Le Collier des jours/Chapitre XV

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Félix Juven, Éditeur (p. 39-42).




XV




Un autre malheur plus grand, dont je n’avais moi, aucune idée, mais que la chérie, certainement redoutait, était en marche.

Je grandissais. Je pouvais très bien maintenant traîner une chaise et grimper dessus, pour, quand elle se défendait de moi, atteindre les genoux de ma nourrice et aller téter.

C’était, plutôt que par besoin ou gourmandise, pour bien l’accaparer, elle, l’empêcher de s’occuper d’autre chose que de moi, par câlinerie surtout.

Je ne tétais pas longtemps. Je me renversais dans ses bras, et de bas en haut, j’examinais son cher visage en détail. Je lui disais des choses saugrenues qui la faisaient rire.

J’étais plus consciente à présent de mon immense amour pour elle ; de la sécurité délicieuse que me donnait le dévouement infatigable de ce cœur tout à moi ; elle était ma force, mon soutien, la réalisatrice de toutes les fantaisies qui ne m’étaient pas nuisibles. Jamais de résistance, une soumission enthousiaste ; les obstacles écartés devant moi, comme si la seule chose importante eût été de me laisser croître en liberté, sans entraves, ni influences. Aussi, étais-je bien vraiment moi, alors, et j’ai toujours gardé l’impression que ma vie la plus personnelle, la plus intense, la plus heureuse aussi, fut à cette époque de ma première enfance, où, dans un milieu étroit et pauvre, une telle richesse d’amour me créait un royaume vaste et splendide.

La catastrophe fut, pour moi, subite et cruelle ; à l’entour tout est effacé, c’est un trait de foudre dans une nuit noire.

Sans doute, après une visite rue de Rougemont, ma nourrice ne me remmena pas.

Mais je ne me souviens d’aucune circonstance, ni de ceux qui m’entouraient. Seul, le désespoir, un désespoir sans égal, a marqué son ineffaçable blessure.

Je fus prise d’un sanglot unique, continu, qui dura je ne sais combien de jours et combien de nuits. Je rejetais tout ce qu’on me mettait, par force, dans la bouche, incapable d’ailleurs d’avaler même une goutte d’eau, tant ma gorge était serrée et convulsée de ce sanglot qui ne cessait jamais. Moi qui détestais l’obscurité, je restais dans le noir de l’antichambre, assise sur une banquette trop haute, près de la porte de sortie, la porte fermée à clé et verrouillée, mais qui peut-être s’ouvrirait une fois, pour me laisser m’enfuir. On ne pouvait m’arracher de là, et on arrivait à m’y abandonner, se disant, sans doute, que ce chagrin d’enfant finirait bien par passer.

Il ne passait pas, je sanglotais sans relâche, et j’ai encore l’horrible sensation de cet étranglement, de cette suffocation ; de la brûlure sur mes joues et ma bouche, des larmes que je n’essuyais pas. Cela finit par devenir un hoquet saccadé et convulsif, que rien ne pouvait arrêter.

Combien cet état dura-t-il ? Je ne sais. Je ne vois plus que la délivrance à l’entrée de Marie, accompagnée du docteur Aussandon.

— Marie ! Marie !

J’étais dans ses bras, cramponnée à elle et je crois qu’il eût été difficile de m’arracher de là.

Elle pleurait, et, avec le mouchoir dont elle s’épongeait les yeux, elle essuya doucement mon visage tout bouffi et gercé par les larmes.

Le docteur apportait une nouvelle grave. La nourrice avait eu un tel chagrin de la séparation, qu’une révolution de lait s’était déclarée.

Marie, affolée, était partie en courant pour chercher le docteur. Il avait constaté chez la nourrice une fièvre violente avec du délire, et il ne répondait de rien si on ne lui rendait pas, tout de suite, le petit monstre qui, à son entrée dans la vie, s’était si bien battu avec lui, et qui, paraît-il, n’était pas un monstre pour tout le monde.

Il déclara d’ailleurs que j’étais, moi aussi, en danger, et que c’était fou de m’avoir laissé pleurer comme cela.

On ne pouvait vraiment pas nous condamner à mourir toutes les deux ; il fallut bien céder.

Et je fus remise en nourrice.