Le Comte d’Essex/Acte V

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Le Comte d’Essex
Poèmes dramatiquesBordeletTome 5 (p. 498-507).
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ACTE V



Scène I.

ÉLISABETH, TILNEY.
Élisabeth.

L’approche de la mort n’a rien qui l’intimide ?
Prêt à sentir le coup, il demeure intrépide ;
Et l’ingrat, dédaignant mes bontés pour appui
Peut ne s’étonner pas, quand je tremble pour lui ?
Ciel ! Mais en lui parlant, as-tu bien sû lui peindre,
Et tout ce que je puis, & tout ce qu’il doit craindre ?
Sait-il quels durs ennuis mon triste cœur ressent ?
Que dit-il ?

Tilney.

Que dit-il ?Que toujours il vécut innocent,
Et que si l’imposture a pû se faire croire,
Il aime mieux périr, que de trahir sa gloire.

Élisabeth.

Aux dépens de la mienne, il veut, le lâche, il veut
Montrer que sur la reine il connoît ce qu’il peut ;
De cent crimes nouveaux fût sa fierté suivie,
Il sait que mon amour prendra soin de sa vie.
Pour vaincre son orgueil prompte à tout employer,
Jusque sur l’échafaud je voulois l’envoyer,
Pour derniere espérance essayer le reméde ;
Mais la honte est trop forte, il vaut mieux que je céde,
Que sur moi, sur ma gloire, un changement si prompt
D’un arrêt mal donné fasse tomber l’affront.

Cependant quand pour lui j’agis contre moi-même,
Pour qui le conserver ? Pour la duchesse, il l’aime.

Tilney.

La duchesse ?

Élisabeth.

La duchesse ?Oui, Suffolc fut un nom emprunté,
Pour cacher un amour qui n’a point éclaté.
La Duchesse l’aima, mais sans m’être infidéle.
Son hymen l’a fait voir, je ne me plains point d’elle.
Ce fut pour l’empêcher, que courant au palais,
Jusques à la révolte il poussa ses projets.
Quoique l’emportement ne fût pas légitime,
L’ardeur de s’élever n’eut point de part au crime,
Et l’Irlandois par lui, dit-on, favorisé,
L’a pû rendre suspect d’un accord supposé.
Il a des ennemis, l’imposture a ses ruses,
Et quelquefois l’envie… Ah foible, tu l’excuses !
Quand aucun attentat n’auroit noirci sa foi,
Qu’il seroit innocent, peut-il l’être pour toi ?
N’est-il pas, n’est-il pas ce sujet téméraire,
Qui faisant son malheur d’avoir trop sû te plaire,
S’obstine à préférer une honteuse fin,
Aux honneurs dont ta flamme eût comblé son destin ?
C’en est trop ; puisqu’il aime à périr, qu’il périsse.



Scène II.

ÉLISABETH, TILNEY, LA DUCHESSE.
La Duchesse.

Ah ! Grace pour le comte, on le méne au supplice.

Élisabeth.

Au supplice ?

La Duchesse.

Au supplice ?Oui, Madame, & je crains bien, hélas !
Que ce moment ne soit celui de son trépas.

Élisabeth, à Tilney.

Qu’on l’empêche ; cours, vole, & fais qu’on le raméne.
Je veux, je veux qu’il vive.



Scène III.

ÉLISABETH, LA DUCHESSE.
Élisabeth.

Je veux, je veux qu’il vive. Enfin, superbe reine,
Son invincible orgueil te réduit à céder,
Sans qu’il demande rien, tu veux tout accorder.
Il vivra, sans qu’il doive à la moindre priere
Ces jours qu’il n’emploiera qu’à te rendre moins fiere,
Qu’à te faire mieux voir l’indigne abaissement
Où te porte un amour qu’il brave impunément.
Tu n’es plus cette reine autrefois grande, auguste,
Ton cœur s’est fait esclave, obéis, il est juste.
Cessez de soupirer, Duchesse, je me rens,
Mes bontés de ses jours vous sont de sûrs garans.
C’est fait, je lui pardonne.

La Duchesse.

C’est fait, je lui pardonne.Ah, que je crains, Madame,
Que son malheur trop tard n’ait attendri votre ame !
Une secrette horreur me le fait pressentir.
J’étois dans la prison d’où je l’ai vû sortir ;
La douleur qui des sens m’avoit ôté l’usage,
M’a du temps près de vous fait perdre l’avantage ;
Et ce qui doit surtout augmenter mon souci,
J’ai rencontré Coban à quelques pas d’ici.

De votre cabinet, quand je me suis montrée,
Il a presque voulu me défendre l’entrée.
Sans doute il n’étoit là qu’afin de détourner
Les avis qu’il a craint qu’on ne vous vînt donner.
Il hait le comte, & prête au parti qui l’accable,
Contre ce malheureux, un secours redoutable.
On vous aura surprise, & tel est de mon sort…

Élisabeth.

Ah ! Si ses ennemis avoient hâté sa mort,
Il n’est ressentiment, ni vengeance assez prompte,
Qui me pût…



Scène IV.

ÉLISABETH, LA DUCHESSE, CÉCILE.
Élisabeth.

Qui me pût…Approchez ; qu’avez-vous fait du comte ?
On le mene à la mort, m’a-t-on dit.

Cécile.

On le mene à la mort, m’a-t-on dit.Son trépas
Importe à votre gloire ainsi qu’à vos états ;
Et l’on ne peut trop tôt prévenir par sa peine
Ceux qu’un appui si fort à la révolte entraîne.

Élisabeth.

Ah ! Je commence à voir que mon seul intérêt
N’a pas fait l’équité de son cruel arrêt.
Quoi ! L’on sait que tremblante à souffrir qu’on le donne,
Je ne veux qu’éprouver si sa fierté s’étonne ;
C’est moi sur cet arrêt que l’on doit consulter,
Et, sans que je le signe, on l’ose exécuter.
Je viens d’envoyer l’ordre afin que l’on arrête ;
S’il arrive trop tard, on payra de sa tête ;

Et de l’injure faite à ma gloire, à l’état,
D’autre sang, mais plus vil, expiera l’attentat.

Cécile.

Cette perte pour vous sera d’abord amere ;
Mais vous verrez bien-tôt qu’elle étoit nécessaire.

Élisabeth.

Qu’elle étoit nécessaire ! Ôtez-vous de mes yeux,
Lâche, dont j’ai trop crû l’avis pernicieux.
La douleur où je suis ne peut plus se contraindre.
Le comte par sa mort vous laisse tour à craindre ;
Tremblez pour votre sang, si l’on répand le sien.

Cécile.

Ayant fait mon devoir, je puis ne craindre rien,
Madame ; & quand le temps vous aura fait connoître
Qu’en punissant le comte, on n’a puni qu’un traître,
Qu’un sujet infidéle…

Élisabeth.

Qu’un sujet infidéle…Il l’étoit moins que toi,
Qui t’armant contre lui, t’es armé contre moi.
J’ouvre trop tard les yeux pour voir ton entreprise ;
Tu m’as par tes conseils honteusement surprise,
Tu m’en feras raison.

Cécile.

Tu m’en feras raison.Ces violens éclats…

Élisabeth.

Va, sors de ma présence, & ne replique pas.



Scène V.

ÉLISABETH, LA DUCHESSE.
Élisabeth.

Duchesse, on m’a trompée, & mon ame interdite
Veut en vain s’affranchir de l’horreur qui l’agite.
Ce que je viens d’entendre explique mon malheur.
Ces témoins écoutés avec tant de chaleur,

L’arrêt si-tôt rendu, cette peine si prompte,
Tout m’apprend, me fait voir l’innocence du comte ;
Et pour joindre à mes maux un tourment infini,
Peut-être je l’apprens après qu’il est puni.
Durs, mais trop vains remords ! Pour commencer ma peine,
Traitez-moi de rivale, & croyez votre haine,
Condamnez, détestez ma barbare rigueur,
Par mon aveugle amour je vous coûte son cœur ;
Et mes jaloux transports favorisant l’envie,
Peut-être encor, hélas, vous coûteront sa vie.



Scène VI.

ÉLISABETH, LA DUCHESSE, TILNEY.
Élisabeth.

Quoi, déjà de retour ! As-tu tout arrêté ?
A-t-on reçu mon ordre ? Est-il exécuté ?

Tilney.

Madame…

Eliabeth.

Madame…Tes regards augmentent mes alarmes.
Qu’est-ce donc ? Qu’a-t-on fait ?

Tilney.

Qu’est-ce donc ? Qu’a-t-on fait ?Jugez-en par mes larmes.

Élisabeth.

Par tes larmes ! Je crains le plus grand des malheurs,
Ma flamme t’est connue, & tu verses des pleurs !
Aurait-on, quand l’amour veut que le comte obtienne…
Ne m’apprends point sa mort, si tu ne veux la mienne.
Mais d’une âme égarée inutile transport !
C’en sera fait, sans doute.

Tilney.

C’en sera fait, sans doute.Oui, Madame.

Élisabeth.

C’en sera fait, sans doute.Oui, Madame.Il est mort,
Et tu l’as pû souffrir ?

Tilney.

Et tu l’as pû souffrir ?Le cœur saisi d’alarmes,
J’ai couru ; mais par-tout je n’ai vu que des larmes.
Ses ennemis, madame, ont tout précipité,
Déjà ce triste arrêt étoit exécuté ;
Et sa perte si dure à votre ame affligée,
Permise malgré vous, ne peut qu’être vengée.

Élisabeth.

Enfin ma barbarie en est venue à bout.
Duchesse, à vos douleurs je dois permettre tout ;
Plaignez-vous, éclatez. Ce que vous pourrez dire
Peut-être avancera la mort que je desire.

La Duchesse.

Je céde à la douleur, je ne le puis celer,
Mais mon cruel devoir me défend de parler ;
Et comme il m’est honteux de montrer par mes larmes
Qu’en vain de mon amour il combattoit les charmes,
Je vais pleurer ailleurs, après ces rudes coups,
Ce que je n’ai perdu que par vous & pour vous.



Scène VII.

ÉLISABETH, TILNEY.
Élisabeth.

Le comte ne vit plus ! Ô reine, injuste reine !
Si ton amour le perd, qu’eût pû faire ta haine ?
Non, le plus fier tyran par le sang affermi…



Scène derniere.

ÉLISABETH, SALSBURY, TILNEY.
Élisabeth.

Hé bien, c’en est donc fait ? Vous n’avez plus d’ami.

Salsbury.

Madame, vous venez de perdre dans le comte
Le plus grand…

Élisabeth.

Le plus grand…Je le sais, & le sais à ma honte ;
Mais si vous avez crû que je voulois sa mort,
Vous avez de mon cœur mal connu le transport.
Contre moi, contre tous, pour lui sauver la vie,
Il falloit tout oser, vous m’eussiez bien servie ;
Et ne jugiez-vous pas que ma triste fierté
Mendioit pour ma gloire un peu de sûreté ?
Votre foible amitié ne l’a pas entendue,
Vous l’avez laissé faire, & vous m’avez perdue.
Me faisant avertir de ce qui s’est passé,
Vous nous sauviez tous deux.

Salsbury.

Vous nous sauviez tous deux.Hélas, qui l’eût pensé ?
Jamais effet si prompt ne suivit la menace.
N’ayant pû le résoudre à vous demander grace,
J’assemblois ses amis pour venir à vos piéds
Vous montrer par sa mort dans quels maux vous tombiez,
Quand mille cris confus nous sont un sûr indice
Du dessein qu’on a pris de hâter son supplice.
Je dépêche aussi-tôt vers vous de tous côtés.

Élisabeth.

Ah ! Le lâche Coban les a tous arrêtés.

Je voi la trahison.

Salsbury.

Je voi la trahison.Pour moi, sans me connoître,
Tout plein de ma douleur, n’en étant plus le maître,
J’avance, & cours vers lui d’un pas précipité.
Aux piéds de l’échafaud je le trouve arrêté.
Il me voit, il m’embrasse, &, sans que rien l’étonne,
Quoiqu’à tort, me dit-il, la reine me soupçonne,
Voyez-la de ma part, & lui faites savoir
Que rien n’ayant jamais ébranlé mon devoir,
Si contre ses bontés j’ai fait voir quelque audace,
Ce n’est pas par fierté que j’ai refusé grace.
Las de vivre, accablé des plus mortels ennuis,
En courant à la mort, ce sont eux que je fuis.
Et s’il m’en peut rester, quand je l’aurai soufferte,
C’est de voir que déjà triomphant de ma perte,
Mes lâches ennemis lui feront éprouver…
On ne lui donne pas le loisir d’achever.
On veut sur l’échafaud qu’il paraisse ; il y monte,
Comme il se dit sans crime, il y paroît sans honte ;
Et saluant le peuple, il le voit tout en pleurs
Plus vivement que lui ressentir ses malheurs.
Je tâche cependant d’obtenir qu’on differe,
Tant que vous ayez sû ce que l’on ose faire.
Je pousse mille cris pour me faire écouter ;
Mes cris hâtent le coup que je pense arrêter.
Il se met à genoux ; déjà le fer s’apprête,
D’un visage intrépide il présente sa tête,
Qui du tronc séparée…

Élisabeth.

Qui du tronc séparée…Ah ! Ne dites plus rien,
Je le sens, son trépas sera suivi du mien.
Fiere de tant d’honneurs, c’est par lui que je régne,
C’est par lui qu’il n’est rien où ma grandeur n’atteigne ;
Par lui, par sa valeur, ou tremblans, ou défaits,
Les plus grands potentats m’ont demandé la paix,

Et j’ai pû me résoudre… Ah, remords inutile !
Il meurt, & par toi seule, ô reine trop facile.
Après que tu dois tout à ses fameux exploits,
De son sang pour l’état répandu tant de fois,
Qui jamais eût pensé qu’un arrêt si funeste
Dût sur un échafaud faire verser le reste ?
Sur un échafaud, ciel ! Quelle horreur ! Quel revers !
Allons, Comte, & du moins aux yeux de l’univers
Faisons que d’un infame & rigoureux supplice
Les honneurs du tombeau réparent l’injustice.
Si le ciel à mes vœux peut se laisser toucher,
Vous n’aurez pas long-temps à me le reprocher.


FIN.