Le Comte Joseph de Maistre/02

La bibliothèque libre.



JOSEPH DE MAISTRE.

II.[1]

Trois écrivains du plus grand renom débutaient alors à peu près au même moment, chacun de son côté, sous l’impulsion excitante de la révolution française, et on les peut voir d’ici s’agiter, se lever sous le nuage immense, comme pour y démêler l’oracle : on reconnaît Mme de Staël, M. de Maistre et M. de Châteaubriand.

Le plus jeune des trois, le seul même qui fût à son vrai début, M. de Châteaubriand, en ce fameux Essai sur les Révolutions, versant à flots le torrent de son imagination encore vierge et la plénitude de ses lectures, révélait déjà, sous une forme un peu sauvage, la richesse primitive d’une nature qui sut associer plus tard bien des contraires ; d’admirables éclairs sillonnent à tout instant les sentiers qu’il complique à plaisir et qu’il entrecroise ; à travers ces rapprochemens perpétuels avec l’antiquité, jaillissent des coups d’œil singulièrement justes sur les hommes du présent : lui-même, après tout, l’auteur de René comme des Études, l’éclaireur inquiet, éblouissant, le songeur infatigable, il est bien resté, jusque sous la majesté de l’âge, l’homme de ce premier écrit.

Mme de Staël, qui, à la rigueur, avait déjà débuté par ses Lettres sur Jean-Jacques, et qui devait accomplir un jour sa course généreuse par ses éloquentes et si sages Considérations, laissait échapper alors ses réflexions, ou plutôt ses émotions sur les choses présentes, dans son livre de l’Influence des Passions sur le Bonheur ; mais ce titre purement sentimental couvrait une foule de pensées vives et profondes, qui, même en politique, pénétraient bien avant.

M. de Maistre, enfin, dont nous avons surpris les vrais débuts antérieurs, éclatait pour la première fois par un écrit étonnant, que les années n’ont fait, à beaucoup d’égards, que confirmer dans sa prophétique hardiesse, et qui demeure la pierre angulaire de tout ce qu’il a tenté d’édifier depuis. Dès le premier mot, il indique le point de vue où il se place : comme Montesquieu, il commence par l’énoncé des rapports les plus élevés, mais c’est en les éclairant de la Providence : « Nous sommes tous attachés au trône de l’Être suprême par une chaîne souple, qui nous retient sans nous asservir. » Ce sont les voies de la Providence dans la révolution française que l’auteur se propose de sonder par ses conjectures et de dévoiler autant qu’il est permis. L’originalité de la tentative se marque d’elle-même. Le XVIIIe siècle ne nous a pas accoutumés à ces regards d’en haut, perdus en France depuis Bossuet. Pour être juste toutefois, il convient de rappeler qu’un homme que M. de Maistre a beaucoup lu tout en s’en moquant un peu, le Philosophe inconnu, Saint-Martin publiait, à la date de l’an III (1795), sa Lettre à un Ami, ou Considérations politiques, philosophiques et religieuses sur la Révolution française, curieux opuscule dans lequel le point de vue providentiel est formellement posé[2]. Que M. de Maistre ait lu cette lettre de Saint-Martin au moment même où elle fut publiée, on n’en saurait guère douter, parce qu’elle dut parvenir très vite à Lausanne, où se trouvait alors un petit noyau organisé de mystiques, dont le plus connu, Dutoit-Membrini, venait de mourir précisément en ces années. Or, si l’on suppose M. de Maistre recevant, ainsi qu’il est très probable, la communication de cette brochure dans le temps où il écrivait son pamphlet de Claude Têtu, mûr comme il était sur la question et tout échauffé par le prélude, il lui suffit d’un éclair pour renflammer ; il dut se dire à l’instant, dans sa conception rapide, que c’était le cas de refaire la brochure de Saint-Martin, non plus avec cette mollesse et cette fadeur à demi inintelligible, non dans un esprit particulier de mysticisme et dans une phraséologie béate qui tenait du jargon, mais avec franchise, netteté, autorité, en s’adressant aux hommes du temps dans un langage qui portât coup et avec des aiguillons sanglans qui ne leur donneraient pas envie de rire. Les dates, les circonstances locales, l’analogie du point de vue général et même d’un certain ordre d’idées aux premières pages, tout concourt à prêter à cette conjecture une vraisemblance que rien d’ailleurs ne dément[3].

Les Considérations sur la France peuvent elles-mêmes être considérées sous plus d’un aspect. Celui qui domine, cette idée de gouvernement providentiel dont nous parlons, qui s’y dessine en deux ou trois grands chapitres, et que l’auteur reprendra plus tard avec prédilection et raffinement, ne se produit ici que justifié par la grandeur même de la catastrophe : la voix de Dieu s’élance toute majestueuse du milieu des orages du Sinaï. En quoi la nation française est coupable, en quoi les ordres immolés ont mérité de l’être, comment il y a solidarité au sein du même ordre, comment la peine du coupable est réversible jusque sur l’innocent, et le mérite de celui-ci réversible à son tour sur la tête de l’autre, quelle mystérieuse vertu fut de tout temps attachée au sacrifice et à l’effusion du sang humain sur la terre, quelle effrayante dépense il s’en est fait depuis l’origine jusqu’aux derniers temps, à ce point que « le genre humain peut être considéré comme un arbre qu’une main invisible taille sans relâche, et qui va toujours en gagnant sous la faux divine ; » — telles sont les hautes questions, tels les dogmes redoutables que remue en passant l’esprit religieux de l’auteur, et à la façon dont il les soulève, nul, après l’avoir lu, même parmi les incrédules, ne sera tenté de railler. M. de Maistre, en ses Considérations et ailleurs, est, de tous les écrivains religieux, celui peut-être qui nous oblige à nous représenter de la manière la plus concevable, la plus présente et la plus terrible, le jugement dernier ; il donne à penser là-dessus, même aux sceptiques blasés de nos jours, parce qu’il fait concevoir l’inévitable fin et le coup de filet du réseau universel, d’une manière ordonnée, toute spirituelle, tout appropriée aux intelligences sévères. Il nous met presque dans l’alternative ou de ne croire à aucune loi régulatrice, ou de croire avec lui.

En s’emportant dans ce vigoureux écrit à des assertions extrêmes, intempérantes, en ne voulant voir que le caractère purement satanique de la révolution, il garde pourtant, s’il est permis d’employer à son égard un tel mot sans offense, une certaine mesure ; ses conjectures du moins observent encore, par rapport à ce qu’elles deviendront plus tard, une sorte de modestie que j’aime à relever : « … Il n’y a point, dit-il en un beau passage[4], il n’y a point de châtiment qui ne purifie, il n’y a point de désordre que l’Amour éternel ne tourne contre le principe du mal. Il est doux, au milieu du renversement général, de pressentir les plans de la Divinité[5]. Jamais nous ne verrons tout pendant notre voyage, et souvent nous nous tromperons ; mais dans toutes les sciences possibles, excepté les sciences exactes, ne sommes-nous pas réduits à conjecturer ? Et si nos conjectures sont plausibles, si elles ont pour elles l’analogie, si elles s’appuient sur des idées universelles, si surtout elles sont consolantes et propres à nous rendre meilleurs, que leur manque-t-il ? Si elles ne sont pas vraies, elles sont bonnes ; ou plutôt, puisqu’elles sont bonnes, ne sont-elles pas vraies ? »

Un second aspect des Considérations, c’est celui des évènemens positifs et des jugemens historiques que l’auteur y a appliqués ; on n’en saurait assez admirer la sagacité et la portée précise. Une foule de vues qui n’ont prévalu et n’ont été vérifiées que par la suite apparaissent là pour la première fois ; l’auteur, en ayant l’air de tirer à bout portant dans la mêlée, a prévenu et indiqué d’avance les visées de l’histoire. Aussi, tous ceux qui ont passé après lui dans l’étude de ces temps l’ont-ils pris, même ses adversaires politiques, en haute et singulière estime. M. de Maistre a très bien vu le premier que, le mouvement révolutionnaire une fois établi, la France et la monarchie (c’est-à-dire l’intégrité des états du roi futur) ne pouvaient être sauvées que par le jacobinisme[6]. Le discours idéal qu’il prête (chap. II) à un guerrier au milieu des camps, pour exhorter ses compagnons d’armes à sauver la France et le royaume quand même, est d’une éloquence politique qui parle d’elle-même à toutes les ames : il conclut par ces paroles si souvent citées, et que M. Mignet inscrivait, il y a près de vingt ans, en tête de son histoire : « Mais nos neveux, qui s’embarrasseront très peu de nos souffrances et qui danseront sur nos tombeaux, riront de notre ignorance actuelle ; ils se consoleront aisément des excès que nous avons vus, et qui auront conservé l’intégrité du plus beau royaume après celui du ciel. » — Le rôle, la fonction, la magistrature de la France entre toutes les nations d’Europe n’a été nulle part plus magnifiquement reconnue. Langue universelle, esprit de prosélytisme, il y voit les deux instrumens et comme les deux bras toujours en action pour remuer le monde.

Un troisième et remarquable aspect qui, dans les Considérations, se rattache au précédent, et qui prouve à quel point l’auteur avait bien vu, c’est le nombre de conjectures, de promesses, et même de prédictions qui se sont trouvées justifiées. Sous la question, toute civile et politique en apparence qu’elle était devenue, il découvre le caractère religieux, le sens théologique si vérifié par ce qui s’est produit à nos yeux depuis quarante ans, et lors de la grande réaction de 1800, et dans ce mouvement actuel, persistant et encore inépuisé des esprits. Il ne craint pas de poser le grand dilemme dans toute sa rigueur : « Si la Providence efface, sans doute c’est pour écrire… Je suis si persuadé des vérités que je défends, que lorsque je considère l’affaiblissement général des principes moraux, la divergence des opinions, l’ébranlement des souverainetés qui manquent de base, l’immensité de nos besoins et l’inanité de nos moyens, il me semble que tout vrai philosophe doit opter entre ces deux hypothèses, ou qu’il va se former une nouvelle religion, ou que le christianisme sera rajeuni de quelque manière extraordinaire. C’est entre ces deux suppositions qu’il faut choisir, suivant le parti qu’on a pris sur la vérité du christianisme. » S’il se prononce dans les pages qui suivent, et avec une incomparable éloquence, pour le triomphe immortel de ce christianisme tant combattu, il a du moins donné jour à la perspective sur le rajeunissement. Je sais bien qu’il l’interprétait pour son compte en un sens rigoureux et orthodoxe, mais de plus libres que lui peuvent varier en idée la nuance.

En 1796, M. de Maistre prédisait sans marchander une restauration et en dictait d’avance le bulletin avec l’ordre et la marche de la cérémonie. Le chapitre intitulé Comment se fera la contre-révolution si elle arrive ? est charmant, vrai, piquant. On a pour conclusion dernière une suite d’extraits de Hume sur la fin du long-parlement à l’agonie, la veille de la restauration des Stuarts. Est-il besoin de remarquer que l’auteur oublie de pousser assez loin la citation et l’allusion, qu’il s’arrête avant 1688, avant Guillaume et la déclaration des droits ? On pourrait, dès cet écrit, noter chez M. de Maistre une tendance à prédire qui est devenue par la suite une forme extrême de sa pensée, un faible, je dirai presque un tic dans un esprit si sérieux. À propos de la ville de Washington, qu’on avait décidé de bâtir exprès pour en faire le siége du congrès : « On a choisi, dit-il, l’emplacement le plus avantageux sur le bord d’un grand fleuve ; on a arrêté que la ville s’appellerait Washington ; la place de tous les édifices publics est marquée, et le plan de la cité-reine circule déjà dans toute l’Europe. Essentiellement il n’y a rien là qui passe les bornes du pouvoir humain ; on peut bien bâtir une ville. Néanmoins, il y a trop de délibération, trop d’humanité dans cette affaire, et l’on pourrait gager mille contre un que la ville ne se bâtira pas, ou qu’elle ne s’appellera pas Washington, ou que le congrès n’y résidera pas. » Beaucoup des prédictions de M. de Maistre, ne l’oublions pas, ne sont ainsi que des gageures.

De la part d’un esprit vif, hardi, résolu, cet entraînement s’explique à merveille. Qu’on se figure l’effet que durent produire et les évènemens religieux de 1800-1804, et les évènemens politiques de 1814, sur celui même qui les avait si pleinement conjecturés. À force d’avoir prédit juste, il se trouve naturellement en veine, et souvent alors il en dit trop. On a relevé les prédictions de lui qui ont réussi ; on ferait une liste piquante des autres. Ainsi, celle de tout à l’heure sur la ville de Washington, ainsi à la fin du Pape[7] : « Souvent j’ai entretenu des hommes qui avaient vécu long-temps en Grèce et qui en avaient particulièrement étudié les habitans. Je les ai trouvés tous d’accord sur ce point, c’est que jamais il ne sera possible d’établir une souveraineté grecque… Je ne demande qu’à me tromper ; mais aucun œil humain ne saurait apercevoir la fin du servage de la Grèce, et, s’il venait à cesser, qui sait ce qui arriverait ? » — Eh ! mon Dieu ! — ni plus ni moins, — le roi Othon.

Cette intrépidité d’assertions au futur amène dans le détail de singulières discordances qui font sourire, et qui, j’en suis certain (mais voilà que je fais comme lui), s’il pouvait se relire aujourd’hui de sang-froid, le feraient sourire lui-même. Prédisant dans ses Considérations les bienfaits de la future restauration royale, il s’écriait « Pour rétablir l’ordre, le roi convoquera toutes les vertus ; il le voudra sans doute, mais, par la nature même des choses, il y sera forcé… Les hommes estimables viendront d’eux-mêmes se placer aux postes où ils peuvent être utiles… » Voilà un idéal de 1814 et de 1815, une vraie idylle politique que j’aurais crue à l’usage seulement des crédules et des niais du parti. Si l’on osait retourner contre l’illustre auteur ses armes d’ironie, ce serait le cas de se le permettre :

À mon gré le De Maistre est joli quelquefois.

Et dans la préface du Pape, datée de mai 1817, lorsqu’il s’écrie : « Le sacerdoce doit être l’objet principal de la pensée souveraine. Si j’avais sous les yeux le tableau des ordinations, je pourrais prédire de grands évènemens… » En effet, sur ce tableau des ordinations, il aurait trouvé, parmi les noms de la noblesse française qu’il y cherchait, celui de l’abbé-duc de Rohan. Fertile matière à de grands évènemens futurs ! — Mais n’anticipons pas.

Rappelé de Lausanne en Piémont au commencement de 1797, M. de Maistre n’y retourna que pour assister aux vicissitudes de sa patrie et à la ruine de son souverain. Lorsqu’il vit Charles-Emmanuel IV, qui venait de succéder à Victor-Amédée III, obligé d’abandonner ses états de terre-ferme, il se réfugia lui-même à Venise. M. Raymond a conservé des détails touchans sur la pauvreté et la sérénité du noble exilé en cette crise extrême. Logé avec sa femme et ses deux enfans dans une seule pièce du rez-de-chaussée à l’hôtel du résident d’Autriche, qui n’avait pu lui faire accepter davantage, il s’y livrait encore à l’étude, à la méditation, et le soir, quand son hôte (le comte de Kevenhüller), le cardinal Maury et d’autres personnages distingués, venaient s’y asseoir auprès de lui, il les étonnait par l’étendue de son coup d’œil et sa vigueur d’espérance : « Tout ceci, disait-il, n’est qu’un mouvement de la vague ; demain peut-être elle nous portera trop haut, et c’est alors qu’il sera difficile de gouverner. »

Après diverses fluctuations résultant des évènemens, M. de Maistre fut mandé en Sardaigne par son souverain et nommé régent de la grande chancellerie de ce royaume ainsi réduit. — Le 12 janvier 1800, il arriva à Cagliari, la capitale, et y remplit les fonctions multipliées que comportait sa charge jusqu’à ce qu’en septembre 1802 il fut nommé ministre plénipotentiaire à la cour de Saint-Pétersbourg. Durant ce séjour à Cagliari, ses travaux littéraires durent nécessairement s’interrompre ; il trouva pourtant moyen, sinon d’écrire, du moins d’étudier encore. Il y avait à Cagliari, raconte M. Raymond, un religieux dominicain, Lithuanien de nation et professeur de langues orientales. Chaque jour, M. de Maistre avait à peine achevé son repas que le Père Hintz (c’était le nom du savant) arrivait chargé de vieux livres, et des dissertations s’établissaient à fond entre eux sur le grec, l’hébreu, le copte. M. de Maistre y renouvela et y fortifia ses connaissances philologiques déjà si étendues, attentif à remonter sans cesse aux racines cachées et ne séparant jamais de la lettre l’esprit. La matière des Soirées de Saint-Pétersbourg se prépare.

En quittant la Sardaigne, il passa par Rome et y reçut la bénédiction du Saint-Père, lui le plus véritablement romain de ses fils. Arrivé à Saint-Pétersbourg le 13 mai 1803, il n’en devait plus repartir que quatorze ans après, le 27 mai 1817. Tout ce qui nous reste à examiner de sa carrière littéraire est là. S’il ne publia en effet, dans cet intervalle, que l’opuscule sur le Principe générateur des Constitutions politiques, il y composa tous ses autres ouvrages, le Pape, les Soirées (sauf la dernière écrite à Turin), le Bacon, etc., etc. Il était parti seul et demeura ainsi plusieurs années sans avoir près de lui sa famille, de sorte que sa vie d’homme d’étude et de savant n’était guère interrompue. Ses fonctions diplomatiques d’ailleurs ne lui prenaient que peu de temps ; il représentait son souverain, alors si appauvri, honorifiquement et, autant dire, gratuitement. Je ne veux citer qu’un trait de sa loyauté désintéressée à l’usage des monarchies, même des monarchies représentatives. Un jour, à titre d’indemnité pour des vaisseaux sardes capturés, on vint lui compter cent mille livres de la part de l’empereur ; il les envoya à son roi. — « Qu’en avez-vous fait ? lui demanda quelque temps après le général chargé de les lui remettre. — Je les ai envoyées à mon souverain. — Bah ! ce n’était pas pour les envoyer qu’on vous les avait données. » — Quant à lui, il lui suffisait d’avoir un peu de représentation pour l’honneur de son maître : souvent il dînait seul, avec du pain sec. C’est ainsi que savent vivre ceux qui croient.

Comme diplomate pratique, il n’est pas difficile de se figurer son caractère : « Le comte de Maistre est le seul homme qui dise tout haut ce qu’il pense, et sans qu’il y ait jamais imprudence, ainsi s’exprimait un collègue qui avait traité avec lui. — Il ne s’inquiétait pas de cacher son ame, mais de l’avoir nette : « Je n’ai que mon mouchoir dans ma poche, disait-il ; si on vient à me le toucher, peu m’importe ! Ah ! si j’avais un pistolet, ce serait autre chose, je pourrais craindre l’accident. » Mais c’est à l’écrivain qu’il nous faut revenir et nous attacher.

L’écrivain pourtant ne serait pas assez expliqué dans toutes les circonstances, si nous ne nous occupions encore de l’homme. La plupart des écrits de M. de Maistre, en effet, ont été composés dans la solitude, sans public, comme par un penseur ardent, animé, qui cause avec lui-même. Dans son long séjour en Russie, ce noble esprit, si vif, si continuellement aiguisé par le travail et l’étude, n’a presque jamais été averti, n’a presque jamais rencontré personne en conversation qui lui dît holà ! Qu’y a-t-il d’étonnant qu’il se soit mainte fois échappé à trop dire, à trop pousser ses ultrà-vérités ? On m’a lu, il y a quelques années, une belle lettre de lui, qu’il écrivit à une dame de Vienne en réponse à des représentations et à des conseils qu’elle lui avait adressés sur certains défauts de son caractère ; la manière dont il s’exécutait et s’excusait m’a paru à la fois aimable et ferme, d’une vérité tout-à-fait charmante. Je regrette de n’avoir pas été mis à même de publier cette page qui m’avait été si précieuse à entendre ; mais voici ce que j’ai pu recueillir auprès de quelques personnes bien compétentes qui, à cette seconde époque de sa vie, l’ont beaucoup connu, et dont je voudrais combiner les dépositions, sans trop en altérer le mouvement et la vie. Je résume un peu à bâtons rompus ; patience ! la physionomie, à la fin, ressortira.

Il n’écrit que tard, on le sait, par occasion, pour rédiger ses idées ; savant jurisconsulte, tenant par ce côté encore à Rome, la ville du droit, il ne se considère que comme un amateur plume en main, et n’en va que plus ferme, comme ces novices qui, dans le duel, vous enferrent d’emblée avec l’épée. Du XVIe siècle par ses fortes études, il est du XVIIIe par les saillies et par le trait qu’il ne néglige pas, qu’il recherche même. Vu de ce profil, c’est, si vous le voulez, un très bel esprit, nerveux, brillant et mondain, qui a lu beaucoup d’in-folios et qui les cite : le goût peut trouver à y redire ; les allusions aux choses lues et les citations sont trop fréquentes.

En conversation, il se montrait encore supérieur à ses écrits ; ce qui s’y laisse voir de saillant, de raide, d’un peu mauvais goût parfois, venait mieux à point et comme en jeu dans la parole même, et supporté par sa personne. Il avait, on l’a dit, de la grace, de l’amabilité, pourtant toujours des duretés très aisément, dès que s’émouvaient certaines vérités. Il lui échappait de dire à des personnes, capables d’ailleurs de l’entendre, lorsqu’elles tenaient bon et avaient l’air de contester : « Je ne conçois pas qu’on n’entende pas cela quand on a une tête sur les épaules. » On a remarqué que dans la conversation, quand il ne discutait pas, ou même quand il discutait, il n’entendait guère les réponses ; il était, tour à tour et très vite, ou très animé ou très endormi : très animé quand il parlait, volontiers endormi quand on lui répondait ; puis, sitôt qu’on se taisait, il rouvrait son œil le plus vif et reprenait de plus belle[8]. Il ne jouait jamais en conversation que le rôle d’attaquant, comme dans ses livres.

Vivant, il n’a pas eu d’école ; il n’exerça que des influences individuelles, rares. S’il y gagna d’ignorer la popularité, même la gloire, et d’échapper au disciple, cette proie et cette lèpre du grand homme, c’est un avantage qu’il paya par d’autres inconvéniens. Pour explication de ses défauts, de ses excès spirituels de ce ton raide et tranchant, il faut penser à la solitude où il vivait, à ce manque d’un enseignement, toujours réciproque, où l’esprit enseignant se corrige à son tour et prend mesure sur celui qu’il veut former, à l’absence fréquente de discussion ou même d’intelligence égale autour de lui. Dans ce désert habituel, il ne savait pas combien sa voix était haute et perçante, car rien ne lui renvoyait sa voix. Une de ses expressions favorites, et qui lui revenaient bien souvent, était à brûle-pourpoint. C’était le secret de sa tactique qui lui échappait, c’était son geste ; il faisait ainsi : il s’avançait seul contre toute une armée ennemie, le défi à la bouche, et tirait droit au chef à brûle-pourpoint. Il s’attaquait à la gloire, au triomphe, et de là des excès de représailles. Dans la détresse spirituelle de Rome, c’était le Scévola chrétien, et que trois cents ne suivaient pas.

On perdrait soi-même la juste mesure si on le voulait juger sur le pied d’un philosophe impartial. Il y a de la guerre dans son fait, du Voltaire encore. C’est la place reprise d’assaut sur Voltaire à la pointe de l’épée du gentilhomme. L’assaut est brillant, meurtrier ; mais j’en suis bien fâché pour la place, le gentilhomme valeureux ne la gardera pas.

« Il y a des jours où l’esprit s’éveille au matin l’épée hors du fourreau, et voudrait tout saccager. » On est tenté parfois d’appliquer cette pensée à ce pur esprit, si aiguisé, si militant ; on se le représente, sentinelle comme perdue en cette lointaine Russie, s’éveillant le matin tout en flamme, en fureur de vérité, dans son cabinet solitaire, ne sachant où frapper d’abord, mais voulant tout saccager de ce qu’il croit l’erreur, tout reconquérir, et venger comme avec le glaive de l’archange.

Dans l’ordre secondaire des vérités historiques, il n’a pas ménagé les coups en tous sens et les paradoxes ; on sait trop le plus célèbre sur l’inquisition espagnole, cette institution salutaire ; c’étaient des conséquences forcées qu’il tirait en haine du lieu-commun. Il y avait conviction encore chez lui, mais conviction instantanée et moins essentielle : « Dans toutes les questions, écrivait-il à une amie, j’ai deux ambitions : la première, le croirez-vous ? ce n’est pas d’avoir raison ; c’est de forcer l’auditeur bénévole de savoir ce qu’il dit. » Quant à l’auditeur non bénévole, il n’était pas fâché de le mettre hors d’état de savoir ce qu’il disait. Il faut surtout voir, dans la plupart de ses paradoxes, des chicanes d’érudition, des contre-parties neuves qu’il faisait à la déclamation de ses adversaires, pour les jeter encore et hors d’eux-mêmes : c’était un démenti bien retentissant qu’il leur lançait jusque sur leur point le plus fort, pour les faire délirer : à insolent insolent et demi.

Il y a de ces esprits élevés, hardis, même insolens (je répète ce mot inévitable), qui ne vous enfoncent ainsi la vérité que par leurs pointes. On la trouve aussitôt comme par opposition à eux ; mais, sans eux et sans leur insulte, on ne l’aurait pas trouvée. On pourrait citer nombre de ces vérités dues à de Maistre, auxquelles on ne se serait jamais élevé graduellement et progressivement en partant du point de vue libéral. Il vous fait brusquement sauter, on s’écrie ; on revient un peu en-deçà, on y est. C’est sans doute ce qu’il avait voulu.

Il voulait s’égayer aussi ; il avait sa verve. Il disait souvent à l’un de ses amis en le consultant à propos des Soirées de Saint-Pétersbourg : « Mettons cela, ajoutons cela encore, ça les fera enrager là-bas. » Il écrivait à un autre : « Laissons-leur cet os à ronger. » — Là-bas, c’est-à-dire Paris, Paris et l’esprit qui y régnait ; c’était pour lui à la fois Carthage à détruire, Athènes à narguer, sinon à charmer. Athènes, qui aime avant tout qu’on s’occupe d’elle, quand ce serait pour l’insulter et pour la battre, Athènes s’est montrée reconnaissante.

Au fait, il aimait la France, quoiqu’il ne dût jamais venir à Paris que quelques jours sur la fin. Il se sentait heureux quand il pouvait dire nous ; il est vrai que ce bonheur-là lui fut accordé bien rarement.

Sa colère ressemblait tout-à-fait à celle de l’Écriture : « Mettez-vous en colère et ne péchez pas. » C’était un tonnerre en vue du soleil de vérité et dans les sphères sereines, la colère de l’intelligence pure. Il eût vu Bacon, qu’au premier mot de rencontre et d’accord, au moindre signe commun dans le même symbole, il lui aurait sauté au cou.

On l’a pu trouver bien dur pour les protestans ; il a l’air, en vérité, de ne les admettre à aucun degré comme chrétiens, comme frères. On cite son mot presque affreux à Mme de Staël, qui, le voyant à Saint-Pétersbourg, le voulut mettre sur l’église anglicane et sur ses beautés : « Eh bien ! oui, madame, je conviendrai qu’elle est parmi les églises protestantes ce qu’est l’orang-outang parmi les singes. » Ce qui doit choquer dans ce mot n’est pas ce qui tombe sur l’église anglicane, laquelle cumule en effet toutes les cupidités et les hypocrisies. Pourtant on peut opposer de M. de Maistre un beau et touchant passage dans le Principe générateur[9]. Insistant sur la nécessité d’un interprète vivant et d’un pontife de vérité : « Nous seuls, dit-il, croyons à la parole, tandis que nos chers ennemis s’obstinent à ne croire qu’à l’écriture… Si la parole éternellement vivante ne vivifie l’écriture, jamais celle-ci ne deviendra parole, c’est-à-dire vie. Que d’autres invoquent donc tant qu’il leur plaira la parole muette, nous rirons en paix de ce faux dieu, attendant toujours avec une tendre impatience le moment où ses partisans détrompés se jetteront dans nos bras, ouverts bientôt depuis trois siècles. » Tout ce passage est d’un bel accent.

Particulièrement lié à Lausanne et à Genève avec beaucoup d’hérétiques il sut cultiver et garder jusqu’à la fin leur amitié. Un jour qu’il avait parlé avec beaucoup de feu contre les premiers fauteurs de la révolution, Mme Huber (de Genève) lui dit : « Oh ! mon cher comte, promettez-moi qu’avec votre plume si acérée vous n’écrirez jamais contre M. Necker personnellement. » Elle était un peu cousine de M. Necker. Il promit. À quelque temps de là, vers 1819, à l’occasion, je crois, du congrès de Carlsbad ou d’Aix-la-Chapelle, parut une brochure de l’abbé de Pradt où M. Necker était maltraité. On crut un moment que M. de Maistre en était l’auteur. Quelqu’un le dit à Mme Huber : « Eh bien ! votre comte de Maistre, il vous a bien tenu parole… » Elle répondit : « Je n’ai pas lu le livre ni ne le lirai ; mais, si M. Necker y est attaqué, il n’est pas du comte de Maistre, car il n’a en tout que sa parole. » Belle certitude morale en amitié, de la part d’un de ces chers ennemis !

M. de Maistre, me dit-on encore, était à certains égards un homme inconséquent ; il se plaisait à tout, à toute lecture, au trait qui l’attirait. On raconte que Sieyès et M. de Tracy lisaient perpétuellement Voltaire ; quand la lecture était finie, ils recommençaient ; ils disaient l’un et l’autre que tous les principaux résultats étaient là. M. de Maistre, sans le lire sans doute ainsi par édification, l’ouvrait souvent aussi et par divertissement, pour se mettre en humeur. Telle femme de ses amies n’a connu beaucoup de Voltaire que par lui. Mais c’était à son imagination qu’il accordait ce plaisir, sans jamais laisser entamer l’idée ni la foi. Excursion faite, la conclusion rigoureuse revenait toujours.

Sous ce dernier aspect, on peut le donner pour le plus conséquent des hommes, celui de tous chez qui la foi, l’idée acceptée et crue, était le plus devenue la substance et faisait le plus véritablement loi. À quelque point de la circonférence qu’on le prît sur toutes les parties et dans tous les points de son être et de sa vie, sa foi entière était l’instant présente, s’assimilant tout du vrai, et en chaque doctrine qui se présentait, martinisme ou autre, séparant le faux comme à l’aide d’un centre discernant et d’un foyer épurateur ; discrimen acre. Ici point de concessions, de doutes, d’influence vaguement reçue, de limites indécises. L’omniprésence de sa foi y pourvoyait. Si j’en crois de bons témoins, il mérite d’être reconnu celui de tous les hommes peut-être en qui un tel phénomène s’est le plus rencontré et qui s’est le moins permis.

Sa parole semblait aller libre et mordante, sa pensée était sûre, sa vie grave ; vraiment religieux dans la pratique, il n’avait rien de ce qu’on appelle dévot.

Sur les choses purement politiques, il avait une conviction qu’on pourrait dire secondaire, un peu de ce mépris ultramontain à l’endroit des puissances par où a commencé feu l’abbé de Lamennais. Il pourrait bien m’être arrivé, écrit-il quelque part très ingénieusement, le même malheur qu’à Diomède, qui, en poursuivant un ennemi devant Troie, se trouva avoir blessé une divinité. — Il est persuadé qu’à choses nouvelles il faut hommes nouveaux, et qu’après la restauration les vieux et lui-même sont hors de pratique. — On lui parlait un jour de quelque défaut d’un de ses souverains : « Un prince, répondit-il, est ce que le fait la nature ; le meilleur est celui qu’on a. » Il disait encore : « Je voudrais me mettre entre les rois et les peuples, pour dire aux peuples : Les abus valent mieux que les révolutions ; et aux rois : Les abus amènent les révolutions. »

À l’article de Rome, il n’a nul doute ; il accorde tout, et plus même que certains Romains ne voudraient. Ce fameux passage des Soirées sur un esprit nouveau, sur une inspiration religieuse nouvelle, a été interprété dans le sens le plus contraire au sien, et il s’en serait révolté, affirment ses amis les plus chers, s’il avait vécu : « Ce serait la pensée la plus capable de réveiller sa cendre, si elle pouvait être réveillée par nos bruits. » Il accordait tout à Rome et tellement, qu’il lui accordait cette évolution nouvelle qu’elle se suggérerait à elle-même ; mais il ne l’admettait pas hors de là[10].

Il eût été attentif, m’assure-t-on, à plusieurs des jeunes tentatives ; il l’était toutes les fois qu’il ne voyait pas hostilité décidée. Il jugeait par lui-même et discernait, sans paresse, sans préjugés ; l’originalité se retrouvait en chacun de ses jugemens. — Au reste, il n’a guère eu rien à voir à aucune de ces tentatives que nous appelons nôtres, il était disparu auparavant. Contemporain du XVIIIe siècle, il l’a toujours en présence. Quand il dit notre siècle, c’est de celui-là qu’il s’agit pour lui.

Revenons un peu à ses ouvrages. La révolution française fut son grand moment, son point de maturité et d’initiation clairvoyante. Tout ce qui était là, même à travers la poussière, même dans le sang, il le vit bien ; mais ce qui se prépara ensuite, il n’était plus à côté pour l’observer. De là ses opinions de plus en plus particulières. Son esprit confiné en Russie, dans ce belvédère trop lointain, continua de conclure, de pousser sa pointe et de faire son chemin tout seul. Quand il se trouva à Paris un moment, en 1817, sa montre ne marquait plus du tout la même heure que la France : était-ce à l’horloge des Tuileries qu’était toute l’erreur ?

Il est donné au génie de beaucoup prévoir et deviner ; rien toutefois n’est tel que de voir et d’observer en même temps. Si M. de Maistre a compris d’emblée, à ce degré de justesse, la révolution française, c’est, nous l’avons assez montré, qu’il l’avait vue de près et sentie au fond par sa propre expérience douloureuse. Ce fut là sa grande inspiration originale et vraie. À mesure qu’il s’en éloigne, il va s’enfonçant dans la prédiction ; il croit sentir en lui je ne sais quelle force indéfinissable, ce que nous appellerions l’entrain d’une grande nature en verve. L’impulsion est donnée ; comme Jeanne d’Arc continua de combattre, il continue de prédire après que le dieu, c’est-à-dire le rayon juste du moment, s’est retiré de lui. Le voilà (ô infirmité humaine !) qui se monte d’autant plus fort et qui tombe dans l’excentrique, dans le particulier, dans le paradoxe spirituel, étincelant, mystique et hautain, encore semé d’aperçus, de lueurs merveilleuses, mais non plus fécond ni frappant en plein dans le but. À Pétersbourg, il est seul ou n’a affaire qu’à des esprits absolus. La solitude entête ; l’aurore boréale illumine ; il écrit n’étant qu’à un pôle. Or, en toute vérité, il faut, pour l’embrasser, tenir à la fois les deux pôles et l’entre-deux. Dans ce palais des glaces qu’il habite, les objets se réfléchissent aisément sous des angles qui prêtent à l’illusion. Ce qui est certain, c’est qu’il ne voit plus la France que de loin, par les grands évènemens extérieurs ; ce qui s’y engendre et s’y prépare de nouveau, ce qui demain y doit vivre et n’a pas de nom encore, il ne le sait pas.

Rien d’étonnant donc, rien d’injurieux à M. de Maistre, que de reconnaître qu’il lui est arrivé, à cet esprit si élevé et si avide des hautes vérités, la même chose qu’on a précisément remarquée de certains empereurs et conquérans : il a eu ses deux phases. Dans la première, s’il ne marche pas avec, il marche droit du moins sur son temps ; il le contredit, il le croise, en le devançant, en l’expliquant. Dans la seconde, il veut pousser son œuvre individuelle, qu’il croit universelle, son pur paradoxe absolu ; il veut faire rétrograder ou dévier son temps, il le violente ; ce ne sont plus que des éclats.

En mai 1809, il achevait d’écrire son petit traité sur le Principe générateur des Constitutions politiques. C’est le premier ouvrage de lui qui s’échappa de son portefeuille après son long silence ; il le publia à Saint-Pétersbourg dans les premiers mois de 1814[11]. Un exemplaire en vint en France aux mains de M. de Bonald, un peu après la Charte ; furieux contre la concession royale, le théoricien de la Législation primitive n’eut rien de plus pressé que de faire réimprimer le Principe générateur par manière de contre-partie et de réfutation ad hoc. Louis XVIII, l’auguste auteur, piqué dans sa plus belle page, en voulut à M. de Maistre, auquel autrefois il avait écrit une lettre de complimens à l’époque des Considérations. M. de Maistre, apprenant cet imbroglio, s’empressa d’écrire à M. de Blacas pour se justifier de tout dessein de réfutation ; il invoqua les deux grandes preuves, l’alibi et l’art de vérifier les dates : il était à Saint-Pétersbourg, il y écrivait l’ouvrage en 1809, il l’y publiait au commencement de 1814, avant que Louis XVIII fût rentré en France. Comme procédé, il avait parfaitement raison, et il demeurait absous. Mais, au fond, M. de Bonald ne s’était pas trompé sur la portée de l’ouvrage qu’il avait pris au bond. Le Principe générateur, à chaque page, est comme un soufflet donné à la Charte et à nos constitutions écrites.

Déjà dans les Considérations, M. de Maistre avait fort insisté sur l’ancienne constitution monarchique écrite ès-cœurs des Français ; il revient expressément ici sur l’origine divine de toute constitution destinée à vivre. Nourri de l’antiquité, abreuvé à ses hautes sources et à ses sacrés réservoirs, il comprend la force et nous révèle le génie inhérent des législateurs primitifs, des Lycurgue, des Pythagore. Il est lui-même, comme esprit, de cette lignée des Pythagore et des Platon ; il en retrouve et en fait puissamment sentir l’inspiration politique et civile, voisine du sanctuaire ; en ce sens, on a eu raison de dire ce beau mot, qu’il est le prophète du passé[12].

Mais un autre ordre de temps est venu ; de nouvelles conditions générales ont été introduites dans le monde ; un Lycurgue s’y briserait. Il faut subir son temps pour agir sur lui. M. de Maistre ne voit que les principes antiques, et les voyant vivans et pratiqués (avec moins de rigueur pourtant qu’il ne le dit) dans le passé, dans un passé récent, il a l’air de croire qu’on pourra les replanter exactement tels ou à peu près dans l’avenir, dans un avenir prochain ; il se trompe. Ces principes, autrefois et hier encore vivans, ainsi replantés, deviennent aussi abstraits et aussi morts que ceux des constitutionnistes et des faiseurs sur papier dont il se moque. On ne replante pas à volonté les grands et vieux arbres ; et des nouveaux, c’est le cas, pour le réfuter, de dire avec lui : rien de grand n’a de grand commencement, crescit occulto velut arbor œvo. En effet, à travers ce qu’il appelle un pur interrègne, un chaos, quelque chose en dessous s’est péniblement formé, ou du moins trituré, pétri, préparé ; c’est ce quelque chose de nouveau et de mixte qui doit faire le fond du prochain régime et qui doit vivre. Il manquait à M. de Maistre, absent, de l’avoir vu de près, encore sans nom (car le nom de tiers-état dont Sieyès l’avait baptisé au début n’était que l’ancien). La constitution de l’an III, dont l’auteur des Considérations se moque, tenait déjà compte à sa manière, autant qu’elle le pouvait dans l’effervescence, de cette moyenne encore informe de la nation que les journées de fructidor et autres coups d’état refoulèrent. Le consulat surtout en tint compte et s’y fonda ; l’empire à la fin la méconnut tout-à-fait et se perdit. C’est également pour avoir méconnu ce quelque chose de mixte qu’elle avait tant contribué à créer et à organiser, que la restauration a péri ; c’est parce qu’il le respecte, qu’il l’accommode, et qu’en gros il le contente, que le régime présent est en train de vivre. Il oublie même un peu trop de le diriger, et il y cède trop. — Soit. — C’est le défaut contraire au précédent. — Ce n’est pas un très noble régime, dira-t-on, qu’un tel régime représentatif et monarchique, avec une seule hérédité, sans aristocratie véritable, sans démocratie entière et franche. — Non ; mais c’est un régime sensé, modéré, tolérable assurément, et, qui plus est, assez heureux. — Mais vivra-t-il ? s’écriera le théoricien absolu ; qu’on ne me parle pas de cet enfant au maillot ! Combien a-t-il d’années ? Qu’on attende ! — Oui, on attendra. Je ne répondrai point que cette forme de gouvernement elle-même ne soit une préparation, un intervalle, une transition à de plus souveraines. Mais toutes les formes de gouvernement en sont là. Il suffit qu’elles vivent avec honneur un certain laps d’années, et qu’elles procurent durant ce temps à un certain nombre de générations repos et bonheur, de la manière dont celles-ci l’entendent. Après quoi ces formes passent, elles se brisent, elles se transforment. Les historiens, les théoriciens viennent alors, les dégagent de ce qui les neutralisait souvent et les voilait aux yeux des contemporains, et en font à leur tour des principes et des systèmes qu’ils opposent aux nouvelles formes naissantes et à peine ébauchées. Ainsi va le monde ; et, pour qui a la tournure d’esprit religieuse, il y a moyen encore, dans tout cela, de retrouver Dieu. — Je crois avoir répondu fort terre-à-terre, mais non pas trop indirectement, à la doctrine du Principe générateur.

En traduisant et en publiant (1816) avec des additions et des notes le traité de Plutarque sur les Délais de la Justice divine dans la Punition des Coupables, M. de Maistre donnait la mesure de la largeur et de la spiritualité de son christianisme ; en se faisant l’introducteur et comme l’hôte généreux du sage païen, il disait à tous que les bras toujours ouverts de son Christ n’étaient pas étroits. Son fameux ouvrage du Pape, publié en 1819, semblait au contraire rétrécir et rehausser singulièrement le seuil du temple. Il n’aurait voulu que le rendre à jamais stable et visible, en le fondant sur le rocher.

M. de Maistre fut conduit à son livre du Pape par sa force logique. Il était pénétré du gouvernement temporel de la Providence et en avait vu les coups de foudre dans notre révolution ; mais, au lieu de se borner à reconnaître et à constater, il s’avisa de vouloir compter, en quelque sorte, ces coups, d’en sonder la loi mystérieuse et de remonter au dessein suprême. Son esprit positif et précis ne pouvait s’accommoder d’une vague idée et d’un à-peu-près de Providence, ne se manifestant que çà et là. Or, pour faire cette Providence complète et vigilante, et sans cesse unie à l’homme, il fallait lui trouver un organe et un oracle permanent. Il n’était pas homme, comme les mystiques, comme Saint-Martin et les autres, à supposer je ne sais quelle petite église secrète et quelle franc-maçonnerie à voix basse, dont le sacerdoce catholique n’eût été qu’un simulacre sans vertu, une ombre dégradée et épaissie. Quant aux protestans et aux chrétiens libres, disséminés, croyant à la Bible sans interprète, c’est-à-dire, selon lui, à l’écriture sans la parole et sans la vie, il ne s’y arrêtait même pas. Pour lui, le siége et l’instrument de la chose sacrée devait être manifeste et usuel, visible et accessible à toute la terre ; ce ne pouvait être que Rome ; et, comme les objections abondaient, il se fit fort de les lever historiquement, dogmatiquement, et de tout expliquer : tour de force dont il s’est acquitté moyennant quelques exploits incroyables de raisonnement, moyennant surtout quelques entorses çà et là à l’exactitude et à l’impartialité historiques, comme Voltaire, Daunou et les autres détracteurs en ont donné dans l’autre sens ; mais les entorses de De Maistre sont magnifiques et à la Michel-Ange. Les autres, les enragés et les malins, n’ont donné que des crocs-en-jambe.

Je sais tout ce qu’on peut opposer de front et dans le détail à une pareille théorie et à l’histoire qu’elle suppose et qu’elle impose. De ce qu’une chose, selon qu’il le croit, est nécessaire pour le salut moral du genre humain, M. de Maistre en conclut qu’elle est, et qu’elle est vraie. Ce raisonnement est héroïque, il mène loin. Chaque esprit systématique, au nom du même raisonnement, va nous apporter sa promesse ou sa menace. M. de Maistre nous dira que, lui, il ne rêve pas, qu’il y a possession pour son idée, qu’il y a le fait subsistant et reconnu ; mais ce fait lui-même est une question. Pourtant, jusque dans l’excès de sa théorie pontificale, M. de Maistre ne faisait encore que marquer sa foi vive et à tout prix au gouvernement providentiel. Bien des historiens et des philosophes nous parlent dans leurs discours officiels de la Providence, de laquelle ils ne se préoccupent pas du tout ailleurs, ne la prenant que comme ils prennent leur toque ou leur bonnet de cérémonie. Le problème qui consiste à chercher à cette Providence un signe distinct, un fanal terrestre, auquel on puisse la reconnaître pour s’y diriger, demeure tout entier pendant et nous écrase. Les politiques (je ne les en blâme pas) et tous les intéressés qui font semblant de croire ont beau voiler l’abîme rouvert, l’anxiété douloureuse de bien des ames le trahit. Entre une Rome à laquelle on ne croit plus qu’assez difficilement, et une Providence philosophique qui n’est guère qu’un mot vague pour les discours d’apparat, bien des esprits inquiets et sincères se réfugient dans une sorte de religion de la nature et de l’ordre absolu, qui a déjà essayé plusieurs costumes en ces derniers temps.

Il n’entre dans mon dessein ni dans mes moyens de discuter historiquement un livre tel que celui du Pape ; dogmatiquement, ce n’est point aux sceptiques qu’il s’adresse, la couleuvre serait trop forte du premier coup. C’est aux chrétiens plus ou moins séparés et pourtant fidèles encore à la hiérarchie, c’est aux catholiques gallicans, aux épiscopaux anglicans, aux églises grecques photiennes, qu’il va chercher querelle directe et faire la leçon. Le style en est grand, mâle, éclairé d’images, simple d’ordinaire, avec des taches d’affectation ; si on peut noter du mauvais goût par points, on n’y rencontre jamais du moins de déclamation ni de phrases. Il y a du sophiste, a-t-on dit ; soit ; mais il n’y a jamais de rhéteur. Arrangez cela comme vous voudrez.

Quelles que soient les croyances ou les non croyances du lecteur, il ne peut qu’admirer historiquement le beau passage (livre II, chapitre V) sur la translation de l’empire à Constantinople et sur la fable de la donation qui est très vraie. De telles vues, dont ce livre offre maint exemple, rachètent bien de petits excès. Un résultat incontestable qu’aura obtenu M. de Maistre, c’est qu’on n’écrira plus sur la papauté après lui, comme on se serait permis de le faire auparavant. On y regardera désormais à deux fois, on s’avancera en vue du brillant et provoquant défenseur, sous l’inspection de sa grande ombre. Tout en le combattant, on l’abordera, on le suivra. En se faisant attaquer par ceux qui viennent après, il les amène sur son terrain, il les traîne à la remorque. N’est-ce pas une partie de ce qu’il a voulu ?

Un fait positif et piquant, c’est que, dans ce terrible ouvrage du Pape, beaucoup de choses ont été (qui le croirait ?) adoucies, plus d’un trait relatif à Bossuet par exemple. J’ai eu l’honneur de connaître à Lyon le savant respectable et modeste que M. de Maistre n’avait jamais vu, mais à qui il avait accordé entière confiance ; ce fut par ses soins que, dans cette ville toute religieuse, foyer de librairie catholique pour le Midi et la Savoie, se prépara l’édition du Pape et de plusieurs des écrits qui suivirent. Une correspondance régulière s’était engagée, dans laquelle le consciencieux éditeur ne ménageait pas les objections, les critiques ; M. de Maistre s’y montrait bien souvent docile, et avec une remarquable facilité, dénué en effet de toute prétention littéraire proprement dite, comme un homme du monde dont ce n’était pas le métier. Il n’y avait que les cas réservés où l’idée de ces damnés Parisiens lui revenait en tête et le faisait insister sur sa phrase : « Laissons cela, ils aimeront cela ; » ou bien : « Bah ! laissons-leur cet os à ronger. » Je prends plaisir à répéter ce mot qui est une clé essentielle dans le De Maistre.

Le livre intitulé de l’Église gallicane dans son rapport avec le souverain Pontife n’est qu’un appendice du Pape. Écrit en 1817 à la fin du séjour en Russie, il ne parut qu’en 1821, vers le temps de la mort de l’auteur, qui en avait disposé lui-même la publication par une préface d’août 1820. C’est dans ce fameux pamphlet qu’il s’attaque plus expressément à Bossuet et à Pascal, à Port-Royal et au jansénisme. Le chapitre dans lequel j’ai dû examiner et réfuter cette polémique fait partie de l’ouvrage sur Port-Royal que je continue, et il est tout entier écrit depuis long-temps. Dans un sujet que j’ai étudié assez à fond et sur un terrain circonscrit où je me sens le pied solide, je ne crains pas d’affronter, de choquer M. de Maistre, qui y arrive avec quelque peu de cette légèreté et de ce bel air superficiel qu’il a reproché à tant d’autres. Mais détacher et donner ici ce chapitre serait chose impossible pour l’étendue, et même peu assortie pour le ton. Quand je fais le portrait d’un personnage, et tant que je le fais, je me considère toujours un peu comme chez lui ; je tâche de ne point le flatter, mais parfois je le ménage ; dans tous les cas, je l’entoure de soins et d’une sorte de déférence, pour le faire parler, pour le bien entendre, pour lui rendre cette justice bienveillante qui le plus souvent ne s’éclaire que de près. Lorsqu’une fois cette tâche est remplie, je me retrouve au dehors, je suis en mesure de m’exprimer plus librement, me souvenant toujours, s’il est possible, de ce que j’ai dit et jugé ; mais je parle plus haut, s’il est besoin, et du ton que m’inspire la rencontre. Telle est ma morale en ce genre de critique et de portraiture littéraire ; c’est ainsi que j’observe les mœurs de mon sujet.

Les Soirées de Saint-Pétersbourg suivirent de près l’Église gallicane, et parurent la même année (1821). Il ne leur manque, pour être complètes, que quelques pages du dernier entretien, et une autre soirée de conclusion que l’auteur voulait ajouter sur la Russie, par reconnaissance de l’hospitalité qu’il y avait trouvée. Les Soirées sont le plus beau livre de M. de Maistre, le plus durable, celui qui s’adresse à la classe la plus nombreuse de lecteurs libres et intelligens. On ne lit plus Bonald, on relit comme au premier jour son libre et mordant coopérateur. Chez lui, l’imagination et la couleur au sein d’une haute pensée rendent à jamais présens les éternels problèmes. L’origine du mal, l’origine des langues, les destinées futures de l’humanité, — pourquoi la guerre ? — pourquoi le juste souffre ? — qu’est-ce que le sacrifice ? — qu’est-ce que la prière ? — l’auteur s’attaque à tous ces pourquoi, les perce en tous sens et les tourmente : il en fait jaillir de belles visions. La forme d’entretien amène à chaque pas la variété, l’imprévu, met en jeu l’érudition, justifie la boutade et le sarcasme, tout en laissant jour à l’effusion et à l’éloquence. Le chevalier, le Français, homme du monde et honnête homme, c’est le bon sens noble, ouvert et loyal ; le sénateur, le Russe-grec, c’est la science élevée, religieuse, un peu subtile et irrégulière, c’est l’élan philosophique ; le comte est ou veut être le théosophe prudent et rigoureux : on a, dans ce concert des trois, quelque chose d’un Platon chrétien. Celui qui consent à se laisser emporter dans cette sphère supérieure, et à diriger son regard selon le rayon, sent par degrés, en montant, de grandes difficultés s’aplanir, et bien des notes discordantes d’ici-bas s’apaiser en harmonie.

En lisant les Soirées, on se demande involontairement : M. de Maistre était-il donc un pur catholique du passé ? Ne se rattachait-il par aucune vue, par aucun éclair, à ce christianisme futur dont M. de Châteaubriand lui-même, en ses derniers écrits, semble ne pas répudier la venue[13], dont M. Ballanche a semblé, dès l’abord, ouïr et répéter avec douceur les vagues échos ? M. de Maistre, malgré tout ce qu’on peut dire, en croyant bien n’en pas être, et en protestant contre, n’y conspirait-il point, autant que personne, par mainte pensée hautement échappée ? Et, s’il n’y a rien de nouveau en lui, comment se fait-il que, sur ses drapeaux, la plus novatrice des sectes religieuses de notre âge ait pu inscrire à son heure tant de paroles prophétiques, à lui empruntées, pour manifeste et pour devise ?

Ce sont là des questions que nous posons à peine, mais qui se lèvent devant nous ; et, comme la lecture de De Maistre met, bon gré mal gré, en train de prédire, nous nous risquerons à ajouter : quoi qu’il puisse arriver dans un avenir quelconque, et même (pour ne reculer devant aucune prévision), même si quelque chose en religion devait définitivement triompher qui ne fût pas le catholicisme pur, que ce fût une convergence de toutes les opinions et croyances chrétiennes, ou toute autre espèce de communion, De Maistre aurait encore assez bien compris l’alternative à l’heure de crise, il aurait assez ouvert les perspectives profondes et assez plongé avant son regard, pour s’honorer à jamais, comme génie, aux yeux des générations futures vivant sous une autre loi ; il ne leur paraîtrait à aucun titre un Julien réfractaire, mais bien plutôt encore une manière de prophète à contre-cœur comme Cassandre, une sibylle merveilleuse.

C’est trop nous hasarder à ces extrémités d’horizon où l’absurde et le possible se touchent ; rentrons vite dans la limite qui nous convient. Qu’on ne vienne pas tant s’étonner, après les Soirées, que M. de Maistre, étranger, ait si bien écrit dans notre langue ; quand on est de cette taille comme écrivain, on a droit de n’être pas traité avec cette condescendance. Compatriote de saint François de Sales, il écrit dans sa langue, qui se trouve en même temps la nôtre, dans une langue postérieure à celle de Montesquieu, et qui tient de celle-ci pour les beautés comme pour les défauts. Son style, je le répète, est ferme, élevé, simple ; c’est un des grands styles du temps. S’il y a du Sénèque, comme on l’a remarqué ingénieusement, où donc n’y en a-t-il pas aujourd’hui ? Mais chez lui les défauts de goût, notez-le bien, ne sont que passagers, pas beaucoup plus forts, après tout, que ceux de Montesquieu lui-même. Et ce style a l’avantage d’être tout d’une pièce, portant en soi ses défauts, sans rien de plaqué comme chez d’autres talens qu’à bon droit encore on admire.

Sans doute M. de Maistre manque essentiellement d’une qualité qui fait le charme principal des écrits de son frère, — une certaine naïveté gracieuse et négligente, le molle atque facetum, l’aphelia. Je tiens de bonne source que la première fois qu’il eut entre les mains le Voyage autour de ma Chambre, il n’en sentit pas toute la finesse légère. Il y avait même fait des corrections et ajouté des développemens qui nuisaient singulièrement à l’atticisme de ce charmant opuscule ; mais il eut assez de confiance dans le goût d’une femme, d’une amie, qu’il voyait alors beaucoup à Lausanne, pour sacrifier ses corrections et rétablir le Voyage à peu de chose près dans sa simplicité primitive. Lorsque plus tard à Saint-Pétersbourg, en 1812, il en donna une nouvelle édition en y joignant le Lépreux, il y mit une préface spirituelle assurément, mais un peu raide et prétentieuse dans son persiflage. Montesquieu, encore une fois, a-t-il pu s’empêcher d’être guindé dans le Temple de Gnide ?

M. Villemain nous a appris que cette gracieuse navigation sur la Néwa, qui fait comme l’entrée en scène et la bordure des Soirées, est de la plume du comte Xavier ; alliance délicate ! déférence touchante ! Il s’agissait d’un paysage ; M. de Maistre ne s’était pas cru capable de le peindre.

Je voile ses Lettres sur l’Inquisition (1822) ; on les passerait à peine à un homme d’esprit, très nerveux, qui aurait été condamné à subir du Dulaure toute sa vie. En insistant outre mesure sur un sujet odieux et pénible que la déclamation avait exploité sans doute, et où peut-être il y avait des amendemens historiques à proposer, M. de Maistre a trop oublié que, là où il s’agit de sang versé et de tortures, la discussion extrême, le summum jus a tort. Il est des endroits sensibles de l’humanité qu’il ne faut pas retourner rudement, pas plus que, dans un hôpital, certaines plaies du malade, pour se donner le plaisir de faire une démonstration théorique et anatomique exacte.

On trouve, assure-t-on, chez les casuistes de tous les ordres et de toutes les robes, bien de ces subtilités et de ces saletés que Pascal a dénoncées particulièrement chez les Révérends Pères ; on trouverait, je le crois, dans les greffes des anciens parlemens, beaucoup de ces horreurs qu’on est convenu d’imputer surtout à l’inquisition ; mais qu’importe ? il est un degré de récidive et d’habitude où l’on endosse très justement (pour parler comme de Maistre) les délits du voisin, et où l’on paie pour les autres : Escobar ni l’inquisition ne s’en relèveront.

Pour le Bacon, c’est autre chose, et, si maltraité qu’il ait pu paraître du fait de notre auteur, il est de force à soutenir l’assaut. M. de Maistre n’a pas été amené d’emblée à combattre Bacon, pas plus que Voltaire. Extraordinairement frappé de la révolution française (il faut toujours en revenir là), l’ayant jugée satanique dans son esprit, il en vint à se retourner contre Rousseau d’abord, puis surtout contre Voltaire, comme étant le grand fauteur satanique et anti-chrétien. Quant à Bacon, il y mit plus de temps et de détours ; il aimait évidemment à le lire et à le citer. Cette belle parole du moraliste, que la religion est l’aromate qui empêche la science de se corrompre, lui revient souvent. Pourtant, il nous l’avoue, à voir les éloges universels et assourdissans décernés à Bacon par tout le XVIIIe siècle encyclopédique, il entra en véhémente suspicion à son égard, et depuis ce moment le procès du chancelier commença. Il l’avait pincé déjà en plus d’un passage des Soirées ; mais ce n’était pas incidemment qu’il pouvait avoir raison d’un tel accusé ; passe pour Locke, simple bourgeois en philosophie, dont il avait fait justice en un entretien[14].

M. de Maistre a comme un sens particulier, excellent, pour pénétrer les ennemis cauteleux du christianisme (Hume, Gibbon), pour les démasquer dans leurs circuits et leurs ruses. Il crut voir en Bacon un tel adversaire tout fourré d’hermine, et dès-lors il se fit devoir et plaisir de le montrer nu. On a beaucoup dit que c’était une maladresse de diminuer le nombre des grands partisans prétendus du christianisme et d’en retrancher Bacon, que c’était tirer sur ses troupes. Pure sensiblerie, selon de Maistre, et, pour parler à sa manière, franche simplicité, si ce n’est duplicité. C’est, en effet, traiter le christianisme comme un docteur son malade qui a besoin de ménagemens et d’être dorloté. Cet ordre de considérations anodines ne fait rien à l’affaire, à la vérité, qui est de savoir si Bacon a inventé ou non une méthode, et dans quelle vue il la voulait, et où cela menait. Dès qu’une fois de Maistre interroge, il est évident qu’il se ressouvient de son métier de magistrat ; il n’a point appris à procéder comme nos bons jurés. La manière si habituelle en ce monde, de prendre les choses par la queue, est l’opposé de la sienne, qui allait d’abord à la racine.

Il faudrait, pour examiner la valeur des accusations sans nombre qu’il intente à Bacon, y employer tout un volume. Le fait est que Bacon a été très peu défendu. Les chefs de l’école éclectique régnante n’ont pas été fâchés de voir tomber sur la joue du précurseur de Locke ce soufflet solennel qu’ils ne se seraient pas chargés eux-mêmes de lui donner[15]. Je n’ai pas assez lu ni étudié Bacon pour avoir droit d’exprimer sur son compte une idée complète ; mais toutes les fois que dans ma jeunesse curieuse, provoqué, harcelé par les éloges, en quelque sorte fanatiques, que je voyais décerner invariablement à Bacon en tête de chaque préface, dans tout livre de physique, de physiologie et de philosophie, j’essayai de l’aborder, je fus assez surpris d’y trouver un tout autre homme que celui de la méthode expérimentale stricte et simple qu’on préconisait[16] ; j’y trouvai un heureux, abondant et un peu confus écrivain, plein d’idées et de vues dont quelques-unes hasardées et même superstitieuses, mais surtout riche de projets ingénieux, d’aperçus attrayans (hints, impetus), d’observations morales revêtues d’une belle forme, dorées d’une belle veine, et capables de faire axiome avec éclat. Une telle gloire, où l’imagination a sa part dans la science pour la féconder, en vaut bien une autre, ce me semble.

M. de Maistre n’était pas homme à y rester insensible, et il se serait maintenu, on peut l’affirmer, plus favorable à Bacon, s’il n’avait aussi été impatienté de tout ce qu’on a débité de lieux-communs à son propos. C’est bien là l’effet, par exemple, que devait produire Garat, le faiseur disert de préfaces et de programmes, à son cours des anciennes Écoles normales : il trouva moyen de mettre hors des gonds l’excellent Saint-Martin, l’un des élèves, lequel, tout pacifique qu’il était, l’attaqua sur ses prétentions baconiennes avec chaleur et, qui plus est, netteté, mais en rendant tout respect à Bacon[17]. — Beaucoup des paradoxes et des sorties de M. de Maistre sont ainsi (faut-il le répéter ?) les éclats d’un homme d’esprit impatienté d’avoir entendu durant des heures force sottises, et qui n’y tient plus ; les nerfs s’en mêlent : il va lui-même au-delà du but, comme pour faire payer l’arriéré de son ennui.

Cet examen de Bacon, publié seulement en 1836, aurait-il été modifié, complété, c’est-à-dire adouci par lui, s’il l’avait lui-même donné au public ? On y sent, au ton de la querelle, un tête-à-tête de cabinet et toute la liberté de l’huis-clos. On m’assure qu’il le considérait comme un ouvrage terminé, sauf la préface qu’il avait dans la tête, disait-il toujours. Pensons du moins qu’il aurait soigneusement vérifié sur place tous les textes, afin d’éviter le reproche d’avoir quelquefois prêté, par aggravation, au sens de celui qu’il inculpait. Dans aucun de ses livres d’ailleurs, M. de Maistre ne se montre plus brillamment et plus profondément lui-même. Les chapitres des causes finales et de l’union de la religion et de la science renferment sur l’ordre et la proportion de l’univers, sur l’art, sur la peinture chrétienne, sur le beau, quelques-unes, certes, des plus belles pages qui aient jamais été écrites dans une langue humaine. On y lit cette définition qu’il faudrait graver en lettres d’or, et qui explique, hélas ! si bien l’absence de son objet en de certains âges : « Le beau, dans tous les genres imaginables, est ce qui plaît à la vertu éclairée. » — Intelligence platonique, M. de Maistre a compris et défini Aristote comme pas un de l’école ne l’eût fait ; on sent de quel avantage pour lui ç’a été de pratiquer de près et sans intermédiaire ces hauts modèles[18] ; ni Bonald, ni Lamennais[19], ni aucun de ce bord catholique, n’a été trempé de forte science comme lui. Et il sent l’antiquité non-seulement dans Aristote, non-seulement dans Platon et Pythagore, mais jusque dans celui qu’il appelle avec un mélange de respect et de charme le docte et élégant Ovide. Puis, tout en goûtant ces savoureuses douceurs, il ne s’y laisse point piper ni amuser ; il veut le sens, le but sérieux. Si abeille qu’il soit, c’est à la ruche qu’il revient toujours. Un de ses plus vrais griefs contre Bacon, c’est qu’il le voit comme une plume de paon de la philosophie, un bel-esprit amoureux de l’expression et content quand il a dit : les Géorgiques de l’ame.

En cela même nous croyons que M. de Maistre se montre infiniment trop sévère. Et nous aussi, simple historien littéraire, il est un côté par lequel nous ne saurions assez vénérer Bacon et le saluer, comme notre premier guide et inventeur. Qu’on lise, au livre II de Augmentis Scientiarum, le chapitre IV, dans lequel, distinguant les différentes espèces d’histoire civile, 1o l’ecclésiastique ou sacrée, 2o la civile proprement dite, 3o la littéraire, il s’attache à dessiner le cadre de celle-ci, comme entièrement absente. « Et pourtant, dit-il avec cet éclat ingénieux qui lui est propre, l’histoire du monde dénuée de cette partie essentielle, c’est la statue de Polyphème à qui on aurait arraché son œil. » Tout le plan qu’il trace dans cette page est admirable d’ordre et de soins, de conseils de détail, et n’a pas cessé d’être le programme de tout historien, de tout biographe littéraire digne de ce nom. Il sait très bien insister sur ce qu’il ne s’agit pas ici de procéder à la manière des critiques, de perdre son temps à louer ou à blâmer, mais qu’il importe de raconter, d’expliquer les choses elles-mêmes historiquement, avec intervention sobre de jugemens. Il insiste encore sur ce qu’il ne s’agit pas seulement de compiler, de prendre chez les historiens et les critiques une matière toute digérée, mais de saisir par ordre les livres essentiels, les monumens principaux, chacun dans son moment, et alors, non pas en les lisant jusqu’au bout et tout entiers, mais en les dégustant, en sachant en saisir le sujet, le style, la méthode, d’évoquer par une sorte d’enchantement magique le génie littéraire d’un temps. — Et cela, il le conseille, non point pour la pure gloire des lettres, non pour le pur amour ardent qu’il leur porte (bien qu’il en soit dévoré), non par pure curiosité poussée à l’extrême (avis à nous autres, amateurs trop minutieux !), mais dans un but plus sérieux et plus grave, pour suggérer aux doctes dans l’usage et l’administration de leur science un meilleur régime, de meilleures méthodes, une prudence et une sagacité plus éclairée. « Il y a lieu, ajoute-t-il en concluant, de se donner le spectacle des mouvemens et des perturbations, des bonnes et des mauvaises veines, dans l’ordre intellectuel comme dans l’ordre civil, et d’en profiter. » — Ainsi s’exprime Bacon en termes formels, et ce n’est que de nos jours, et depuis très peu d’années, qu’en France une telle histoire est ébauchée à grand’peine !

Nous donc, son disciple aussi, son disciple libre et respectueux, si notre voix avait la moindre valeur en tel sujet, au milieu de voix si hautes et si imposantes, nous lui dirions :

« Consolez-vous, ombre illustre ! ils avaient voulu faire de vous un chef de leur école, un précurseur d’eux-mêmes, et vous avaient tiré à eux, ajusté à leur taille, et présenté sous un jour étroit, faux, et dans lequel, en vous idolâtrant sans cesse, ils vous avaient diminué. D’autres sont venus qui ont défait tout cela, qui vous ont rejeté de leur philosophie, laquelle (je leur en demande bien pardon), pour être plus savante et moins maigre que la précédente, me semble bien artificielle aussi ; consolez-vous encore une fois d’être hors de toutes ces questions d’école, car qui dit école dit une chose officielle, convenue et à demi mensongère, et qui, d’un côté ou d’un autre, croulera. Excommunié par de Maistre qui croyait, peu accueilli par les héritiers de ce Descartes qui ne doutait de rien, restez, vous, ce que vous étiez, — un libre et hardi investigateur de toute noble étude, un amateur éclairé de toute connaissance et de toute belle pensée, un écrivain éclatant et perçant, dont les mots honorent tous les sentiers où vous avez passé, et avec qui l’on trouve à s’enrichir chaque jour dans quelque voie que l’on s’engage. Restez vous-même, ô Bacon ! et, quelle qu’ait été votre vie avec ses torts et ses infortunes, soyez salué à jamais un des auteurs originaux les plus à consulter, un des moralistes les plus relus, un des bienfaiteurs, en un mot, de l’humaine culture ! »

Pendant son séjour en Russie, M. de Maistre entretenait une vaste correspondance. Un grand nombre des lettres qu’il écrivait, par le sérieux des questions et le développement qu’il y donne, seraient dignes de l’impression. On en a pu juger d’après le peu qui s’est échappé çà et là, et qu’on a publié dans divers journaux[20]. À tous les trésors de la science et du talent, M. de Maistre joignait une sensibilité exquise, qu’il portait dans les plus simples relations de la vie. Admirateur passionné des femmes, il trouvait dans ce commerce pur une sorte de charme idéal pour sa vie austère ; il recherchait volontiers leur suffrage et se plaisait à cultiver leur amitié. Une bienveillance précieuse nous a permis d’extraire quelques passages d’une de ces correspondances, qui date des années 1812-1813. Je prendrai presque au hasard ; l’homme saisi dans l’intimité achèvera de s’y dessiner.

« … Je me tiens très honoré (écrivait-il donc à une spirituelle jeune dame) de vous avoir appris un mot ; mais, ce qui me serait un peu plus agréable, ce serait de jouir avec vous de la chose même dont je n’ai pu vous apprendre que le nom. Castelliser avec votre famille serait pour moi un état extrêmement doux, et, puisque vous y seriez, il faudrait bien prendre patience, mais, hélas ! il n’y a plus de château pour moi. La foudre a tout frappé ; il ne me reste que des cœurs ; c’est une grande propriété quand ils sont pétris comme le vôtre. L’estime que vous voulez bien m’accorder est mise par moi au rang de ces possessions précieuses qu’heureusement personne n’a droit de confisquer. Je cultiverai toujours avec empressement un sentiment aussi honorable pour moi. Jadis les chevaliers errans protégeaient les dames ; aujourd’hui c’est aux dames à protéger les chevaliers errans : ainsi, trouvez bon que je me place sous votre suzeraineté. »

« … Je gémis comme vous de cette folle obstination de notre ami, qui aime mieux manquer de tout à Paris que d’être ici à sa place, au sein d’une grande et honorable aisance ; mais regardez-y bien, vous y verrez la démonstration de ce que j’ai eu l’honneur de vous dire mille fois : je suis moins sûr de la règle de trois, et même de mon estime pour vous, que je ne le suis d’un profond ulcère dans le fond de ce cœur plié et replié, où personne ne voit goutte. Ce monde n’est qu’une représentation ; partout on met les apparences à la place des motifs, de manière que nous ne connaissons les causes de rien. Ce qui achève de tout embrouiller, c’est que la vérité se mêle parfois au mensonge. Mais où ? mais quand ? mais à quelle dose ? C’est ce qu’on ignore. Rien n’empêche que l’acteur qui joue Orosmane sur les planches ne soit réellement amoureux de Zaïre ; alors donc, lorsqu’il lui dira :

Je veux avec excès vous aimer et vous plaire,

il dit la vérité. Mais, s’il avait envie de l’étrangler, son art aurait imité le même accent, tant les comédiens imitent bien l’homme ! Nous de notre côté, nous déployons le même talent dans le drame du monde, tant l’homme imite bien le comédien ! Comment se tirer de là. ? »

« … Je me suis occupé sans cesse de vous, je puis vous l’assurer, dès que j’ai eu connaissance de l’incommodité de M. votre père. Je voulais et je ne voulais pas vous écrire, je voulais et je ne voulais pas aller à Czarskozélo… Ah ! le vilain monde ! Souffrances si l’on aime, souffrances si l’on n’aime pas. Quelques gouttes de miel, comme dit Châteaubriand, dans une coupe d’absinthe. — Bois, mon enfant, c’est pour te guérir. — Bien obligé ; cependant, j’aimerais mieux du sucre. — À propos de sucre, j’ai reçu votre lettre du… »

Je saute par-ci par-là quelques petites phrases un peu bien précieuses et maniérées ; mais ce qui paraît tel au lecteur a souvent été une pure plaisanterie agréable de société :

« … Que dire de ce que nous voyons ? rien. Et quel temps fut jamais plus fertile en miracles ? Nous en verrons d’autres, tenez cela pour sûr, et ne croyez pas que rien finisse comme on l’imagine. Les Français seront flagellés, tourmentés, massacrés, rien n’est plus juste, mais point du tout humiliés. Sans les autres, et peut-être malgré les autres, ils feront… — Eh ! quoi donc ? — Ah ! madame, tout ce qu’il faut et tout ce qu’on n’attendait pas. Voilà un vers qui est tombé de ma plume, mais n’ayez pas peur de la rime, c’est bien assez de la raison. »

« Que vous aurez de choses à nous dire (1813), et que j’aurai pour mon compte de plaisir à vous entendre ! Je vous ai envié celui de parcourir un pays si intéressant (la Prusse probablement) dans un moment d’enthousiasme et d’inspiration. Je ne cesserai de le dire comme de le croire, l’homme ne vaut que parce qu’il croit. Qui ne croit rien ne vaut rien. Ce n’est pas qu’il faille croire des sornettes ; mais toujours vaudrait-il mieux croire trop que ne croire rien. Nous en parlerons plus longuement. Quel immense sujet, madame, que les considérations politiques dans leurs rapports avec de plus hautes considérations ! Tout se tient, tout s’accroche, tout se marie ; et, lors même que l’ensemble échappe à nos faibles yeux, c’est une consolation cependant de savoir que cet ensemble existe, et de lui rendre hommage dans l’auguste brouillard où il se cache[21]. — Depuis que vous nous avez quittés, j’ai beaucoup griffonné, mais je ne suis pas tenté de faire une visite à M. Antoine Pluchard[22]. Il n’y a point ici un théâtre pour parler un certain langage. Le grand théâtre[23] est maintenant fermé, et qui sait si et quand et comment il se rouvrira ? Je travaille, en attendant, tout comme si le monde devait me donner audience, mais sans aucun projet quelconque que celui de laisser tout à Rodolphe[24]. Si par hasard, pendant que je me promène encore sur cette pauvre planète, il se présentait un de ces momens d’à-propos sur lesquels le tact ne se trompe guère, je dirais à mes chiffons : Partez, muscade ! mais, quoique je regarde comme sûr que ce moment arrivera, cependant son importance me persuade qu’il est encore fort éloigné. »

On n’est pas fâché de surprendre son opinion sur Napoléon et les généraux alliés qui le combattent (1814) :

Au moment où je vous écris, je n’ai point encore de lettres de Rodolphe. Malgré tout ce qu’on me dit, je suis fort en peine, non pas tant pour cette blessure de Troyes que pour tout ce qui a suivi ; car il fait chaud dans cette France. Tout ce qui se passe me rappelle la fameuse réponse faite à Charles-Quint par un gentilhomme français son prisonnier. — Monsieur un tel, combien y a-t-il d’ici à Paris ? — Sire, cinq journées, avec une profonde révérence. — Au reste, madame, après le congrès qui a donné à notre ami Napoléon les deux choses dont il avait le plus besoin, le temps et l’opinion, on n’a le droit de s’étonner de rien. Il faut avouer aussi que cet aimable homme ne sait pas mal son métier. Je tremble en voyant les manœuvres de cet enragé et son ascendant incroyable sur les esprits. Quand j’entends parler dans les salons de Pétersbourg de ses fautes et de la supériorité de nos généraux, je me sens le gosier serré par je ne sais quel rire convulsif aimable comme la cravate d’un pendu. »

On n’aurait jamais su mieux définir le rire sarcastique et méprisant tel qu’il se le passe quelquefois. — Sur la bigarrure de Pétersbourg en ces années de refoulement et de refuge, il a son anecdote piquante :

« … Voulez-vous que je vous conte à mon tour quelque chose dans le genre du salmigondis ? Le samedi-saint, un jeune nègre de la côte de Congo a été baptisé dans l’église catholique de Saint-Pétersbourg : le célébrant était un jésuite portugais ; la marraine, la première dame d’honneur de la feue reine de France, Mme la princesse de Tarente ; le parrain, le ministre du roi de Sardaigne. Le néophyte a été interrogé et a répondu en anglais. — Do you believe ? — I believe. — En vérité, ceci ne peut se voir que dans ce pays, à cette époque. »

Mais, pour dernière citation, voici une réflexion d’ironique et haute mélancolie que lui inspire la vue d’une pauvre jeune fille qui se meurt :

« La jeunesse disparaissant dans sa fleur a quelque chose de particulièrement terrible ; on dirait que c’est une injustice. Ah ! le vilain monde ! j’ai toujours dit qu’il ne pourrait aller si nous avions le sens commun. Si nous venions à réfléchir bien sérieusement qu’une vie commune de vingt-cinq ans nous a été donnée pour être partagée entre nous, comme il plaît à la loi inconnue qui mène tout, et que, si vous atteignez vingt-six ans, c’est une preuve qu’un autre est mort à vingt-quatre, en vérité chacun se coucherait et daignerait à peine s’habiller. C’est notre folie qui fait tout aller. L’un se marie, l’autre donne une bataille, un troisième bâtit, sans penser le moins du monde qu’il ne verra point ses enfans, qu’il n’entendra pas le Te Deum, et qu’il ne logera jamais chez lui. N’importe ! tout marche et c’est assez. »

En mai 1817, M. de Maistre disait adieu à Saint-Pétersbourg, pour rentrer dans sa patrie. L’empereur Alexandre lui témoigna par mille distinctions flatteuses et charmantes, comme il savait aisément les rendre, tout le cas qu’il faisait de lui. Un des vaisseaux de la flotte, qui partait alors pour la France, fut mis à sa disposition : « Une circonstance aussi inattendue, écrivait-il, m’envoie à Paris, ville très connue, et que cependant, selon les apparences, je ne devais jamais connaître. » Il y séjourna bien peu de temps : arrivé à Paris le 24 juin, il était rendu à Turin le 22 août. Toutes les dignités et les plus hautes fonctions l’y attendaient. Indépendamment du titre de premier président, il eut la charge de ministre d’état et de régent de la grande chancellerie. Mais la face encore si incandescente de l’Europe et le sol qui tremblait sur bien des points n’étaient pas propres à donner du calme à ce noble esprit excité ; ses illuminations sombres ne faisaient que gagner en avançant : il avait de ces tristesses de Moïse et de tous les sublimes mortels qui ont trop vu. Dans une lettre du 5 septembre 1818 au chevalier de…, il écrivait :

« Combien l’homme est malheureux ! examinez bien ; vous verrez que, depuis l’âge de la maturité, il n’y a plus de véritable joie pour lui. Dans l’enfance, dans l’adolescence, on a devant soi l’avenir et les illusions ; mais, à mon âge, que reste-t-il ? On se demande : qu’ai-je vu ? Des folies et des crimes. On se demande encore : et que verrai-je ? Même réponse, encore plus douloureuse. C’est à cette époque surtout que tout espoir nous est défendu. Nés fort mal à propos, trop tôt ou trop tard, nous avons essuyé toutes les horreurs de la tempête sans pouvoir jouir de ce soleil qui ne se lèvera que sur nos tombes. Sûrement, Dieu n’a pas remué tant de choses pour ne rien faire ; mais, franchement, méritons-nous de voir de plus beaux jours, nous que rien n’a pu convertir, je ne dis pas à la religion, mais au bon sens, et qui ne sommes pas meilleurs que si nous n’avions vu aucuns miracles ?

« Plusieurs personnes m’ont fait l’honneur de m’adresser la même question que je lis dans votre lettre : Pourquoi n’écrivez-vous pas sur l’état actuel des choses ? Je fais toujours la même réponse : du temps de la canaillocratie, je pouvais, à mes risques et périls, dire leurs vérités à ces inconcevables souverains ; mais, aujourd’hui, ceux qui se trompent sont de trop bonne maison pour qu’on puisse se permettre de leur dire la vérité. La révolution est bien plus terrible que du temps de Robespierre ; en s’élevant, elle s’est raffinée. La différence est du mercure au sublimé corrosif. Je ne vous dis rien de l’horrible corruption des esprits ; vous en touchez vous-même les principaux symptômes. Le mal est tel, qu’il annonce évidemment une explosion divine. Mais quand ? mais comment ? Ah ! ce n’est pas à nous de connaître le temps, etc… »

Cette perspective d’une explosion prochaine était devenue son idée fixe. À le voir avec la tête haute toujours découverte, ses beaux cheveux blancs et son verbe ardent, enflammé, il avait l’air d’un prophète : « C’est comme notre Etna, disait un jour un seigneur sicilien qui sortait de causer avec lui, il a la neige sur la tête et le feu dans la bouche ; Pare il nostro Etna : la neve in testa ed il fuoco in bocca. »

Peu de temps avant sa mort, il écrivait à un de ses amis de France : « Je sens que mon esprit et ma santé s’affaiblissent tous les jours. « Hic jacet, voilà ce qui va bientôt me rester de tous les biens de ce monde. Je finis avec l’Europe, c’est s’en aller en bonne compagnie. » — On m’assure pourtant que ce fut six semaines seulement avant sa mort qu’il écrivit ce fameux portrait de Voltaire pour le mettre dans les Soirées, au IVe entretien déjà composé.

Vers la fin de décembre 1820, de graves symptômes se déclarèrent ; sa démarche, ordinairement si ferme et si rapide, devint chancelante, et on n’osait plus le laisser sortir seul : « Nous nous apercevions bien qu’il perdait ses forces, écrivait un témoin ami, mais nous étions loin de le croire en danger ; nous supposions plutôt cet affaiblissement dû à l’âge, dont les effets se hâtaient plus que d’ordinaire et s’accumulaient plus rapidement. Mais lui, quoiqu’il n’eût aucune maladie, il se sentait frappé à mort. Je me rappelle que j’avais commencé son portrait, et que, voulant le mettre dans son costume de chancelier, il me promit de venir, je crois, le jour de l’an où il devait faire sa cour au roi. Il vint en effet, et comme je lui disais qu’il n’aurait pas dû venir ce jour-là, car il paraissait très fatigué d’avoir monté notre escalier, il me répondit, en baissant la voix pour que sa fille qui l’accompagnait ne l’entendît pas « J’ai voulu venir aujourd’hui, car je ne pourrai plus revenir, et cela avec un sourire si calme et si naturel que l’on aurait cru qu’il s’agissait d’un petit secret qui aurait pu causer quelque contrariété. En effet, il cessa de faire des visites ; mais il continuait à s’occuper et à travailler comme à son ordinaire ; il n’avait ni fièvre ni aucune maladie appréciable, seulement un dégoût de la nourriture qui augmentait de jour en jour, sans pourtant qu’elle lui fit mal. Il s’affaiblissait si visiblement, que sa famille s’alarmait, et les médecins aussi, parce qu’ils ne pouvaient en deviner la cause. Je passais chez lui presque toutes les soirées, et je lui ai entendu faire plusieurs fois allusion à sa mort prochaine, et toujours de la même manière, c’est-à-dire avec une paix admirable et le soin de ménager sa famille, pour laquelle il n’avait jamais été si tendre et si affectueux. Il s’est fait administrer deux fois, pendant le mois qui a précédé sa mort, » (dont une fois le 29 janvier, jour de la fête de saint François de Sales). Et ailleurs, dans une lettre de source encore plus intime, on lit ces détails qui conduisent de plus en plus près et jusqu’à la fin : « Nous osions cependant nous livrer quelquefois à l’espérance, parce que ses facultés morales n’avaient jamais été si vives ni si prodigieuses ; pendant cinquante jours qu’a duré sa maladie, il n’a cessé de s’occuper des affaires de sa charge, de ses affaires domestiques, de la littérature et de la politique ; il nous a dicté plus de cinquante lettres et trouvait un grand plaisir dans les lectures continuelles que nous lui faisions. Étonné lui-même de ce que son esprit ne se ressentait point de la faiblesse de son corps, il nous disait en riant : Vous serez fort surpris de ne trouver plus un jour dans ce lit qu’un pur esprit. Les bonnes œuvres n’ont jamais cessé de l’occuper, et il versa beaucoup de larmes, quelques jours avant sa mort, en apprenant qu’une pauvre femme qu’il avait recommandée au ministre des finances venait de recevoir une somme considérable : une joie pure colora pour la dernière fois son noble visage, et, regardant le ciel, il remercia Dieu avec attendrissement… » Il expira le 26 février 1821, à l’âge de près de soixante-huit ans.

Les années qui ont suivi, en confirmant quelques-unes de ses vues et en en contredisant certaines autres, n’ont fait qu’élever de plus en plus haut son nom et l’autorité de son esprit parmi les hommes. Il est même arrivé que, lui aussi, lui si isolé de son vivant et si dédaigneux de la vogue, il a eu en France une espèce d’école, et qu’on s’est mis à le célébrer, à le contrefaire par lieu-commun. L’histoire de son influence posthume serait assez longue, assez compliquée, et, ce me semble, fastidieuse à faire aujourd’hui. C’est de lui surtout qu’il serait exact de dire ce qu’il a dit lui-même de tout écrivain, d’après Platon, que la parole écrite ne représente pas toute la parole vive et vraie de l’homme, car son père n’est plus là pour la défendre. M. de Maistre me paraît, de tous les écrivains, le moins fait pour le disciple servile et qui le prend à la lettre : il l’égare. Mais il est fait surtout pour l’adversaire intelligent et sincère : il le provoque, il le redresse.

Et pour parler à sa manière, on ne craindrait pas de dire, dût-on faire regarder d’un certain côté, que le disciple qui s’attache aux termes mêmes de De Maistre et le suit au pied de la lettre, est bête. La bête a l’inconvénient de ne venir jamais seule ; elle introduit le fripon.

Mais coupons vite avec cette queue fâcheuse et parfaitement indigne d’un sujet si noble et si grand ; tenons-nous jusqu’au bout en présence de la haute, de l’intègre et vénérable figure. Rappelons-nous à son propos ce que Bossuet a dit de Rancé dont on venait dénoncer les exagérations, et appliquons-lui surtout en pleine certitude ce beau mot de Saint-Cyran sur saint Bernard : « Ç’a été un vrai gentilhomme chrétien. »


Sainte-Beuve
  1. Voir la livraison du 15 juillet.
  2. Et pour que l’on comprenne mieux dans quel sens analogue à celui de M. de Maistre, voici ce qu’après un préambule sur ses principes spiritualistes et sur la liberté morale, Saint-Martin disait à son ami : « Supposant donc… toutes ces bases établies et toutes ces vérités reconnues entre nous deux, je reviens, après cette légère excursion, me réunir à toi, te parler comme à un croyant, te faire, dans ton langage, ma profession de foi sur la révolution française, et t’exposer pourquoi je pense que la Providence s’en mêle, soit directement, soit indirectement, et par conséquent pourquoi je ne doute pas que cette révolution n’atteigne à son terme, puisqu’il ne convient pas que la Providence soit déçue et qu’elle recule.

    « En considérant la révolution française dès son origine, et au moment où a commencé son explosion, je ne trouve rien à quoi je puisse mieux la comparer qu’à une image abrégée du jugement dernier, où les trompettes expriment les sons imposans qu’une voix supérieure leur fait prononcer, où toutes les puissances de la terre et des cieux sont ébranlées, et où les justes et les méchans reçoivent dans un instant leur récompense ; car, indépendamment des crises par lesquelles la nature physique sembla prophétiser d’avance cette révolution, n’avons-nous pas vu, lorsqu’elle a éclaté, toutes les grandeurs et tous les ordres de l’état fuir rapidement, pressés par la seule terreur, et sans qu’il y eût d’autre force qu’une main invisible qui les poursuivit ? N’avons-nous pas vu, dis-je, les opprimés reprendre, comme par un pouvoir surnaturel, tous les droits que l’injustice avait usurpés sur eux ?

    « Quand on la contemple, cette révolution, dans son ensemble et dans la rapidité de son mouvement, et surtout quand on la rapproche de notre caractère national, qui est si éloigné de concevoir, et peut-être de pouvoir suivre de pareils plans, on est tenté de la comparer à une sorte de féerie et à une opération magique ; qui a fait dire à quelqu’un qu’il n’y aurait que la même main cachée qui a dirigé la révolution qui pût en écrire l’histoire.

    « Quand on la contemple dans ses détails, on voit que, quoiqu’elle frappe à la fois sur tous les ordres de la France, il est bien clair qu’elle frappe encore plus fortement sur le clergé… » Et il poursuit en s’attachant à exposer le mode de vengeance providentiel sur le clergé dans le sens qu’il entend. M. de Maistre, lui, l’entendait un peu différemment ; mais peu importent ces variétés : la donnée providentielle est la même.

  3. Voir ce qui est dit de Saint-Martin en divers endroits des Soirées de Saint-Pétersbourg, particulièrement dans le onzième entretien.
  4. Chap. III.
  5. C’est son Suave mari magno…, mais non point ici sans une véritable onction de christianisme.
  6. C’est aussi l’opinion formelle d’un connaisseur très intéressé dans la question, de celui qui n’est autre que ce premier roi futur (j’en demande bien pardon à M. de Maistre). — Voir les Mémoires de Napoléon, tome I, page 4.
  7. Livre IV, chapitre XI.
  8. Un soir, à Pétersbourg, le prince Viasemski entra chez M. de Maistre, qu’il trouva dormant en famille, et M. de T…, qui était venu en visite, voyant ce sommeil, avait pris le parti de dormir aussi ; le prince, homme d’esprit et poète, rendit ce concert d’un trait : « De Maistre dort, lui quatrième (à quatre), et T… à lui tout seul. » Cela fait une jolie épigramme russe, mais les épigrammes sont intraduisibles ; il faut nous en tenir à notre La Fontaine :

    Son chien dormait aussi, comme aussi sa musette.

  9. Paragraphe XXII.
  10. Il faut convenir pourtant que la phrase est telle qu’on a pu s’y méprendre ; la voici, un peu construite et condensée, comme l’on fait toujours lorsqu’on tire à soi : « Il faut nous tenir prêts pour un évènement immense dans l’ordre divin, vers lequel nous marchons avec une vitesse accélérée qui doit frapper tous les observateurs. Il n’y a plus de religion sur la terre, le genre humain ne peut rester en cet état… Mais attendez que l’affinité naturelle de la religion et de la science les réunisse dans la tête d’un seul homme de génie. L’apparition de cet homme ne saurait être éloignée, et peut-être même existe-t-il déjà. Celui-là sera fameux, et mettra fin au XVIIIe siècle, qui dure toujours, car les siècles intellectuels ne se règlent pas sur le calendrier, comme les siècles proprement dits… Tout annonce je ne sais quelle grande unité vers laquelle nous marchons à grands pas. » (Soirées de Saint-Pétersbourg, tome II, pages 279, 288, 294, édit. de 1831, Lyon.) Cette phrase fameuse, un peu composite, je le répète, a été citée et commentée dans les Lettres d’Eugène Rodrigue, mort très jeune, et l’un des plus vigoureux penseurs de l’école saint-simonienne.
  11. M. de Saint-Victor (préface des Soirées) dit que le Principe générateur fut publié à Saint-Pétersbourg dès 1810, l’exact Quérard le porte à cette année également ; mais je crois que c’est une méprise qui provient de la date mise à l’ouvrage (mai 1809). L’auteur dit positivement dans la préface qu’il garde son opuscule en portefeuille depuis cinq ans.
  12. Ballanche, Prolégomènes.
  13. Voir les Études historiques, chapitre de l’exposition : « Le christianisme n’est point le cercle inflexible de Bossuet ; c’est un cercle qui s’étend à mesure que la société se développe… »
  14. Dans le VIe. C’est dans le Ve qu’il avait commencé à accoster Bacon, à lui porter tant de piquantes atteintes : « Bacon fut un baromètre qui annonça le beau temps, et, parce qu’il l’annonçait, on crut qu’il l’avait fait. » Et lorsque, ne voulant pas de lui pour soleil, il essaie de se rabattre à une aurore : « Et même, ajoute-t-il, on pourrait y trouver de l’exagération, car, lorsque Bacon se leva, il était au moins dix heures du matin. » Une telle escarmouche aurait paru à tout autre un combat, mais, pour De Maistre, c’était peloter en attendant partie.
  15. L’attaque de De Maistre a plutôt mis en train contre Bacon. M. F. Huet, dans une thèse ingénieuse (1838), s’est attaché à évincer tout-à-fait Bacon, comme autorité, du domaine de la philosophie intellectuelle ; il lui a refusé toute initiative essentielle en cette partie. Un tel résultat semble bien tranchant, bien absolu. M. Riaux, qui a mis une judicieuse introduction aux Œuvres de Bacon ( Charpentier, 1843), s’est tenu dans un milieu plus spécieux, plus vraisemblable. Il faut regretter que l’utile et savant travail de M. Bouillet (Œuvres de Bacon, 1834) ait paru avant l’attaque de De Maistre. J’indiquerai encore un sage article de M. Diodati (Bibliothèque universelle de Genève, janvier 1837). Dans le journal l’Européen (février 1837), M. Buchez a fait aussi de bonnes remarques, entre autres celle-ci, que jusqu’à présent on citait Bacon à tort et à travers, et qu’un résultat de l’ouvrage de M. de Maistre sera du moins qu’on n’osera plus invoquer l’oracle contesté qu’en pleine connaissance de cause.
  16. Quelques-uns des purs de l’extrême XVIIIe siècle, qui y avaient regardé de très près (comme Daunou), estimaient moins Bacon, mais c’était un secret qu’on se gardait.
  17. Voir au tome III des Séances des Écoles normales (édit. de 1801), page 113 ; Saint-Martin y marque énergiquement combien personne ne ressemble moins au simple et mince Condillac que l’ample et fertile Bacon : « Quoiqu’il me laisse beaucoup de choses à désirer, il est néanmoins pour moi, non-seulement moins repoussant que Condillac, mais encore cent degrés au-dessus. Je suis bien sûr que j’aurais été entendu de lui, et j’ai lieu de croire que je ne l’aurais pas été de Condillac Aussi l’on voit bien qu’il vous gêne un peu. Après vous être établi son disciple, vous n’approchez de son école que sobrement et avec précaution. »
  18. Il voulait tout lire à la source ; il apprit l’allemand pour mieux pénétrer tout Kant. Sur un exemplaire de ce philosophe, il avait écrit en tête : Plato putrefactus.
  19. Quand je parle de Lamennais dans cet article, il va sans dire que c’est toujours du Lamennais d’avant George Sand, d’un Lamennais anté-diluvien ; ils furent en correspondance, de Maistre et lui. « M. de Maistre pourtant (et l’éloquent novateur s’en plaignait) ne comprenait pas son second volume de l’Indifférence, » ce qui signifie qu’il lui faisait des objections et n’entrait pas volontiers dans cette méthode un peu trop scholastique et logique avec son esprit platonicien. Au reste, il est trop clair aujourd’hui qu’ils n’ont jamais dû s’entendre pleinement. Quant à M. de Bonald, M. de Maistre ne le vit jamais, mais ils s’écrivaient aussi ; l’ouvrage du Pape lui fut adressé par l’auteur en offrande avec une épigramme de Martial, un xénion. Voilà le gentil Martial en bien grave message.
  20. Voir le Mémorial catholique, juin et juillet 1824 ; le journal la Presse, 8 novembre 1836, etc., etc.
  21. Voilà l’expression humble et vraie d’une sorte d’obscurité humaine jusqu’au sein de la foi ; il en a tenu trop peu de compte dans ses écrits. — Se rappeler pourtant le beau passage assez analogue des Considérations, que j’ai cité au commencement de cet article.
  22. Le libraire-imprimeur à Pétersbourg.
  23. Toujours la France.
  24. Son fils, qui servait alors dans les armées coalisées.