoignage, monsieur ; c’est celui d’un homme que vous vénérez et que vous accueillez chaque jour dans votre maison, c’est le curé de la Pointe-à-Pitre qui a écrit lui-même ma déposition, lisez !

» En parlant ainsi, elle me pressait, elle me conjurait de croire à l’évidence de ces preuves. Mon orgueil n’eut pas de peine à trouver un prétexte pour les nier : je saisis le papier, je le déchirai avec rage… Pendant ce temps, agenouillée devant moi, elle pleurait à chaudes larmes… Outré de fureur, je donnai l’ordre à mes laquais de la chasser ignominieusement ; peu s’en fallut que je ne requisse la prison contre elle ! L’amour de sa rivale s’était déjà glissé comme un serpent au fond de mon âme, celui de la négresse m’était devenu importun. Je la chassai, monsieur, comme Mme de Langey vous a chassé ; en vain espérait-elle m’attendrir par ce seul mot : mon enfant ! J’oubliai le passé, j’oubliai que j’étais père ! »

M. de Boullogne fit une pause. Il semblait courbé en ce moment sous le poids de si impitoyables souvenirs que Saint-Georges le contempla sans pouvoir lui-même proférer une parole… Le vieillard poursuivit après avoir levé les yeux au ciel :

« La négresse désespérée… s’éloigna… Mme de Langey prit bientôt sur moi l’empire le plus grand. J’étais sous l’obsession de son amour : il me laissait à peine l’aiguillon des souvenirs. À de rares intervalles, l’image de la négresse, si injurieusement bannie par moi, venait pourtant se présenter à mon esprit, mais je l’écartais. Je rencontrais auprès d’elle une autre image, celle de ce fils qui devait garder à tout jamais sur son front la couleur ineffaçable de l’esclavage ! Je m’applaudissais d’avoir repoussé ce fils, qui m’eût appelé son père ! La négresse m’avait écrit ; mais depuis que la pauvre femme avait su que chacune de ses lettres resterait près de moi sans réponse, elle ne m’importunait plus, la noble créature, elle souffrait ! Retirée dans une misérable hutte, distante d’une lieue des Palmiers, il semblait qu’elle prît à tâche d’élever cet enfant loin du courroux de son père ; elle le faisait subsister par son seul travail. Ainsi s’écoulèrent les premiers jours de ce fils, monsieur, ainsi dut s’amasser dans son cœur, même à l’insu de sa mère, la haine qu’il devait vouer à l’auteur de tous ses maux !

» Ma liaison avec la marquise fut d’abord entourée de tels ménagemens que l’œil de la négresse n’eût pu guère la découvrir… La maison de Mme de Langey était le rendez-vous de la jeunesse la plus folle de l’île ; j’y étais reçu comme tous les riches propriétaires ; les adorateurs affluaient autour de la créole… J’ai su depuis quels sanglans adorateurs !… »

Le vieillard contint un mouvement de hautaine indignation ; puis il reprit, la lèvre encore émue et tremblante :

« La négresse devait pourtant revenir bientôt aux Palmiers, monsieur : c’était un arrêt de Dieu. J’allais la retrouver sur mon passage, cette créature qui me devait son malheur ; le ciel ne consentait sans doute à me la montrer encore une fois et dans une circonstance si ineffaçable de ma mémoire que pour me ramener moi-même aux sentimens que je n’avais pas eu honte d’abjurer. Hélas ! pourquoi n’ai-je pas tenu compte de ce formidable avertissement ?

» C’était une nuit, nuit pesante comme aux Antilles. J’étais descendu pour respirer dans la plaine. Là, quelques nègres sur le visage desquels se reflétait la clarté des flammes, faisaient cuire des quartiers de chèvres et des ignames. M. de Langey venait d’entreprendre un voyage ; j’avais laissé la marquise dans son hamac. Tout d’un coup un noir vint me chercher, disant qu’elle se mourait… Je montai en hâte dans l’appartement de Mme de Langey. Sa mulâtresse venait de la placer sur un lit ; elle éprouvait les douleurs qui précèdent l’accouchement… Ces douleurs mettaient sa vie en danger… En quelques secondes les deux médecins de la ville mandés par moi accoururent près de la marquise ; ils ne tardèrent pas à la déclarer en péril. Malgré mes prières, ils ne voulurent pas se charger de tenter l’accouchement. J’employai les menaces ; je n’obtins pas davantage. Désespéré, furieux, je m’en fus trouver ces noirs de la plaine, qui fêtaient là, à leur manière, la nuit de Noël. Ces gens me dirent qu’il y avait à une lieue des Palmiers une négresse plus savante que tous les médecins ensemble, renommée depuis peu dans le pays pour ces sortes d’opérations.

» On fut la chercher : elle vint. Je m’étais caché derrière un rideau pour que nul ne pût me voir et me reconnaître : j’aurais craint d’affaiblir par ma propre contenance le courage de la marquise. J’avais fait mettre un masque à Mme de Langey, dans la crainte que cet accouchement, que je voulais d’abord tenir secret, ne fût divulgué… Les cris de la marquise étaient devenus déchirans ; le danger augmentait, et les médecins parlaient de se retirer, lorsque la négresse approcha bientôt de cette femme, dont elle ne parut pas même curieuse de voir le visage. À ma grande surprise, elle l’accoucha heureusement… Et moi je ne m’élançai pas de ma cachette pour tomber à ses genoux, pour lui demander pardon !! Car je venais de la reconnaître, monsieur, c’était bien elle ; la malheureuse venait de sauver sa rivale ! »

M. de Boullogne se leva : un bruit venait de se faire entendre vers l’une des portes vitrées de l’appartement ; ce bruit avait la vibration d’un soupir…

— Y a-t-il ici quelqu’un ? s’écria le vieillard, alarmé.

— Personne, je vous jure, répondit paisiblement Saint-Georges, tout en ayant soin de se placer devant la porte vitrée…

— Le lendemain de cette nuit, la négresse, reçut l’ordre de s’éloigner à jamais de l’habitation des Palmiers ; quelques pièces d’or tombées dans sa main me parurent une récompense. Bien qu’on lui eût fait jurer de se taire, je craignis ses indiscrétions, ou peut-être mieux le remords attaché à sa présence… On la dirigea vers l’habitation de la Rose, qui m’appartenait à Saint-Domingue.

» Dans ce pèlerinage, elle emmenait son enfant, voué comme elle à l’abandon et à l’oubli !

» Mme de Langey avait donné le jour à un fils sur lequel ne tardèrent pas à se concentrer ma joie et mes espérances. L’enfant de l’esclave ne m’eût semblé qu’un obstacle, celui-ci fut reçu par moi comme un bienfait. Tout ce qu’un créole peut désirer, ce fils bien-aimé l’obtint ; tout l’amour que je refusais à son frère, il s’en empara dès le berceau. Il eut une maison, des serviteurs, une jeunesse de prince ! Rien ne s’opposa plus bientôt à ce que je l’adoptasse moi-même et le pressasse sur mon cœur comme mon fils, car M. de Langey venait de mourir, — j’ignorais de quelle mort terrible, mon Dieu !!! »

Ici M. de Boullogne se couvrit le front de ses deux mains ; on eût dit que cette mort, dont il était innocent, n’en fit pas moins planer devant son œil une ombre terrible !

« Vingt ans après, reprit le vieillard, — il y avait ce jour-là spectacle à Versailles, j’occupais une place à côté du duc de Bourbon, lorsqu’en me retournant j’entrevis dans le fond de la loge voisine une figure que l’ombre semblait rendre encore plus noire… Au premier coup d’archet, la figure se leva, je réconnus un mulâtre… Je demandai son nom. Tous parurent surpris de me le voir ignorer ; on ne parlait que de lui, les plus orgueilleux gentilshommes le copiaient ! Les femmes adoptaient la couleur de son habit ; il était la joie et l’orgueil de toutes les fêtes ! Cependant sa vue causa en moi une inexprimable révolte : je venais de reconnaître en lui ce fils que je m’étais imposé la loi de repousser ! La négresse avait fait baptiser son enfant sous le nom que cet homme portait ; ses lettres ne me le laissaient point ignorer. Si parfois, je le confesse, mes regards s’étaient tournés vers ce fils, c’était pour me le montrer comme un être condamné à partager l’humiliation des esclaves, à demi barbare par sa seule éducation ! Il ne me venait pas en pensée qu’il pût jamais secouer la honte de ses entraves. Je frémis en le retrouvant ; il allait peut-être divulguer ma honte par ses empressemens et par ses caresses. Je me rassurai en voyant qu’il n’éprouvait pas même un seul mouvement à ma vue… La négresse, me dis-je, m’aura gardé le secret ; l’angélique créature se sera tue, Noëmi n’aura pas dit à cet homme qu’il était mon fils !

— Noëmi ! s’écria Saint-Georges en se levant avec une horrible pâleur.

Les traits du chevalier étaient bouleversés, son cœur battait à coups pressés dans sa poitrine. Il fit un pas vers le contrôleur général, puis il recula comme à l’aspect d’un fantôme.

— Noëmi ! reprit le vieillard en penchant la tête sur sa poitrine. Vous savez mon secret, il m’est échappé… dès lors vous devez savoir aussi, tout le secret de ma haine. En vous revoyant, Saint-Georges, placé sur le même rang que Maurice de Langey, noble, envié, accueilli, fier à juste droit d’une renommée qui n’avait pas eu de peine à laisser derrière elle celle de mon fils, je vous choisis dès lors pour l’objet de mon ironie : au lieu de vous ouvrir les bras, je vous repoussai… Voilà ce qui fait, Saint-Georges, qu’hier encore vous étiez le but de mes sarcasmes ; voilà ce qui vous explique mon impitoyable dédain. Aujourd’hui le frère en s’armant contre le frère m’oblige à déchirer, pour vous seul, ce voile que vos regards n’auraient pu jamais percer… Encore une fois vous ne pouvez vous battre avec Maurice : tous deux vous êtes mon sang ! Je ne serai pas venu inutilement m’accuser ici devant vous, Parlez, j’attends de vous le sort d’un frère !

La voix du vieillard s’éteignit. Il reprit un calme apparent, et interrogea le chevalier avec un regard affectueux par lequel il semblait vouloir l’étreindre. Saint-Georges gardait l’attitude d’un homme frappé de la foudre : on eût dit que la vie l’avait quitté ! Les ombres confuses évoquées devant lui par cet étrange magicien l’avaient plongé dans une sorte de torpeur ; ses yeux ne quittaient plus ceux du contrôleur général. Les paroles de cet homme bourdonnaient encore comme l’eau dans ses oreilles…… Il s’arracha bientôt à cet immobile étonnement, et plongeant à son tour dans l’âme du vieillard :

— Monsieur, lui dit-il, après ce que j’ai entendu, je ne vous ferai pas l’injure de croire que vous ayez voulu me tromper. Un vieillard qui ment, un pied dans la tombe, cela se voit rarement. Dans l’histoire que vous venez de dérouler devant moi, vous vous êtes accusé vous-même de mon abandon, je ne veux pas mettre en doute la sincérité de vos remords. Oui, vous m’avez banni, repoussé, laissé dans l’ombre ! Vous avez appelé l’instant de ma mort, parce que ma vie avait le fatal pouvoir de vous offusquer, parce que je vous semblais devoir mettre en péril votre propre honneur… Péril étrange en effet que de voir venir à soi un homme qui ne peut vous faire baisser les yeux, alarme inouïe que celle de presser contre son sein un fils dont le bras peut vous défendre ! N’importe, vous m’avez rayé de votre mémoire, monsieur. Lorsque tout le monde m’avait accepté, vous m’avez nié à la face de tout le monde. Il a fallu un péril sur la tête de ce fils que vous proclamez votre seul enfant, pour que vous vinssiez. D’aujourd’hui seulement vous vous apercevez que vous avez un autre fils ! À mon tour, monsieur, j’ai le droit de vous parler comme je vous parle… Puisque c’est un coupable que vous amenez à mes pieds, j’ai le droit de lui indiquer le seul moyen d’apaiser cet autre fils indignement méconnu, vers lequel le ramène en ce moment la voix longtemps étouffée de son propre cœur. À ce prix seul, je consens à jeter loin de moi cette épée, à me prosterner à vos genoux, à courir dans ces bras, que d’aujourd’hui seulement vous me tendez… Appelez M. le marquis de Langey, placez sa main dans la mienne, et reconnaissez-moi pour votre fils devant ses témoins… cette déclaration me suffira.

— Qu’osez-vous demander ?

— La réparation d’une injustice…… l’oubli de tous les maux que vous avez fait souffrir à ma mère !

— Saint-Georges !

— Vous hésitez ? J’hésiterai, moi, à reconnaître un frère dans Maurice !

— Vous oubliez, Saint-Georges, que vous avez conquis de ce jour ma confiance… Vous êtes, vous serez toujours mon fils !

— Oui ! vous me verrez, n’est-ce pas, monsieur le contrôleur général, comme on vient voir, de nuit, l’ami que l’on craindrait d’aborder pendant le jour, comme un courtisan tombé en disgrâce, comme un lépreux qu’on n’ose toucher ? Arrivé à ma porte, vous ramènerez sur vous les plis de votre manteau, n’est-ce pas ? Voulez-vous, monsieur, que j’avoue à mon tour un pareil père ? C’est la première fois que vous posez le pied dans ma maison, monsieur de Boullogne ; prenez garde, le marteau a peut-être sali vos doigts ! Je ne vous connais pas, monsieur le contrôleur général, que venez-vous faire ici ? vous vous êtes trompé, je suis un mulâtre, un pauvre mulâtre qui ne connaît que sa mère ! Elle seule m’a élevé ; elle seule m’a donné de l’ombre et du pain. Encore une fois, qui êtes-vous, vous qui me parlez ? continua-t-il dans un sombre égarement et en se promenant à grands pas, — sinon un pacificateur inconnu qui venez m’arrêter la main quand je la pose sur un glaive ? Laissez-moi partir, monsieur, laissez-moi… l’heure s’avance, votre fils M. le marquis s’impatiente, il attend !

Il avait saisi précipitamment son épée ; il poussa de son pied la porte de la chambre… Noëmi en touchait alors le seuil… Elle se précipita vers lui les bras ouverts ; la négresse accourait ivre de joie… Le jour de con triomphe était enfin assuré ; son regard exprimait à la fois l’amour, le bonheur et le pardon.

— Inclinez-vous, Noëmi, devant M. le contrôleur général, s’écria le chevalier, il m’a tout dit, il consent à me reconnaître pour son fils…… Vous êtes vengée, ma mère !…

L’ironie étrange avec laquelle Saint-Georges articulait ces paroles ne fut point comprise de Noëmi, car elle se jeta, la pauvre femme, aux pieds de M. de Boullogne et les tint longtemps embrassés comme dans un muet remercîment…

La continuité de cette scène laissait le vieillard en proie aux réflexions les plus poignantes, elles faisaient passer alternativement sur sa figure la pâleur de la crainte et la rougeur de la fièvre. Le regard attaché sur la pendule, il voyait déjà l’aiguille marquer l’heure de cette sanglante rencontre… Son embarras devenait extrême devant les paroles précises du chevalier ; il cherchait en vain quelque artifice pour en sortir. Il avait trouvé chez Saint-Georges un accent de noblesse et de fierté qui le terrassait.

Le chevalier examinait froidement la pointe de ses épées… Il avait l’air d’attendre le signal pour s’élancer ; il allait de temps à autre soulever le rideau de la fenêtre… Son silence lugubre ouvrit les yeux à Noëmi.

— Tu vas te battre, te battre contre ton frère ! reprit-elle en se pendant au cou du mulâtre.

— Je n’ai point de frère… je n’ai que vous, ma mère, reprit Saint-Georges ; j’ai été insulté par le marquis de Langey… je le tuerai !

Le seul timbre de cette voix eût jeté l’âme la moins faible dans une mortelle épouvante… Anéanti, écrasé, M. de Boulloğne trouva pourtant la force de se relever, et saisissant Saint-Georges par le bras :

— Songez-y bien, monsieur, je puis encore empêcher ce duel ou plutôt ce meurtre… Je puis écrire à M. Lenoir… s’écria-t-il… je le puis !…

— Il est trop tard, monsieur le contrôleur général ; regardez, il est cinq heures…

— Par pitié, Saint-Georges, poursuivit le vieillard en joignant les mains, par pitié, renoncez à ce combat… ce que vous exigez de moi ferait le malheur et le deuil de ma vieillesse… Je me dois au maître que je sers, je me dois au roi, à la cour ! Mes ennemis triompheraient les premiers de cet aveu qui ferait votre triomphe ! Parlez, qu’exigez-vous pour le bonheur de Noëmi ? je l’accomplirai. Ah ! elle sera bien vengée de son abandon, je le jure, par celui de cette femme qui n’a pas rougi de me tromper !… Je tiens de ce matin entre mes mains la preuve de ses perfidies… C’était votre ennemie, Saint-Georges, l’ennemie de votre mère… Eh bien ! je romps avec elle toute union projetée, c’est à l’avenir Noëmi seule que mes bienfaits iront chercher ! Dites, n’est-ce point là réparer mes torts, n’est-ce point mériter la grâce de Maurice ?

— Vous plaidez, vieillard, pour un enfant dont vous répudiez la mère !

— Cela est vrai, Saint-Georges, mais c’est mon sang, c’est ma vie…… Tu ne sais pas, toi, ce que c’est qu’un fils !

— Vous auriez dû me l’apprendre, monsieur ! reprit-il en serrant sa mère contre son sein.

Sous le poids de ce reproche, M. de Boullogne resta muet, ses genoux menacèrent de lui manquer… Un coup de marteau violemment frappé venait de retentir sous la porte de l’hôtel et prolongeait son écho sonore dans l’appartement…

— Ce sont eux ! s’écria le contrôleur général dans une ineffable angoisse ; ce sont eux, ils viennent vous dire que Maurice est prêt, prêt à se faire égorger ! ne les entendez-vous pas ? Avant qu’ils n’entrent, monsieur, voyez-moi, moi qui vous parlais debout tout à l’heure, embrasser vos mains… vos genoux… j’y resterai, Saint-Georges, jusqu’à ce que vous m’ayez écouté !… Saint-Georges, serez-vous donc envers moi plus rigide que Dieu ? Oui, vous êtes mon fils, oui, je vais leur dire que vous l’êtes !… fils, mon…

Ici les efforts que faisait M. de Boullogne étouffèrent sa voix, sa gorge se serra… un sourire nerveux et convulsif courut sur sa lèvre… Il semblait que le vent fatal du Seigneur allât balayer ce faible vieillard et que les gens qui entraient ne dussent rencontrer que son cadavre…

Un pareil spectacle brisa le cœur de Saint-Georges. Cet homme à genoux, palpitant comme une victime et que les témoins de Maurice pouvaient surprendre humiliant sa fierté et son cordon bleu aux pieds d’un mulâtre, lui parut assez puni… Les larmes lui vinrent aux yeux devant cette image sacrée à laquelle il ne manquait qu’un rayon de Dieu pour se transformer en un tabernacle d’élite… Il le contempla quelques secondes dans un douloureux et saint recueillement, puis le relevant lui-même avec une généreuse pitié, il s’écria :

— Debout, oh ! debout… mon père !…

En lui parlant ainsi, la douleur le suffoquait… Il eût pleuré si M. de Boullogne n’eût point été là… La porte s’ouvrit, les témoins de Maurice entrèrent.

— Approchez, messieurs, s’écria le chevalier…

Saint-Georges reconnut alors avec surprise MM. de Vannes et de La Morlière…

— Mes témoins vous attendaient, messieurs, dit-il, après avoir appelé dans la pièce voisine MM. de la Monteil et de Guintrand…

— Qu’allez-vous faire ? murmura à son oreille M. de Boullogne.

— Rassurez-vous, monsieur, vous serez satisfait… Votre amour-propre sera épargné !

— Chevalier, dit M. de Vannes, nous venons prendre vos ordres… Vous êtes l’offensé, le choix des armes et des conditions vous appartient.

Il se fit un silence glacé d’une minute, pendant lequel on n’entendait qu’un seul bruit, celui de la respiration comprimée de M. de Boullogne.

— Messieurs, répondit alors le chevalier en se levant avec une lenteur calme et majestueuse, je suis désolé de vous voir tous rassemblés en ce lieu inutilement… Je ne me battrai point avec le marquis de Langey !

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Les quatre personnages qui avaient entendu ces paroles demeurèrent pétrifiés… Ils s’écoulèrent lentement par les escaliers, dans une incroyable stupeur, pendant que M. de Boullogne, soutenu sur le bras de Noëmi et succombant presque à sa joie, regagnait sa voiture après avoir remercié du regard le chevalier.