Le Collier des jours/Chapitre LX

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Félix Juven, Éditeur (p. 251-253).




LX




Bien que, depuis ma sortie du couvent, l’on fût un peu en froid avec la tante Carlotta et la grand’maman Grisi, ma mère n’avait pas cessé de considérer la danse comme ce qu’il y avait de plus beau au monde, comme la seule carrière capable de conduire, par bonds rapides, à la fortune, et elle mûrissait, secrètement, un plan admirable : c’était de faire de nous des danseuses !

Mon père était hostile à ce projet ; mais, comme il détestait les discussions, il n’osait pas le dire franchement, répondait évasivement, gagnant du temps. On revenait à la charge : il ne fallait pas attendre, c’était dans la première jeunesse que les membres s’assouplissaient ; Carlotta était à peine plus âgée que nous quand elle avait débuté à la Scala de Milan ; ce nom illustre nous ouvrirait toutes les portes… Comment résister à tant de bonnes raisons ?… Mon père finit par céder, ou plutôt par en avoir l’air.

Un matin, il nous fit venir, ma sœur et moi, dans sa chambre. Il était à demi-agenouillé dans un fauteuil, du haut duquel il nous considéra quelques instants à travers son monocle.

— Ouragan, dite Chabraque, et vous Monstre-Vert, dit-il, écoutez-moi attentivement et tâchez de me comprendre : Vous allez entrer au Conservatoire de danse. Ne craignez rien, cette institution n’a que des analogies lointaines avec le couvent. Marianne vous y conduira, plusieurs fois par semaine, et vous ramènera. Là, on vous enseignera la chorégraphie, selon les bons principes. C’est votre mère qui le veut, dans l’espoir que vous éclipserez un jour la gloire de votre tante Carlotta. Puisque vous êtes là, à ne rien faire, et que vous avez besoin d’exercice, cela vous occupera, en vous dégourdissant les jambes. C’est une gymnastique excellente qui vous donnera de la grâce et vous apprendra à marcher ; c’est, pour cette raison que j’ai cédé. Mais — je vous parle comme à des personnes raisonnables — mettez-vous bien ceci dans la tête, et gardez-le pour vous : je suis parfaitement décidé à ne pas faire de vous des danseuses… Sur ce, embrassez votre papa et allez essayer vos chaussons de danse.

Des chaussons de danse ! Des corsages décolletés et sans manches ! Des envolements de petites jupes en mousseline !… Comme c’était amusant ! Nous sautions de joie et nous improvisions des entrechats fantaisistes, en essayant tout cela.