Le Collier des jours/Chapitre XXXIV

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Félix Juven, Éditeur (p. 142-148).


XXXIV


Mon trousseau avait été confectionné sur des mesures approximatives et sans être essayé ; on m’en revêtit dès le lendemain. Il était hideux et me fit horreur.

Un pantalon en finette grise, terminé par des bouts de jambes, de serge noire, en forme de pantalon d’homme !… une robe de serge noire, à gros plis, trop longue, et un tablier en lustrine noire à manches boutonnées. On me tira les cheveux et on m’en fit deux nattes serrées.

Ainsi transformée, je fus jugée digne d’être présentée à la supérieure du couvent. Sœur Sainte-Madeleine me prit par la main et me fit traverser plusieurs grandes pièces, très cirées et très nues, où les hautes fenêtres à petits carreaux étaient à demi voilées de calicot blanc. La supérieure était en conférence avec l’aumônier, nous ne trouvâmes qu’une de ses assistantes, comme qui dirait son premier ministre : la mère Sainte-Trinité.

Elle était vieille, vieille, avec une longue figure très laide, mais si bonne et si aimable qu’elle semblait agréable. Affalée dans un fauteuil, sous son voile noir et sa guimpe blanche, elle riait, d’un rire aux longues dents rares, et tendait vers moi ses mains noueuses.

La chambre était emplie de petites choses claires : images coloriées, encadrées de broderies ; bannières à franges d’argent ; fleurs en papier et petits Jésus de cire sous des globes de verre.

Près de la fenêtre, sur une table, était posé un objet, qui me parut admirable. C’était un paysage en verre filé, avec des rochers bleus et des arbres d’émeraude ; des cascades lumineuses qui jaillissaient ; des petits anges aux ailes roses et des bergers au milieu de petits moutons qui semblaient en sucre. Cette œuvre d’art me rappelait la pendule mécanique du bon curé de Montrouge. Parlant pour la première fois, je ne pus m’empêcher de demander « si ça marchait ». Non, ça ne marchait pas ; mais la cascade était si luisante, qu’elle avait vraiment l’air de couler.

La mère Sainte-Trinité alla, en trottinant, ouvrir un placard, dans lequel étaient rangés toutes sortes de flacons, et de bottes pleines de friandises. Elle me fit boire un petit verre de cassis, « comme on n’en buvait pas souvent », disait-elle, et jeta dans mon tablier, des pralines, des macarons, des croquignoles…

— Quand tu en voudras d’autres, tu viendras me voir.

Il fallut bien dire : merci. Si c’était cela le couvent, ça n’était pas si terrible.

Sœur Sainte-Madeleine me promena toute la matinée à travers le couvent, au dortoir, à la lingerie, à la cuisine, à la chapelle, me distrayant de force, par la vue de tant de choses nouvelles ; elle me fit monter à l’orgue et rester à côté d’elle, tandis qu’elle accompagnait des voix, qui chantaient en bas, dans le chœur.

Quand la cloche du déjeuner tinta, elle me conduisit au réfectoire, où à de vilaines tables longues, couvertes de toiles cirées noires, une cinquantaine de fillettes, d’âges divers, mangeaient en silence. On me mit à une table à part, mais je ne goûtais qu’avec répugnance à ces mets fadasses et communs, et je ne voulus pas boire dans la timbale, où l’abondance, pourtant claire, me paraissait se changer en encre.

C’est sur la récréation que l’on comptait le plus pour m’apprivoiser. Je fus laissée dans la cour, au milieu de toutes les élèves lâchées, qui sautaient et couraient, en poussant des cris aigus.

Je me dirigeai, sans avoir l’air d’y penser, vers le jardin des religieuses. La porte était fermée à clé et, à travers la grille, je vis des sœurs qui se promenaient en lisant des prières.

Ce n’était pas le moment d’essayer de se sauver.

Des fillettes me suivaient, m’examinant avec des mines curieuses. Quelques-unes m’invitèrent à des jeux, mais je faisais : « non » de la tête sans répondre. J’étudiais la disposition du lieu, cherchant l’issue, avec l’acharnement des bêtes captives. Un des coins de la cour s’ouvrait sur une sorte de préau, planté de quelques grands arbres et qui appartenait aussi aux élèves. Les grandes s’y promenaient posément, par groupes de trois, en causant à demi-voix ; le terrain, battu par des piétinements, était complètement nu ; quelques brins d’herbes, se montraient seulement aux pieds des arbres, et des orties assez épaisses bordaient la muraille noire, plus haute que partout ailleurs, et qu’aucun treillage ni espalier ne rendaient accessible aux escalades. D’un côté s’étendait la chapelle, que faisaient reconnaître trois fenêtres en ogives, fermées de vitraux. Rien à espérer de cette impasse : mieux valait fureter encore, peut-être, du côté de la rue.

Je revins dans la cour. La sœur tourière me cherchait partout : on me demandait au parloir. Qui donc ?… Peut-être venait-on pour m’emmener !...

Je repassai le tour ; on me guida par le couloir, et on me fit entrer dans une cellule plus petite encore que celle de la veille. Mais dès le seuil, je poussai un cri de joie : c’était ma nourrice ! C’était la Chérie, avec son auréole tuyautée, son petit châle vert à palmes !

Après tant de lourdes heures, au milieu d’inconnues, c’était bon de la voir, elle. J’étais dans ses bras, assise sur ses genoux, roulant ma tête sur son épaule.

— Tu viens me chercher, toi ; tu ne veux pas que je reste dans cette prison.

Hélas ! non, elle ne venait pas me chercher, mais seulement me consoler un peu. Elle était plus près de moi, maintenant, et viendrait me voir souvent. Il fallait bien se résigner à obéir aux parents, puisqu’ils étaient nos maîtres…

— Pourquoi faire des parents ?… Je n’en veux pas… et d’abord, je vais me sauver.

À voix très basse, car j’avais l’impression que dans cette maison pleine de grilles et de rideaux noirs, il devait y avoir des oreilles partout, je lui exposai mon plan de fuite, et avec beaucoup de détails, elle dut m’expliquer la route à suivre pour aller chez elle, car, bien entendu, c’était elle qui me cacherait ; mais ne sachant même pas où j’étais, je ne comprenais guère ses explications : tant pis, je demanderai tout le long du chemin, les Batignolles, et une fois là, je saurai bien trouver l’impasse d’Antin.

Elle me donna des nouvelles de Marie, qui avait deux enfants ; de Sidonie, qui devait se marier. Pauline était en apprentissage pour devenir blanchisseuse ; Eugène, qui était mon frère de lait, était loin d’être grand et fort comme moi, il allait à l’école, et s’il montrait des dispositions, on avait l’idée d’en faire plus tard un mécanicien. Quant au père, il lui donnait bien du tourment, il était malade et ne travaillait presque plus : il s’en allait de la poitrine et elle était bien lasse elle-même, car il lui fallait travailler double.

Comme je revoyais toutes ces chères figures à mesure qu’elle parlait, et cette vie laborieuse et humble, et le pauvre nid, si bien ouaté pour moi de tendresse ! Je pensais au puits sonore qui me faisait si peur, au jardin de la propriétaire, à la soupente sous l’escalier où avait logé ma chèvre blanche… Pauvre Nounou !…

— Vois-tu, quand je serai grande, tu viendras avec moi, et tu ne travailleras plus.

Certainement elle viendrait près de moi, si je voulais d’elle ; mais, pour cela, je devais devenir riche, étudier sérieusement, afin d’être savante, au lieu de penser à me sauver du couvent…

Oh ! ça, c’était décidé ; je voulais bien travailler, mais ailleurs.

Un bruit léger de porte, le rideau noir glissant derrière le grillage, et la sœur Marie-Jésus, d’une voix douce et sans timbre, nous avertissant que les visites ne pouvaient pas se prolonger au delà de la récréation, et que la cloche sonnait la rentrée en classe.

Déjà !… Elle venait à peine d’arriver, la Chérie !… Je voulais crier, trépigner, mais elle se pencha vers moi, me dit tout bas :

— Prends garde, on ne me laisserait pas revenir.

Cela me calma subitement. Je me collais contre elle, espérant pouvoir m’échapper quand elle passerait la porte de la rue. On se méfiait de moi, car on n’ouvrit pas avant que je n’eusse repassé par le tour.

Je me retrouvai seule, dans la cour vide, le cœur gonflé de chagrin, la gorge serrée, tout près d’éclater en sanglots.

Une grosse religieuse, qui passait, en se hâtant, me prit par la main.

— Venez, mon enfant dit-elle, vous êtes de ma classe ; il faut que je vous présente à vos compagnes et que je vous installe.