Aller au contenu

Le Collectivisme, Tome I/Texte entier

La bibliothèque libre.
Imprimerie Louis Roman (Tome Ip. 2-30).


Le Collectivisme.



Aussi longtemps que les écoles socialistes sont demeurées plus spécialement critiques et théoriques, il a été de bon ton de professer pour elles un dédain inéquivoque ou de leur témoigner une sympathie toute platonique et toute littéraire.

Depuis plusieurs décades la situation s’est brusquement modifiée : le dédain s’est transformé en hostilité, la sympathie s’est transmuée en crainte. C’est que les écoles socialistes ont fait place à un parti socialiste international ; c’est que les critiques et les théories se sont cristallisées en un programme précis et net de réformes immédiates et profondes.

Un mot nouveau a été adopté qui résume admirablement la tendance de ce parti et la portée de ce programme : le collectivisme.

De plus aptes et de plus habiles que nous ont essayé de définir ce mot, pour le combattre ou pour l’exalter. Nous estimons que c’est un de ces mots dont il est difficile et périlleux de vouloir enfermer le sens en une phrase. Le collectivisme, comme du reste l’individualisme qui lui est opposé, s’expliquent, mais ne se définissent pas.

C’est cette explication que nous nous efforcerons de donner du collectivisme, bien persuadés qu’elle ne sera jamais ni complète, ni épuisée. Le collectivisme, en effet, enveloppe la vie sociale toute entière : il est intégral, suivant une expression consacrée, et il est malaisé, pour celui qui a reconnu et senti en quelque sorte la vérité du principe collectiviste, de ne pas relever ou souhaiter son ingérence dans les moindres phénomènes de l’évolution des sociétés de haute culture.

I

Pour mieux caractériser le collectivisme, il est utile de montrer tout d’abord ce qui le différencie des diverses conceptions socialistes avec lesquelles, par ignorance souvent, mais plus souvent par tactique, ses adversaires le confondent pour mieux pouvoir le conspuer et le honnir.

On peut affirmer que les conceptions socialistes ont été les phases de croissance d’une idée qui est arrivée à maturité à une époque relativement récente.

Il a fallu que la graine ait germé, qu’une tige se soit élancée, que des feuilles aient surgi, que des fleurs se soient épanouies : désormais les fruits sont noués et le jour de la récolte est proche.

Ces fleurs, se sont les belles et radieuse utopies des Fourrier, des Saint-Simon, des Cabet ; ces fruits, se sont les systèmes organiques, rationnels et positifs des Colins, des Comte, des Malon.

Avant d’aboutir à ces systèmes, à la fois complexes et harmoniques, il était à prévoir que des projets informes et irréalisables seraient proposés et proclamés, que des essais infructueux et stériles seraient tentés.

C’est ainsi que l’humanité n’a cessé de procéder en toutes matières, physiques et intellectuelles. Il serait parfaitement ridicule de soutenir qu’un individu parle mal une langue parce qu’il a commencé par la baragouiner péniblement. Or, c’est là ce que les contempteurs du collectivisme ont inventé de plus ingénieux pour le discréditer.

Une confusion fréquente et tout particulièrement injuste est faite par eux entre le collectivisme et le communisme. Le communisme a pour règle essentielle de permettre à chaque individu de jouir de toutes choses à sa guise, selon ses besoins et selon ses caprices ; une telle règle est concevable en une contrée d’une étendue et d’une fertilité exceptionnelles, habitée par une population nomade ou pastorale excessivement réduite.

À notre époque de population dense, une seule chose, avec l’air, est encore commune dans le sens absolu de ce mot : c’est la haute mer, où il est libre à tout homme de jeter ses filets à son gré.

Le collectivisme a pour but d’assurer à la collectivité la possession éminente de tous les moyens de production et de circulation, mais aucun de ses adeptes n’a jamais réclamé pour chaque membre de la collectivité le droit d’user de ces moyens à sa fantaisie.

D’autres déclarent que le collectivisme est le partage égal des biens, et de compendieux chapitres ont été écrits pour mentionner l’embarras du petit mangeur devant sa pitance obligatoire, indigeste pour son estomac trop étroit, et la souffrance du gros mangeur, réduit à la portion congrue, alors que son appétit réclame et proteste.

Le collectivisme entend laisser à chacun le produit intégral de son travail et lui permettre de satisfaire librement ses besoins le plus complètement possible ; aucune distribution forcée ne sera organisée ou préconisée. C’est de nos jours que de telles choses se voient, dans les réfectoires des prisons et des casernes, et aux portes des hospices.

Enfin, on s’imagine volontiers que le collectivisme fera prévaloir la réglementation outrancière, imaginée par les socialistes étatistes et défendue par certains hommes qui espèrent ainsi pouvoir composer avec les tendances nouvelles et conserver le pouvoir à leur profit et au profit des leurs.

C’est là encore une erreur que les développements ultérieurs de notre étude rendront apparente et certaine. Le collectivisme n’a nul désir de revenir aux formes corporatives ou serviles de jadis : lui seul saura concilier le développement des services publics avec leur autonomie la plus large et la plus indépendante.

II

Le collectivisme est un aboutissement : il est le résultat d’une évolution qui se poursuit depuis longtemps et qui s’affirme autour de nous avec une rare énergie. La tendance collectiviste, opposée à la tendance individualiste, domine tout le développement économique contemporain et elle se manifeste, d’une manière indubitable et précise, pour tout homme impartial qui consent à examiner les événements et à les comprendre.

Trois phénomènes bien nets et bien décisifs en témoignent autour de nous avec une force et une persistance qu’il serait puéril de nier : la concentration des grandes industries entre les mains de quelques individualités de moins en moins nombreuses, l’extension de la coopération de consommation et de production, le développement continu et grandissant des services publics.

Le premier de ces phénomènes, qui aboutissent tous à remettre la gestion des biens de ce monde à des collectivités de plus en plus vastes et de plus en plus disciplinées, n’est plus contesté que par des gens intéressés au maintien de l’organisation individualiste.

Il suffit de signaler l’existence de grands magasins, qui ont arraché leur clientèle aux magasins modestes et patriarcaux ; il suffit de signaler les linières, fatales aux tisserands à domicile ; il suffit de signaler les énormes distilleries, enrichies au détriment des bouilleurs de cru.

Mais ce n’est encore là que de la concentration locale en quelque sorte. Il est des concentrations nationales et mondiales, bien autrement puissantes et exemplatives. Elles prouvent d’une manière péremptoire que ce désir instinctif des masses ouvrières d’aboutir à l’organisation internationale du travail, n’est pas une vaine et mensongère utopie.

Parmi les concentrations nationales, il faut citer le trust du papier en Belgique, qui a englobé en une seule coalition tous les fabricants du pays ; il faut citer aussi le trust des charbonniers en Westphalie, qui est parvenu à limiter la production au grand détriment du public qui paie la houille à un prix plus élevé, et au grand dommage du prolétariat qui se trouve privé d’une partie de ses moyens de subsistance ; il faut citer encore l’industrie électrique qui n’est plus représentée dans l’Amérique du Nord que par deux gigantesques compagnies dont la fusion est prévue et prochaine.

Quant aux industries qui ont l’humanité entière pour tributaire et pour clientèle, il en est deux qui sont suffisamment connues pour que nous que nous puissions nous contenter de les nommer : celle de la soude et celle du pétrole.

Si d’une part nous voyons ainsi se constituer une véritable féodalité capitaliste, capable de mettre obstacle à toute concurrence et de soumettre à son autorité tous ceux qui, ingénieurs, inventeurs, agents ou manouvriers, se risquent à pénétrer dans sa sphère d’influence, il est d’autre part un phénomène non moins suggestif, c’est l’extension et la multiplication des sociétés coopératives.

Les grands industriels et les grands producteurs ont limité leur activité à des domaines où le nombre des usines et des exploitations était relativement restreint. Les sociétés coopératives au contraire ont eu pour effet d’enlever leurs clients aux petits établissements et aux minimes boutiques.

La boulangerie d’abord, la pharmacie, l’épicerie, l’aunage, la boucherie ont successivement vu surgir en face d’eux des Maisons du peuple de plus en plus grandioses et de plus en plus achalandées. Et cette œuvre, toute d’économie et d’épargne à ses débuts, est devenue la grande éducatrice des foules frustes et ignorantes. Elle leur a révélé la force de l’association, elle les a rendu conscientes de leur capacité de gérer de larges entreprises, elle les a surtout habituées à la solidarité, à cette discipline volontaire qui est à la discipline des armées et des administrations ce que l’amour est à la servitude.

Le phénomène qui marque le mieux la tendance collectiviste de l’évolution humaine, c’est le développement prodigieux et colossal des services publics.

Naturellement, les industriels exploiteurs de larges monopoles, les propriétaires accapareurs de vastes territoires, nient que ce développement des services publics soit du collectivisme. Et dans une certaine mesure ils ne se trompent pas.

Lorsque nous examinerons plus loin comment il importe d’organiser l’administration collective des choses, nous verrons en effet que l’organisation, qui a prévalu jusqu’à ce jour, est loin de répondre à la conception que des hommes, imbus des idées de liberté, d’égalité et de fraternité, peuvent se d’un travail à accomplir en commun.

La collectivité n’a guère eu voix au chapitre et ce n’est pas le régime parlementaire, à corps électoral restreint et à système majoritaire, qui a pu la lui donner.

Les services publics sont régis par le gouvernement et les collèges, de manière à avantager les classes dont les collèges et les gouvernements sont l’émanation.

Toute la machinerie administrative est centralisée au profit d’une oligarchie : les administrés existent surtout pour le plus grand bien et le plus clair bénéfice des administrateurs.

Au principe d’autorité, dont les administrations publiques sont une haute et nette expression, les collectivistes veulent substituer le principe de solidarité. Or, c’est là ce qui terrifie messieurs les directeurs, messieurs les patrons et messieurs les rentiers.

Il est donc logique que tous ils protestent avec énergie et avec unanimité, lorsque des publicistes démontrent que les services publics sont déjà des services collectivistes, sauf à modifier, pour les rendre tels, la manière de les gérer.

Ce qu’il importe de signaler pour le moment, c’est que les services publics ont presque tous été constitués par une expropriation pour cause d’utilité générale, expropriation avec ou sans indemnité.

C’est ainsi que le roulage et le voiturage sont devenus des messageries concédées, puis des compagnies de chemins de fer, pour se transformer enfin en certains pays, comme la Prusse, la Belgique, la Hollande, en administrations nationales.

Le courrier, serviteur personnel le plus souvent, a disparu devant les développements fantastiques de la poste, et voilà que cette dernière exproprie méthodiquement les banques, avec l’aide de la caisse d’épargne, déjà transformée, par la force des circonstances, en établissement de crédit pour la construction de maisons à bon marché et érigée, par l’ouverture de comptes courants, en concurrente des établissements financiers privés.

Le jour prochain où les banques, pourvues du monopole de l’émission des billets à vue, auront été destituées de leur privilège au profit de chaque nation qui les a tolérées jusqu’à ce jour, leur fusion avec les caisses d’épargne de chaque pays les constituera rapidement en établissements de crédit au profit des coopératives de consommation et de production surtout. Or, ce que nous pouvons affirmer dès maintenant, c’est que rien ne peut enrayer cette évolution qui réalisera, naturellement, et sans frais pour les peuples, une des plus gigantesques expropriations auxquelles les siècles aient assisté.

Les services publics que nous venons d’énumérer forment, avec les télégraphes, les téléphones, les canaux, les ports, les entrepôts, les marchés, la voirie, les ponts, un formidable et complexe organisme de circulation qui, dans presque toutes les contrées civilisées, se trouve pour la plus large part approprié par la collectivité.

L’organisme de production est celui où l’initiative privée est surtout prépondérante encore à l’heure actuelle. Mais ici déjà de sérieuses expropriations ont lieu sous des formes multiples et embryonnaires.

La production du gaz et de l’électricité, l’adduction de l’eau, la fabrication de l’alcool, des allumettes, du tabac, du sel, de la monnaie, l’exploitation communale des alpages, des bois, des bruyères, des fagnes, des landes, sont autant d’exemples de la possibilité d’une gestion centralisé et publique d’établissements industriels ou agricoles.

La collectivités s’est emparée encore de certains services de protection d’une nature tout spécialement délicate.

Nous désignons ainsi notamment l’hospitalisation des vieillards, des invalides, des aliénés, des rachitiques, des malades surtout ; puis encore la surveillance, si difficile et si méticuleuse, de l’hygiène, ces vastes réseaux de conduites qui débarrassent les villes de leurs énormes résidus quotidiens, l’examen des produits alimentaires et la poursuite des falsifications.

D’autre part, comment ne pas signaler et admirer ces organismes, plus pesants à manœuvrer et plus dispendieux à oser, ces organismes de massacre et de ruine, qui plient désormais les peuples entiers sous une identique discipline et une charge identique, les armées ? La collectivité a eu cette audace de loger, d’habiller, de nourrir, de convoyer, de secourir, en des circonstances où le désordre et l’incurie seraient, excusables et excusés, des millions et des millions de soldats.

Et c’est lorsque des sociétés humaines sont parvenues, par un prodige d’inhumanité, à préparer, dans ses moindres détails, une telle œuvre de mort, de massacre, que l’on ose objecter à ceux qui vont porter aux foules la bonne parole du collectivisme, que les sociétés humaines sont incapables, par un prodige d’amour, de faire œuvre de vie !

Cela sera pourtant, parce que, ainsi que nous venons de l’esquisser, cela est. Comme le bourgeon est né sous la feuille qui tombe et sera la feuille de demain, ainsi, sous les apparences sociales contemporaines, nous trouvons formées déjà, créées en puissance et vivaces, les réalités sociales prochaines.

III

Donc, vous préconisez le fonctionnarisme, vous l’indiquez comme le mode nécessaire et fatal de l’administration et de l’exploitation des choses : tel est le reproche que des adversaires vont nous objecter.

Le fonctionnarisme, mais il est le résultat le plus néfaste et le plus direct du régime capitaliste que l’humanité subit depuis un siècle.

La foule immense est en réalité une foule de fonctionnaires à la solde de quelques coteries d’actionnaires et de politiciens.

Et la foule est si peu hostile au fonctionnarisme qu’elle se précipite en rangs serrés et compacts, dès que, pour de modestes fonctions, des candidatures sont sollicitées. Nous n’avons pas oublié ce simple fait divers, reproduit par les journaux parmi les méfaits et les sinistres : plus de deux mille récipiendaires inscrits pour soixante places de gardes de chemin de fer.

Ainsi, trente appelés et un élu, joyeux d’entrer dans cette enfer : car, malgré son uniforme, qu’il pleuve ou qu’il vente, parmi la poussière et la fumée, il lui faudra, de nuit et de jour, circuler le long des trains, et il s’estimera heureux, car il est fonctionnaire. Oui, voilà un méfait et voilà un sinistre.

Dans notre société contemporaine, il est deux espèces de fonctionnarisme : l’un que l’on pourrait dénommer le fonctionnarisme officiel, et l’autre que nous appellerons le fonctionnarisme libre.

Le fonctionnarisme libre est celui des grandes usines, des grandes banques, des grandes cultures, des grandes linières ; il a pour caractéristique de ne donner aucune sécurité, aucune garantie à ceux qu’il enrégimente dans ses cadres : les patrons et les administrateurs ont un véritable droit de vie et de mort sur leurs ingénieurs, leurs employés et leurs ouvriers. C’est à peine si un renvoi intempestif assure à celui qui ose se plaindre une légère et dérisoire indemnité.

Le fonctionnarisme officiel est celui des services publics communaux, provinciaux et gouvernementaux ; la discipline qu’il impose est parfois sévère et implacable, mais elle n’est certes ni plus implacable ni plus sévère que celle des entreprises privées.

Mais ce qui attire vers lui la vaste majorité des déshérités et des besogneux, à quelque rang social qu’ils soient placés et malgré le chiffre parfois mesquin des traitements, c’est un avantage à la fois moral et matériel.

Le fonctionnaire public est honoré, et son uniforme, réduit souvent au port obligatoire d’une écharpe ou d’une casquette, symbolise en quelque sorte cette honorabilité. Le fonctionnaire public a la certitude en outre de ne pas mourir de faim s’il devient impotent, de recevoir une pension s’il devient vieux, d’assurer à sa veuve et à ses enfants des secours et d’une aide s’il succombe prématurément.

Or, c’est là que nous saisissons pour ainsi dire sur le fait ce que la plupart des hommes souhaitent et désirent. Le fonctionnarisme n’est pas redouté par eux : il n’est redouté que par ceux qui l’ont organisé et qui le maintiennent tel qu’il est de nos jours, pour éterniser leur opulence et perpétuer leurs sinécures.

Les hommes, les hommes taillables et corvéables, tiennent surtout à assurer leur avenir et l’avenir de ceux qu’ils aiment et qui les aiment, et ils tiennent encore à ce que leur labeur ne les signale pas au mépris public et au dédain.

Les charmes d’une concurrence effrénée, avec ses menaces de pertes imprévues et de déconfitures possibles, ne les attirent guère ; les beautés de l’épargne, guettée par les manieurs d’affaires et raflée trop souvent par des escrocs de haut vol, ne parviennent pas à les séduire.

À ces dangers permanents et inévitables, ils préfèrent la collaboration à une œuvre collective qui leur donne le pain quotidien, sans risques et sans soucis, et qui, pour leur vieillesse, leur garantit des loisirs et des ressources.

Et voilà pourquoi le fonctionnarisme n’effraie pas la foule humaine, et voilà pourquoi elle ne repoussera pas le collectivisme, parce qu’il préconise le fonctionnarisme.

Mais elle le repoussera d’autant moins que le collectivisme a précisément pour but de transformer le fonctionnarisme en une hiérarchie coopérative, et d’assurer aux fonctionnaires une part de gestion dans l’œuvre commune à laquelle ils collaboreront.

Déjà, en plein régime capitaliste, les fonctionnaires sentent la nécessité de transformations qui s’imposent. Partout, dans tous les pays, des hommes osent élever la voix en leur faveur et réclament pour eux le droit de délibérer sur leur sort et de critiquer les administrations dont ils ne sont actuellement que les serfs et les valets.

Le collectivisme ne veut pas seulement leur garantir ce droit de délibération et de critique : il veut les émanciper complètement, il veut qu’ils soient les administrateurs réels et directs de leur administration, il veut qu’ils s’immiscent dans la gestion du service dont ils sont les agents actifs et compétents, il veut qu’ils soient intéressés à la prospérité de ce service.

Et cette simple réforme, si aisée à comprendre et si facile à réaliser, doit non seulement dissiper les craintes et les terreurs de ceux qui redoutent que le collectivisme ne transforme le monde en une énorme caserne ou en un bagne énorme, mais encore elle assurera au travail l’estime et le respect auxquels il a droit.

L’honorabilité ne s’attachera plus à l’uniforme, à la casquette ou à l’écharpe, elle sera le privilège de tous les travailleurs et, par conséquent, de tous les hommes. Car le fonctionnarisme tel que le collectivisme l’instaurera, sera celui d’un vaste atelier coopératif : il fera de la société humaine une colossale et fraternelle société en participation où chacun sera estimé et respecté en raison de ses efforts et de son dévouement.

IV

Quels sont les avantages de la concentration, tant capitaliste que coopérative ou publique, des industries humaines ?

La concentration capitaliste a pour premier effet de supprimer la concurrence et d’éviter ainsi un gaspillage effrayant et désastreux de ressources et d’efforts, gaspillage dont il est difficile de se faire une idée exacte. Un seul exemple : les cinq manufactures de tabacs qui se coalisèrent en 1894 en Amérique, dépensaient par an avant leur entente, rien que pour s’enlever mutuellement leur clientèle, une somme de trois millions de dollars, de quinze millions de francs !

Que dépensent nos marchands de savon et nos fabricants de cacao, dont les affiches et les annonces envahissent nos murs et nos gazettes ?

Possibilité donc de restreindre les frais généraux et de maintenir de formidables bénéfices sans augmenter le prix des produits.

La concentration permet à tous les coalisés de profiter des perfectionnements du machinisme, alors que précédemment chacun d’eux cherchait à s’assurer le monopole d’une invention nouvelle, pour mieux vaincre ses compétiteurs.

Enfin les achats des matières premières peuvent s’organiser d’une manière beaucoup moins onéreuse et les livraisons des marchandises ouvrées se répartir entre les usines, de manière à permettre une réduction énorme des frais de transport et de manutention.

La concentration coopérative, par la suppression des intermédiaires et des revendeurs, par la limitation des bénéfices à un taux infime, par l’achat en gros fait directement au producteur, par la facilité de soumettre les produits achetés à l’examen d’experts compétents, assure aux coopérateurs les avantages d’un bon marché exceptionnel, joints à la certitude d’obtenir des objets d’une qualité supérieure.

Par l’obligation pour les participants de payer comptant, elle supprime encore la lourde charge que la vente à crédit a fait poser jusqu’à ce jour sur presque tous les budgets ouvriers.

Quant à la concentration publique, elle permet aux gouvernements de dégrever les contribuables ou tout au moins met obstacle à l’établissement d’impôts nouveaux. Il est certain que si les chemins de fer belges n’étaient pas exploités au profit de la collectivité, le gouvernement devrait réclamer aux citoyens, sous la forme de contributions directes ou indirectes, les dix millions de profits que cette exploitation lui fait encaisser bon an mal an.

Il est de la dernière évidence que si la collectivité possédait d’autres exploitations lucratives, comme celle des charbonnages, par exemple, ou de la rectification des alcools, il lui serait loisible de diminuer ou de supprimer certains impôts, particulièrement lourds et incommodes à percevoir, comme les accises et les douanes. Sans compter qu’une large part des bénéfices serait consacrée à améliorer le sort du personnel, à lui fournir un salaire normal convenable, à lui garantir une assurance contre tous les risques de la vie.

Il est bon de faire remarquer ici la différence essentielle qui existe entre la concentration capitaliste, la concentration coopérative et la concentration publique, au point de vue de la rémunération des travailleurs.

Autant la concentration publique ou collective permet une augmentation des salaires, autant la concentration capitaliste ou privée en provoque l’affaissement.

En effet, par les simplifications et les améliorations qu’une concentration amène toujours avec elle, les patrons sont conduits à licencier une partie de leur personnel et l’automatisme de plus en plus grand des appareils permet précisément, le plus souvent, de licencier les travailleurs dont les salaires sont les plus élevés. Il en résulte que la masse ouvrière dispose de ressources de plus en plus restreintes et que le nombre, chaque année croissant, des ouvriers sans travail déprime encore les salaires.

Il se produit, au surplus, un autre phénomène : c’est que la concentration capitaliste permet aux producteurs de majorer quelque peu le prix de leurs produits, puisqu’ils n’ont plus de concurrents à redouter, et de diminuer ainsi la force d’achat des salaires, ce qui assure par surcroît une rentrée plus rapide dans leurs caisses des sommes qui en étaient sorties.

Quant à la concentration coopérative, elle augmente, au rebours de la concentration capitaliste, la force d’achat des salaires. Il est vrai que les gérants et les administrateurs des entreprises privées profitent souvent de cette circonstance pour offrir à leurs ouvriers un salaire réduit, les travailleurs, en effet, pouvant avec un tel salaire satisfaire leurs besoins comme ils les satisfaisaient auparavant avec un salaire supérieur.

Seulement les miséreux, qui ont pu se nourrir mieux pendant quelques jours, qui ont accumulé du superflu et entrevu la possibilité de vivre une vie plus aisée, ne renoncent plus à cet espoir et à ce désir. L’obligation où ils se sont trouvés de se grouper, de se réunir, de délibérer, la conscience qu’ils ont acquise de leurs facultés administratives, la certitude dont ils sont imbus désormais qu’ils sont aussi capables que leurs patrons de gérer de vastes entreprises avec ordre, avec économie, avec discipline, les a transformés, les a convaincus, les a enthousiasmés.

Ils ont compris que la concentration publique, sous la forme d’une concentration coopérative, assurera à la collectivité des travailleurs tous les avantages et tous les bénéfices de la concentration capitaliste.

Tout le collectivisme est en germe dans cette simple idée.

V

Comment passer de la forme capitaliste de la production à la forme collective ou collectiviste ?

Tel est le problème qui devrait préoccuper tous ceux qui s’intéressent réellement à l’amélioration du sort des foules humaines.

Tous les hommes politiques, tous les administrateurs publics, tous les penseurs devraient ne songer qu’à cet unique et redoutable problème.

Il faudrait qu’en un identique et géant élan d’amour pour tous les déshérités et tous les miséreux, les moindres bonnes volontés se liguent, se soutiennent, s’additionnent.

Malheureusement, nous vivons à une époque de scepticisme rare et de dilettantisme élégant : les gens préfèrent pleurer leurs illusions perdues que de croire à la venue de temps nouveaux. Ils dirigent obstinément leurs yeux vers la nuit qui leur enveloppe encore et se refusent à regarder derrière eux se lever les premières lueurs de l’aube prochaine.

Il faut prévoir dès lors les cataclysmes nécessaires et savoir que l’évolution, désirée par les meilleurs d’entre nous, peut devoir céder le pas à une révolution brutale et brusque.

Que serait cette révolution ? Elle serait la reprise directe, sans indemnité préalable, de toutes les richesses mobilières et immobilières accumulées entre les mains des individus isolés.

De telles reprises ont été effectuées déjà, lorsque la bourgeoisie enleva à la noblesse le sol qu’elle détenait, lorsque l’esclavage fut aboli dans les diverses contrées américaines.

Il y eut des protestations, des luttes sanglantes, des massacres, des guerres, mais l’œuvre accomplie fut maintenue, car la minorité, était trop infime pour pouvoir se rebiffer utilement et victorieusement.

Et ce fait a prouvé que les révolutionnaires avaient obéi à la vraie loi du progrès et que leur acte de force était un acte de justice.

À l’heure actuelle, une minorité plus infime et plus faible que ne le furent les nobilions de jadis et les esclavagistes de hier, semble vouloir s’opposer aux transformations inévitables et fatales. Elle aussi songe à opposer aux masses ouvrières et populaires des refus catégoriques et secs, elle dénie le pouvoir éminent que la société revendique sur les produits entassés par les générations mortes.

Ce pouvoir éminent, des rois et des princes l’ont exercé et l’ont détenu, jusqu’au jour où des oligarchies, plus nombreuses qu’eux, s’en sont emparées à leur tour. Elles aussi l’ont détenu et l’ont exercé, malgré les menaces, jusqu’à l’heure où des trafiquants et des industriels plus nombreux qu’eux, les ont destituées et exilées sans merci.

Cette fois, c’est la masse grouillante et pullulante des manouvriers et des valets qui réclame et qui exige, combien plus nombreuse que ceux qui espèrent, en leur morgue, la vaincre et la repousser.

C’est l’humanité qui veut rentrer en possession de son domaine : cela est juste, cela est légitime, cela sera. Contre le droit absolu, il n’est point de prescription. Ce droit sera édicté et imposé révolutionnairement, parce qu’il est le droit.

Il dépend de ceux qui détiennent et qui possèdent qu’il n’en soit pas ainsi et qu’une évolution calme évite aux peuples les terreurs et les horreurs d’une révolution.

Comment imaginer une évolution qui puisse à la fois se réaliser paisible et se réaliser rapide ? Car de tels appétits sont nés qu’il faudra les satisfaire avec une activité fiévreuse.

Le principe évolutif est évidemment l’expropriation, l’expropriation directe ou indirecte. Ce double mode d’expropriation opère sous vos yeux. Il importe simplement d’en accélérer la marche, comme le savant dans son laboratoire précipite en quelques instants telle réaction chimique accomplie par les agents naturels avec des lenteurs séculaires.

L’expropriation indirecte est celle que les coopératives et les institutions locales, comme des pharmacies communales, des boucheries et des épiceries régionales, réalisent au détriment des petits négociants et des petits détaillants. Ces derniers se trouvent acculés à la nécessité d’échanger leur situation contre des fonctions moins lucratives sans doute, mais mieux garanties et plus certaines.

Les organismes ainsi créés ne diminuent du reste pas, en fait, la position sociale de ceux qui sont obligés d’en devenir les agents. Au point de vue honorifique, ainsi que nous l’avons indiqué déjà, ils ne peuvent qu’y gagner ; au point de vue pécunier, la force d’achat de leurs appointements augmente, car les coopératives et les magasins municipaux ont précisément pour principal résultat de réduire le prix des victuailles et des objets de première utilité à des taux aussi bas que possible.

La première œuvre à poursuivre, à préconiser, à provoquer au besoin, est donc de faciliter l’établissement et l’épanouissement progressif des coopératives libres et des boutiques collectives. Ces dernières, pour des motifs d’hygiène, auraient plus spécialement pour objet l’achat et la vente de produits sujets à des falsifications faciles comme les épices, les drogueries, les boissons ; les coopératives continueraient comme elles le font déjà, à exploiter la boulangerie, la boucherie, la lingerie et la confection.

Après avoir montré comment l’expropriation des petits industriels et des petits négociants peut s’opérer par le développement normal et simplement accéléré des coopératives de consommation et de production, il importe de déterminer comment l’expropriation des grands industriels et des grands négociants peut se réaliser sans provoquer de cataclysmes ou de crises.

On peut imaginer trois procédés qu’il sera loisible d’appliquer séparément ou collectivement : l’expropriation pour cause d’utilité publique, l’impôt largement progressif sur les successions, la création de vastes usines ou de vastes comptoirs par la collectivité.

C’est évidemment le dernier mode préconisé dont la réalisation offrirait le plus de difficultés et qu’il ne faudrait appliquer que si les intéressés parvenaient, par une coalition étroite, à rendre onéreuse toute tentative d’expropriation directe, par l’obligation imposée par eux à la collectivité de racheter en bloc tous les établissements.

Un impôt progressif sur les successions, par le fait qu’il n’atteint les fortunes qu’après le décès de leurs propriétaires, est certes le mode le plus simple et le plus aisé de rendre collective la propriété privée.

Mais pour qu’un tel impôt soit efficace, il faut que la collectivité ne fasse pas rentrer dans la circulation, les biens meubles ou immeubles dont elle se trouverait nantie. Il faut qu’elle les accumule et les conserve, et ne consacre, aux dépenses publiques, que les seuls revenus des biens ainsi acquis par elle.

Ce n’est que de cette manière que tout ce qui constitue actuellement les fortunes individuelles peut devenir, dans un délai relativement court, la fortune collective de tous les citoyens. Il est apparent que les revenus, qui sont attribués de nos jours aux quelques détenteurs privilégiés des biens meubles et immeubles, créances et terres, se transformeraient en revenus publics ; il serait possible dès lors de diminuer les impôts directs et indirects, il serait sans doute possible de les supprimer graduellement, il serait possible encore de rendre successivement gratuits tous les services publics. Il en résulterait un enrichissement considérable des classes populaires, dont le salaire se trouverait libéré de charges énormes et acquerrait ainsi une force d’achat de plus en plus considérable.

Quant à l’expropriation pour cause d’utilité publique, elle aurait lieu selon les formes usitées, moyennant une juste et préalable indemnité. Il n’y aurait lieu que de délibérer sur ce qu’il faut entendre par une juste indemnité. Certes, les possesseurs actuels des charbonnages, des linières, des tissages ont, à ce point de vue, de bien étranges prétentions. Ils s’imaginent volontiers que la plus-value de leurs actions, provenant de l’état du marché, de spéculations de bourse, de mesures douanières plus ou moins prohibitives, de tarifs de transport dérisoirement abaissés, de trusts ou de cartels, est une plus-value légitime et respectable, dont il y aura lieu de tenir compte et qu’il faudra évaluer.

Il ne peut évidemment s’agir d’une pareille indemnité : les circonstances invoquées sont de leur nature aléatoires, passagères et factices. Il suffira de quelques mesures préliminaires pour en démontrer l’inanité. Il suffira d’interdire les coalitions capitalistes, d’ouvrir les frontières, d’unifier les tarifs, pour que toute la plus-value invoquée s’évanouisse et s’évapore.

L’indemnité doit correspondre à la valeur réelle des ateliers expropriés, des outils et des appareils rachetés.

Quant à la liquidation des sommes ainsi calculées, il sera loisible de la faciliter singulièrement.

Comme il sera malaisé pour les capitalistes, de réemployer les capitaux dont le remboursement leur sera assuré, l’offre, par la collectivité, de leur remettre des titres de rente, en échange de leurs créances, sera probablement accueillie avec gratitude.

Il sera suffisant, dans la plupart des cas, de chiffrer, à leur juste valeur, les actions, les obligations ou les parts représentatives des grands établissements du pays et d’en inscrire le montant, au nom des divers porteurs, sur le grand livre de la dette publique.

VI

On s’imagine communément que la nationalisation du sol et de l’outillage industriel, si elle doit unifier la situation des citoyens, les réduira tous à une misère pareille.

Il suffit de prendre, pour base de nos calculs, les chiffres officiels qui n’ont pas été combinés pour les besoins de notre cause, pour en dégager des conclusions tout autrement optimistes.

Le gouvernement saxon a publié récemment la statistique suivante, qui a servi, en 1892, au prélèvement de l’impôt sur le revenu :

Classes Contribuablesxxxx Revenus en marcs
I 950.000 xsoitx 66.06 %xxxx 477.350.154 xsoitx 31,29 %
2 438.784 » 30,51 » 589.191.748 » 38,62 »
3 038.796 » 02,70 » 198.805.510 » 13,03 »
4 010.537 » 00,73 » 260.143.761 » 17.05 »


On remarquera immédiatement que les citoyens des deux classes supérieures, soit 49.333 contribuables, représentent 3.43 p. c. de la population et jouissent néanmoins d’un revenu de 458.949.271 marcs, équivalant à 30.09 p. c. du revenu total de la nation. Leur situation est égale à celle des 950.000 contribuables de la classe inférieure.

L’expropriation du revenu prélevé par les classes privilégiées de Saxe permettrait de doubler les ressources des citoyens les plus pauvres de ce pays : il en résulterait un développement de toutes les industries, qui assurent la satisfaction des nécessités ordinaires de la vie, et les classes moyennes seraient les premières à en profiter.

Les 49.333 contribuables des classes supérieures, rejetés dans les rangs de la classe moyenne, trouveraient aisément, à raison du mouvement économique qui serait provoqué par l’amélioration du sort des hommes des classes inférieures, à employer utilement et lucrativement leur activité.

Nous osons affirmer que toutes les statistiques qui seront publiées en Saxe et ailleurs, relatives aux ressources des diverses classes sociales, fourniront des données identiques et permettront d’en tirer d’identiques conclusions.

Il a été dit notamment qu’un partage égal du capital accumulé en Belgique, ne modifierait guère la situation des classes déshéritées. C’est là une erreur manifeste.

Le capital belge a été évalué à trente milliards, ce qui équivaut à cinq mille francs par habitant, soit vingt-cinq mille francs environ par famille moyenne.

Si l’on suppose que ce capital n’assure qu’un revenu de 3 p. c., revenu évidemment fort inférieur au revenu réel, les ressources de chaque famille se chiffreraient par 750 francs, qui viendraient s’ajouter au salaire familial.

On peut en inférer que l’ouvrier belge verrait en cette hypothèse, comme l’ouvrier saxon, sa force économique largement doublée. Cette amélioration provoquerait nécessairement et fatalement une expansion industrielle que tout homme de bonne volonté et de bon sens doit appeler de tous ses vœux.

Il importe de faire remarquer que l’introduction du régime collectiviste, ainsi précisé, n’aurait pas pour conséquence de mettre le pays qui l’appliquera, dans un état d’infériorité au point de vue international. Il est évident qu’un ouvrier qui jouit déjà d’un revenu annuel de 750 fr. sera plus disposé à accepter une légère diminution de salaire, si elle doit permettre d’augmenter la productivité de la nation, sa force d’échanger et amener ainsi l’introduction plus aisée de matières premières ou de produits que d’autres nations peuvent fournir à des prix avantageux.

Pour résumer, en une courte phrase, la situation qui serait le résultat de l’appropriation collective des richesses, telle que nous l’avons esquissée, nous ne pouvons mieux faire que d’assimiler la collectivité à une vaste société anonyme dont chaque citoyen serait un actionnaire. Seulement, dans cette société tous les actionnaires auront des droits et des avantages égaux.

L’inégalité ne dérivera pour eux que de l’inégalité des efforts qu’ils dépenseront pour faire fructifier le patrimoine commun, à moins que cette inégalité des efforts ne provienne d’une cause indépendante de leur volonté : défauts physiques, faiblesse congénitale, infériorité intellectuelle, aptitudes restreintes, vieille ou maladie.

C’est donc de la gestion, de l’administration, de la mise en valeur du patrimoine commun que dépendront et le revenu social, et le revenu individuel.

Une collectivité sera d’autant plus prospère et plus riche, que ses membres seront plus disposés à accumuler leurs efforts et plus aptes à rendre ces efforts aussi efficaces et aussi productifs que possible.



Fin du premier volume.