Le Collier des jours/Chapitre LIII

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Félix Juven, Éditeur (p. 221-224).




LIII




Je ne parlai qu’à ma chère Catherine, du chagrin terrible de sœur Anaïs, et très apitoyées, nous la suivions du regard. Nous remarquions que sa figure pâle se creusait, qu’elle maigrissait de jour en jour, et que ses yeux avaient quelquefois des éclats de colère effrayants. Nous cherchions à imaginer son histoire. Catherine croyait, sans doute d’après une aventure analogue qu’elle connaissait, que son père s’était remarié et qu’elle avait une belle-mère qui la détestait et l’enfermait au couvent, pour lui prendre sa fortune. En tous cas, ses parents étaient bien méchants et, une chose incroyable, jolie comme elle l’était, c’était qu’il n’y eût personne pour l’aimer et pour la défendre.

Elle venait rarement à la chapelle, et quand elle y paraissait, elle se tenait droite et immobile comme une statue et ne s’agenouillait jamais. On disait qu’elle refusait de se confesser et ne voulait pas communier. Quelquefois pourtant, elle tenait l’orgue : on entendait alors une musique peu ordinaire, qui roulait et grondait, ne s’arrêtait pas où il fallait, ne tenait compte de rien et désorganisait tout l’office.

Beaucoup de religieuses semblaient la fuir ; elle n’en recherchait aucune, et l’on restait des semaines sans apercevoir sa pâle figure, de plus en plus morne et navrante.

Quel contraste avec la sœur Sainte-Barbe, rayonnante de santé et de joie, sous son voile noir, et qui ne manquait jamais de me crier, quand je la rencontrais :

— Tu vois, comme je suis heureuse !…

Un matin, au moment où l’on entrait en classe, on entendit, tout à coup, des cris effrayants, qui partaient de l’étage où était située l’infirmerie ; puis une fenêtre s’ouvrit, laissant passer des hurlements plus aigus encore et se referma brusquement, tandis que des vitres cassées tombaient dans la cour.

Maîtresses et élèves s’étaient précipitées dehors, dans l’angoisse et la surprise.

Après des intervalles de silence, les cris reprenaient, vraiment terribles. On vit sortir des religieuses, qui couraient vers la chapelle en se bouchant les oreilles.

Était-ce le feu ? On eût dit vraiment les hurlements d’un malheureux brûlé vif. Les mères, qui allaient aux renseignements, ne revenaient plus.

Catherine se serrait contre moi et nous tremblions de peur.

— On dirait qu’on tue quelqu’un ! me dit-elle tout bas.

La supérieure elle-même parut, et s’avança vers nous, à grands pas. C’était une personne dure et sèche, peu sympathique. Elle nous refoulait, d’un geste autoritaire.

— Rentrez, rentrez, mesdemoiselles, dit-elle, rentrez toutes et mettez-vous en prières : la sœur Anaïs se meurt. Tâchez de ne pas entendre ses cris et ses imprécations ; la malheureuse est folle ; au moment de paraître devant Dieu, elle profère d’épouvantables blasphèmes et des malédictions monstrueuses. Elle est possédée du démon. Priez Dieu qu’il la délivre et lui fasse miséricorde !…

— La sœur Anaïs se meurt !…

Si jeune, tout à coup, sans maladie ! J’étais persuadée, moi, qu’on l’égorgeait, et Catherine, qui le croyait aussi, me jetait des regards épouvantés.

C’était probablement un suicide, longuement médité, quelque poison corrosif, qui torturait horriblement.

Ces cris perçaient les murailles : tandis qu’agenouillées par terre, les coudes sur les bancs, nous essayions de suivre la prière que la mère Saint-Raphaël disait, en haussant la voix, le plus qu’elle pouvait, pour couvrir les cris ; mais nous les entendions, aussi aigus, aussi déchirants…

Il n’y eut ni glas, ni office ; le corps de la pauvre jeune fille fut emporté la nuit.

On chuchota qu’elle était damnée, qu’elle avait reçu le prêtre à coups de pieds et craché sur l’hostie ; et il fut défendu, sous les punitions les plus sévères, de reparler jamais de la malheureuse sœur Anaïs.