Le Comte Robert de Paris/6

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 24p. 103-108).


CHAPITRE VI.

L’AVEU.


Homme vain ! tu peux trouver celle qui a ton amour aussi belle que les hyperboles que te dicte ton aveugle tendresse te permettront de le faire. Elle peut être incomparable dans sa personne, être douée d’une âme toute divine pour répondre à la beauté de son corps ; mais écoute bien ce que je te dis… Jamais tu ne pourras la dire supérieure à son sexe, tant qu’une femme vivra… je suis son adorateur sincère.
Vieille Comédie.


Achille Tatius, suivi de son fidèle Varangien, se glissa à travers l’assemblée qui se dispersait silencieuse et presque imperceptible, de même que la neige se fond sur le sommet des Alpes, à mesure que les jours deviennent plus doux. Un pas retentissant ou le bruit d’une armure n’annonçait point la retraite des guerriers. L’idée même de la nécessité des gardes ne devait point se manifester d’une manière trop ostensible, parce que, aussi près de l’empereur, la seule émanation répandue autour du souverain du monde suffisait pour le rendre inattaquable. Ainsi les plus vieux et les plus adroits courtisans, parmi lesquels il ne fallait point oublier notre ami Agelastès, étaient d’opinion que quoique l’empereur employât le ministère des Varangiens et d’autres gardes, c’était plutôt pour la forme que par la crainte d’un crime d’un genre si odieux, qu’il était regarde comme impossible ; et cette doctrine se répétait de bouche en bouche dans ces mêmes appartemens où avait violemment péri plus d’un empereur ; et quelquefois il était appuyé par les personnes mêmes qui dressaient journellement des plans pour mettre à exécution quelque sombre conspiration contre l’empereur régnant.

À la fin le capitaine des gardes du corps et son fidèle compagnon se trouvèrent hors des murs du palais de Blaquernal. Le passage que prit Achille pour leur sortie était terminé par une poterne qu’un seul Varangien ferma derrière eux, tirant en même temps les verroux et les barres qui produisirent un bruit sinistre et discordant. En se retournant pour regarder la masse de tourelles, de créneaux et de flèches d’où ils étaient enfin sortis, Hereward sentit son cœur soulagé de se trouver de nouveau sous la voûte azurée du ciel de la Grèce où les planètes jetaient un éclat inaccoutumé. Il poussa un long soupir et se frotta les mains de plaisir, comme un homme qu’on vient de rendre à la liberté. Il parla même à son chef, ce qu’il n’avait jamais coutume de faire, à moins que celui-ci ne lui adressât le premier la parole. « Il me semble que l’air de ces appartemens, valeureux capitaine, porte avec lui un parfum qui, quoiqu’on puisse le trouver doux, est si étouffant, qu’il conviendrait mieux à des chambres sépulcrales qu’à l’habitation des hommes. Je suis fort heureux de me trouver libre de cette influence. — Sois donc heureux, répliqua Achille Tatius, puisque ton esprit commun et lourd se sent suffoqué plutôt que rafraîchi par cette brise qui, au lieu de donner la mort, pourrait rappeler les morts eux-mêmes à la vie. Cependant je dois dire en ta faveur, Hereward, que, né dans la barbarie et dans le cercle étroit des désirs et des plaisirs d’un sauvage, et n’ayant d’autres idées de la vie que celles que tu as pu tirer de rapports grossiers et bas, tu es cependant destiné par la nature à de plus grandes choses, car tu as soutenu aujourd’hui une épreuve dans laquelle pas un soldat de mon noble corps (ce ne sont que des masses inertes glacées par la barbarie) n’eût pu égaler la manière dont tu as soutenu ton rôle. Et, parle-moi franchement, n’en as-tu pas été récompensé ? — C’est ce que je ne nierai jamais. Le plaisir de savoir, vingt-quatre heures peut-être avant mes camarades, que les Normands arrivent ici pour nous fournir l’occasion d’une vengeance pleine et entière de la journée d’Hastings, est une belle récompense, même pour la tâche de passer quelques heures à entendre le babil d’une dame qui a écrit sur ce qu’elle ne connaît pas, et les commentaires flagorneurs des assistants, qui prétendaient lui rendre compte de ce qu’ils n’avaient pas vu eux-mêmes. — Hereward, mon brave jeune homme, tu délires, et je pense que je ferais bien de te placer entre les mains de quelque médecin habile. Trop de hardiesse, mon valeureux soldat, ressemble à de la témérité. Il était naturel que tu ressentisses une juste fierté de la situation où tu te trouvais tout à l’heure ; cependant, si tu en conçois de la vanité, il ne pourra en résulter que de la folie. Comment ? Tu as regardé hardiment en face une princesse née dans la pourpre, en présence de qui mes propres yeux, quoique habitués à un semblable spectacle, ne se sont jamais élevés au delà du bas de son voile. — Cela peut être, au nom du ciel ! Cependant les belles figures sont faites pour être regardées, et les yeux des jeunes hommes pour les voir. — Si c’est là leur destination, les tiens, je le suppose hardiment, n’ont jamais trouvé une plus belle apologie pour la licence que tu as prise en regardant ce soir la princesse. — Brave chef ou suivant, quel que soit le titre que vous préférez, ne poussez pas à bout un homme franc, qui désire remplir son devoir en tout honneur pour la famille impériale. La princesse, femme du césar, et née, dites-vous, couleur de pourpre, n’en est pas moins douée aujourd’hui de la physionomie d’une très jolie femme. Elle a composé une histoire sur laquelle je n’ai pas la prétention de former un jugement, puisque je ne puis pas la comprendre ; elle chante comme un ange ; et pour conclure à la manière des chevaliers d’aujourd’hui, quoique je ne me serve pas habituellement de leur langage… je dirai de grand cœur que je suis prêt à entrer en lice contre quiconque osera mal parler de la beauté de la personne impériale d’Anne Comnène et des vertus de son âme. Ceci une fois déclaré, mon noble capitaine, nous avons dit tout ce qu’il vous appartient à vous de demander, et à moi de répondre. Qu’il y ait des femmes plus belles que la princesse, c’est ce qui ne souffre pas de doute, et j’en forme d’autant moins à cet égard, que j’ai moi-même vu une personne très supérieure ; et sur ce, terminons notre dialogue. — Ta beauté, à toi, fou sans pareil, dit Achille, doit être la fille de quelque rustaud du Nord, aux larges épaules, demeurant porte à porte avec celui qui a engendré un âne de ton espèce, maudit du ciel qui lui a refusé tout discernement. — Vous pouvez dire ce qu’il vous plaira, capitaine, car il vaut mieux pour tous deux que vous ne puissiez m’offenser sur un pareil sujet, moi qui fais aussi peu de cas de votre jugement que vous pouvez en faire du mien. Vous ne pouvez dire d’ailleurs aucun mal d’une personne que vous n’avez jamais vue, sans cela je n’aurais peut-être pas supporté aussi patiemment ces réflexions, même de la part d’un supérieur militaire. »

Achille avait la pénétration nécessaire à un homme dans sa situation. Il ne poussait jamais à bout les esprits fougueux qu’il commandait, et ne se permettait jamais aucune liberté avec eux au delà de ce que leur patience pouvait endurer. Hereward était un favori, et avait du moins une amitié et des égards sincères pour son commandant. Lors donc que l’Acolouthos, au lieu de se fâcher de son audace, s’excusa d’un ton amical d’avoir heurté ses sentiments, le mécontentement passager qui avait régné entre eux disparut aussitôt. L’officier regagna sur-le-champ son autorité, et le soldat reprit, en poussant un profond soupir donné à quelque souvenir lointain, sa réserve et son silence accoutumés. Au fait, l’Acolouthos avait sur Hereward des projets ultérieurs, dont il ne voulait lui donner pour le moment qu’une idée fort éloignée.

Après une longue pause durant laquelle ils approchaient des casernes, bâtiment sombre et fortifié, construit pour y loger les gardes du corps, le capitaine dit à son subordonné de se rapprocher de lui, et lui adressa les mots suivants d’un ton confidentiel : « Hereward, mon ami, quoiqu’il ne soit guère à supposer qu’en présence de la famille impériale tu aies remarqué personne qui ne fût pas de son sang, ou plutôt, comme le dit Homère, qui ne participât point du divin ichor[1] qui, dans leurs personnes sacrées, remplace ce fluide vulgaire ; néanmoins, durant une audience si longue, tu pourrais, en raison de sa personne et de ses vêtements assez extraordinaires à la cour, avoir distingué Agelastès, que nous autres courtisans nous appelons l’Éléphant, vu la rigueur avec laquelle il observe la règle qui défend à qui que ce soit de s’asseoir ou de s’appuyer en présence de l’empereur. — Je crois, répliqua le soldat, que j’ai remarqué l’homme dont vous voulez me parler. Son âge était d’environ soixante-dix ans, c’était un homme gros et replet… et sa tête, entièrement chauve, était largement contrebalancée par une énorme barbe blanche, qui descendait en boucles ondoyantes sur sa poitrine, et se prolongeait jusqu’à la serviette qui lui ceignait les reins, en place de la ceinture de soie que portent les personnages d’un haut rang. — Très exactement observé, mon Varangien. Qu’as-tu encore remarqué sur cette personne ? — Son manteau était d’une étoffe aussi grossière que ceux des gens de la plus basse condition ; mais il était d’une exacte propreté, comme si l’intention de celui qui le portait eût été de montrer sa pauvreté ou de l’indifférence et du mépris pour la toilette, évitant en même temps tout ce qui aurait pu offrir quelque chose de négligé, de sale ou de repoussant. — Par sainte Sophie, tu me confonds ! le prophète Balaam ne fut pas plus surpris lorsque son âne retourna la tête et lui parla… Et qu’as-tu encore remarqué concernant cet homme ? Je vois que ceux avec qui tu te trouves ont besoin de prendre garde à tes observations tout autant qu’à ta hache d’armes. — S’il plaît à Votre Valeur, nous autres Anglais nous avons des yeux aussi bien que des mains ; mais ce n’est que pour nous acquitter d’un devoir que nous permettons à notre langue de s’exercer sur ce que nous avons observé. J’ai remarqué peu de chose dans la conversation de cet homme ; mais, d’après ce que j’ai entendu, il me semblait ne pas être éloigné de vouloir faire ce que nous appelons le bouffon ou le paillasse dans la conversation ; rôle qui, vu l’âge et la physionomie de cet homme, n’est pas naturel, je le pense du moins, mais joué dans quelque intention profondément calculée. — Hereward, tu viens de parler comme un ange envoyé ici-bas pour sonder le cœur des hommes. Cet Agelastès est une contradiction telle que la terre en a rarement produit de semblable. Possédant toute la pénétration qui anciennement faisait confondre les sages de cette nation avec les dieux eux-mêmes, Agelastès a toute la ruse du premier Brutus, qui déguisait ses qualités sous l’extérieur d’un bouffon. Il paraît ne rechercher aucune charge ; il ne prétend à aucune considération ; il ne se montre à la cour que lorsqu’il en est positivement requis : néanmoins, que dirai-je, mon brave soldat, d’une influence obtenue sans aucun effort apparent, et s’étendant pour ainsi dire jusqu’à l’intérieur des pensées des hommes, qui paraissent agir selon ses désirs, sans qu’il les en sollicite ? On rapporte d’étranges choses sur ses communications avec d’autres êtres que nos pères honoraient par des prières et des sacrifices. Je suis résolu cependant de connaître la route par laquelle il gravit si haut et si aisément vers le point où tout le monde aspire à la cour, et il y aura bien du malheur s’il ne partage pas son échelle avec moi, ou si je ne la lui arrache pas de dessous les pieds. C’est toi, Hereward, que j’ai choisi pour m’aider dans cette affaire, comme les chevaliers, parmi ces Francs infidèles, choisissent, lorsqu’ils partent pour chercher aventure, un écuyer vigoureux, ou un compagnon d’un rang inférieur, afin de partager avec lui les dangers et la récompense ; et j’y suis porté autant pour la finesse que tu as montrée ce soir que pour ton courage, qui égale, ou plutôt qui surpasse le courage de tes compagnons. — Je suis obligé à Votre Valeur et la remercie, » répliqua le Varangien plus froidement peut-être que son officier ne s’y attendait ; « je suis prêt, comme il est de mon devoir, à vous servir en tout ce qui s’accordera avec ce que Dieu et l’empereur attendent de mes services. Je dirai seulement qu’en qualité de soldat, ayant prêté serment, je ne ferai rien de contraire aux lois de l’empire, et que, comme chrétien sincère, quoique ignorant, je ne veux nullement avoir affaire avec les dieux des païens, si ce n’est pour les défier au nom et avec la protection des saints. — Imbécile ! penses-tu que moi, qui possède déjà une des premières dignités de l’empire, je puisse méditer rien de contraire à Alexis Comnène, ou, ce qui serait à peine plus criminel, que moi, l’ami de cœur et l’allié du révérend patriarche Zozime, je voulusse me mêler avec rien qui eût un rapport, même éloigné, avec l’hérésie ou l’idolâtrie ? — Certainement personne n’en serait plus surpris ou peiné que moi ; mais lorsque nous entrons dans un labyrinthe, nous devons déclarer que nous avons un but invariable et déterminé ; c’est toujours un moyen de marcher droit. Les gens de ce pays ont tant de manières de dire la même chose, qu’on a peine à savoir au bout du compte quelle est leur intention réelle. Nous Anglais, au contraire, nous ne pouvons exprimer notre pensée que par un seul assemblage de mots ; mais il est tel que tout l’esprit du monde ne pourrait en tirer un double sens. — Cela suffit. Demain nous en dirons davantage ; à cette fin tu te rendras à mon quartier après le coucher du soleil. Écoute encore ; la journée de demain, tant que le soleil brillera dans les cieux, t’appartiendra pour t’amuser ou te reposer. Emploie ton temps de cette dernière manière si tu m’en crois, car la soirée, comme celle d’aujourd’hui, pourrait nous voir tard sur pied. »

En parlant ainsi ils entrèrent dans la caserne, où ils se séparèrent… Achille Tatius se dirigea vers les appartements splendides qui lui étaient assignés en qualité de commandant des Varangiens, et l’Anglo-Saxon regagna le modeste logement qu’il ocuppait comme officier subalterne du même corps.



  1. Espèce de sang qu’Homère attribue aux dieux : ού γὰρ σἴτον ἔδους’, οὺ πινουσ’αἲθοπα οἲνον, etc., Iliade, chant V, v. 341.