Le Collier des jours/Chapitre XXII

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Félix Juven, Éditeur (p. 71-77).




XXII




Grand-père était très fier de son fils, célèbre depuis longtemps déjà, et il s’efforçait de me faire partager ce juste orgueil.

— Moi, je suis son père, toi, tu es sa fille ! disait-il, il faut tâcher de lui faire honneur. Ça ne sera pas en gaminant sur les routes… Que diable ! tâche d’apprendre à écrire, au moins, pour pouvoir tracer son nom.

— Mais, où était-il, ce père ?…

« Il voyageait. Il écrivait des livres. Il avait bien le temps de s’occuper d’une schabraque comme moi !… »

Ce fut dans une maison, où il vint pendant quelque temps dîner assez régulièrement, que je vis alors, quelquefois, mon père. Un monsieur B…, dont la Tatitata était la femme, ou la parente, car elle demeurait avec lui, donnait un dîner intime, chaque mois, je crois, en l’honneur de Théophile Gautier, et l’on m’amenait de Montrouge, pour le voir et qu’il me vît.

C’était toujours une des tantes ; grand-père, qui souffrait d’un catarrhe, ne sortait pas le soir. Nous venions de bonne heure. La tante profitait de cette occasion pour faire des courses et des emplettes dans Paris et me laissait à la Tatitata, avec qui je passais la journée.

C’était dans le quartier de l’Odéon, rue de Condé, à ce qu’il me semble, ou rue de Tournon, une vieille maison à escalier de pierre et rampe ouvragée, le tout un peu gauchi et déjeté. Au premier étage il y avait deux portes, une en face, l’autre à droite. Celle en face, presque toujours ouverte, était celle de la cuisine, l’autre celle de l’appartement.

Tout de suite, en arrivant, je me précipitais dans la cuisine, pour prévenir la bonne et lui dire bonjour, puis je criais à la tante, restée au pied de l’escalier :

— Je suis arrivée, tu peux t’en aller !

Par la porte de droite, protégée par deux battants de drap vert, on entrait tout de suite dans la salle à manger, dallée de noir et de blanc. Un paravent déployé protégeait la table, à cause de la porte, qu’on ouvrait à chaque instant, sur l’escalier, pendant le service.

Je traversais le salon, en courant, et j’allais poliment frapper à la porte de la Tatitata.

— Ah ! voilà Ouragan ! disait-elle en posant sa broderie.

Dans cette chambre, triomphait l’élégant acajou, qui contrastait avec le ton clair des boiseries grises.

Bien vite, le chapeau retiré et les politesses faites, j’avais trouvé le damier et je le posais devant la maîtresse du logis. Alors, très gaîment, avec une patience charmante, elle s’efforçait de m’apprendre à jouer aux dames.

Quelquefois il arrivait des visites, le plus souvent c’était Mme R… avec sa fille, Marie ; elles venaient aussi pour voir mon père, qui était le parrain de Marie.

— C’est mieux que la filleule des fées, disait Mme R… C’est la filleule du génie !

Vers l’heure du dîner, lassée de rester sur ma chaise, à écouter les conversations, j’allais faire un tour à la cuisine. La bonne me faisait goûter les plats, et je l’aidais à finir de mettre le couvert. Bientôt, M. B… arrivait, souriant, pressé, avec ses favoris courts, son gilet bien tendu sur son ventre où la chaîne d’or mettait un double feston. Il entrait un instant dans son cabinet, à gauche de la salle à manger, pour déposer son chapeau et sa canne ; puis il revenait avec un bougeoir. Il s’agissait d’aller à la cave, choisir le vin ; la bonne prenait un porte-bouteilles en osier et une grosse clé, et nous descendions tous les trois. Elle passait devant ; ses manches blanches, son grand tablier à bavette, son large bonnet tuyauté, mettaient de la clarté dans l’escalier noir et me rassuraient un peu, car j’avais la terreur de l’obscurité et des caves ; mais c’était tout de même amusant et j’aimais presque avoir peur.

— Tu comprends, petite, disait M. B… quand on reçoit Théophile Gautier, ce n’est pas pour lui faire boire de la piquette.

Et il choisissait, dans différents coins, des bouteilles poudreuses, dont le panier s’emplissait.

J’étais la première à remonter, fière cependant d’avoir été si brave.

Enfin, mon père paraissait, accueilli par un murmure de bienvenue. Il m’enlevait du sol pour m’embrasser, me considérait quelques instants, puis me reposait doucement à terre et ne s’occupait plus guère de moi.

Je le connaissais fort peu, et une fois rendue à moi-même, je l’examinais avec beaucoup de curiosité, afin de découvrir ce qu’il avait de particulier, qui le rendait si admirable.

Je trouvais qu’il était bien habillé, qu’il avait la figure plus blanche et les cheveux plus luisants que tous les autres ; qu’il riait en penchant sa tête d’un côté, et que son monocle tombait toujours. Là, se bornaient mes découvertes, et le dîner, très excellent, absorbait bientôt toute mon attention.

Au dessert, on me servait la première, puis il fallait quitter la table, faire ses adieux et s’en aller, de la salle tiède et brillante, pour regagner le lointain Montrouge, à travers le noir et le froid.

La tante, qui n’était pas très rassurée, me faisait marcher vite, par les rues, et je trottais pour égaler ses grands pas. Il s’agissait de ne pas manquer la dernière voiture.

Je ne peux retrouver en quel endroit était située cette cour, d’où partaient les Montrougiennes. Nous y arrivions essoufflées et, le plus souvent, en avance. Des gens s’y promenaient, en long et en large, attendant le départ, et il fallait aussi aller et venir pour ne pas avoir froid. Rien ne me paraissait plus inquiétant que cette cour sombre et ces inconnus, que les rares réverbères, les éclairant par intermittences, ne permettaient pas de bien distinguer. J’imaginais toutes sortes d’histoires effrayantes sur chacun d’eux, et probablement les quelques gouttes de vin que j’avais bues, étaient pour quelque chose dans mes imaginations.

Enfin le conducteur, traînant ses sabots, arrivait, portant une lanterne et un registre. Sous le jet de lumière, la lourde voiture jaune apparaissait, les chevaux, somnolents, s’éveillaient et secouaient leurs grelots, le conducteur ouvrait la portière, et d’une voix enrouée, commençait à appeler les noms des voyageurs inscrits.

Enfouie dans la paille, étourdie par les cahots et le bruit des roues, je ne tardais pas à m’endormir, quand je n’étais pas tenue éveillée par l’angoisse de l’arrivée, bien plus sérieusement redoutable que le départ de la cour sombre.

La Montrougienne terminait sa course au Petit-Montrouge, sur une place, qui avait à un de ses coins un puits, en forme de tourelle, et peint en rouge sang. La route de Châtillon partait de là. Les quelques voyageurs que l’on n’avait pas laissés en chemin s’éparpillaient rapidement et il était rare que l’un d’eux se dirigeât vers le Grand-Montrouge, et fît route avec nous. Nous restions donc seules, en face de cette ombre et de cette solitude. La tante, plus consciente du danger, avait encore plus peur que moi. Nous prenions le milieu de la chaussée et nous nous lancions, presque en courant. Il fallait traverser les fortifications, avec ses fossés, où tant de mauvaises gens devaient être tapis, puis faire un long bout de la route de Châtillon, où il n’y avait pas une lumière, où les maisons étaient si rares. Je jetais des regards rapides dans tout ce noir, où je croyais voir danser des nuages. Nous trébuchions sur les ornières, nous glissions sur la terre gluante, et quand, par hasard, un passant nous croisait, la tante marmottait des prières.

Enfin, nous apercevions, en travers de la route, la lueur venant de notre maison, où l’on allumait exprès beaucoup de lumières, pour nous rassurer un peu, et tenir en respect les rôdeurs.

C’était une véritable délivrance quand, après nous être précipitées dans le vestibule, nous repoussions violemment la porte, qui, avec un bruit sourd, se refermait derrière nous.