Le Choléra indien au point de vue de la géographie médicale et de l’hygiène internationale

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LE CHOLÉRA INDIEN
AU POINT DE VUE
DE LA GÉOGRAPHIE MÉDICALE ET DE l’HYGIÈNE INTERNATIONALE

I. Discours sur le choléra prononcé à l’Académie de médecine par M. Faurel le 2 juillet 1873. — II. Durée du choléra asiatique, par le Dr Tholozan, 1872. — III. Origine nouvelle du choléra asiatique, par le même, 1871. — IV. Verbreitungsart der Cholera in Indien, von Max. V. Pettenkofer, 1871. — V. Ueber Cholera auf Schiffen und den Zweck der Quarantänen, von M. Pettenkofer, 1873. — VI. La Contagion du choléra, par le Dr Pellarin, 1873. — VII. La Question des maladies infectieuses, par le Dr Picot, 1872.

Il y a peu de temps encore, trois foyers de choléra menaçaient l’Europe d’une terrible épidémie. Deux de ces foyers sont presque éteints ou du moins ne sont plus à craindre; le troisième persiste, et mérite, sans justifier toutefois trop d’alarmes, d’être connu et surveillé. Le premier, celui qui a fait redouter un instant une invasion soudaine comme celle de 1865, était l’Arabie. Le choléra y sévissait dans l’automne de 1871 à Médine, et, comme l’époque du pèlerinage; approchait, il était présumable que le moment de l’agglomération des pèlerins serait marqué par une violente épidémie. La Mecque et une grande partie de l’Arabie furent effectivement atteintes; mais, grâce aux mesures prises par l’administration sanitaire égyptienne, l’Egypte et par suite l’Europe ont été préservées du fléau. Il existait un autre foyer à Constantinople. A la fin de novembre 1871, l’épidémie, qui durait dans cette ville depuis plus de deux mois, y était encore dans toute sa force : on comptait près de 400 victimes par semaine; mais cette épidémie, aujourd’hui en voie d’extinction, n’a jamais manifesté de tendance expansive, et, sauf quelques régions très circonscrites, on peut dire que le littoral de la Méditerranée n’a pas souffert des irradiations cholériques émanées de Constantinople.

Le dernier foyer et le plus dangereux est en Russie. Après une rémission qui a duré à peu près tout l’hiver, le choléra a reparu l’été dernier, et sévit dans toutes les contrées baignées par le Dniester et le Dnieper. Les villes de Kiev et d’Odessa[1] sont particulièrement frappées. M. Fauvel, dont l’autorité en ces matières est incontestable, n’hésite pas à considérer dès maintenant la Galicie et les principautés danubiennes comme très menacées. Si ces dernières sont atteintes, l’épidémie aura une voie largement ouverte pour gagner le centre de l’Europe par la vallée du Danube. Deux autres écrivains compétens, M. Tholozan, médecin français à la cour de Perse, et M. Pettenkofer, professeur à Munich, viennent de déclarer que le choléra est à nos portes; d’autres encore vont jusqu’à dire qu’il est déjà au milieu de nous. Il est vrai que des cas de choléra se montrent en Allemagne et en France, beaucoup moins nombreux chez nous que chez nos voisins; mais ce sont des cas isolés, ce n’est pas une épidémie. Celle qui sévit en Russie depuis quatre ans, d’ailleurs avec une médiocre violence, y reste presque absolument confinée, et rien jusqu’ici ne nous autorise à en regarder la néfaste visite comme imminente. Cependant il y a quelque opportunité à retracer l’origine, la marche géographique, la nature, la prophylaxie internationale et le traitement du choléra. Aucune grande question de médecine et d’hygiène ne présente, à côté de certitudes aussi bien définies, autant de mystères et de contradictions.


I.

C’est le lundi 26 mars 1832 que le choléra épidémique se montra pour la première fois à Paris. Quatre personnes, qui demeuraient dans des quartiers différens, furent atteintes dans la journée et moururent en peu d’heures. Le 31 mars, trente-cinq quartiers de la capitale se trouvaient envahis, et dès le lendemain les treize autres. Les malades offraient tous le même ensemble de symptômes. Déjà signalés par les médecins qui avaient observé la maladie dans les pays voisins, ces symptômes devinrent bientôt plus familiers que ceux de toute autre affection aux praticiens de Paris et du reste de la France. Comment le choléra était-il arrivé en France? Au mois d’août 1817, il sévissait avec une extraordinaire violence à Jessore, d’où il s’étendit bientôt sur toute la province du Bengale, de l’embouchure du Gange au confluent de la Jumna. En 1819, il régnait dans les Indes inférieures, à Sumatra, à l’Ile-de-France; en 1820 et 1821, il occupait toute la Chine, l’archipel des Philippines, Java. En même temps, il traversait le golfe d’Oman, se propageait le long des bords du Golfe-Persique et pénétrait en Perse. Il désola longtemps cette dernière contrée avant de pénétrer en Europe. Enfin en 1823, partant de Recht, dans la province de Ghilan, il longea le littoral de la mer Caspienne et franchit la frontière russe. Dès le 22 septembre de cette année, il avait atteint Astrakan. Il n’y fit cependant qu’une courte apparition; mais en 1829 le choléra, qui n’avait pas cessé de sévir dans le nord de la Perse et dans l’Afghanistan, fut apporté à Orenbourg, puis à Tiflis, puis à Astrakan, et cette fois pour gagner décidément la Russie entière. Dès le 20 septembre 1830, il éclatait à Moscou, où il régna un an. L’épidémie s’étendit ensuite jusqu’à Kiev et à travers toutes les provinces occidentales de la Russie jusqu’aux frontières de la Pologne. Les armées qui étaient alors en campagne dans ce pays contribuèrent notamment à la propagation de la maladie, et c’est là qu’on vit pour la première fois avec netteté la transmission de l’épidémie par les mouvemens de troupes. En mai et juin 1831, la Moldavie et la Galicie, en août la Prusse, furent envahies; puis vinrent la Hongrie, la Transylvanie et le littoral de la Baltique. Le 27 janvier 1832, le choléra était annoncé à Edimbourg, et le 10 février on le signalait à Londres. Des côtes anglaises, le fléau menaçait la France et la Hollande. Le 15 mars 1832, il apparaissait à Calais, et le 26 mars il était à Paris. L’épidémie dans la grande cité dura six mois; elle atteignit son maximum d’intensité le 9 avril, où il y eut 814 décès, resta stationnaire pendant quelques jours, puis commença de décroître : 18,400 personnes furent enlevées sur une population de 945,000 habitans. De Paris, l’épidémie avait rayonné dans toutes les directions et gagné peu à peu le reste de la France. Des émigrés anglais l’avaient d’autre part transportée en Amérique, en Portugal et en Espagne. Elle ne parvint en Italie qu’en 1835. La Suisse et la Grèce furent épargnées. Cette première invasion a été, on le voit, très lente : elle a mis vingt ans à gagner le monde. Les invasions ultérieures montreront plus de diligence. Par suite de l’activité des transports, de la fréquence et de la rapidité des communications, les germes du choléra circuleront désormais avec une promptitude étonnante.

Entre les années 1837 et 1847, l’Europe, délivrée du choléra, n’en eut guère de souci ; mais les médecins, qui suivaient d’un œil attentif la marche des maladies à la surface de la terre, n’avaient pas cessé d’appréhender le retour plus ou moins prochain du fléau asiatique. Une épidémie qui avait désolé l’empire birman en 1842, puis l’Afghanistan et la Tartarie, était parvenue en Perse à la fin de 1845. De là, elle se porta dans deux directions différentes, de l’est à l’ouest par Bagdad et La Mecque, et du côté du nord vers Tauris et les provinces caucasiennes. Dès les premiers jours de 1847, le choléra éclatait à l’ouest du Caucase, dans les rangs de l’armée russe, qui tenait la campagne en Circassie, et il gagna peu à peu le reste de l’Europe. Ainsi le 5 octobre 1848 un bâtiment venant de Hambourg et ayant à bord des marins atteints du choléra débarquait à Sunderland ; le 24 octobre, une partie de la Grande-Bretagne était infectée ; le 20 du même mois, immédiatement après l’entrée d’un navire anglais à Dunkerque, l’épidémie se montra dans le nord de la France. Lille, Calais, Fécamp, Dieppe, Rouen, Douai, subirent successivement les atteintes du fléau. Le 29 janvier 1849, aussitôt après l’arrivée d’un bataillon de chasseurs à pied venant de Douai, un premier cas de choléra fut observé à Saint-Denis. Le 7 mars, la maladie était à Paris.

Les deux épidémies dont il vient d’être question sont donc immédiatement d’origine asiatique. On n’en saurait dire autant de celle qui sévit en Europe de 1852 à 1855; du moins on n’a pas suivi la trace d’un parcours épidémique effectué de l’est à l’ouest et du sud au nord. Cette épidémie, après avoir sévi faiblement en Bohème vers la fin de 1851, se montre avec une intensité extraordinaire et soudaine, dès le mois de mai 1852, dans le grand-duché de Posen, d’où elle se propage d’abord à l’est, du côté de la Russie, puis à l’ouest, du côté de l’Allemagne. En 1853, on la voit en Danemark, en Suède, en Norvège, puis en Angleterre et en France, où elle acquiert toute son intensité en 1854. Pendant cette année néfaste, le fléau ravagea l’Europe entière. Les grands mouvemens de troupes qui eurent lieu à cette époque favorisèrent la diffusion du poison, en même temps que les agglomérations considérables qui se trouvaient en Turquie et en Crimée constituaient comme un foyer secondaire pour la multiplication des effluves épidémiques. Le choléra de 1852-55 fit son entrée à Paris en novembre 1853, s’y assoupit en janvier 1854, se ranima en février, et sévit surtout en mars et pendant les mois suivans, pour quitter la capitale au mois d’août. Soixante-six départemens, particulièrement ceux du nord-est, reçurent la visite de l’épidémie. Il est à noter que la Suisse, qui avait résisté aux deux précédentes invasions, paya cette fois son tribut.

Jusqu’alors, les épidémies n’avaient pénétré en Europe que par la voie de terre. L’épidémie de 1865-66 y a fait son entrée par mer, par les ports, principalement par Marseille et Constantinople. Le choléra fut importé en 1865 dans l’Hedjaz par la voie de l’Inde et de Java. Il y fit d’épouvantables ravages, et les pèlerins, affolés de terreur, se rendirent en masse à Djeddah[2], sur la Mer-Rouge, où ils obtinrent presque de force d’être embarqués à destination de Suez. Du 17 mai au 10 juin, dix bateaux à vapeur amenèrent dans cette ville de 12 à 15,000 pèlerins plus ou moins malades, qui de là se répandirent dans toute l’Egypte. Dès le 2 juin, l’Egypte était envahie, et en moins de trois mois on y compta près de 60,000 victimes. La panique qui s’empara des habitans provoqua une émigration considérable, qui se porta sur les grandes villes commerciales du littoral méditerranéen : Beyrouth, Chypre, Malte, Smyrne, Constantinople, Trieste, Marseille, d’où le choléra put facilement se propager dans le reste de l’Europe[3]. Dans les autres épidémies, la maladie cheminant par terre mettait des années à parcourir des voies difficiles. Cette fois, emportée à travers les mers par la vapeur, il ne lui fallut que quelques mois pour être maîtresse de l’Europe.

En résumé, on compte jusqu’ici en France quatre grandes épidémies, l’épidémie de 1832, celle de 1849, celle de 1854-55, enfin celle de 1865, qui dure plus de deux ans. L’invasion de 1832 atteint cinquante-six départemens, et fait dans l’année de 110,000 à 120,000 victimes; en 1849, le fléau désole cinquante-sept départemens et cause de 100,000 à 110,000 décès; l’épidémie de 1854 envahit graduellement soixante-dix départemens et frappe plus de 150,000 personnes; celle de 1865 se montre au mois de juin, sévit pendant quelque temps à Marseille et à Toulon, gagne Paris seulement plusieurs mois plus tard, s’y réveille l’été suivant, se prolonge pendant l’hiver dans le nord-ouest de la France, et ne s’apaise complètement qu’à la fin de 1867, après avoir ravagé moins de territoire et occasionné moins de mortalité que les épidémies précédentes.

Si la science a pu reconnaître avec quelque certitude la marche géographique des symptômes du choléra, elle a été jusqu’ici impuissante à déterminer les vrais rapports de cette maladie avec l’ensemble des conditions climatériques, géologiques, économiques, etc. Les recherches nombreuses et persévérantes entreprises à ce sujet n’ont encore fourni que des résultats douteux et contradictoires. En Europe, les lieux élevés ont été généralement préservés, mais l’épidémie a violemment sévi sur les plateaux du Mexique et sur les sommets de l’Himalaya. Si des localités assises sur le granit et sur d’autres roches compactes ont paru jouir d’une immunité particulière, comme l’a montré M. Pettenkofer, on connaît des cas, tels que celui d’Helsingfors, en 1848, où les parties de la ville bâties sur le granit furent décimées, tandis que les parties marécageuses et voisines du rivage restèrent indemnes. Certaines contrées comme le Wurtemberg, certaines villes comme Lyon, ont échappé jusqu’ici à peu près complètement aux atteintes du fléau, sans qu’on puisse l’expliquer. Ce qu’il y a de moins contestable, c’est que les grandes agglomérations favorisent le développement de l’épidémie. Les armées en campagne, les cités populeuses, constituent comme des foyers d’où elle rayonne. Ainsi la guerre de Pologne en 1831 semble avoir été la cause de la propagation rapide du choléra en Europe. On ne connaît pas d’exemple d’une population rurale ravagée par l’épidémie sans qu’une ville des environs n’en eut auparavant subi l’influence. Dans les villes, les quartiers les plus compactes et les plus malsains sont envahis et éprouvés plus que les autres. Bref, le choléra a une affinité spéciale pour les agrégations humaines ; c’est en elles qu’il se concentre et par elles qu’il se répand. A cet égard, les faits observés sont décisifs, et nul argument ne saurait prévaloir contre l’ensemble des témoignages. l’étude attentive des épidémies prouve que ce n’est ni aux vents, ni aux cours d’eau, ni à de prétendues diffusions miasmatiques, qu’il faut attribuer l’extension plus ou moins rapide du choléra en dehors de son foyer d’éclosion, qu’il faut l’attribuer aux foires, aux pèlerinages, aux mouvemens de troupes et autres déplacemens collectifs de cette sorte. Des voyageurs isolés et bien portans n’ont, on le conçoit, que peu de chances de transporter la maladie d’un pays infecté à un pays indemne ; mais des voyageurs en bandes, parmi lesquels il s’en trouve toujours de plus ou moins malades, emportent nécessairement avec eux les germes du fléau. La guerre de Crimée en a fourni maintes démonstrations ; cette fois ce sont nos troupes qui ont importé le choléra en Orient. Le fait suivant est particulièrement instructif : la division Bosquet, en proie au choléra, vint le 7 août camper à Baltchick, où était mouillée une grande partie de notre escadre, jusqu’alors indemne. Au bout de dix jours, celle-ci était envahie, et en moins d’une semaine elle comptait, sur un effectif de 13, 000 marins, plus de 800 morts. S’il était nécessaire d’insister, on pourrait rappeler encore l’importation du choléra de 1865 à la Guadeloupe. Les travaux de M. Marchal de Calvi et d’un savant médecin de notre marine, M. Pellarin, ont démontré que le choléra fut introduit à la Pointe-à-Pitre par le trois-mâts la Sainte-Marie, armé à Bordeaux le 14 septembre 1865, expédié le même jour pour Matamoros (Mexique), et arrivé en relâche à la Pointe-à-Pitre le 20 octobre suivant.

En somme, il est certain que le choléra se transmet d’un pays à l’autre par le déplacement des masses humaines, qui sont de véritables foyers mobiles. Il suit constamment les grandes voies de communication, les routes fréquentées, les fleuves navigables, etc. Qu’il s’agisse des pèlerins dans l’Inde, des caravanes dans la Haute-Asie et la Russie orientale, des armées à travers le Caucase ou dans notre expédition de Crimée, des émigrans en Amérique ou des pèlerins musulmans de La Mecque, les conditions de transmissibilité de l’épidémie sont toujours les mêmes, la propagation se fait toujours d’autant plus vite que les moyens de communication sont plus rapides.

Comment l’homme transporte-t-il le choléra? La question n’est pas complètement résolue. Les uns admettent que les germes épidémiques sont fixés dans l’organisme même, où ils conservent leur vitalité. D’autres, comme M. Pettenkofer, qui a publié à ce sujet de remarquables travaux, pensent que l’homme en tant qu’individu ne joue presque aucun rôle dans la propagation du mal. Ce médecin affirme que ni le corps vivant, ni le cadavre, ni les excrétions des cholériques n’ont le pouvoir de retenir et de multiplier le miasme inconnu qui est la cause de la diffusion morbide. D’après M. Pettenkofer, ce n’est même pas dans un état physiologique particulier des populations indiennes du bassin du Gange qu’il faudrait chercher l’origine du choléra; le mal naîtrait de certaines circonstances de sol et de climat, et de même ne se propagerait que grâce au concours de certains élémens telluriques et atmosphériques. Prétendre que ni l’homme ni les matières animales ne jouent aucun rôle dans la production des émanations cholériques, c’est peut-être aller un peu loin, et il n’est pas probable qu’on accepte généralement la théorie de M. Pettenkofer, si ingénieuse qu’elle paraisse. Le choléra se répand quelquefois par l’intermédiaire de personnes qui n’en sont pas atteintes : c’est le seul argument des partisans de la non-transmissibilité de la maladie, mais il n’a guère de valeur, si l’on établit que les germes cholériques peuvent avoir pour véhicule des vêtemens, des bagages, des marchandises, etc. Or c’est ce qu’ont démontré plusieurs auteurs, entre autres M. Grimaud de Caux. Ce dernier affirme même avoir observé à la poste de Marseille des cas de choléra transmis par des paquets de lettres.

Le choléra est-il contagieux ? Il est incontestable que le choléra est importé dans un pays par des agglomérations qui l’ont contracté dans un autre pays; mais la transmission n’est pas directe. Un cholérique déterminé ne transmet pas le mal à telle ou telle personne qui à son tour le communique à une autre, et ainsi de suite. Les premiers malades qui arrivent dans une localité indemne infectent l’atmosphère locale, et c’est dans cette atmosphère infecte que se multiplient les germes de l’épidémie, qui fera plus ou moins de victimes; mais celles-ci peuvent se trouver aussi bien parmi les gens qui se sont le plus tenus à l’écart que parmi ceux qui ont approché les cholériques. Fort peu de médecins succombent en soignant ces derniers. Peut-être n’est-il pas inutile de rappeler à ce sujet notre expérience personnelle et les observations que nous avons faites durant l’épidémie de 1865, en compagnie de MM. Legros et Goujon, dans le laboratoire de M. Robin, à l’école pratique de la Faculté de médecine. Occupés pendant plusieurs mois, et sans nous entourer d’aucune précaution, à manier et à étudier de toute façon du sang et des déjections de cholériques, nous n’en avons éprouvé aucune influence délétère, aucun malaise. M. Sédillot nous a raconté que, pendant la campagne de Pologne (1831), il lui est arrivé plus d’une fois de coucher impunément sur du linge qui venait d’être quitté par des malades morts du choléra. Il est donc clair que celui-ci ne se transmet point par le contact d’individus ou d’objets contaminés. C’est l’air qui, dans une région plus ou moins limitée, est le réceptacle de la matière subtile et inconnue où réside le poison; nous disons le réceptacle et non le véhicule, car le germe cholérique qui se multiplie dans cette région ne tend pas spontanément à s’en éloigner. Ce qui l’entraîne au dehors et le propage au loin, ce sont les incessantes migrations de l’homme.

Les recherches de M. Tholozan ont mis hors de doute qu’indépendamment des quatre grandes épidémies, le choléra n’a presque jamais cessé, depuis 1830, d’exister en Europe à divers degrés d’intensité et sous des formes variables. Chez nous, comme dans l’Inde, il peut être épidémique, endémique ou sporadique. On a essayé, il est vrai, d’établir une distinction entre le choléra qui donne la mort à un grand nombre de personnes en même temps et celui qui ne fait que des victimes isolées[4]; au fond les deux maladies ne présentent pas de différences spécifiques. La première, quand elle a consommé son œuvre, s’assoupit et s’éteint en apparence, mais elle ne cesse pas de trahir çà et là sa présence à des intervalles plus ou moins rapprochés.

II.

On a vu que la première grande épidémie observée aux Indes, avant son apparition en Europe, s’est produite en 1817; c’est à cette époque que le choléra devint voyageur, mais il existait en Asie depuis longtemps. Les témoignages de la philologie et de l’archéologie établissent d’une façon décisive qu’il y a été connu de toute antiquité. La mythologie hindoue raconte que les deux Aswins ou fils de Surya (le soleil) enseignèrent la médecine à Indra, lequel composa l’Ayur-Véda, le plus ancien livre médical de l’Inde. A son tour, Indra enseigna la médecine à Dhawantrie, et celui-ci eut pour disciple Susruta, contemporain de Rama, le héros du Ramayana. Or Susruta a laissé un ouvrage qui existe encore, que le docteur Wise, directeur du service médical au Bengale, a traduit et résumé en 1845, et où l’on trouve une description nette du choléra. Il est difficile d’assigner la date de cet écrit; cependant M. Tholozan croit avoir de bonnes raisons de la placer vers le IIIe siècle avant l’ère chrétienne. D’autres ouvrages sanscrits de la même époque mentionnent une maladie semblable. Le document le plus curieux est une inscription relevée à Vizzianuggur par M. Sanderson, sur un monolithe qui fait partie des ruines d’un ancien temple. Cette inscription, qui est attribuée à un disciple de Bouddha et qui paraît dater d’une époque antérieure à la conquête d’Alexandre, porte ce qui suit : « Les lèvres bleues, la face amaigrie, les yeux caves, le ventre noueux, les membres contractés et crispés comme par l’effet du feu, caractérisent le choléra, qui descend par la maligne conjuration des prêtres pour détruire les braves. La respiration épaisse adhère à la face du guerrier, ses doigts sont tordus en différens sens et contractés; il meurt dans les contorsions, victime de la colère de Siva. » — Beaucoup d’ouvrages hindous et persans de date plus récente renferment des documens analogues. Quand les Portugais dès 1498, plus tard les Hollandais et les Anglais, abordèrent sur les côtes de l’Inde, ils eurent de nombreuses occasions d’observer le choléra épidémique, et il n’est pas étonnant que la description de cette maladie ait pu être faite au XVIIe siècle par des médecins européens. On a encore les annales détaillées des épidémies qui sévirent au XVIIIe siècle, et dont la plus fameuse est celle de Hurdwar. Bref, à quelque âge qu’on se reporte, on trouve un des anneaux de la longue chaîne chronologique du choléra, laquelle commence avec les plus anciens livres de la médecine hindoue.

Les causes qui de tout temps ont favorisé le développement du choléra aux Indes y agissent encore aujourd’hui. Presque tous les ans la maladie se déclare dans les endroits où se réunissent les pèlerins. Parmi ces localités, dont quelques-unes sont aussi des villes de commerce, trois surtout attirent la foule : ce sont Hurdwar, dans le nord de l’Hindoustan, sur le Gange, Juggurnath, sur la côte d’Orissa, au nord-ouest du golfe du Bengale, et Gonjeveran au sud de Madras. Les pèlerins y arrivent pendant la saison chaude, après un trajet souvent de plus de cent lieues presque toujours fait à pied, dans un état d’épuisement et de misère dont il est difficile de se former une idée. Une fois dans ces lieux saints, l’agglomération, la mauvaise nourriture, la malpropreté, la débauche, les mettent dans des conditions telles que les germes morbides se développent, et que l’épidémie s’allume au milieu d’eux. Cette multitude infectée se disperse ensuite, et traverse le pays en tout sens, semant les miasmes et la contagion.

Ces immenses agglomérations favorisent donc la propagation du choléra. En sont-elles en même temps les causes productrices? On ne saurait répondre catégoriquement à cette question. Toutes les hypothèses possibles ont été faites sur l’origine du choléra aux Indes, mais aucune n’explique vraiment la difficulté. Quelle est la cause qui provoque la genèse du miasme? Est-ce l’agglomération des pèlerins dans de mauvaises conditions hygiéniques? Est-ce la putréfaction des détritus végétaux, sous un soleil torride, ou la stagnation des eaux du Gange, chargées d’impuretés et de cadavres, ou bien encore un état particulier du sol? On l’ignore. Ce qu’il y a de certain, c’est que les pèlerinages aident à la propagation du choléra, que celui-ci recherche en quelque sorte une atmosphère pestilentielle. Par conséquent il est sage de souhaiter que le gouvernement britannique surveille les pèlerinages et imprime plus d’activité aux travaux de canalisation et de salubrité qu’il a entrepris pour assainir le pays. Quand de savans médecins proposent d’aller attaquer le mal à sa racine pour le détruire à tout jamais, et prêchent une croisade aux Indes dans laquelle tous les peuples civilisés s’uniraient pour couper les têtes de l’hydre, comme autrefois Hercule coupa celles du monstre de Lerne, on peut applaudir à la généreuse hardiesse du projet, mais on se demande par quels moyens on le mettrait à exécution.

La Perse, située entre l’Inde et l’Europe, n’est pas un foyer de choléra, mais c’est un pays où la maladie trouve un terrain si approprié qu’elle y régna très souvent. Il y a peu d’années encore, le royaume du shah offrait sous ce rapport un triste spectacle. Les immondices n’étaient pas enlevées; les cadavres des animaux, chameaux, bœufs, chevaux, mulets, étaient dévorés par les chiens, les chacals et les oiseaux de proie dans les villes ou dans les environs. Une croyance religieuse très enracinée y faisait considérer comme un devoir de transporter les morts au loin pour les inhumer dans des sépultures saintes. Ce transport se pratiquait dans des conditions déplorables. Les corps, parvenus à différens degrés de putréfaction, étaient enroulés dans de simples feutres, rarement enfermés dans des bières en planches minces et mal jointes. En cet état, les cadavres étaient transportés à dos de chameau ou de mulet, en toute saison, à des distances de trente ou quarante journées de marche en moyenne. Il y avait des caravanes de cadavres, de même qu’il y a des caravanes de pèlerins, et il est arrivé à des voyageurs d’en rencontrer qui portaient ainsi de 100 à 200 morts. Il n’est pas besoin de dire combien ces charniers ambulans devaient, en infectant l’atmosphère, favoriser l’activité des manifestations épidémiques. La conférence internationale recommanda au gouvernement persan d’empêcher par tous les moyens possibles, sur son territoire, la multiplication du poison cholérique. Elle insista pour obtenir la suppression des pratiques et des coutumes qui ne peuvent qu’entretenir l’insalubrité dans le pays; elle réclama l’institution de conseils de santé chargés d’assurer l’exécution des règlemens reconnus indispensables pour défendre la Perse elle-même, et par suite pour protéger l’Europe contre l’invasion du fléau. Des vœux analogues avaient déjà été exprimés plusieurs fois devant le shah de Perse par son médecin, M. Tholozan. Dès 1867, un ordre formel du souverain interdisait partout le transport des cadavres; en même temps, d’autres réformes sanitaires étaient préparées. Les avis de la conférence ne pouvaient donc en général qu’être bien accueillis par le gouvernement de Téhéran; mais, si ce dernier n’a fait aucune résistance, il ne lui a pas été et il ne lui est pas encore facile de vaincre celle des habitans. On n’obtient pas en un jour, surtout parmi les populations orientales, la suppression des coutumes séculaires qui se lient à des préjugés religieux. Les membres de la conférence paraissent n’avoir pas toujours suffisamment tenu compte des difficultés d’une pareille entreprise, et M. Tholozan a insisté avec beaucoup de sagesse sur la nécessité d’y apporter de la circonspection et de la mesure. Quoi qu’il en soit, M. Proust, médecin des hôpitaux de Paris, qui a été chargé en 1869 d’une mission en Russie et en Perse, afin d’étudier la prophylaxie du choléra, a pu constater par lui-même les excellentes dispositions de l’administration persane. « La plupart des moyens dont le gouvernement français recommanderait l’application, dit M. Proust, ont déjà été inaugurés par le gouvernement du shah. Un conseil supérieur de santé a été institué; dans ce conseil, les principaux médecins de la Perse ont été invités à siéger. Ils se sont occupés des questions les plus importantes de l’hygiène privée et publique. » Ajoutons que le gouvernement persan a résolu, sur la proposition de M. Tholozan, de décréter l’interruption de toute communication et d’empêcher les pèlerinages en cas d’invasion constatée du choléra dans les pays limitrophes. Bref, la situation est fort améliorée en ce qui concerne l’hygiène intérieure de la Perse, elle s’améliore chaque jour davantage, et c’est un grand point; mais une nouvelle question se pose maintenant : comment empêcher le choléra de passer d’Asie en Europe? C’est une des plus sérieuses difficultés de la police sanitaire et de l’hygiène internationale. Examinons ce qui a été fait pour la résoudre et dans quelle mesure on y a réussi ou plutôt on peut espérer d’y réussir.

Le choléra vient d’Asie en Europe par terre et par mer, c’est-à-dire par la frontière russo-persane et par la mer Caspienne. Il peut y arriver aussi à travers la Méditerranée, soit de l’Asie-Mineure, soit de l’Egypte, et par conséquent il y a lieu d’en empêcher l’importation dans ces deux pays par les frontières qui les séparent soit de la Perse, soit de l’Arabie. Cette simple indication géographique montre l’étendue et la complexité du système de préservation qu’il s’agit d’établir. Tous les gouvernemens européens ont mis une diligente activité à organiser l’ensemble des mesures prophylactiques et à préparer le fonctionnement des institutions sanitaires recommandées par les membres de la conférence, c’est-à-dire le service des quarantaines. Il serait prématuré de se prononcer d’une façon définitive sur l’efficacité des quarantaines; il convient pourtant de dire qu’un certain nombre de médecins compétens la nient sans réserve, et qu’une telle opinion est malheureusement trop justifiée par les faits.

M. Proust, qui a exploré avec soin la frontière russo-persane, où la Russie a établi des quarantaines et des postes de cosaques, croit qu’on peut exercer sur ce parcours une surveillance assez active pour empêcher de ce côté le passage du choléra. Il avoue toutefois que sur quelques points il est difficile de s’opposer à la circulation des contrebandiers. Pour ce qui est de l’importation par la mer Caspienne, la question est moins simple. Tous les navires qui s’éloignent du littoral persan de ce grand lac ont pour objectif, du côté russe, un certain nombre de ports dont les principaux sont Bakou, Derbent et Astrakan. Quelques-uns de ces ports ont des lazarets; d’autres, comme Astrakan, ne possèdent aucun établissement sanitaire. Le personnel ne semble pas non plus suffisant; nulle part, la visite et l’interrogatoire des passagers ne sont faits sérieusement. Voilà du moins ce qu’a vu M. Proust. Ce médecin a insisté auprès des gouvernemens de Russie et du Caucase pour obtenir un contrôle plus effectif et plus sévère. Il a réclamé surtout l’installation de postes de surveillance le long du littoral, de façon à empêcher au besoin le débarquement des navires qui voudraient enfreindre les prescriptions réglementaires. Rien ne serait plus aisé, puisqu’il n’y a sur la Caspienne que des bâtimens russes. D’autre part, les observations de M. Proust venaient d’autant plus à propos que les locaux quarantenaires, construits à une autre époque contre la peste, sont en voie de transformation. M. Proust a entretenu de ces intérêts si importans plusieurs hauts fonctionnaires russes; il a développé ses idées à ce sujet devant la Société de médecine de Tiflis, et il est revenu avec la conviction que, si l’on applique exactement, comme il l’espère, les mesures qu’il a indiquées, sur le littoral de la mer Caspienne, toute importation nouvelle de la Perse en Russie deviendra très difficile; mais ceci est le secret de l’avenir.

Transportons-nous maintenant aux limites de la Perse et de la Turquie d’Asie. Sur toute l’étendue de la frontière turco-persane, depuis le mont Ararat jusqu’au Golfe-Persique, l’intendance ottomane entretient des postes d’observation qu’elle transforme au besoin en quarantaines. Or ces postes, dispendieux pour le trésor, vexatoires pour les populations, surtout pour celles de Perse, ont été jusqu’ici complètement impuissans à préserver le territoire ottoman de l’invasion du choléra. Cela tient à ce qu’il y a sur cette frontière un grand nombre de tribus nomades, — Kurdes, Bacthiares et autres, — qui l’été mènent paître leurs troupeaux sur les hauts plateaux de la Perse, et l’hiver descendent vers les plaines de l’Asie-Mineure. Il se produit ainsi sur cette ligne un mouvement continuel de migration qu’il est impossible de soumettre aux règlemens quarantenaires. M. Tholozan pense avec raison que de ce côté les mesures recommandées par la conférence internationale ne seraient pas applicables.

Un système de quarantaine plus utile est celui qui a empêché la propagation en Égypte de l’épidémie qui en 1871 sévissait dans l’Hedjaz, sur le littoral ouest de la Mer-Rouge. Une partie de ce pays, celle où se trouvent Médine et La Mecque, était ravagée par le choléra vers la fin de 1871. En présence du danger qui menaçait l’Égypte au moment du retour des pèlerins, l’administration sanitaire égyptienne décida d’abord qu’au besoin toute communication maritime serait interrompue entre l’Hedjaz et l’Égypte; mais, ne trouvant pas le péril imminent, elle modifia plus tard cette décision, et prescrivit que tous les pèlerins revenant de La Mecque par l’Égypte iraient d’abord faire quarantaine à El-Wedj, petit port de la côte arabique, situé à 350 milles de Suez, après quoi ils pourraient traverser l’isthme par le canal, sans passer en Égypte, ou bien subir une nouvelle observation dans un campement installé à cet effet aux sources de Moïse. Un lazaret sous tentes fut donc organisé à El-Wedj sous la direction de deux médecins. Une commission spéciale fut placée à Suez pour inspecter tous les arrivages, et les médecins préposés à la surveillance de l’Hedjaz furent invités à transmettre en Égypte des rapports sur la condition sanitaire des pèlerins. Les cérémonies eurent lieu sans que le choléra fît son apparition ordinaire, et l’on crut un moment pouvoir autoriser les navires chargés de pèlerins à se rendre directement à Suez. Un premier départ allait avoir lieu quand l’épidémie se déclarait à La Mecque. Un courrier apporta aussitôt à Djeddah l’ordre de délivrer patente brute aux navires et d’envoyer ceux-ci à El-Wedj. On imagine facilement la déception des agens d’embarquement et des capitaines. Aussi plusieurs de ces derniers déclarèrent qu’ils n’en iraient pas moins tout droit à Suez. L’énergie des médecins ne parvint qu’à grand’peine à les en empêcher. En même temps, ce réveil du choléra à La Mecque produisit une si grande panique parmi les pèlerins que ceux-ci quittèrent la ville au plus vite, de façon à rendre impraticable l’échelonnement des départs. Quoi qu’il en fût, le lazaret d’El-Wedj remplit convenablement son office, grâce à l’intelligence et au dévoûment des médecins, et le choléra ne pénétra point en Égypte.

Si dans certains cas le système des quarantaines par mer est efficace, la plupart du temps il ne fournit pas aux gouvernemens le moyen d’intercepter sûrement le choléra. Voici un nouvel exemple, qui est des plus instructifs et par lequel nous terminerons ces remarques sur la prophylaxie internationale du fléau asiatique.

Jusqu’au mois de mai 1856, la quarantaine était obligatoire et générale pour les personnes qui arrivaient par mer en Russie. Tous les passagers sans exception étaient soumis à une inspection sanitaire et à un internement de dix à vingt jours. Un vigneron français établi en Crimée racontait dernièrement à M. de Valcourt qu’en arrivant à Odessa en 1848, on le fit débarquer avec sa famille et les autres voyageurs sur le quai à dix heures du matin, puis on retira la planche qui avait servi de communication entre le navire et la terre. Les passagers, surveillés par les soldats de la quarantaine, durent rester sans manger ni boire, au grand soleil, jusqu’à quatre heures de l’après-midi. Enfin, entourés par une haie de factionnaires, ils furent conduits à la salle d’inspection. Là, un médecin les interrogea et les fît complètement déshabiller. On leur remit ensuite une chemise grossière et une capote de soldat russe. Leurs vêtemens ne leur furent rendus, après purification, que vingt-quatre heures plus tard. L’internement dura quinze jours, quoiqu’il n’y eût aucune épidémie ni en Russie, ni dans aucun des ports auxquels le navire avait abordé. En 1856, ces rigueurs furent supprimées. On les rétablit par la suite en les adoucissant quelque peu. Aujourd’hui, comme le choléra règne à Odessa, la quarantaine fonctionne et occupe un nombreux personnel. Or M. de Valcourt, qui revient de Russie, affirme que trente passagers par jour, en moyenne, débarquent à Odessa et y subissent la quarantaine, tandis que quatre cents voyageurs arrivent par le chemin de fer et entrent librement en ville. Du côté de la Turquie, il n’est pas moins facile d’éluder les prescriptions quarantenaires. Cette année, l’administration ottomane, pour protéger le pays contre le choléra qui règne en Russie, a établi une quarantaine de dix jours pleins à Sulina pour les navires se rendant sur le Danube, au Bosphore pour ceux qui vont à Constantinople, à Batoun pour ceux qui viennent des ports du Caucase. De plus elle a supprimé le service à vapeur entre Galatz et Odessa. Qu’arrive-t-il? C’est que les voyageurs quittent la Russie par le chemin de fer de Wolociska (frontière austro-russe) et gagnent Constantinople par Vienne et Barrach, comme vient de le faire l’ambassadeur de Russie près la Sublime-Porte. Bientôt le chemin de fer qui reliera Kichenef à Yassy sera terminé, et le trajet sera encore considérablement abrégé. La quarantaine est donc inutile.

Il faut le reconnaître, le système des quarantaines présente des complications et des difficultés qui le rendent dans beaucoup de cas inefficace et inexécutable. Non-seulement il est malaisé de trouver des fonctionnaires assez vigilans, mais il est souvent impossible de s’opposer aux transports et aux mouvemens de voyageurs qui sont les agens de la propagation épidémique.


III.

S’il est impossible de détruire le choléra dans sa source, s’il est très difficile de l’empêcher d’arriver jusqu’à nous, la science ne possède-t-elle pas au moins une antidote à lui opposer, un remède pour le combattre lorsqu’il est parvenu à s’introduire parmi nous? De même que le médecin doit confesser, quant à la nature du mal, l’obscurité à peu près complète du savoir, de même il doit avouer, en face des victimes de l’invasion cholérique, l’impuissance presque toujours irrémédiable de l’art. Les remèdes proposés pour guérir le choléra sont aussi nombreux que les hypothèses faites pour l’expliquer. De part et d’autre, l’illusion est la même. Ceux qui considèrent le choléra comme une maladie due à des parasites recherchent naturellement les moyens de détruire ces parasites[5]. Les médecins qui le regardent comme une affection virulente, provoquant une sorte d’altération moléculaire de toute la masse des humeurs et surtout des matières albuminoïdes, sont d’avis que les acides pourraient jouer ici un rôle salutaire. D’autres, pensant qu’il importe avant tout de rétablir la liquidité du sang coagulé dans les vaisseaux, ont recours aux alcalis. On s’est servi aussi des sels de cuivre, que quelques praticiens considèrent comme de véritables spécifiques, d’alcaloïdes, comme la caféine, etc. Les physiologistes, qui localisent le mal dans le système nerveux du grand sympathique, ont été amenés à préconiser les drogues antispasmodiques. En somme, les remèdes ont presque tous paru sans action utile, et le traitement le plus rationnel est encore celui des premiers temps du choléra, le traitement des symptômes. Il consiste non pas à terrasser la maladie en bloc en lui livrant une seule et héroïque bataille, mais à la combattre par une suite d’escarmouches en attaquant les divers symptômes du mal les uns après les autres. Les cholériques ont des crampes, on essaie de les faire cesser. Ils ont froid, on les réchauffe par des frictions et des boissons. Ils n’ont plus qu’une circulation lente et difficile, on tâche d’en rétablir les conditions normales en stimulant le flux sanguin. Les sécrétions sont taries, on les sollicite par des moyens appropriés. De la sorte, et sans attaquer le mal à sa racine, on arrive souvent à d’heureux résultats. Ce qui empêche surtout les remèdes d’agir sur les cholériques, c’est que ces derniers ne peuvent rien absorber. Quelques médecins ont eu l’idée d’injecter directement les principes médicamenteux soit sous la peau, soit dans les veines. Plusieurs tentatives de ce genre ont réussi, et cette voie est la bonne. Seulement il faut y avancer désormais avec une persévérante et méthodique hardiesse, si l’on veut réaliser de vrais progrès dans le traitement du choléra et des autres maladies. Au lieu de tâtonner timidement et aveuglément dans les expérimentations sur l’homme vivant, il est nécessaire d’y procéder avec énergie et décision. C’est le seul moyen d’avoir un jour des armes solides et bien trempées pour les luttes contre la maladie.

Il convient peut-être de signaler sous ce rapport à l’attention des médecins les propriétés remarquables des borates et silicates alcalins que M. Dumas a révélées récemment[6]. Ces sels, qui n’exercent pas d’action toxique trop prononcée sur les organismes supérieurs, sont mortels au contraire pour les êtres microscopiques et les agens subtils organisés ou amorphes dont le rôle est incontestable dans les maladies infectieuses. Les expériences faites dans ces derniers temps ont prouvé du moins que de telles substances entravent le développement des fermentations de toute sorte, arrêtent les décompositions putrides, s’opposent aux corruptions de la matière organique. Il est permis de présumer que ces vertus, constatées dans le laboratoire des chimistes, seront efficaces dans le laboratoire de l’économie animale.

Indépendamment des remèdes qu’on oppose au choléra déclaré, il en est de préventifs qu’il est sage d’employer en temps utile : ce sont les substances désinfectantes et antiseptiques, comme l’acide phénique, le coaltar, le chlorure de chaux. La nature corrosive de ces produits empêche ce les administrer à l’intérieur et d’en éprouver l’influence thérapeutique; mais il est certain qu’ils exercent une action destructive sur tous les corpuscules organiques, et le plus souvent en paralysent les propriétés malfaisantes. À ce titre, il est rationnel de s’en servir pour purifier et assainir l’atmosphère, surtout l’atmosphère confinée des appartemens et des hôpitaux durant les périodes épidémiques. C’est à l’administration de prendre des mesures promptes et de fournir des indications claires pour assurer partout, en temps opportun, l’usage de ces substances.

Au point de vue de l’hygiène individuelle, la seule prescription est de vivre avec régularité et sobriété. Les excès, toujours funestes, le sont plus que jamais en temps d’épidémie. Il va sans dire qu’une extrême propreté n’est pas moins indiquée; ce qui l’est peut-être encore plus, c’est le calme et la sérénité de l’esprit. La force morale importe ici non moins que la santé physique. Quand le choléra sévit, les dérangemens intestinaux sont très fréquens, et dans l’immense majorité des cas la maladie survient non pas d’une manière foudroyante, mais à la suite d’une diarrhée qui dure plus ou moins de temps. L’expérience a démontré qu’en combattant cette première manifestation par les opiacés et par le sous-nitrate de bismuth, on prévient souvent l’explosion du choléra. En Angleterre, le gouvernement organise, quand l’épidémie sévit, des visites domiciliaires pour faire constater et traiter, s’il y a lieu, les prodromes de ce genre.

On le voit, il n’y a point encore de spécifique contre le choléra. La thérapeutique peut-elle concevoir l’espérance d’en découvrir un dans l’avenir? Rien n’autorise à en douter. On a trouvé un remède héroïque contre les fièvres intermittentes, le quinquina, sans connaître le moins du monde la cause première de cette maladie, sans avoir la moindre notion du miasme paludéen. Peut-être de même apprendra-t-on à détruire le miasme cholérique avant d’en pénétrer la nature intime. En attendant, il est permis de compter que le choléra, soumis en ceci à la mystérieuse loi qui gouverne l’évolution séculaire des épidémies, perdra de son intensité au fur et à mesure qu’il s’éloignera de son origine. Ces germes morbides, ces virus, semblent n’être point doués du pouvoir de se reproduire indéfiniment. Ils s’épuisent par leur propre activité. La mort qu’ils sèment finit par les atteindre un jour. Est-ce l’influence de la civilisation qui met ainsi un terme à leur sinistre ouvrage, ou cette fin assignée à leurs destinées est-elle la réalisation d’un décret fatal? En tout cas, le choléra doit s’éteindre un jour. D’ici là, le meilleur moyen de travailler à l’anéantir est d’en poursuivre scientifiquement l’étude.

Il faut donc voir ce que la science et la doctrine suggèrent pour l’avenir en fait de travaux capables d’élucider le grave problème de la nature du choléra et en général des maladies infectieuses. Les investigations de la physique et de la chimie deviennent de plus en plus faciles, tant les phénomènes y sont simples, les formules précises, les théories coordonnées, les méthodes sûres. La part de l’invention et de l’originalité y est de plus en plus réduits, celle du calcul et des mesures y prenant des proportions croissantes. Les maîtres ont donné les grandes lois et les procédés fondamentaux; les disciples ne font plus guère que résoudre des cas particuliers. Il n’en est pas de même dans la science de la vie et des maladies. C’est une roche où les filons précieux et inexplorés abondent encore. De belles fortunes sont réservées à ceux qui sauront extraire et mettre en circulation cet or; mais ce travail demande autant d’initiative hardie que d’industrie savante.

Il y a des maladies qui sont localisées dans un viscère et ne font guère souffrir tout d’abord que ce viscère. C’est ainsi que le poumon, le foie, l’estomac, le cerveau, peuvent être diversement atteints. D’autres s’étendent à tout un système organique, comme le système nerveux, le système musculaire, le système articulaire, la peau, etc. D’autres enfin s’emparent de toute l’économie, et c’est à celles-là qu’on a donné le nom de maladies générales. Ce sont celles dont on connaît le moins les causes extérieures et les désordres intérieurs, attendu que les uns et les autres sont restés jusqu’à présent inaccessibles à l’investigation médicale. Cependant on peut affirmer que le sang, qui baigne tout l’organisme et y entretient la liaison des parties, est dans ces cas le siège principal de l’altération morbide. Sans entrer ici dans le détail des divisions que les pathologistes établissent entre les affections de ce genre, il suffira de dire qu’ils ont rangé le choléra parmi les maladies infectieuses, c’est-à-dire parmi les empoisonnemens d’origine atmosphérique, comme la fièvre jaune, la peste, le typhus, la variole, la fièvre typhoïde, etc.

Quelque hypothèse qu’on fasse sur l’origine atmosphérique dont il vient d’être question, il est visible que ces maladies infectent le sang. Le liquide nourricier y éprouve une transformation non-seulement dans l’ordre et dans la proportion, mais encore dans la nature de ses ingrédiens, surtout du plus important de tous, la matière albuminoïde. Cette dernière, qui est la partie essentielle et nutritive du sang, la partie plastique, grâce à laquelle il rend aux tissus épuisés le corps et le ressort, subit alors une altération profonde dans l’intimité même de sa constitution moléculaire. Elle ne change pas notablement d’aspect physique, mais elle perd ses propriétés organiques normales. Elle devient incapable de jouer le rôle réparateur qui lui est dévolu. De quel genre est cette corruption de l’albumine? Voilà ce qu’on ne saurait dire tant qu’on ignorera la nature de cette même albumine à son état normal. En d’autres termes, il n’y aura lieu d’entrer dans l’étude des corruptions du sang qui constituent les maladies infectieuses que le jour où le sang de l’homme sain sera convenablement connu, c’est-à-dire où l’on aura établi avec une définitive précision chimique la nature des substances albuminoïdes. Là est, pour le moment, le grand desideratum de la biologie. La chimie est très avancée, la physiologie se développe; ce qui reste stationnaire, ce sont les questions qui marquent la transition de ces deux sciences, et dont la solution, indifférente peut-être à la première, serait pour la seconde la source des plus désirables clartés. La nutrition ne sera expliquée que lorsqu’on établira avec certitude la formule des transformations par lesquelles passe l’aliment depuis l’instant où il est dissous dans l’estomac jusqu’à celui où il est rejeté sous forme de produits de désassimilation par les divers émonctoires. Une telle explication ne serait pas seulement la clé des difficultés physiologiques qui arrêtent encore les savans, elle serait d’un bénéfice considérable pour la connaissance des maladies et surtout, — ceci nous ramène à notre sujet, — pour celle des maladies infectieuses. C’est donc vers l’étude des matières albuminoïdes et des métamorphoses complexes, précipitées et infinies qu’elles subissent dans le sang, que doivent se tourner aujourd’hui les chercheurs compétens. Ceux qui l’entreprendront ne mériteront pas le reproche de s’engager sur une route battue, car ils auront tout à créer, à commencer par les méthodes. A l’heure qu’il est, on n’a pas encore comparé et l’on ne saurait pas encore comment comparer, au point de vue de l’élaboration moléculaire dont ils ont été le siège, deux échantillons de sang pris en deux points du corps. Quand on connaîtra la constitution de l’albumine et quand on sera en mesure de faire la comparaison qui vient d’être indiquée, la question des maladies infectieuses ne sera pas loin d’être élucidée, et le choléra ne sera plus un lugubre mystère.


FERNAND PAPILLON.

  1. Kiev est chaque année le rendez-vous d’une foule de pèlerins qui viennent y adorer des reliques enfermées dans des galeries souterraines.
  2. Djeddah est un port de la Mer-Rouge éloigné seulement de deux journées de marche de La Mecque; c’est là que s’embarquent les pèlerins qui veulent regagner par mer l’Egypte, l’Asie-Mineure, etc.
  3. La mortalité provoquée par cette épidémie en France n’est pas encore bien connue. A Paris seulement, elle a fait plus de 6,000 victimes.
  4. Ce dernier a reçu le nom de choléra nostras, par opposition à celui de choléra asiatique.
  5. Parmi les partisans de cette idée, il faut citer un professeur allemand, M. Hallier, qui regarde comme démontré que le choléra est dû à des micrococcus. M. Hallier explique d’ailleurs toutes les maladies par des micrococcus ou par des infiniment petits du même ordre.
  6. Recherches sur les fermentations (Comptes-rendus de l’Académie des Sciences, 3 août 1871).