Le Cinquantenaire de Sainte-Beuve/02

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Le Cinquantenaire de Sainte-Beuve
Revue des Deux Mondes6e période, tome 53 (p. 837-854).
SAINTE-BEUVE
ET
ADÈLE COURIARD
D’APRÈS UNE CORRESPONDANCE INÉDITE

A l’âge de cinquante ans, Sainte-Beuve s’était installé définitivement dans une vie de travail acharné et solitaire. Cette activité cachait un désenchantement et une lassitude immenses. Pendant quelques années, un souffle de fraîcheur, venu du lac Léman, apporta au critique un soulagement momentané. Au mois de septembre 1856, Sainte-Beuve recevait de Genève la lettre d’une jeune fille, qui lui disait son admiration et sa reconnaissance. Habitué à juger les styles et les caractères, il reconnut vite dans sa correspondante une nature supérieure.

Adèle Couriard était alors âgée de vingt-cinq ans, étant née à Genève en 1831. Fille de pasteur, elle avait reçu une éducation austère. Elle vivait assez modestement avec sa mère et son frère : pour gagner le pain de la famille, le pasteur Couriard avait dû s’expatrier et remplissait le poste de précepteur auprès du prince héritier Nicolas, fils du futur tsar Alexandre III. De tout temps, un des traits de son caractère fut l’ardeur de ses convictions religieuses. Très vive, d’une intelligence ouverte et cultivée, elle était sujette à l’enthousiasme ; quoique sensible et douée de sympathie, elle devenait parfois mordante et déconcertait les plus spirituels par l’imprévu de ses réparties. Ses yeux noirs se détachant sur un teint clair et adoucis par un gracieux sourire, sa voix chantante, sa parfaite courtoisie lui donnaient un charme de distinction piquant, animé et un peu précieux tout ensemble. Sa figure, habituellement sérieuse, s’éclairait dans la conversation.

Sainte-Beuve lui écrivit pour la remercier. Ainsi s’engagea une correspondance qui allait durer douze années. Nous possédons les lettres, encore inédites, de Sainte-Beuve : par leur variété, leur abandon surveillé, leur finesse nuancée, elles forment le plus charmant des romans épistolaires.

Dans sa réponse à Adèle Couriard, Sainte-Beuve l’engage à ne pas voir en lui un homme extraordinaire : il se borne à souhaiter l’estime des bons esprits. Une année se passe. Or un beau jour, une dame Lehmann lui ayant envoyé un bouquet, Sainte-Beuve la confond avec Mlle Couriard et écrit à cette dernière une lettre pour la gronder de n’avoir pas annoncé sa visite. Adèle s’empresse de le tirer d’erreur, mais saisit cette occasion pour lui demander son amitié. Nous n’avons pas les lettres d’Adèle Couriard, qui doivent avoir été détruites : nous en sommes donc réduits à deviner leur contenu d’après les réponses de Sainte-Beuve. Celui-ci, en effet, lui écrit, le 4 juillet 1857 :

« La place qu’on daigne désirer d’obtenir et d’occuper, Hélas ! est moins enviable qu’on ne croit dans une âme vide, lassée et que je puis dire déserte depuis des années. J’aime mieux avoir une place chez les autres que leur en offrir une chez moi. Ai-je un chez moi au moral ? et quand j’ai donné par mon esprit le peu de bon que je puis produire, ai-je encore une valeur et suis-je quelqu’un ?... Soyez donc sûre, sans que je me permette de rien ajouter, que vous avez une place unique et qui ne saurait se confondre désormais avec celle de personne. »

Tout de suite, la correspondance devient très active et prend un caractère d’intimité. Auprès de sa jeune amie, Sainte-Beuve déploie cette coquetterie, cette bonne grâce, cette finesse d’expression qu’il possédait à un degré éminent. Il a par moments vis-à-vis d’elle des câlineries d’enfant choyé. On se rend compte, en lisant ces lettres, qu’il y avait vraiment en lui un poète et on comprend pourquoi il ne pouvait se consoler de ne plus en tenir le rôle auprès des générations nouvelles.

En analyste de l’âme féminine, il se plaît à recevoir les confidences de cette Genevoise qui lui raconte sa vie de jeune fille. Si nous interprétons exactement les récits qu’elle-même nous a faits dans sa vieillesse, Adèle Couriard écrivait à Sainte-Beuve comme à un vieil ami et en toute simplicité. Elle lui communique ses impressions sur des lectures, sur les sermons ou les conférences entendus, elle lui demande son avis sur les grands écrivains de Paris qu’il connaît, elle a recours à ses conseils pour des travaux littéraires. Parfois, elle est prise de crainte à l’idée d’importuner un homme si occupé. Il proteste alors de l’intérêt qu’il prend à ses lettres. Son vieux cœur aigri et blessé s’attendrit devant une gentillesse aussi vive et aussi confiante.

« Vous ne vous faites pas d’idée, écrit-il, combien en me racontant simplement vos affections, vos liens, le milieu morne où vous vivez et respirez, vous me reportez bien loin en arrière… Cette vie que vous me décrivez, même avec ce que vous y marquez si délicatement de privations et de sacrifices imposés, ç’a été ma poésie. »

Il se plaint de la vie trop intellectuelle qu’il est contraint de mener et remercie celle qui lui ouvre un aperçu sur un monde plus paisible et plus simple.

« Jugez donc combien il est agréable, ayant un si vilain et si nul chez-soi, de pouvoir regarder dans le chez-soi de ses amis, d’y lire le bonheur dans le vrai sens et le contentement du cœur même sous des teintes voilées [1]. »

Un jour, elle lui avoue se sentir bien petite auprès de lui.

« Vos lettres me sont un vrai plaisir et bonheur, répond-il, si j’osais encore employer ce mot. Des marques vraies et désintéressées d’affection sont rares ; c’est une vérité d’expérience que vous ne savez pas. Permettez-moi de redresser quelques-unes de vos idées à mon sujet. D’abord, je vous demande instamment de supprimer, si vous voulez bien me favoriser de vos lettres, ces témoignages excessifs que je ne mérite pas, qui ne m’appartiennent pas, et qui empêchent qu’on se regarde simplement de près et en amis. De ce qu’un homme a un talent distingué qu’il est habile dans son art, dans sa profession, il ne s’en suit pas qu’il est un grand homme : ces derniers sont d’un ordre tout différent, embrassant des ensembles, ou gouvernant les hommes, ou sondant des sphères, renouvelant le monde en un mot quand ils y paraissent. Laissons-les dans leur gloire et leur majesté. Un homme de lettres, qui aspire même au rang le plus honorable dans sa condition, n’est pas, ne doit point paraître placé si à part ; il est du milieu de tous ; si vous l’aimez un peu, c’est qu’il a exprimé un peu mieux que vous n’auriez su peut-être des choses que vous sentez peut-être mieux et plus sincèrement que lui. Il y a donc lieu de se calmer, de se regarder doucement, de se donner même la main, et de causer. Voilà où j’en voulais venir. Je voudrais donc, si vous m’écrivez (et je le désire) que vous causiez tout simplement de vous, afin que je puisse vous voir de loin ; — ainsi, plus de ces compliments, de ces humilités sans cause, de ces façons de se rejeter sur son insignifiance. Vous n’êtes pas du tout insignifiante. Comment êtes-vous ? Comment vivez-vous ? Où avez-vous été élevée ? Etes-vous de Genève ? Y avez-vous toujours vécu ?... Avez-vous un âge ? Etes-vous grande, êtes-vous petite ? Avez-vous des cheveux noirs ou blonds ?... Voyez comme je suis curieux, exigeant. Vous ne me connaissez pas du tout, malgré mes livres. Je suis très vieux d’âge, et très jeune encore, très conservé par un côté de mes idées et de mes sentiments. J’eusse été meilleur si j’avais toujours eu une affection, une idée vivante, une conscience visible et souriante non loin de moi [2]. »

Tout en se faisant confesseur, Sainte-Beuve se confesse lui-même. Telle que nous l’avons connue dans son grand âge, Mlle Couriard avait une remarquable aptitude à entrer dans les sentiments et les idées de ses amis. Sans doute la souffrance, les expériences, la vie intérieure avaient développé en elle ce beau don de sympathie. Nous ne doutons pas, cependant, qu’elle ne le possédât déjà dans sa jeunesse. Quelle joie pour le critique solitaire de trouver une âme compatissante qui vibre à ses confidences ! Quel plaisir ne dut-il pas éprouver à se détendre, à s’abandonner aux effusions d’une douce amitié !

Il ne cesse d’exhorter son amie à ne pas le grandir outre mesure. Son culte de la vérité, ses scrupules de lettré l’obligent à accuser lui-même les lacunes de son esprit :

« Je suis surtout propre à me porter sur un point, à m’y concentrer, à l’approfondir, à le percer et le traverser : comme je change souvent et très aisément de points, cela en s’additionnant fait de l’étendue, mais j’embrasse difficilement cette étendue à la fois, je n’ai jamais bien su nager ou voler au large, j’ai besoin de me piloter le long de quelque rivage inégal, et plus le rivage est inégal, mieux je m’en tire [3]. »

Parlant des Alpes suisses qu’il a visitées, mais où il ne s’est pas arrêté, il ajoute : « ... Mon goût et ma région naturelle, c’est la mi-côte, le riant et l’agreste pays de Vaud.... Je ne suis pas un Mont-Blanc ; il n’y a pas lieu à se croire avec moi sur une hauteur ni même sur une colline... Votre ami est encore moins digne de vous cette année qu’il y a un an ou deux ; c’est une raison pour vous de mieux encore marquer votre amitié par votre indulgence [4]. »

Chaque lettre amène de nouveaux épanchements. Quand une longue intimité épistolaire l’aura encore rapproché de son amie, Sainte-Beuve fera des aveux singulièrement éloquents et douloureux dans leur sincérité. Il regrette de ne pouvoir venir en aide à sa correspondante qui traverse une époque difficile :

« C’est en ces moments qu’on sent avec d’amers regrets l’inconvénient d’être soi-même dans une fortune étroite et aussi d’avoir une âme trop molle, et au fond de laquelle (tout au fond) on a dès longtemps tué la vertu. Il en résulte qu’on se méfie à bon droit de soi-même, qu’on n’ose y compter, et que dès lors on n’ose dire à personne de s’y appuyer autrement qu’en passant. Je touche là à mes plaies secrètes et ne les indique qu’à peine. J’appelle vertu ce quelque chose que vous exprimez quand vous parlez dj cette énergie de résolution, de cette constance à remplir un devoir, du bonheur sérieux qui en est le prix, et de cette jouissance un peu âpre, mais si réelle, qui récompense tout bon labeur difficile [5]. »

Sainte-Beuve fait preuve, dans ces lettres, d’une discrétion et d’un tact parfaits qui lui permettent d’aborder tous les sujets sans jamais heurter le respect dû à une jeune fille. Avec une incomparable virtuosité d’écrivain il transpose, il suggère, il enveloppe sa pensée.

« Mon cœur, écrit-il le 11 juillet 1858, se plaint (quand il pense à vous) de s’être trop amolli, énervé, usé de tant de façons ; on n’a que sa dose, après tout ; et si elle n’a pas été renouvelée à temps, ménagée, si on n’a pas fait des réserves dans les années de verdeur et de sève, on court risque de se trouver dépourvu aux approches de l’hiver. J’ai encore les bons mouvements, mais la continuité me manque, non pas la persévérance (entendons-nous bien), mais cette sorte d’uniformité dans le bien et dans l’affection, qui, par exemple, compose la vie de famille : je vais et je viens, je reviens souvent, je reviens toujours ; mais la longue habitude du caprice, cette diversité que cultive l’artiste et que le chrétien s’interdit, ces passages d’un sujet à l’autre dans l’ordre de l’esprit et qui ont leur contre-coup jusque dans le cœur, voilà les faiblesses ; il faudrait une amie présente pour les deviner, pour les combattre ; j’en ai eu souvent le désir, jamais la force ; je me méfie de moi comme d’un incurable. Dans le secret de ma pensée et dans la justice qu’on se rend dans le tête-à-tête, je me suis dit souvent : « J’ai tué la vertu en moi ! »

Il se juge lui-même, non sans sévérité :

« Je n’ai fait depuis près de vingt ans que perdre chaque jour et m’y résigner, perdre en chevalerie, en religion, en amour, en idéal de tout genre, et devenir un observateur net, attristé, positif et las. Quand je dis attristé, c’est encore plus las que je devrais dire, car la tristesse, certaine tristesse est encore un trésor. Voilà ce que c’est que de n’avoir pas vécu en plein, à temps, par la vie du cœur. Vous ne sauriez croire comme mes horizons habituels sont bas, ordinaires [6]. »

Cette impression de lassitude, Sainte-Beuve y revient à maintes reprises.

« Si je suis triste, c’est peut-être que j’ai vu manquer plus d’une échéance sur laquelle je comptais tout bas. » — « Le reste de ma vie est à vau l’eau et va comme il peut ; je n’ai près de moi ni amitié ni conseil, ni appui ; je suis surchargé de petites affaires qui surviennent, de projets qui se coupent, d’importunités, de sollicitations, de divertissements qui sont des fatigues. Enfin, il vaut mieux oublier chaque journée sitôt qu’elle est passée, et la laisser tomber à jamais dans l’abîme. La distance, le brouillard, la désespérance inévitable à de certaines heures, font que je ne vois que par intervalles et toute tremblotante ma petite étoile chère et lointaine. Je suis sincère, je dis mes défaillances ; je me confie en la plus indulgente amitié [7]. »

Lorsque, après vingt-cinq ans de travail, il a enfin terminé son Port-Royal, il s’écrie : « Je suis libre maintenant pour le rien, pour le néant, pour le sommeil. J’aime le sommeil, je le désire, comme d’autres aiment la veille et le réveil. » (19 juillet 1859.) Ses instincts de poète protestent contre l’asservissement du métier de critique. Il est harassé par le surmenage auquel le contraignent les Causeries du Lundi. « J’ai été et je suis surchargé d’occupations, et dans une fatigue nerveuse qui ne me quitte presque pas [8]. »

Adèle Couriard a le don de réveiller en lui la veine poétique. Certains passages de ses lettres sont même, nous semble-t-il, d’une émotion et d’une fraîcheur d’expression que n’avaient pas toujours les vers de sa jeunesse. Le souvenir du lac Léman au bord duquel il a vécu quelques mois lui reste très doux, il y fait des allusions continuelles, il l’appelle mon lac.

« J’ai vu souvent ce Lac tel que vous me le décrivez, avec ses belles duretés, parfois avec ses mollesses, avec ses teintes presque italiennes, et tantôt aussi, vers l’extrémité, avec ses froideurs et ses sombreurs presque norwégiennes et islandaises. Il y a de tout selon les saisons et les heures, et selon les cœurs aussi de ceux qui contemplent. Je l’ai contemplé durant toute une année (il y a vingt ans) en exilé volontaire, en banni de l’amour, avec un cœur qui passait par toutes les nuances du sentiment, le plus souvent avec mélancolie et amertume, quelquefois aussi avec des éclaircies et des rayons d’espérance. Le miroir de mon âme n’est plus assez net, je le crains, pour accueillir et réfléchir tant d’aspects divers. Que vous dirai-je ? chère Mademoiselle, je vis comme un homme qui va reprendre un joug de lourde besogne auquel il n’est guère propre et contre lequel protestent tout bas les anciens goûts mal assoupis, et ses fatigues réelles trop présentes. Les années qui me restent sont trop peu nombreuses pour ne pas devoir être employées, ce me semble, à des études et à des productions de mon choix, et je m’en vois éloigné, moi poète dans le cœur, rêveur obstiné, et qui mourrai dans l’impénitence littéraire finale [9]. »

Sainte-Beuve se souvenait d’avoir admiré Wordsworth et de s’en être inspiré. Tout au fond du cœur, le critique contraint de vivre à Paris conservait le culte de la vie champêtre et enviait l’existence du poêle des lacs.

« L’idéal de la vie pour moi serait de vivre doucement dans quelque beau lieu pareil aux bords de votre Lac ou aux bords du sien ; de passer des heures paisibles sous le même toit, devant une belle nature ; et le soir, d’entendre lire, de s’entendre expliquer ces poésies domestiques profondes, le livre sur la table, nette et brillante, où déjà la théière est dressée, et tandis que chante sur le feu la bouilloire [10]. Une douce voix, un sourire aimable et bienveillant, un regard d’amitié. Voilà une soirée, une journée de l’Eden. Pourquoi est-il trop tard ? Pourquoi en ai-je trop souvent en moi flétri l’image [11], ? »


Très vite la correspondance a pris un ton affectueux. « Que ne suis-je votre oncle ? » s’écrie un jour Sainte-Beuve. Ayant tardé à répondre à une lettre de Mlle Couriard, il s’excuse en ces termes : « Je m’aperçois avec effroi, avec peine, que ces retards peuvent ou alarmer ou affliger ma grande amie ou ma petite amie de là-bas. » Une autre lettre se termine ainsi : « Adèle a été le nom de ma première amie : c’est aussi le nom de ma dernière. » Il pense souvent à elle et s’informe de sa santé avec une sollicitude paternelle. Dans la joie de se sentir compris il se livre tout entier. Il retrace l’histoire de ses principales phases religieuses. « Excusez-moi, ajoute-t-il, et pardonnez cette vue purement philosophique des choses à un homme qui a beaucoup vécu seul, et dont le cœur, ce grand convertisseur de l’esprit, n’a jamais été possédé bien longtemps et absolument par un autre cœur qui daignât l’incliner et le gouverner. » Enfin, il exprime ce vœu, qu’il va fréquemment répéter, de voir Adèle Couriard venir à Paris. « J’ai un vrai désir et besoin, dit-il, de placer tant de bonnes et douces pensées sur une physionomie familière et connue. Je fais plus que de vous connaître : je vous sais, mais je ne vous connais pas [12]. »

Bientôt dans ses confidences un élément romanesque perce timidement. « Cette langueur et cette teinte de tristesse et même d’ennui me plaisent assez, surtout s’il s’y mêle quelque impression affectueuse, une espérance ! c’est trop dire, — du moins une pensée qui avertisse que toute vie morale n’est pas finie et qui prête encore à ce que j’appelle l’imagination du cœur. » Après avoir parlé du Livre d’amour, de la crise douloureuse qui l’a inspiré et de son adieu définitif à la poésie, il hasarde : « Il y a encore dans la vie des inconséquences, et dans le cœur aussi ; il y a des velléités, des semblants de réveil, des moments qui pourraient encore donner l’idée du contentement et faire croire à des restes de beaux jours. C’en sera un si je (vous) vois, et si c’est bientôt. » Il est heureux et tout surpris lui-même d’être encore capable de ressentir une affection aussi pure ; il se sent relevé à ses propres yeux, il en est comme rafraîchi : « Vous êtes pour moi une amitié telle qu’il ne m’en reste aucune qui en approche, et telle que je n’en eusse osé espérer en cette saison aride, une de ces amitiés délicates qui devraient être les seules des dernières années où l’âme a tant de besoin de vivre par elle seule, de revivre et de se raviver, de retrouver, s’il se peut, une innocente fleur. Mon souci serait de m’en montrer digne, ma crainte est de ne l’être pas [13]. »

Quand elle reste plus de trois semaines sans lui répondre, il est pris d’inquiétude. « Qu’arrive-t-il ? Que devenez-vous ? Que pensez-vous ? Tous les termes habituels auxquels vous m’avez accoutumé dans votre aimable correspondance sont expirés, et je ne reçois de vous aucun signe. Je suis inquiet, j’ai attendu et espère de jour en jour ; je n’ai pas écrit, me disant : Cela sera sans doute à demain, et rien n’est venu. De grâce, un mot, un seul mot qui me rassure ! » (29 avril 1858.) Il craint de la voir se détacher de lui. Pourquoi lui a-t-elle « un moment fait entrevoir l’avenir », pour le lui « refermer aussitôt ? »

Insensiblement, on voit naitre en lui l’espoir d’une intimité plus tendre et plus complète. En songeant aux obstacles que la différence d’âge, les habitudes, le milieu, la religion mettent entre lui et son amie il est pris de découragement :

« O noble et belle âme toute spiritualiste qui ne voyez les choses que par leurs meilleurs et leurs plus purs aspects et qui y projetez la blanche vapeur de vos rêves, j’éprouve quelques-unes des petites misères de la vie d’un vieux célibataire, et je transige comme je peux... Je suis honteux de répondre par ces détails, à vos vœux si touchants, si élevés, si bienfaisants. Plus jeune, je n’aurais pas attendu jusqu’à aujourd’hui à réaliser la présence réelle comme vous dites, à vous voir, à vous connaître, mais je sens mieux que personne la force des choses, les obstacles, les impossibilités, ce qui s’interpose et ce qui sépare ; de là les low spirits qui sont la fin de tout dans la vie [14]. » Par moments toutefois, il croit encore à un renouveau tardif et s’écrie : « O tendresse ! ô flamme ! ô espérance d’une âme mutuelle, comme dit Horace, où êtes-vous ? qu’ai-je fait de vous ? et quand par miracle je rencontre cette âme, en ai-je une, ai-je songé à en garder une, pour l’offrir et pour remercier [15] ? »

Adèle Couriard ne comprit pas ou affecta de ne pas comprendre les vœux exprimés sous cette forme voilée. Quelques mois après, Sainte-Beuve lançait un appel nouveau : « J’ai peu à dire ; je n’ai rien de bon au dedans : je n’ai personne à qui j’aie pu dire à temps : Sauvez-moi de moi-même !... Je ne vous ai pas promis d’être gai, d’être riche de sensations et d’idées, je ne vous ai promis que d’être sincère. Dites-moi donc un bon petit mot d’amie, et consentez à prendre votre rôle, vous qui êtes la plus forte des deux. — A vous de cœur et de respect. [16] »

Un ton si pressant effaroucha la jeune huguenote. Elle dut répondre de manière à dissiper tout malentendu entre elle et son ami. Sainte-Beuve, devant ce refus, témoignera d’une tristesse calme et résignée :

« Le retard que vous avez mis, en effet, à me répondre, m’a montré que j’avais eu tort de vous écrire cette lettre que j’aurais voulu retirer ; ou plutôt il vaut mieux qu’elle ait été écrite, sauf à l’oublier désormais et à n’en plus faire mention. Je tiens seulement à constater que vous vous étiez fait une idole et à votre image : votre enthousiasme y allait, et je ne pouvais me l’attribuer sans mensonge. J’aime mieux avoir moins et n’obtenir que ce qui me revient de droit. Au fait, il entre presque nécessairement de l’illusion dans l’affection exaltée. Connaître à fond, et tel qu’il est, un être humain et l’aimer, c’est impossible. Toujours est-ce, ma chère enfant, que j’ai crié vers vous, et que vous n’avez pas répondu à mon cri. Parlons d’autre chose [17]. »

La correspondance continue comme auparavant, mais devient plus impersonnelle. Sainte-Beuve parle de Musset, du couple de Gasparin, de Pascal, de la nature. Un jour pourtant, Adèle Couriard est prise d’envie de connaître le fond de la nature de son ami et hasarde quelques questions. Sainte-Beuve la gronde un peu, tel un maître d’école donnant sur les doigts à une fillette trop curieuse.

« La question que vous me faites est délicate, et difficile à traiter en toute saison. Y a-t-il quelque chose d’un peu défraîchi ? Le duvet du front est-il un peu défleuri ?... Voilà bien des curiosités d’Eve. J’ai beau attendre, ma plume ne redeviendra jamais assez jeune et assez légère pour se jouer à ces questions de gai savoir et de tendre science qui ne veulent qu’être effleurées par un souffle du matin et du printemps... Au moral... je suis peu montrable à mes amis. J’ai regretté quelquefois de vous voir prendre les choses d’une manière si divine et si éthérée, parce que cela vous éloignait trop de moi, et que tôt ou tard il devait venir un moment où le désaccord apparaîtrait, vous demeurant trop haut, et moi retombant trop bas... Je suis donc sans illusion, sans ambition, dans la situation du sage qui n’aspire qu’au repos ; par malheur le repos devient de l’ennui quand on n’est pas tout à fait ce sage : de là des misères qu’on garde pour soi et où l’amitié d’une belle et lointaine demoiselle n’a rien à voir. »


Les questions religieuses tiennent dans cette correspondance une grande place. Le critique a tout de suite avoué son scepticisme. Parlant de M. de Gasparin, il écrit : « Je sais sa chaleur d’âme, ses qualités vives, son éloquence ; il en a les sources dans son cœur. Après cela il faut bien que je me confesse à vous, avec qui je ne veux jamais feindre. J’ai pu écrire des histoires chrétiennes, avoir des veines et des inspirations chrétiennes passagères, mais hélas ! je ne suis pas chrétien ; je ne suis pas de l’École de Jésus-Christ, si admirable que je la sache et que je la respecte. — Voilà un grand aveu. Je ne suis qu’un observateur de la nature en elle-même, dans son immense variété, un des plus humbles et des plus indignes de la grande Ecole de Goethe. [18] »

La plus importante de ces lettres, à ce point de vue, est celle où il raconte les principales étapes de son évolution religieuse, et comment il s’est peu à peu installé dans un scepticisme définitif.

« Elevé simplement, moralement et dans une religion modérée près de ma mère, en province, je suis venu à Paris à l’âge de treize ans et demi, déjà assez avancé pour l’esprit et pour les études, et très vierge de cœur. Pendant une année l’idée religieuse s’est plutôt développée en moi et exaltée par suite des chagrins de l’absence et de l’ennui du foyer natal. Mais l’année d’après, le courage humain a pris le dessus, je me suis fait homme comme je l’entendais et je me suis initié de moi-même par toutes sortes de lectures aux idées philosophiques : je n’ai pas tardé à les pousser très loin, au moins quant aux résultats, et il n’en était aucune qui m’effrayât, même par ses absolues négations. Cet état resta le mien pendant des années, et m’est devenu fondamental. J’y ai joint des études de médecine et d’anatomie dirigées d’après les mêmes inspirations purement positives. Toutefois, ayant beaucoup souffert, vers l’âge de vingt-cinq ans, j’éprouvai, pendant six ans, une sorte de maladie de la sensibilité, qui prit un caractère mystique, plus poétique que religieux sans doute, mais qui affecta aussi la forme chrétienne. C’est alors que je fis un petit recueil de poésies intitulé les Consolations, qui, depuis, ne s’est plus réimprimé séparément : sans quoi je vous l’enverrais, et il vous plairait, et il vous referait illusion encore, malgré tout ce que je pourrais ajouter de contraire. C’est simplement un rêve céleste de six mois dans ma vie. Mais il m’en est resté longtemps quelque chose, notamment la faculté de comprendre la tendresse chrétienne et d’y entrer, lorsque je rencontrais des personnages qui en étaient imbus et pénétrés. C’est ainsi que j’ai pu aborder le sujet de Port-Royal ; mais auparavant j’avais comme épuisé la poésie et le roman du genre dans un livre assez singulier intitulé Volupté dont le nom est plus léger que le fond, et que je ne vous conseillerais pourtant pas de lire.

« Il est résulté de cette série de compositions et d’études dans cette direction, que je sais tout ce qu’on peut dire en faveur et en l’honneur d’une certaine doctrine, et qu’au besoin je le dirais moi-même ; mais les doctrines fondamentales dont je vous ai parlé et qui tendent à tout expliquer par l’organisation et par la nature, n’ayant fait que gagner en moi sous main, j’ai acquis cette disposition sceptique définitive qui me range dans la moins bonne classe de ceux que vous me dépeignez. Il est d’ailleurs si loin de ma pensée de jamais détourner personne d’une autre voie et de me faire prêcheur, que vous avez pu lire plusieurs volumes de moi sans trop voir éclater ces sentiments, et qu’il faut, pour que je vous les expose ici avec cette franchise, le besoin que j’ai d’éviter aucune dissimulation, aucun malentendu entre nous...

« Quand je suis allé dans le canton de Vaud, j’ai trouvé d’aimables prêcheuses, notamment Mme Olivier, dont vous avez pu lire le livre de poésies qu’elle a publié de concert avec son mari (Les deux Voix) ; j’ai surtout rencontré en M. Vinet un homme qui était le plus fait peut-être pour inspirer un respect tendre et un désir de conciliation dans l’ordre des idées et des espérances. J’ai écouté, j’ai goûté, j’ai admiré et senti. Vous savez que ce n’est pas là croire.

« Vous pouvez parler comme eux, je vous écouterai de même ; je m’explique ces ardeurs d’un jeune cœur pur, élevé, en qui les belles aspirations débordent, ces émulations pour Elisabeth Fry, comme d’autres, en d’autres lieux et en d’autres communions, nommeraient sainte Thérèse. Madame votre mère a pu éprouver cela en son temps et à votre âge ; mais c’est encore dans la famille (j’en parle, hélas ! comme un aveugle), que ces exaltations premières qui ne sont qu’un vœu des belles natures trouvent leur emploi et s’apaisent. »

Il proteste de son respect pour les convictions des autres et de sa répugnance au prosélytisme. Il ne croit pas aux miracles, la croyance au surnaturel n’est pour lui qu’une « belle et louable illusion. » « L’espérance et la foi se paient déjà à l’avance jusqu’à un certain point par elles-mêmes, par leurs propres mains, en procurant une consolation actuelle à l’âme qui les possède. » Dans une lettre du 25 juin 1859, se trouve cette définition : « A mes yeux, (l’amour pour Dieu) c’est de l’amour transposé (et à fonds perdu). »

Il ne peut comprendre comment, chez Mlle Couriard, s’unissent l’amour de la nature et la piété.

« Vous me dépeignez avec vivacité une journée de printemps au bord de votre beau lac : mais je crois sentir que cette sensibilité avec laquelle vous la goûtez est contraire » directement contraire à la prescription qui ressortirait de l’enseignement si goûté aussi ; vous essayez de concilier des contraires... Qui sent vivement la nature en soi et autour de soi doit se mutiler pour être chrétien : il n’y a pas de milieu. Je ne vous combats point, chère Mademoiselle, je vous laisse seulement entrevoir une cause de peine, qui est de m’être aperçu que nous soyons, que nous devions être si peu de la même religion, laquelle ne fera probablement que s’accroitre et gagner en vous. Vous êtes fervente, vous êtes religieuse, vous avez une patrie autre encore que Genève ; et cette patrie n’est pas la mienne. Et c’est une patrie vers laquelle on s’achemine ou dont on s’écarte de plus en plus, à mesure qu’on avance dans la vie. Vous vous y acheminez dès la jeunesse et vous continuerez d’y tendre. Je m’en éloigne, ou plutôt je ne m’en éloigne ni ne m’en approche, dans mes idées, puisqu’à mes yeux elle n’est qu’un mirage, une illusion d’optique morale, et qu’elle n’est pas. C’est là un sujet de tristesse pour celui qui aurait aspiré à un accord moral [19]. »

Un jour viendra où une divergence aussi profonde sur un point si capital amènera entre les deux amis un refroidissement inévitable. Avec les années l’un et l’autre s’assuraient davantage de posséder la seule vraie conception de la vie. Adèle Couriard se lassera de vouloir influencer ce sceptique incurable ; Sainte-Beuve, désappointé de n’avoir pas rencontré l’affection souhaitée, se détachera peu à peu. Le 20 juin 1860, il s’écrie : « C’est pour moi un petit ennui que ma grande amie ne soit pas tout bonnement et naturellement philosophe ; car à tout moment elle s’embarque sur des embarcations où je ne la suivrai pas. » Désormais la correspondance devient plus intermittente et moins intime. Enfin, le 29 décembre de la même année, Sainte-Beuve semble las de revenir sans cesse à la discussion des mêmes sujets, sa lettre a le ton attristé d’un adieu. « Je regrette de ne vous avoir pas connue. Je suis dans un courant qui me roule. Ma pensée n’est pas enchaînée, et vous pouvez croire qu’elle va plus d’une fois aux bords de votre beau lac et qu’elle vous imagine... »

Pendant plus de vingt mois, la correspondance reste interrompue. Le critique est de plus en plus accaparé par son travail ; la vie de Mlle Couriard est transformée par une affection nouvelle. Quelques mois après le dernier message de Sainte-Beuve, elle fait la connaissance d’un ami de son père, M. Loubier, consul à Saint-Pétersbourg, auquel elle s’attache et dont elle devient bientôt la fiancée. Le mariage est renvoyé à l’été de 1862. Mais un double malheur anéantit ces espérances. Le pasteur Couriard meurt au château de Bellerive près de Genève, le 20 août 1862. Peu de jours après, M. Loubier arrive de Russie, tombe gravement malade et meurt, lui aussi (24 septembre). Au cours du mois d’octobre, le docteur Couriard, frère d’Adèle, passe à Paris, fait une visite à Sainte-Beuve et lui dépeint le chagrin de sa sœur. Aussitôt ce dernier écrit à son amie d’autrefois pour lui dire sa sympathie ; il a toujours pour elle, assure-t-il, « un fonds de sentiments affectueux et reconnaissants qui ne changeront pas [20]. »


Nature ardente et délicate, Adèle Couriard demeura longtemps ébranlée par la perte de son père et de son fiancé. Un an plus tard, seulement, elle se sentait la force d’entreprendre le voyage de Paris pour visiter la mère de M. Loubier. Les deux correspondants allaient enfin se trouver face à face. Quel serait le résultat de cette rencontre tardive ? Quel jugement porteraient-ils l’un sur l’autre ? Leur amitié allait-elle se réveiller, ou sombrer à jamais ?

Au moment de leur pleine intimité, Sainte-Beuve redoutait déjà la déception qu’éprouverait Mlle Couriard en le voyant. Il lui écrivait un jour : « Vous auriez trop de mécompte quand je vous verrai, si vous vous attendiez à ces beaux éclairs de conversation dont vous parlez. Rien de cela. Je suis bonhomme, souvent las et disant des choses communes [21]. »

Ses craintes n’étaient que trop justifiées. En voyant ce gros homme un peu lourd, Mlle Couriard éprouva une aversion instinctive. Avec une intransigeance bien féminine et une vivacité d’impressions non moins féminine, elle vit en lui une sorte de « Polichinelle ; » elle lui trouva « une expression cynique. » Tels sont les termes dont elle se servait avec nous dans la conversation pour le dépeindre. De son côté, Sainte-Beuve dut ressentir un certain désappointement. Fort probablement l’impression de la visiteuse se trahit sur son visage et amena dans son maintien une gêne ou une froideur que sa courtoisie naturelle ne réussit pas à dissimuler. De plus, sa tristesse, l’ébranlement de sa santé la rendaient moins curieuse des questions littéraires ou philosophiques.

Après cette entrevue, nouveau silence qui ne dure pas moins de six ans. Durant ces années, Mlle Couriard a cherché une diversion à sa douleur en écrivant des romans. Ces livres eurent un vif succès à l’époque où ils parurent. De nos jours ils paraissent démodés. Un ton prêcheur et certaines invraisemblances font trop oublier la réelle valeur de ces ouvrages. Mlle Couriard elle-même reconnaissait ces défauts avec beaucoup de bonne grâce.

En 1868, elle adresse une nouvelle lettre à Sainte-Beuve. Elle était choquée par le ton d’hostilité adopté par l’écrivain envers les choses du christianisme : elle voulut lui en faire reproche. Sainte-Beuve, impatienté, répondit par cette lettre, piquant mélange d’irritation et d’urbanité.

« J’ai été heureux de votre souvenir. Le mien va quelquefois vous chercher un peu au hasard. Je vois que vous êtes toujours à votre Léman. Êtes-vous à la même campagne au bord du lac ? J’ai reçu votre volume et vous en remercie. Mais laissez-moi vous dire : Pourquoi donc me prêchez-vous ? Qu’ai-je fait pour cela ? Et laissez-moi vous soumettre une singularité qui me frappe. J’ai à Boulogne-sur-Mer une cousine, une vieille cousine de beaucoup d’esprit, qui s’était mise, il y a deux ans, à rentrer avec moi en commerce de lettres, renouant ainsi avec mes souvenirs d’enfance. Et puis, tout d’un coup, un jour, elle m’a proposé de me recommander aux prières de tout un couvent, dont la supérieure, disait-elle, était une de nos parentes. En un mot, elle a fait preuve à mon égard du zèle catholique et monastique le plus intempestif et le plus déplacé. Je le lui ai dit.

« Or, comment se fait-il aujourd’hui qu’il m’arrive de Genève, et d’un côté non catholique, la même insinuation, la même tentative de prédication ? Il y a de quoi faire réfléchir un philosophe. Je sais bien la différence ; vos vœux sont d’une âme tout individuelle, et il n’y a pas de communauté derrière. Mais, enfin, je vous aime mieux sans cette complication qui me parait une chose un peu acquise et qui ne se produisait pas aussi à nu dans nos précédentes relations. Soyez vous-même, telle que je vous ai connue, avec le sentiment religieux qui convient à votre nature, mais qui peut-être ne convient pas à toutes au même degré. Je ne voudrais rien diminuer chez ceux qui croient ; mais pourquoi cette ingérence, — tant de ma cousine de Boulogne-sur-mer, ultra-catholique et ultramontaine, — et de ma douce et intérieure amie, calviniste ou pauliste de Genève ? Voilà ma vengeance, elle est dans le rapprochement [22]. »

Mlle Couriard lui écrivit pour s’excuser ou s’expliquer. Sainte-Beuve répondit par ce billet : « A la bonne heure ! Je vous remercie de votre petit mot amical et de ne pas vous être formalisée de mes rudesses. Croyez que je n’en ai pas écrit autant à ma cousine. » Le ton, cette fois, est amical, mais ce n’en est pas moins le dernier message. Sainte-Beuve vivra encore vingt mois, et aucune lettre ne sera plus échangée entre les deux amis. C’est une séparation à l’amiable. Depuis longtemps le charme était rompu.

Aussi bien, une intimité prolongée paraissait impossible.

Dès l’origine des obstacles considérables, quoique non apparents, les séparaient. Sainte-Beuve, dans les quinze dernières années de sa vie, penche de plus en plus vers la libre pensée, tandis que Mlle Couriard s’attache toujours plus fortement à sa religion. Un malentendu tacite pesait sur leurs rapports. Il est difficile parfois d’interpréter la pensée de Sainte-Beuve exprimée sous une forme si discrète, si voilée ; nous pensons toutefois qu’il avait plus ou moins entretenu l’espoir de se faire aimer de sa correspondante ; de son côté, Adèle Couriard, honorée de son intimité avec le grand écrivain, se flattait d’exercer sur lui une influence religieuse. Après plusieurs années de rapports épistolaires, l’un et l’autre s’aperçurent de leur illusion réciproque : ils se séparèrent simplement et sans éclat [23].

Cette correspondance est précieuse pour la connaissance de Sainte-Beuve intime ; elle nous révèle chez lui une sensibilité qui l’accompagna jusqu’au seuil de la vieillesse ; Joseph Delorme n’était pas mort en lui. Aux approches de la soixantaine, il a conservé quelque chose des rêves et des désespérances romantiques. En pleine gloire, il est malheureux parce qu’il n’a pas trouvé l’équilibre intérieur. Sentimental, il a pratiqué le vagabondage du cœur et des sens sans jamais se fixer sur une affection ; épris de vie champêtre et paisible, il ne peut prendre sur lui de quitter Paris.

On a souvent accusé Sainte-Beuve de scepticisme foncier, on a prétendu que ses « phases religieuses, » étaient de pures expériences d’intellectuel. C’est là un jugement hâtif et superficiel. Dans ses diverses évolutions, il est sincère ; il serait trop heureux de se fixer, mais il ne le peut pas. Le défaut, chez lui, n’est pas le manque de sincérité, mais plutôt le manque de volonté. Par faiblesse il n’est jamais parvenu à étreindre les vérités entrevues ; par faiblesse et devant l’obsession de la gloire poétique, il a commis cet acte regrettable que fut l’impression du Livre d’amour. Par manque de décision, il n’a pas su s’arracher à des situations fausses, telles que ses rapports avec les Victor Hugo ou avec Mme d’Arbouville ; par absence d’énergie enfin et par crainte de rompre avec des habitudes invétérées, il ne met pas à exécution son rêve de vie retirée. Il n’a manqué qu’un peu de force de caractère à celui qui possédait à un si éminent degré la finesse du grand critique, la vivacité d’une large intelligence et le goût des délicates tendresses.


LOUIS-FRÉDÉRIC CHOISY.

  1. Lettre du 24 juillet 1857.
  2. 12 juillet 1857.
  3. 6 décembre 1857.
  4. 11 août 1859.
  5. 6 décembre 1857.
  6. 15 septembre 1858.
  7. Lettres du 18 mai 1858 et du 21 janvier 1859.
  8. 1er février 1860.
  9. 24 octobre 1858.
  10. Cf. dans Joseph Delorme le sonnet imité de Wordsworth.
  11. 10 décembre 1858. — Cette idylle domestique est un des motifs préférés de Sainte-Beuve. Dans une autre lettre il s’écrie : « la douceur du repos, d’un entretien choisi, d’une lecture lente près de la table à thé, dans une soirée silencieuse. » (11 février 1858.)
  12. 15 septembre 1857.
  13. Lettres des 8 octobre 1857, 28 janvier et 11 juillet 1858.
  14. 7 juin 1858.
  15. 15 septembre 1858.
  16. 17 février 1859.
  17. 17 mars 1859.
  18. 31 août 1857.
  19. 18 mai 1858.
  20. 25 octobre 1862.
  21. 3 novembre 1857.
  22. 24 janvier 1858.
  23. Adèle Couriard mourut à Genève le 8 juin 1918. Ses dernières années furent marquées par un rayonnement de bonté et par une vitalité d’esprit qui attiraient autour d’elle un cercle nombreux d’amis des deux sexes et de tout âge.